Cléante
Je suis épris d’une jeune personne qui répond à mes voeux, et reçoit tendrement les offres de ma foi ; et mon père s’avise de venir troubler notre amour par la demande qu’il en fait faire.
Maître Jacques
Il a tort assurément.
Cléante
N’a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier ? lui sied-il bien d’être encore amoureux ? et ne devroit-il pas laisser cette occupation aux jeunes gens ?
Maître Jacques
Vous avez raison, il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots. (Il revient à Harpagon.) Hé bien ! votre fils n’est pas si étrange que vous le dites, et il se met à la raison. Il dit qu’il sait le respect qu’il vous doit, qu’il ne s’est emporté que dans la première chaleur, et qu’il ne fera point refus de se soumettre à ce qu’il vous plaira, pourvu que vous vouliez le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en mariage dont il ait lieu d’être content.
Harpagon
Ah ! dis-lui, maître Jacques, que moyennant cela, il pourra espérer toutes choses de moi ; et que, hors Mariane, je lui laisse la liberté de choisir celle qu’il voudra.
Maître Jacques. Il va au fils.
Laissez-moi faire. Hé bien ! votre père n’est pas si déraisonnable que vous le faites ; et il m’a témoigné que ce sont vos emportements qui l’ont mis en colère ; qu’il n’en veut seulement qu’à votre manière d’agir, et qu’il sera fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les déférences, les respects, et les soumissions qu’un fils doit à son père.
Cléante
Ah ! maître Jacques, tu lui peux assurer que, s’il m’accorde Mariane, il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes ; et que jamais je ne ferai aucune chose que par ses volontés.
Maître Jacques
Cela est fait. Il consent à ce que vous dites.
Harpagon
Voilà qui va le mieux du monde.
Maître Jacques
Tout est conclu. Il est content de vos promesses.
Cléante
Le Ciel en soit loué !
Maître Jacques
Messieurs, vous n’avez qu’à parler ensemble : vous voilà d’accord maintenant ; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre.
Cléante
Mon pauvre maître Jacques, je te serai obligé toute ma vie.
Maître Jacques
Il n’y a pas de quoi, Monsieur.
Harpagon
Tu m’a fait plaisir, maître Jacques, et cela mérite une récompense. Va, je m’en souviendrai, je t’assure. (Il tire son mouchoir de sa poche, ce qui fait croire à maître Jacques qu’il va lui donner quelque chose.)
Maître Jacques
Je vous baise les mains.
Scène V
Cléante, Harpagon
Cléante
Je vous demande pardon, mon père, de l’emportement que j’ai fait paroître.
Harpagon
Cela n’est rien.
Cléante
Je vous assure que j’en ai tous les regrets du monde.
Harpagon
Et moi, j’ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable.
Cléante
Quelle bonté à vous d’oublier si vite ma faute !
Harpagon
On oublie aisément les fautes des enfants, lorsqu’ils rentrent dans leur devoir.
Cléante
Quoi ? ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances ?
Harpagon
C’est une chose où tu m’obliges par la soumission et le respect où tu te ranges.
Cléante
Je vous promets, mon père, que, jusques au tombeau, je conserverai dans mon coeur le souvenir de vos bontés.
Harpagon
Et moi, je te promets qu’il n’y aura aucune chose que de moi tu n’obtiennes.
Cléante
Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien ; et c’est m’avoir assez donné que de me donner Mariane.
Harpagon
Comment ?
Cléante
Je dis, mon père, que je suis trop content de vous, et que je trouve toutes choses dans la bonté que vous avez de m’accorder Mariane.
Harpagon
Qui est-ce qui parle de t’accorder Mariane ?
Cléante
Vous, mon père.
Harpagon
Moi !
Cléante
Sans doute.
Harpagon
Comment ? C’est toi qui as promis d’y renoncer.
Cléante
Moi, y renoncer ?
Harpagon
Oui.
Cléante
Point du tout.
Harpagon
Tu ne t’es pas départi d’y prétendre ?
Cléante
Au contraire, j’y suis porté plus que jamais.
Harpagon
Quoi ? pendard, derechef ?
Cléante
Rien ne me peut changer.
Harpagon
Laisse-moi faire, traître.
Cléante
Faites tout ce qu’il vous plaira.
Harpagon
Je te défends de me jamais voir.
Cléante
A la bonne heure.
Harpagon
Je t’abandonne.
Cléante
Abandonnez.
Harpagon
Je te renonce pour mon fils.
Cléante
Soit.
Harpagon
Je te déshérite.
Cléante
Tout ce que vous voudrez.
Harpagon
Et je te donne ma malédiction.
Cléante
Je n’ai que faire de vos dons.
Scène VI
La Flèche, Cléante
La Flèche, sortant du jardin, avec une cassette.
Ah ! Monsieur, que je vous trouve à propos ! suivez-moi vite.
Cléante
Qu’y a-t-il ?
La Flèche
Suivez-moi, vous dis-je : nous sommes bien.
Cléante.
Comment ?
La Flèche
Voici votre affaire.
Cléante
Quoi ?
La Flèche
J’ai guigné ceci tout le jour.
Cléante
Qu’est-ce que c’est ?
La Flèche
Le trésor de votre père, que j’ai attrapé.
Cléante
Comment as-tu fait ?
La Flèche
Vous saurez tout. Sauvons-nous, je l’entends crier.
Scène VII
Harpagon (Il crie au voleur dès le jardin, et vient sans chapeau.)
Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin… (Il se prend lui-même le bras.) Ah ! c’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris ? Euh ? que dites-vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlois à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller querir la justice, et faire donner la question à toute la maison : à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh ! de quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.
L’AVARE – MOLIÈRE > ACTE V
Acte V
Scène I
Harpagon, Le Commissaire, son Clerc
Le Commissaire
Laissez-moi faire : je sais mon métier, Dieu merci. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me mêle de découvrir des vols ; et je voudrois avoir autant de sacs de mille francs que j’ai fait pendre de personnes.
Harpagon
Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main ; et si l’on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de la justice.
Le Commissaire
Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu’il y avoit dans cette cassette… ?
Harpagon
Dix mille écus bien comptés.
Le Commissaire
Dix mille écus !
Harpagon
Dix mille écus.
Le Commissaire
Le vol est considérable.
Harpagon
Il n’y a point de supplice assez grand pour l’énormité de ce crime ; et s’il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en sûreté.
Le Commissaire
En quelles espèces étoit cette somme ?
Harpagon
En bons louis d’or et pistoles bien trébuchantes.
Le Commissaire
Qui soupçonnez-vous de ce vol ?
Harpagon
Tout le monde ; et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs.
Le Commissaire
Il faut, si vous m’en croyez, n’effaroucher personne, et tâcher doucement d’attraper quelques preuves, afin de procéder après par la rigueur au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.
Scène II
Maître Jacques, Harpagon, Le Commissaire, Son Clerc
Maître Jacques, au bout du théâtre, en se retournant du côté dont il sort.
Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout à l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds, qu’on me le mette dans l’eau bouillante, et qu’on me le pende au plancher.
Harpagon
Qui ? celui qui m’a dérobé ?
Maître Jacques
Je parle d’un cochon de lait que votre intendant me vient d’envoyer, et je veux vous l’accommoder à ma fantaisie.
Harpagon
Il n’est pas question de cela ; et voilà Monsieur, à qui il faut parler d’autre chose.
Le Commissaire
Ne vous épouvantez point. Je suis homme à ne vous point scandaliser, et les choses iront dans la douceur.
Maître Jacques
Monsieur est de votre soupé ?
Le Commissaire
Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître.
Maître Jacques
Ma foi ! Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire, et je vous traiterai du mieux qu’il me sera possible.
Harpagon
Ce n’est pas là l’affaire.
Maître Jacques
Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrois, c’est la faute de Monsieur notre intendant, qui m’a rogné les ailes avec les ciseaux de son économie.
Harpagon
Traître, il s’agit d’autre chose que de souper ; et je veux que tu me dises des nouvelles de l’argent qu’on m’a pris.
Maître Jacques
On vous a pris de l’argent ?
Harpagon
Oui, coquin ; et je m’en vais te pendre, si tu ne me le rends.
Le Commissaire
Mon Dieu ! ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu’il est honnête homme, et que sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose, il ne vous sera fait aucun mal, et vous serez récompensé comme il faut par votre maître. On lui a pris aujourd’hui son argent, et il n’est pas que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire.
Maître Jacques, à part.
Voici justement ce qu’il me faut pour me venger de notre intendant : depuis qu’il est entré céans, il est le favori, on n’écoute que ses conseils, et j’ai aussi sur le coeur les coups de bâton de tantôt.
Harpagon
Qu’as-tu à ruminer ?
Le Commissaire
Laissez-le faire : il se prépare à vous contenter, et je vous ai bien dit qu’il étoit honnête homme.
Maître Jacques
Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que c’est Monsieur votre cher intendant qui a fait le coup.
Harpagon
Valère ?
Maître Jacques
Oui.
Harpagon
Lui, qui me paroît si fidèle ?
Maître Jacques
Lui-même. Je crois que c’est lui qui vous a dérobé.
Harpagon
Et sur quoi le crois-tu ?
Maître Jacques
Sur quoi ?
Harpagon
Oui.
Maître Jacques
Je le crois… sur ce que je le crois.
Le Commissaire
Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez.
Harpagon
L’as-tu vu rôder autour du lieu où j’avois mis mon argent ?
Maître Jacques
Oui, vraiment. Où étoit-il votre argent ?
Harpagon
Dans le jardin.
Maître Jacques
Justement : je l’ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que cet argent étoit ?
Harpagon
Dans une cassette.
Maître Jacques
Voilà l’affaire : je lui ai vu une cassette.
Harpagon
Et cette cassette, comment est-elle faite ? Je verrai bien si c’est la mienne.
Maître Jacques
Comment elle est faite ?
Harpagon
Oui.
Maître Jacques
Elle est faite… elle est faite comme une cassette.
Le Commissaire
Cela s’entend. Mais dépeignez-la un peu, pour voir.
Maître Jacques
C’est une grande cassette.
Harpagon
Celle qu’on m’a volée est petite.
Maître Jacques
Eh ! oui, elle est petite, si on le veut prendre par là ; mais je l’appelle grande pour ce qu’elle contient.
Le Commissaire
Et de quelle couleur est-elle ?
Maître Jacques
De quelle couleur ?
Le Commissaire
Oui.
Maître Jacques
Elle est de couleur… là, d’une certaine couleur… Ne sauriez-vous m’aider à dire ?
Harpagon
Euh ?
Maître Jacques
N’est-elle pas rouge ?
Harpagon
Non, grise.
Maître Jacques
Eh ! oui, gris-rouge : c’est ce que je voulois dire.
Harpagon
Il n’y a point de doute : c’est elle assurément. Ecrivez, Monsieur, écrivez sa déposition. Ciel ! à qui désormais se fier ? Il ne faut plus jurer de rien ; et je crois après cela que je suis homme à me voler moi-même.
Maître Jacques
Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire au moins que c’est moi qui vous ai découvert cela.
Scène III
Valère, Harpagon, le Commissaire, Son Clerc, Maître Jacques
Harpagon
Approche : viens confesser l’action la plus noire, l’attentat le plus horrible qui jamais ait été commis.
Valère
Que voulez-vous, Monsieur ?
Harpagon
Comment, traître, tu ne rougis pas de ton crime ?
Valère
De quel crime voulez-vous donc parler ?
Harpagon
De quel crime je veux parler, infâme ! comme si tu ne savois pas ce que je veux dire. C’est en vain que tu prétendrois de le déguiser : l’affaire est découverte, et l’on vient de m’apprendre tout. Comment abuser ainsi de ma bonté, et s’introduire exprès chez moi pour me trahir ? pour me jouer un tour de cette nature ?
Valère
Monsieur, puisqu’on vous a découvert tout, je ne veux point chercher de détours et vous nier la chose.
Maître Jacques
Oh ! oh ! aurois-je deviné sans y penser ?
Valère
C’étoit mon dessein de vous en parler, et je voulois attendre pour cela des conjonctures favorables ; mais puisqu’il est ainsi, je vous conjure de ne vous point fâcher, et de vouloir bien entendre mes raisons.
Harpagon
Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infâme ?
Valère
Ah ! Monsieur, je n’ai pas mérité ces noms. Il est vrai que j’ai commis une offense envers vous ; mais, après tout, ma faute est pardonnable.
Harpagon
Comment, pardonnable ? Un guet-apens ? un assassinat de la sorte ?
Valère
De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous m’aurez ouï, vous verrez que le mal n’est pas si grand que vous le faites.
Harpagon
Le mal n’est pas si grand que je le fais ! Quoi ? mon sang, mes entrailles, pendard ?
Valère
Votre sang, Monsieur, n’est pas tombé dans de mauvaises mains. Je suis d’une condition à ne lui point faire de tort, et il n’y a rien en tout ceci que je ne puisse bien réparer.
Harpagon
C’est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m’as ravi.
Valère
Votre honneur, Monsieur, sera pleinement satisfait.
Harpagon
Il n’est pas question d’honneur là dedans. Mais, dis-moi, qui t’a porté à cette action ?