L’avare de Molière

Frosine

Mon Dieu ! je sais l’art de traire les hommes, j’ai le secret de m’ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs coeurs, de trouver les endroits par où ils sont sensibles.

La Flèche

Bagatelles ici. Je te défie d’attendrir, du côté de l’argent, l’homme dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d’une turquerie à désespérer tout le monde ; et l’on pourroit crever, qu’il n’en branleroit pas. En un mot, il aime l’argent, plus que réputation, qu’honneur et que vertu ; et la vue d’un demandeur lui donne des convulsions. C’est le frapper par son endroit mortel, c’est lui percer le coeur, c’est lui arracher les entrailles ; et si… Mais il revient ; je me retire.

Scène V

Harpagon, Frosine

Harpagon

Tout va comme il faut. Hé bien ! qu’est-ce, Frosine ?

Frosine

Ah ! mon Dieu ! que vous vous portez bien ! et que vous avez là un vrai visage de santé !

Harpagon

Qui, moi ?

Frosine

Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.

Harpagon

Tout de bon ?

Frosine

Comment ? vous n’avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.

Harpagon

Cependant, Frosine, j’en ai soixante bien comptés.

Frosine

Hé bien ! qu’est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C’est la fleur de l’âge cela, et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme.

Harpagon

Il est vrai ; mais vingt années de moins pourtant ne me feroient point de mal, que je crois.

Frosine

Vous moquez-vous ? Vous n’avez pas besoin de cela, et vous êtes d’une pâte à vivre jusques à cent ans.

Harpagon

Tu le crois !

Frosine

Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie !

Harpagon

Tu te connois à cela ?

Frosine

Sans doute. Montrez-moi votre main. Ah ! mon Dieu ! quelle ligne de vie !

Harpagon

Comment ?

Frosine

Ne voyez-vous pas jusqu’où va cette ligne-là ?

Harpagon

Hé bien ! qu’est-ce que cela veut dire ?

Frosine

Par ma foi ! je disois cent ans ; mais vous passerez les six-vingts.

Harpagon

Est-il possible ?

Frosine

Il faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos enfants, et les enfants de vos enfants.

Harpagon

Tant mieux. Comment va notre affaire ?

Frosine

Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à bout ? J’ai surtout pour les mariages un talent merveilleux ; il n’est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le moyen d’accoupler ; et je crois, si je me l’étois mis en tête, que je marierois le Grand Turc avec la République de Venise. Il n’y avoit pas sans doute de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme j’ai commerce chez elles, je les ai à fond l’une et l’autre entretenues de vous, et j’ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue, et prendre l’air à sa fenêtre.

Harpagon

Qui a fait réponse…

Frosine

Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l’a confiée pour cela.

Harpagon

C’est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme ; et je serais bien aise qu’elle soit du régale.

Frosine

Vous avez raison. Elle doit après dîné rendre visite à votre fille, d’où elle fait son compte d’aller faire un tour à la foire, pour venir ensuite au soupé.

Harpagon

Hé bien ! elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.

Frosine

Voilà justement son affaire.

Harpagon

Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu’elle peut donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu’il falloit qu’elle s’aidât un peu, qu’elle fît quelque effort, qu’elle se saignât pour une occasion comme celle-ci ? Car encore n’épouse-t-on point une fille, sans qu’elle apporte quelque chose.

Frosine

Comment ? c’est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente.

Harpagon

Douze mille livres de rente !

Frosine

Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche ; c’est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage et de pommes, et à laquelle par conséquent il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu’il faudroit pour une autre femme ; et cela ne va pas à si peu de chose, qu’il ne monte bien, tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n’est curieuse que d’une propreté fort simple, et n’aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n’est pas commun aux femmes d’aujourd’hui ; et j’en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année. Mais n’en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres ; et mille écus que nous mettons pour la nourriture, ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?

Harpagon

Oui, cela n’est pas mal ; mais ce compte-là n’est rien de réel.

Frosine

Pardonnez-moi. N’est-ce pas quelque chose de réel, que de vous apporter en mariage une grande sobriété, l’héritage d’un grand amour de simplicité de parure, et l’acquisition d’un grand fonds de haine pour le jeu ?

Harpagon

C’est une raillerie, que de vouloir me constituer son dot de toutes les dépenses qu’elle ne fera point. Je n’irai pas donner quittance de ce que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose.

Frosine

Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m’ont parlé d’un certain pays où elles ont du bien dont vous serez le maître.

Harpagon

Il faudra voir cela. Mais, Frosine, il y encore une chose qui m’inquiète. La fille est jeune, comme tu vois ; et les jeunes gens d’ordinaire n’aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur compagnie. J’ai peur qu’un homme de mon âge ne soit pas de son goût ; et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres qui ne m’accommoderoient pas.

Frosine

Ah ! que vous la connoissez mal ! C’est encore une particularité que j’avois à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les jeunes gens, et n’a de l’amour que pour les vieillards.

Harpagon

Elle ?

Frosine

Oui, elle. Je voudrois que vous l’eussiez entendu parler là-dessus. Elle ne peut souffrir du tout la vue d’un jeune homme ; mais elle n’est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu’elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmants, et je vous avertis de n’aller pas vous faire plus jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu’on soit sexagénaire ; et il n’y a pas quatre mois encore, qu’étant prête d’être mariée, elle rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu’il n’avoit que cinquante-six ans, et qu’il ne prit point de lunettes pour signer le contrat.

Harpagon

Sur cela seulement ?

Frosine

Oui. Elle dit que ce n’est pas contentement pour elle que cinquante-six ans ; et surtout, elle est pour les nez qui portent des lunettes.

Harpagon

Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.

Frosine

Cela va plus loin qu’on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce soit ? Des Adonis ? des Céphales ? des Pâris ? et des Apollons ? Non : de beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon père Anchise sur les épaules de son fils.

Harpagon

Cela est admirable ! Voilà ce que je n’aurois jamais pensé ; et je suis bien aise d’apprendre qu’elle est de cette humeur. En effet, si j’avois été femme, je n’aurois point aimé les jeunes hommes.

Frosine

Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour donner envie de leur peau ; et je voudrois bien savoir quel ragoût il y a à eux.

Harpagon

Je n’en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n’y a que ma fluxion, qui me prend de temps en temps.

Frosine

Cela n’est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.

Harpagon

Dis-moi un peu : Mariane ne m’a-t-elle point encore vu ? N’a-t-elle point pris garde à moi en passant ?

Frosine

Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait un portrait de votre personne ; et je n’ai pas manqué de lui vanter votre mérite, et l’avantage que ce lui seroit d’avoir un mari comme vous.

Harpagon

Tu as bien fait, et je t’en remercie.

Frosine

J’aurois, Monsieur, une petite prière à vous faire. (Il prend un air sévère.) J’ai un procès que je suis sur le point de perdre, faute d’un peu d’argent ; et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès, si vous aviez quelque bonté pour moi. (Il reprend un air gai.) Vous ne sauriez croire le plaisir qu’elle aura de vous voir. Ah ! que vous lui plairez ! et que votre fraise à l’antique fera sur son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de votre haut-de-chausses, attaché au pourpoint avec des aiguillettes ; c’est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilletté sera pour elle un ragoût merveilleux.

Harpagon

Certes, tu me ravis de me dire cela.

Frosine

(Il reprend son visage sévère.) En vérité, Monsieur, ce procès m’est d’une conséquence tout à fait grande. Je suis ruinée, si je le perds ; et quelque petite assistance me rétabliroit mes affaires. (Il reprend un air gai.) Je voudrois que vous eussiez vu le ravissement où elle étoit à m’entendre parler de vous. La joie éclatoit dans ses yeux, au récit de vos qualités ; et je l’ai mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement conclu.

Harpagon

Tu m’as fait grand plaisir, Frosine ; et je t’en ai, je te l’avoue, toutes les obligations du monde.

Frosine

(Il reprend son air sérieux.) Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous demande. Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée.

Harpagon

Adieu. Je vais achever mes dépêches.

Frosine

Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans un plus grand besoin.

Harpagon

Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la foire.

Frosine

Je ne vous importunerois pas, si je ne m’y voyois forcée par la nécessité.

Harpagon

Et j’aurai soin qu’on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire malades.

Frosine

Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez croire, Monsieur, le plaisir que…

Harpagon

Je m’en vais. Voilà qu’on m’appelle. Jusqu’à tantôt.

Frosine

Que la fièvre te serre, chien de vilain à tous les diables ! Le ladre a été ferme à toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant quitter la négociation ; et j’ai l’autre côté, en tout cas, d’où je suis assurée de tirer bonne récompense.

L’AVARE – MOLIÈRE > ACTE III

Acte III

Scène I

Harpagon, Cléante, Elise, Valère, Dame Claude, Maître Jacques, Brindavoine, La Merluche

Harpagon

Allons, venez çà tous, que je vous distribue mes ordres pour tantôt et règle à chacun son emploi. Approchez, dame Claude. Commençons par vous. (Elle tient un balai.) Bon, vous voilà les armes à la main. Je vous commets au soin de nettoyer partout ; et surtout prenez garde de ne point frotter les meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, pendant le soupé, au gouvernement des bouteilles ; et s’il s’en écarte quelqu’une et qu’il se casse quelque chose, je m’en prendrai à vous, et le rabattrai sur vos gages.

Maître Jacques

Châtiment politique.

Harpagon

Allez. Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la charge de rincer les verres, et de donner à boire, mais seulement lorsque l’on aura soif, et non pas selon la coutume de certains impertinents de laquais, qui viennent provoquer les gens, et les faire aviser de boire lorsqu’on n’y songe pas. Attendez qu’on vous en demande plus d’une fois, et vous ressouvenez de porter toujours beaucoup d’eau.

Maître Jacques

Oui : le vin pur monte à la tête.

La Merluche

Quitterons-nous nos siquenilles, Monsieur ?

Harpagon

Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gâter vos habits.

Brindavoine

Vous savez bien, Monsieur, qu’un des devants de mon pourpoint est couvert d’une grande tache de l’huile de la lampe.

Le Merluche

Et moi, Monsieur, que j’ai mon haut-de-chausses tout troué par derrière, et qu’on me voit, révérence parler…

Harpagon

Paix. Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez toujours le devant au monde. (Harpagon met son chapeau au-devant de son pourpoint, pour montrer à Brindavoine comment il doit faire pour cacher la tache d’huile.) Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez. Pour vous, ma fille, vous aurez l’oeil sur ce que l’on desservira, et prendrez garde qu’il ne s’en fasse aucun dégât. Cela sied bien aux filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse, qui vous doit venir visiter et vous mener avec elle à la foire. Entendez-vous ce que je vous dis ?

Elise

Oui, mon père.

Harpagon.

Et vous, mon fils le Damoiseau, à qui j’ai la bonté de pardonner l’histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire mauvais visage.

Cléante

Moi, mon père, mauvais visage ? Et par quelle raison ?

Harpagon

Mon Dieu ! nous savons le train des enfants dont les pères se remarient, et de quel oeil ils ont coutume de regarder ce qu’on appelle belle-mère. Mais si vous souhaitez que je perde le souvenir de votre dernière fredaine, je vous recommande surtout de régaler d’un bon visage cette personne-là, et de lui faire enfin tout le meilleur accueil qu’il vous sera possible.

Cléante

A vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d’être bien aise qu’elle devienne ma belle-mère : je mentirois, si je vous le disois ; mais pour ce qui est de la bien recevoir, et de lui faire bon visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre.

Harpagon

Prenez-y garde au moins.

Cléante

Vous verrez que vous n’aurez pas sujet de vous en plaindre.

Harpagon

Vous ferez sagement. Valère, aide-moi à ceci. Ho çà, maître Jacques, approchez-vous, je vous ai gardé pour le dernier.

Maître Jacques

Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre.

Harpagon

C’est à tous les deux.

Maître Jacques

Mais à qui des deux le premier ?

Harpagon

Au cuisinier.

Maître Jacques

Attendez donc, s’il vous plaît. (Il ôte sa casaque de cocher, et paroît vêtu en cuisinier.)

Harpagon

Quelle diantre de cérémonie est-ce là ?

Maître Jacques

Vous n’avez qu’à parler.

Harpagon

Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.

Maître Jacques

Grande merveille !

Harpagon

Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère ?

Maître Jacques

Oui, si vous me donnez bien de l’argent.

Harpagon

Que diable, toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient autre chose à dire : « De l’argent, de l’argent, de l’argent. » Ah ! ils n’ont que ce mot à la bouche : « De l’argent. » Toujours parler d’argent. Voilà leur épée de chevet, de l’argent.

Valère

Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l’argent : c’est une chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît bien autant ; mais pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent.

Maître Jacques

Bonne chère avec peu d’argent !

Valère

Oui.

Maître Jacques

Par ma foi, Monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier : aussi bien vous mêlez-vous céans d’être le factoton.

Harpagon

Taisez-vous. Qu’est-ce qu’il nous faudra ?

Maître Jacques

Voilà Monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.

Harpagon

Haye ! je veux que tu me répondes.

Maître Jacques

Combien serez-vous de gens à table ?

Harpagon

Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit ; quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

Valère

Cela s’entend.

Maître Jacques

Hé bien ! il faudra quatre grands potages, et cinq assiettes. Potages… Entrées…

Harpagon

Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière.

Maître Jacques

Rôt…

Harpagon, en lui mettant la main sur la bouche.

Ah ! traître, tu manges tout mon bien.

Maître Jacques

Entremets…

Harpagon

Encore ?

Valère

Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et Monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ? Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès.

Harpagon

Il a raison.

Valère

Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes ; que pour se bien montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne ; et que, suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

Harpagon

Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie. Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?

Valère

Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

Harpagon

Oui. Entends-tu ? Qui est le grand homme qui a dit cela ?

Valère

Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

Harpagon

Souviens-toi de m’écrire ces mots : je les veux faire graver en lettres d’or sur la cheminée de ma salle.

Valère

Je n’y manquerai pas. Et pour votre soupé, vous n’avez qu’à me laisser faire : je réglerai tout cela comme il faut.

Harpagon

Fais donc.

Maître Jacques

Tant mieux : j’en aurai moins de peine.

Harpagon

Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord : quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.

Valère

Reposez-vous sur moi.

Harpagon

Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.

Maître Jacques

Attendez. Ceci s’adresse au cocher. (Il remet sa casaque) Vous dites…

Harpagon

Qu’il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tous prêts pour conduire à la foire…

Maître Jacques

Vos chevaux, Monsieur ? Ma foi, ils ne sont point du tout en état de marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière, les pauvres bêtes n’en ont point, et ce seroit fort mal parler ; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

Harpagon

Les voilà bien malades : ils ne font rien.

Maître Jacques

Et pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger ? Il leur vaudroit bien mieux, les pauvres animaux ; de travailler beaucoup, de manger de même. Cela me fend le coeur, de les voir ainsi exténués ; car enfin j’ai une tendresse pour mes chevaux, qu’il me semble que c’est moi-même quand je les vois pâtir ; je m’ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche ; et c’est être, Monsieur, d’un naturel trop dur, que de n’avoir nulle pitié de son prochain.

Harpagon

Le travail ne sera pas grand, d’aller jusqu’à la foire.

Maître Jacques

Non, Monsieur, je n’ai pas le courage de les mener, et je ferois conscience de leur donner des coups de fouet, en l’état où ils sont. Comment voudriez-vous qu’ils traînassent un carrosse, qu’ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes ?

Valère

Monsieur, j’obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire ; aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le soupé.

Maître Jacques

Soit : j’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main d’un autre que sous la mienne.

Valère

Maître Jacques fait bien le raisonnable.

Maître Jacques

Monsieur l’intendant fait bien le nécessaire.

Harpagon

Paix !

Maître Jacques

Monsieur, je ne saurois souffrir les flatteurs ; et je vois que ce qu’il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le bois, le sel, et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et vous faire sa cour. J’enrage de cela, et je suis fâché tous les jours d’entendre ce qu’on dit de vous ; car enfin je me sens pour vous de la tendresse, en dépit que j’en aie ; et après mes chevaux, vous êtes la personne que j’aime le plus.

Harpagon

Pourrois-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l’on dit de moi ?

Maître Jacques

Oui, Monsieur, si j’étois assuré que cela ne vous fâchât point.

Harpagon

Non, en aucune façon.

Maître Jacques

Pardonnez-moi : je sais fort bien que je vous mettrois en colère.

Harpagon

Point du tout : au contraire, c’est me faire plaisir, et je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.

Maître Jacques

Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque partout de vous ; qu’on nous jette de tous côtés cent brocards à votre sujet ; et que l’on n’est point plus ravi que de vous tenir au cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre lésine. L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous obligez votre monde. L’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes, ou de leur sortie d’avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste d’un gigot de mouton. Celui-ci, que l’on vous surprit une nuit, en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux ; et que votre cocher, qui étoit celui d’avant moi, vous donna dans l’obscurité je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin voulez-vous que je vous dise ? On ne sauroit aller nulle part où l’on ne vous entende accommoder de toutes pièces ; vous êtes la fable et la risée de tout le monde ; et jamais on ne parle de vous, que sous les noms d’avare, de ladre, de vilain et de fesse-mathieu.

Harpagon, en le battant.

Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent.

Maître Jacques

Hé bien ! ne l’avois-je pas deviné ? Vous ne m’avez pas voulu croire : je vous l’avois bien dit que je vous fâcherois de vous dire la vérité.

Harpagon

Apprenez à parler.

Scène II

Maître Jacques, Valère

Valère

A ce que je puis voir, maître Jacques, on paye mal votre franchise.

Maître Jacques

Morbleu ! Monsieur le nouveau venu, qui faites l’homme d’importance, ce n’est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous en donnera, et ne venez point rire des miens.

Valère

Ah ! Monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.

Maître Jacques

Il file doux. Je veux faire le brave et s’il est assez sot pour me craindre, le frotter quelque peu. Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi ? et que si vous m’échauffez la tête, je vous ferai rire d’une autre sorte ? (Maître Jacques pousse Valère jusques au bout du théâtre, en le menaçant.)

Valère

Eh ! doucement.

Maître Jacques

Comment, doucement ? Il ne me plaît pas, moi.

Valère

De grâce.

Maître Jacques

Vous êtes un impertinent.

Valère

Monsieur maître Jacques…

Maître Jacques

Il n’y a point de Monsieur maître Jacques pour un double. Si je prends un bâton, je vous rosserai d’importance.

Valère

Comment, un bâton ? (Valère le fait reculer autant qu’il l’a fait.)

Maître Jacques

Eh ! je ne parle pas de cela.

Valère

Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser vous-même ?

Maître Jacques

Je n’en doute pas.

Valère

Que vous n’êtes, pour tout potage, qu’un faquin de cuisinier ?

Maître Jacques

Je le sais bien.

Valère

Et que vous ne me connoissez pas encore.

Maître Jacques

Pardonnez-moi.

Valère

Vous me rosserez, dites-vous ?

Maître Jacques

Je le disois en raillant.

Valère

Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie. (Il lui donne des coups de bâton.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.

Maître Jacques

Peste soit la sincérité ! c’est un mauvais métier. Désormais j’y renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître ; il a quelque droit de me battre ; mais pour ce Monsieur l’intendant, je m’en vengerai si je puis.

Scène III

Frosine, Mariane, Maître Jacques

Frosine

Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis ?

Maître Jacques

Oui vraiment il y est, je ne le sais que trop.

Frosine

Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici.

Scène IV

Mariane, Frosine

Mariane

Ah ! que je suis, Frosine, dans un étrange état ! et s’il faut dire ce que je sens, que j’appréhende cette vue !

Frosine

Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude ?

Mariane

Hélas ! me le demandez-vous ? et ne vous figurez-vous point les alarmes d’une personne toute prête à voir le supplice où l’on veut l’attacher ?

Frosine

Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n’est pas le supplice que vous voudriez embrasser ; et je connois à votre mine que le jeune blondin dont vous m’avez parlé vous revient un peu dans l’esprit.

Mariane

Oui, c’est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre ; et les visites respectueuses qu’il a rendues chez nous ont fait, je vous l’avoue, quelque effet dans mon âme.

Frosine

Mais avez-vous su quel il est ?

Mariane

Non, je ne sais point quel il est ; mais je sais qu’il est fait d’un air à se faire aimer ; que si l’on pouvoit mettre les choses à mon choix, je le prendrois plutôt qu’un autre ; et qu’il ne contribue pas peu à me faire trouver un tourment effroyable dans l’époux qu’on veut me donner.

Frosine

Mon Dieu ! tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur fait ; mais la plupart sont gueux comme des rats ; et il vaut mieux pour vous de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté que je dis, et qu’il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel époux ; mais cela n’est pas pour durer, et sa mort, croyez-moi, vous mettra bientôt en état d’en prendre un plus aimable, qui réparera toutes choses.

Mariane

Mon Dieu ! Frosine, c’est une étrange affaire, lorsque, pour être heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu’un, et la mort ne suit pas tous les projets que nous faisons.

Frosine

Vous moquez-vous ? Vous ne l’épousez qu’aux conditions de vous laisser veuve bientôt ; et ce doit être là un des articles du contrat. Il seroit bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois. Le voici en propre personne.

Mariane

Ah ! Frosine, quelle figure !

Scène V

Harpagon, Frosine, Mariane

Harpagon

Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez visibles d’eux-mêmes, et qu’il n’est pas besoin de lunettes pour les apercevoir ; mais enfin c’est avec des lunettes qu’on observe les astres ; et je maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un astre le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, elle ne répond mot, et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me voir.

Frosine

C’est qu’elle est encore toute surprise ; et puis les filles ont toujours honte à témoigner d’abord ce qu’elles ont dans l’âme.

Harpagon

Tu as raison. Voilà, belle mignonne, ma fille qui vient vous saluer.

Scène VI

Elise, Harpagon, Mariane, Frosine

Mariane

Je m’acquitte bien tard, Madame, d’une telle visite.

Elise

Vous avez fait, Madame, ce que je devois faire, et c’étoit à moi de vous prévenir.

Harpagon

Vous voyez qu’elle est grande ; mais mauvaise herbe croît toujours.

Mariane, bas à Frosine.

Oh ! l’homme déplaisant !

Harpagon

Que dit la belle ?

Frosine

Qu’elle vous trouve admirable.

Harpagon

C’est trop d’honneur que vous me faites, adorable mignonne.

Mariane, à part.

Quel animal !

Harpagon

Je vous suis trop obligé de ces sentiments.

Mariane, à part.

Je n’y puis plus tenir.

Harpagon

Voici mon fils aussi qui vous vient faire la révérence.

Mariane, à part, à Frosine.

Ah ! Frosine, quelle rencontre ! C’est justement celui dont je t’ai parlé.

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