L’avare de Molière

Valère

Hélas ! me le demandez-vous ?

Harpagon

Oui, vraiment, je te le demande.

Valère

Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu’il fait faire : l’Amour.

Harpagon

L’Amour ?

Valère

Oui.

Harpagon

Bel amour, bel amour, ma foi ! l’amour de mes louis d’or.

Valère

Non, Monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m’ont tenté ; ce n’est pas cela qui m’a ébloui, et je proteste de ne prétendre rien à tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j’ai.

Harpagon

Non ferai, de par tous les diables ! je ne te le laisserai pas. Mais voyez quelle insolence de vouloir retenir le vol qu’il m’a fait !

Valère

Appelez-vous cela un vol ?

Harpagon

Si je l’appelle un vol ? Un trésor comme celui-là !

Valère

C’est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez sans doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous le demande à genoux, ce trésor plein de charmes ; et pour bien faire, il faut que vous me l’accordiez.

Harpagon

Je n’en ferai rien. Qu’est-ce à dire cela ?

Valère

Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne nous point abandonner.

Harpagon

Le serment est admirable, et la promesse plaisante !

Valère

Oui, nous nous sommes engagés d’être l’un à l’autre à jamais.

Harpagon

Je vous empêcherai bien, je vous assure.

Valère

Rien que la mort ne nous peut séparer.

Harpagon

C’est être bien endiablé après mon argent.

Valère

Je vous ai déjà dit, Monsieur, que ce n’étoit point l’intérêt qui m’avoit poussé à faire ce que j’ai fait. Mon coeur n’a point agi par les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m’a inspiré cette résolution.

Harpagon

Vous verrez que c’est par charité chrétienne qu’il veut avoir mon bien ; mais j’y donnerai bon ordre ; et la justice, pendard effronté, me va faire raison de tout.

Valère

Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes les violences qu’il vous plaira ; mais je vous prie de croire, au moins, que, s’il y a du mal, ce n’est que moi qu’il en faut accuser, et que votre fille en tout ceci n’est aucunement coupable.

Harpagon

Je le crois bien, vraiment ; il seroit fort étrange que ma fille eût trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me confesses en quel endroit tu me l’as enlevée.

Valère

Moi ? je ne l’ai point enlevée, et elle est encore chez vous.

Harpagon

O ma chère cassette ! Elle n’est point sortie de ma maison ?

Valère

Non, Monsieur

Harpagon

Hé ! dis-moi donc un peu : tu n’y as point touché ?

Valère

Moi, y toucher ? Ah ! vous lui faites tort, aussi bien qu’à moi ; et c’est d’une ardeur toute pure et respectueuse que j’ai brûlé pour elle.

Harpagon

Brûlé pour ma cassette !

Valère

J’aimerois mieux mourir que de lui avoir fait paroître aucune pensée offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela.

Harpagon

Ma cassette trop honnête !

Valère

Tous mes desirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien de criminel n’a profané la passion que ses beaux yeux m’ont inspirée.

Harpagon

Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d’elle comme un amant d’une maîtresse.

Valère

Dame Claude, Monsieur, sait la vérité de cette aventure, et elle vous peut rendre témoignage…

Harpagon

Quoi ? ma servante est complice de l’affaire ?

Valère

Oui, Monsieur, elle a été témoin de notre engagement ; et c’est après avoir connu l’honnêteté de ma flamme, qu’elle m’a aidé à persuader votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne.

Harpagon

Eh ? Est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer ? Que nous brouilles-tu ici de ma fille ?

Valère

Je dis, Monsieur, que j’ai eu toutes les peines du monde à faire consentir sa pudeur à ce que vouloit mon amour.

Harpagon

La pudeur de qui ?

Valère

De votre fille ; et c’est seulement depuis hier qu’elle a pu se résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage.

Harpagon

Ma fille t’a signé une promesse de mariage !

Valère

Oui, Monsieur, comme de ma part je lui en ai signé une.

Harpagon

O Ciel ! autre disgrâce !

Maître Jacques

Ecrivez, Monsieur, écrivez.

Harpagon

Rengrégement de mal ! surcroît de désespoir ! Allons, Monsieur, faites le dû de votre charge, et dressez-lui-moi son procès, comme larron, et comme suborneur.

Valère

Ce sont des noms qui ne me sont point dus ; et quand on saura qui je suis…

Scène IV

Elise, Mariane, Frosine, Harpagon, Valère, Maître Jacques, Le Commissaire, Son Clerc

Harpagon

Ah ! fille scélérate ! fille indigne d’un père comme moi ! c’est ainsi que tu pratiques les leçons que je t’ai données ? Tu te laisses prendre d’amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi sans mon consentement ? Mais vous serez trompés l’un et l’autre. Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite ; et une bonne potence me fera raison de ton audace.

Valère

Ce ne sera point votre passion qui jugera l’affaire ; et l’on m’écoutera, au moins, avant que de me condamner.

Harpagon

Je me suis abusé de dire une potence, et tu seras roué tout vif.

Elise, à genoux devant son père.

Ah ! mon père, prenez des sentiments un peu plus humains, je vous prie, et n’allez point pousser les choses dans les dernières violences du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entraîner aux premiers mouvements de votre passion, et donnez-vous le temps de considérer ce que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous vous offensez : il est tout autre que vos yeux ne le jugent ; et vous trouverez moins étrange que je me sois donnée à lui, lorsque vous saurez que sans lui vous ne m’auriez plus il y a longtemps. Oui, mon père, c’est celui qui me sauva de ce grand péril que vous savez que je courus dans l’eau, et à qui

vous devez la vie de cette même fille dont…

Harpagon

Tout cela n’est rien ; et il valoit bien mieux pour moi qu’il te laissât noyer que de faire ce qu’il a fait.

Elise

Mon père, je vous conjure, par l’amour paternel, de me…

Harpagon

Non, non, je ne veux rien entendre ; et il faut que la justice fasse son devoir.

Maître Jacques

Tu me payeras mes coups de bâton.

Frosine

Voici un étrange embarras.

Scène V

Anselme, Harpagon, Elise, Mariane, Frosine, Valère, Maître Jacques, le Commissaire, Son Clerc

Anselme

Qu’est-ce, seigneur Harpagon ? je vous vois tout ému.

Harpagon

Ah ! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortuné de tous les hommes ; et voici bien du trouble et du désordre au contrat que vous venez faire ? On m’assassine dans le bien, on m’assassine dans l’honneur ; et voilà un traître, un scélérat, qui a violé tous les droits les plus saints, qui s’est coulé chez moi sous le titre de domestique, pour me dérober mon argent et pour me suborner ma fille.

Valère

Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias ?

Harpagon

Oui, ils se sont donné l’un et l’autre une promesse de mariage. Cet affront vous regarde, seigneur Anselme, et c’est vous qui devez vous rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice, pour vous venger de son insolence.

Anselme

Ce n’est pas mon dessein de me faire épouser par force, et de rien prétendre à un coeur qui se seroit donné ; mais pour vos intérêts, je suis prêt à les embrasser ainsi que les miens propres.

Harpagon

Voilà Monsieur qui est un honnête commissaire, qui n’oubliera rien, à ce qu’il m’a dit, de la fonction de son office. Chargez-le comme il faut, Monsieur, et rendez les choses bien criminelles.

Valère

Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j’ai pour votre fille ; et le supplice où vous croyez que je puisse être condamné pour notre engagement, lorsqu’on saura ce que je suis…

Harpagon

Je me moque de tous ces contes ; et le monde aujourd’hui n’est plein que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs, qui tirent avantage de leur obscurité, et s’habillent insolemment du premier nom illustre qu’ils

s’avisent de prendre.

Valère

Sachez que j’ai le coeur trop bon pour me parer de quelque chose qui ne soit point à moi, et que tout Naples

peut rendre témoignage de ma naissance.

Anselme

Tout beau ! prenez garde à ce que vous allez dire. Vous risquez ici plus que vous ne pensez ; et vous parlez devant un homme à qui tout Naples est connu, et qui peut aisément voir clair dans l’histoire que vous ferez.

Valère, en mettant fièrement son chapeau.

Je ne suis point homme à rien craindre, et si Naples vous est connu, vous savez qui étoit Dom Thomas d’Alburcy.

Anselme

Sans doute, je le sais ; et peu de gens l’ont connu mieux que moi.

Harpagon

Je ne me soucie ni de Dom Thomas ni de Dom Martin.

Anselme

De grâce, laissez-le parler, nous verrons ce qu’il en veut dire.

Valère

Je veux dire que c’est lui qui m’a donné le jour.

Anselme

Lui ?

Valère

Oui.

Anselme

Allez ; vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire, qui vous puisse mieux réussir, et ne prétendez pas vous sauver sous cette imposture.

Valère

Songez à mieux parler. Ce n’est point une imposture ; et je n’avance rien qu’il ne me soit aisé de justifier.

Anselme

Quoi ? vous osez vous dire fils de Dom Thomas d’Alburcy ?

Valère

Oui, je l’ose ; et je suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que ce soit.

Anselme

L’audace est merveilleuse. Apprenez, pour vous confondre, qu’il y a seize ans pour le moins que l’homme dont vous nous parlez périt sur mer avec ses enfants et sa femme, en voulant dérober leur vie aux cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et qui en firent exiler plusieurs nobles familles.

Valère

Oui ; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau espagnol, et que ce fils sauvé est celui qui vous parle ; apprenez que le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour moi ; qu’il me fit élever comme son propre fils, et que les armes furent mon emploi dès que je m’en trouvai capable ; que j’ai su depuis peu que mon père n’étoit point mort, comme je l’avois toujours cru ; que passant ici pour l’aller chercher, une aventure, par le Ciel concertée, me fit voir la charmante Elise ; que cette vue me rendit esclave de ses beautés ; et que la violence de mon amour, et les sévérités de son père, me firent prendre la résolution de m’introduire dans son logis, et d’envoyer un autre à la quête de mes parents.

Anselme

Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une vérité ?

Valère

Le capitaine espagnol ; un cachet de rubis qui étoit à mon père ; un bracelet d’agate que ma mère m’avoit mis au bras ; le vieux Pedro, ce domestique qui se sauva avec moi du naufrage.

Mariane

Hélas ! à vos paroles je puis ici répondre, moi, que vous n’imposez point ; et tout ce que vous dites me fait connoître clairement que vous êtes mon frère.

Valère

Vous ma soeur ?

Mariane

Oui. Mon coeur s’est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche ; et notre mère, que vous allez ravir, m’a mille fois entretenue des disgrâces de notre famille. Le Ciel ne nous fit point aussi périr dans ce triste naufrage ; mais il ne nous sauva la vie que par la perte de notre liberté ; et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans d’esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté, et nous retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans y pouvoir trouver des nouvelles de notre père. Nous passâmes à Gênes, où ma mère alla ramasser quelques malheureux restes d’une succession qu’on avoit déchirée ; et de là, fuyant la barbare injustice de ses parents, elle vint en ces lieux, où elle n’a presque vécu que d’une vie languissante.

Anselme

O Ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien voir qu’il n’appartient qu’à toi de faire des miracles ! Embrassez-moi, mes enfants, et mêlez tous deux vos transports à ceux de votre père.

Valère

Vous êtes notre père ?

Mariane

C’est vous que ma mère a tant pleuré ?

Anselme

Oui, ma fille, oui, mon fils, je suis Dom Thomas d’Alburcy, que le Ciel garantit des ondes avec tout l’argent qu’il portoit, et qui vous ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se préparoit, après de longs voyages, à chercher dans l’hymen d’une douce et sage personne la consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sûreté que j’ai vu pour ma vie à retourner à Naples, m’a fait y renoncer pour toujours ; et ayant su trouver moyen d’y faire vendre ce que j’avois, je me suis habitué ici, où, sous le nom d’Anselme, j’ai voulu m’éloigner les chagrins de cet autre nom qui m’a causé tant de traverses.

Harpagon

C’est là votre fils ?

Anselme

Oui.

Harpagon

Je vous prends à partie, pour me payer dix mille écus qu’il m’a volés.

Anselme

Lui, vous avoir volé ?

Harpagon

Lui-même.

Valère

Qui vous dit cela ?

Harpagon

Maître Jacques.

Valère

C’est toi qui le dis ?

Maître Jacques

Vous voyez que je ne dis rien.

Harpagon

Oui : voilà Monsieur le Commissaire qui a reçu sa déposition.

Valère

Pouvez-vous me croire capable d’une action si lâche ?

Harpagon

Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent.

Scène VI

Cléante, Valère, Mariane, Elise, Frosine, Harpagon, Anselme, Maître Jacques, La Flèche, Le commissaire, Son Clerc

Cléante

Ne vous tourmentez point, mon père, et n’accusez personne. J’ai découvert des nouvelles de votre affaire, et je viens ici pour vous dire que, si vous voulez vous résoudre à me laisser épouser Mariane, votre argent vous sera rendu.

Harpagon

Où est-il ?

Cléante

Ne vous en mettez point en peine : il est en lieu dont je réponds, et tout ne dépend que de moi. C’est à vous de me dire à quoi vous vous déterminez ; et vous pouvez choisir, ou de me donner Mariane ; ou de perdre votre cassette.

Harpagon

N’en a-t-on rien ôté ?

Cléante

Rien du tout. Voyez si c’est votre dessein de souscrire à ce mariage, et de joindre votre consentement à celui de sa mère, qui lui laisse la liberté de faire un choix entre nous deux.

Mariane

Mais vous ne savez pas que ce n’est pas assez que ce consentement, et que le Ciel, avec un frère que vous voyez, vient de me rendre un père dont vous avez à m’obtenir.

Anselme

Le Ciel, mes enfants, ne me redonne point à vous pour être contraire à vos voeux. Seigneur Harpagon, vous jugez bien que le choix d’une jeune personne tombera sur le fils plutôt que sur le père. Allons, ne vous faites point dire ce qu’il n’est pas nécessaire d’entendre, et consentez ainsi que moi à ce double hyménée.

Harpagon

Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette.

Cléante

Vous la verrez saine et entière.

Harpagon

Je n’ai point d’argent à donner en mariage à mes enfants.

Anselme

Hé bien ! j’en ai pour eux ; que cela ne vous inquiète point.

Harpagon

Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux mariages ?

Anselme

Oui, je m’y oblige ; êtes-vous satisfait ?

Harpagon

Oui, pourvu que pour les noces vous me fassiez faire un habit.

Anselme

D’accord. Allons jouir de l’allégresse que cet heureux jour nous présente.

Le Commissaire

Holà ! Messieurs, holà ! tout doucement, s’il vous plaît : qui me payera mes écritures ?

Harpagon

Nous n’avons que faire de vos écritures.

Le Commissaire

Oui ! mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien.

Harpagon

Pour votre payement, voilà un homme que je vous donne à pendre.

Maître Jacques

Hélas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des coups de bâton pour dire vrai, et on me veut pendre pour mentir.

Anselme

Seigneur Harpagon, il faut lui pardonner cette imposture.

Harpagon

Vous payerez donc le Commissaire ?

Anselme

Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère.

Harpagon

Et moi, voir ma chère cassette.

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