Harpagon
Sa physionomie ?
Cléante
Toute honnête, et pleine d’esprit.
Harpagon
Son air et sa manière ?
Cléante
Admirables, sans doute.
Harpagon
Ne croyez-vous pas qu’une fille comme cela mériteroit assez que l’on songeât à elle ?
Cléante
Oui, mon père.
Harpagon
Que ce seroit un parti souhaitable ?
Cléante
Très-souhaitable.
Harpagon
Qu’elle a toute la mine de faire un bon ménage ?
Cléante
Sans doute.
Harpagon
Et qu’un mari auroit satisfaction avec elle ?
Cléante
Assurément.
Harpagon
Il y a une petite difficulté : c’est que j’ai peur qu’il n’y ait pas avec elle tout le bien qu’on pourroit prétendre.
Cléante
Ah ! mon père, le bien n’est pas considérable, lorsqu’il est question d’épouser une honnête personne.
Harpagon
Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu’il y a à dire, c’est que si l’on n’y trouve pas tout le bien qu’on souhaite, on peut tâcher de regagner cela sur autre chose.
Cléante
Cela s’entend.
Harpagon
Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ; car son maintien honnête et sa douceur m’ont gagné l’âme, et je suis résolu de l’épouser, pourvu que j’y trouve quelque bien.
Cléante
Euh ?
Harpagon
Comment ?
Cléante
Vous êtes résolu, dites-vous… ?
Harpagon
D’épouser Mariane.
Cléante
Qui, vous ? vous ?
Harpagon
Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ?
Cléante
Il m’a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d’ici.
Harpagon
Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre d’eau claire. Voilà de mes damoiseaux flouets, qui n’ont non plus de vigueur que des poules. C’est là, ma fille, ce que j’ai résolu pour moi. Quant à ton frère, je lui destine une certaine veuve dont ce matin on m’est venu parler ; et pour toi, je te donne au seigneur Anselme.
Elise
Au seigneur Anselme ?
Harpagon
Oui, un homme mûr, prudent et sage, qui n’a pas plus de cinquante ans, et dont on vante les grands biens.
Elise.
Elle fait une révérence. Je ne veux point me marier, mon père, s’il vous plaît.
Harpagon.
Il contrefait la révérence. Et moi, ma petite fille ma mie, je veux que vous vous mariiez, s’il vous plaît.
Elise
Je vous demande pardon, mon père.
Harpagon
Je vous demande pardon, ma fille.
Elise
Je suis très-humble servante au seigneur Anselme ; mais avec votre permission, je ne l’épouserai point.
Harpagon
Je suis votre très-humble valet ; mais, avec votre permission, vous l’épouserez dès ce soir.
Elise
Dès ce soir ?
Harpagon
Dès ce soir.
Elise
Cela ne sera pas, mon père.
Harpagon
Cela sera, ma fille.
Elise
Non.
Harpagon
Si.
Elise
Non, vous dis-je.
Harpagon
Si, vous dis-je.
Elise
C’est une chose où vous ne me réduirez point.
Harpagon
C’est une chose où je te réduirai.
Elise
Je me tuerai plutôt que d’épouser un tel mari.
Harpagon
Tu ne te tueras point, et tu l’épouseras. Mais voyez quelle audace ! A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ?
Elise
Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ?
Harpagon
C’est un parti où il n’y a rien à redire ; et je gage que tout le monde approuvera mon choix.
Elise
Et moi, je gage qu’il ne sauroit être approuvé d’aucune personne raisonnable.
Harpagon
Voilà Valère : veux-tu qu’entre nous deux nous le fassions juge de cette affaire ?
Elise
J’y consens.
Harpagon
Te rendras-tu à son jugement ?
Elise
Oui, j’en passerai par ce qu’il dira.
Harpagon
Voilà qui est fait.
Scène V
Valère, Harpagon, Elise
Harpagon
Ici, Valère. Nous t’avons élu pour nous dire qui a raison, de ma fille ou de moi.
Valère
C’est vous, Monsieur, sans contredit.
Harpagon
Sais-tu bien de quoi nous parlons ?
Valère
Non, mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.
Harpagon
Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ; et la coquine me dit au nez qu’elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela ?
Valère
Ce que j’en dis ?
Harpagon
Oui.
Valère
Eh, eh.
Harpagon
Quoi ?
Valère
Je dis que dans le fond je suis de votre sentiment ; et vous ne pouvez pas que vous n’ayez raison. Mais aussi n’a-t-elle pas tort tout à fait, et…
Harpagon
Comment ? le seigneur Anselme est un parti considérable, c’est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage, et fort accommodé, et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Sauroit-elle mieux rencontrer ?
Valère
Cela est vrai. Mais elle pourroit vous dire que c’est un peu précipiter les choses, et qu’il faudroit au moins quelque temps pour voir si son inclination pourra s’accommoder avec…
Harpagon
C’est une occasion qu’il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici un avantage qu’ailleurs je ne trouverois pas, et il s’engage à la prendre sans dot.
Valère
Sans dot ?
Harpagon
Oui.
Valère
Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait convaincante ; il se faut rendre à cela.
Harpagon
C’est pour moi une épargne considérable.
Valère
Assurément, cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande affaire qu’on ne peut croire ; qu’il y va d’être heureux ou malheureux toute sa vie ; et qu’un engagement qui doit durer jusqu’à la mort ne se doit jamais faire qu’avec de grandes précautions.
Harpagon
Sans dot.
Valère
Vous avez raison : voilà qui décide tout, cela s’entend. Il y a des gens qui pourroient vous dire qu’en de telles occasions l’inclination d’une fille est une chose sans doute où l’on doit avoir de l’égard ; et que cette grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents très-fâcheux.
Harpagon
Sans dot.
Valère
Ah ! il n’y a pas de réplique à cela : on le sait bien ; qui diantre peut aller là contre ? Ce n’est pas qu’il n’y ait quantité de pères qui aimeroient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que l’argent qu’ils pourroient donner ; qui ne les voudroient point sacrifier à l’intérêt, et chercheroient plus que toute autre chose à mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y maintient l’honneur, la tranquillité et la joie, et que…
Harpagon
Sans dot.
Valère
Il est vrai : cela ferme la bouche à tout, sans dot. Le moyen de résister à une raison comme celle-là ?
Harpagon. Il regarde vers le jardin.
Ouais ! il me semble que j’entends un chien qui aboie. N’est-ce point qu’on en voudroit à mon argent ? Ne bougez, je reviens tout à l’heure.
Elise
Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites ?
Valère
C’est pour ne point l’aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout gâter ; et il y a de certains esprits qu’il ne faut prendre qu’en biaisant, des tempéraments ennemis de toute résistance, des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer, qui toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison, et qu’on ne mène qu’en tournant où l’on veut les conduire. Faites semblant de consentir à ce qu’il veut, vous en viendrez mieux à vos fins, et…
Elise
Mais ce mariage, Valère ?
Valère
On cherchera des biais pour le rompre.
Elise
Mais quelle invention trouver, s’il se doit conclure ce soir ?
Valère
Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.
Elise
Mais on découvrira la feinte, si l’on appelle des médecins.
Valère
Vous moquez-vous ? Y connoissent-ils quelque chose ? Allez, allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous trouveront des raisons pour vous dire d’où cela vient.
Harpagon
Ce n’est rien, Dieu merci.
Valère
Enfin notre dernier recours, c’est que la fuite nous peut mettre à couvert de tout ; et si votre amour, belle Elise, est capable d’une fermeté… (Il aperçoit Harpagon.) Oui, il faut qu’une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu’elle regarde comme un mari est fait, et lorsque la grande raison de sans dot s’y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu’on lui donne.
Harpagon
Bon. Voilà bien parlé, cela.
Valère
Monsieur, je vous demande pardon si je m’emporte un peu et prends la hardiesse de lui parler comme je fais.
Harpagon
Comment ? j’en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un pouvoir absolu. Oui, tu as beau fuir. Je lui donne l’autorité que le Ciel me donne sur toi, et j’entends que tu fasses tout ce qu’il te dira.
Valère
Après cela, résistez à mes remontrances. Monsieur, je vais la suivre, pour lui continuer les leçons que je lui faisois.
Harpagon
Oui, tu m’obligeras. Certes…
Valère
Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.
Harpagon
Cela est vrai. Il faut…
Valère
Ne vous mettez pas en peine. Je crois que j’en viendrai à bout.
Harpagon
Fais, fais. Je m’en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout à l’heure.
Valère
Oui, l’argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâces au Ciel de l’honnête homme de père qu’il vous a donné. Il sait ce que c’est que de vivre. Lorsqu’on s’offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là dedans, et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d’honneur, de sagesse et de probité.
Harpagon
Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut avoir un domestique de la sorte !
L’AVARE – MOLIÈRE > ACTE II
Acte II
Scène I
Cléante, la Flèche
Cléante
Ah ! traître que tu es, où t’es-tu donc allé fourrer ? Ne t’avois-je pas donné ordre…
La Flèche
Oui, Monsieur, et je m’étois rendu ici pour vous attendre de pied ferme ; mais Monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m’a chassé dehors malgré moi, et j’ai couru risque d’être battu.
Cléante
Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et depuis que je ne t’ai vu, j’ai découvert que mon père est mon rival.
La Flèche
Votre père amoureux ?
Cléante
Oui ; et j’ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m’a mis.
La Flèche
Lui se mêler d’aimer ! De quoi diable s’avise-t-il ? Se moque-t-il du monde ? Et l’amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?
Cléante
Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.
La Flèche
Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ?
Cléante
Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver au besoin des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse t’a-t-on faite ?
La Flèche
Ma foi ! Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut essuyer d’étranges choses lorsqu’on en est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-mathieux.
Cléante
L’affaire ne se fera point ?
La Flèche
Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu’on nous a donné, homme agissant et plein de zèle, dit qu’il a fait rage pour vous ; et il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur.
Cléante
J’aurai les quinze mille francs que je demande ?
La Flèche
Oui ; mais à quelques petites conditions, qu’il faudra que vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.
Cléante
T’a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l’argent ?
La Flèche
Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin à se cacher que vous, et ce sont des mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom, et l’on doit aujourd’hui l’aboucher avec vous, dans une maison empruntée, pour être instruit, par votre bouche, de votre bien et de votre famille ; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.
Cléante
Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m’ôter le bien.
La Flèche
Voici quelques articles qu’il a dictés lui-même à notre entremetteur, pour vous être montrés, avant que de rien faire :
Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l’emprunteur soit majeur, et d’une famille où le bien soit ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus honnête homme qu’il se pourra, et qui, pour cet effet, sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l’acte soit dûment dressé.
Cléante
Il n’y a rien à dire à cela.
La Flèche
Le prêteur, pour ne charger sa conscience d’aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu’au denier dix-huit.
Cléante
Au denier dix-huit ? Parbleu ! voilà qui est honnête. Il n’y a pas lieu de se plaindre.
La Flèche
Cela est vrai.
Mais comme ledit prêteur n’a pas chez lui la somme dont il est question, et que pour faire plaisir à l’emprunteur, il est contraint lui-même de l’emprunter d’un autre, sur le pied du denier cinq, il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n’est que pour l’obliger que ledit prêteur s’engage à cet emprunt.
Cléante
Comment diable ! quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C’est plus qu’au denier quatre.
La Flèche
Il est vrai ; c’est ce que j’ai dit. Vous avez à voir là-dessus.
Cléante
Que veux-tu que je voie ? J’ai besoin d’argent ; et il faut bien que je consente à tout.
La Flèche
C’est la réponse que j’ai faite.
Cléante
Il y a encore quelque chose ?
La Flèche
Ce n’est plus qu’un petit article.
Des quinze mille francs qu’on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres, et pour les mille écus restants, il faudra que l’emprunteur prenne les hardes, nippes, et bijoux dont s’ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu’il lui a été possible.
Cléante
Que veut dire cela ?
La Flèche
Ecoutez le mémoire.
Premièrement, un lit de quatre pieds, à bandes de points de Hongrie, appliqués fort proprement sur un drap de couleur d’olive, avec six chaises et la courte-pointe de même ; le tout bien conditionné, et doublé d’un petit taffetas changeant rouge et bleu. Plus, un pavillon à queue, d’une bonne serge d’Aumale rose-sèche, avec le mollet et les franges de soie.
Cléante
Que veut-il que je fasse de cela ?
La Flèche
Attendez.
Plus, une tenture de tapisserie des amours de Gombaut et de Macée. Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de ses six escabelles.
Cléante
Qu’ai-je affaire, morbleu… ?
La Flèche
Donnez-vous patience.
Plus, trois gros mousquets tout garnis de nacre de perles, avec les trois fourchettes assortissantes. Plus, un fourneau de briques, avec deux cornues, et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller.
Cléante
J’enrage.
La Flèche
Doucement.
Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s’en faut. Plus, un trou-madame, et un damier, avec un jeu de l’oie renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l’on n’a que faire. Plus, une peau de lézard, de trois pieds et demi, remplie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher d’une chambre. Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus, par la discrétion du prêteur.
Cléante
Que la peste l’étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu’il est ! A-t-on jamais parlé d’une usure semblable ? Et n’est-il pas content du furieux intérêt qu’il exige, sans vouloir encore m’obliger à prendre, pour trois mille livres, les vieux rogatons qu’il ramasse ? Je n’aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu’il veut, car il est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard sur la gorge.
La Flèche
Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenoit Panurge pour se ruiner, prenant argent d’avance, achetant cher, vendant à bon marché, et mangeant son blé en herbe.
Cléante
Que veux-tu que j’y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s’étonne après cela que les fils souhaitent qu’ils meurent.
La Flèche
Il faut avouer que le vôtre animeroit contre sa vilanie le plus posé homme du monde. Je n’ai pas, Dieu merci, les inclinations fort patibulaires ; et parmi mes confrères que je vois se mêler de beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu l’échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donneroit, par ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirois, en le volant, faire une action méritoire.
Cléante
Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.
Scène II
Maître Simon, Harpagon, Cléante, La Flèche
Maître Simon
Oui, Monsieur, c’est un jeune homme qui a besoin d’argent. Ses affaires le pressent d’en trouver, et il en passera par tout ce que vous en prescrirez.
Harpagon
Mais croyez-vous, maître Simon, qu’il n’y ait rien à péricliter ? et savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous parlez ?
Maître Simon
Non, je ne puis pas bien vous en instruire à fond, et ce n’est que par aventure que l’on m’a adressé à lui ; mais vous serez de toutes choses éclairci par lui-même ; et son homme m’a assuré que vous serez content, quand vous le connoîtrez. Tout ce que je saurois vous dire, c’est que sa famille est fort riche, qu’il n’a plus de mère déjà, et qu’il s’obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu’il soit huit mois.
Harpagon
C’est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons.
Maître Simon
Cela s’entend.
La Flèche
Que veut dire ceci ? Notre maître Simon qui parle à votre père.
Cléante
Lui auroit-on appris qui je suis ? et serois-tu pour nous trahir ?
Maître Simon
Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que c’étoit céans ? Ce n’est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom et votre logis ; mais, à mon avis, il n’y a pas grand mal à cela. Ce sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer ensemble.
Harpagon
Comment ?
Maître Simon
Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille livres dont je vous ai parlé.
Harpagon
Comment, pendard ? c’est toi qui t’abandonnes à ces coupables extrémités ?
Cléante
Comment, mon père ? c’est vous qui vous portez à ces honteuses actions ?
Harpagon
C’est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables ?
Cléante
C’est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles ?
Harpagon
Oses-tu bien, après cela, paroître devant moi !
Cléante
Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ?
Harpagon
N’as-tu point de honte, dis-moi, d’en venir à ces débauches-là ? de te précipiter dans des dépenses effroyables ? et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parents t’ont amassé avec tant de sueurs ?
Cléante
Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites ? de sacrifier gloire et réputation au desir insatiable d’entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait d’intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu’aient jamais inventées les plus célèbres usuriers ?
Harpagon
Ote-toi de mes yeux, coquin ! ôte-toi de mes yeux !
Cléante
Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n’a que faire ?
Harpagon
Retire-toi, te dis-je, et ne m’échauffe pas les oreilles. Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m’est un avis de tenir l’oeil, plus que jamais, sur toutes ses actions.
Scène III
Frosine, Harpagon
Frosine
Monsieur…
Harpagon
Attendez un moment ; je vais revenir vous parler. Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent.
Scène IV
La Flèche, Frosine
La Flèche
L’aventure est tout à fait drôle. Il faut bien qu’il ait quelque part un ample magasin de hardes ; car nous n’avons rien reconnu au mémoire que nous avons.
Frosine
Hé ! c’est toi, mon pauvre La Flèche ? D’où vient cette rencontre ?
La Flèche
Ah ! ah ! c’est toi, Frosine. Que viens-tu faire ici ?
Frosine
Ce que je fais partout ailleurs : m’entremettre d’affaires, me rendre serviable aux gens, et profiter du mieux qu’il m’est possible des petits talents que je puis avoir. Tu sais que dans ce monde il faut vivre d’adresse, et qu’aux personnes comme moi le Ciel n’a donné d’autres rentes que l’intrigue et que l’industrie.
La Flèche
As-tu quelque négoce avec le patron du logis ?
Frosine
Oui, je traite pour lui quelque petite affaire, dont j’espère une récompense.
La Flèche
De lui ? Ah, ma foi ! tu seras bien fine si tu en tires quelque chose ; et je te donne avis que l’argent céans est fort cher.
Frosine
Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.
La Flèche
Je suis votre valet, et tu ne connois pas encore le seigneur Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains l’humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré. Il n’est point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu’à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l’estime, de la bienveillance en paroles et de l’amitié tant qu’il vous plaira ; mais de l’argent, point d’affaires. Il n’est rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses ; et donner est un mot pour qui il a tant d’aversion, qu’il ne dit jamais : Je vous donne, mais : Je vous prête le bon jour.