Le Bouchon de cristal

Chapitre 3La vie privée d’Alexis Daubrecq

En entrant chez lui après son déjeuner, le lendemain de ce jouroù la police avait exploré son domicile, le député Daubrecq futarrêté par Clémence, sa concierge. Celle-ci avait réussi à trouverune cuisinière en qui l’on pouvait avoir toute confiance.

Cette cuisinière, qui se présenta quelques minutes plus tard,exhiba des certificats de premier ordre, signés par des personnesauprès desquelles il était facile de prendre des informations. Trèsactive, quoique d’un certain âge, elle acceptait de faire le ménageà elle seule sans l’aide d’aucun domestique, condition imposée parDaubrecq, qui préférait réduire les chances d’être espionné.

Comme, en dernier lieu, elle était placée chez un membre duParlement, le comte Saulevat, Daubrecq téléphona aussitôt à soncollègue. L’intendant du comte Saulevat donna sur elle lesmeilleurs renseignements. Elle fut engagée.

Dès qu’elle eut apporté sa malle, elle se mit à l’ouvrage,nettoya toute la journée et prépara le repas.

Daubrecq dîna et sortit.

Vers onze heures, la concierge étant couchée, elle entrebâillaavec précaution la grille du jardin. Un homme approcha.

– C’est toi ? dit-elle.

– Oui, c’est moi, Lupin.

Elle le conduisit dans la chambre qu’elle occupait au troisièmeétage, sur le jardin, et, tout de suite, elle se lamenta :

– Encore des trucs, et toujours des trucs Tu ne peux donc pas melaisser tranquille, au lieu de m’employer à des tas debesognes !

– Que veux-tu, ma bonne Victoire, quand il me faut une personned’apparence respectable et de mœurs incorruptibles, c’est à toi queje pense. Tu dois être flattée.

– Et c’est comme ça que tu t’émeus ! gémit-elle. Tu mejettes une fois de plus dans la gueule du loup, et ça te faitrigoler.

– Qu’est-ce que tu risques ?

– Comment ce que je risque ! tous mes certificats sontfaux.

– Les certificats sont toujours faux.

– Et si M. Daubrecq s’en aperçoit ? s’il serenseigne ?

– Il s’est renseigné.

– Hein ! qu’est-ce que tu dis ?

– Il a téléphoné à l’intendant du comte Saulevat, chez qui,soi-disant, tu as eu l’honneur de servir.

– Tu vois, je suis fichue.

– L’intendant du comte n’a pas tari d’éloges à ton propos.

– Il ne me connaît pas.

– Mais moi, je le connais. C’est moi qui l’ai fait placer chezle comte Saulevat. Alors, tu comprends…

Victoire parut un peu calmée.

– Enfin ! qu’il soit fait selon la volonté de Dieu… ouplutôt selon la tienne. Et quel est mon rôle dans toutcela ?

– Me coucher ici, d’abord. Tu m’as jadis nourri de ton lait. Tupeux bien m’offrir la moitié de ta chambre. Je dormirai sur lefauteuil.

– Et après ?

– Après ? Me fournir les aliments nécessaires.

– Et après ?

– Après ? Entreprendre de concert avec moi, et sous madirection, toute une série de recherches ayant pour but…

– Ayant pour but ?

– La découverte de l’objet précieux dont je t’ai parlé.

– Quoi ?

– Un bouchon de cristal.

– Un bouchon de cristal… Jésus-Marie Quel métier ! Et si onne le trouve pas, ton sacré bouchon ?

Lupin lui saisit doucement le bras, et d’une voix grave :

– Si on ne le trouve pas, Gilbert, le petit Gilbert que tuconnais et que tu aimes bien, a beaucoup de chances d’y laisser satête, ainsi que Vaucheray.

– Vaucheray, ça m’est égal… une canaille comme lui ! MaisGilbert…

– Tu as lu les journaux, ce soir ? L’affaire tourne de plusen plus mal. Vaucheray, comme de juste, accuse Gilbert d’avoirfrappé le domestique et il arrive précisément que le couteau dontVaucheray s’est servi appartenait à Gilbert. La preuve en a étéfaite, ce matin. Sur quoi, Gilbert, qui est intelligent, mais quimanque d’estomac, a bafouillé et s’est lancé dans des histoires etdes mensonges qui achèveront de le perdre. Voilà où nous en sommes.Veux-tu m’aider ?

A minuit le député rentra.

Dès lors, et durant plusieurs jours, Lupin modela sa vie surcelle de Daubrecq. Aussitôt que celui-ci quittait l’hôtel, Lupincommençait ses investigations.

Il les poursuivit avec méthode, divisant chacune des pièces ensecteurs qu’il n’abandonnait qu’après avoir interrogé les pluspetits recoins, et, pour ainsi dire, épuisé toutes les combinaisonspossibles.

Victoire cherchait aussi. Et rien n’était oublié. Pieds detable, bâtons de chaises, lames de parquets, moulures, cadres deglaces ou de tableaux, pendules, socles de statuettes, ourlets derideaux, appareils téléphoniques ou appareils d’électricité, onpassait en revue tout ce qu’une imagination ingénieuse aurait puchoisir comme cachette.

Et l’on surveillait aussi les moindres actes du député, sesgestes les plus inconscients, ses regards, les livres qu’il lisait,les lettres qu’il écrivait.

C’était chose facile ; il semblait vivre au grand jour.Jamais une porte n’était fermée. Il ne recevait aucune visite. Etson existence fonctionnait avec une régularité de mécanisme.L’après-midi il allait à la Chambre, le soir au cercle.

– Pourtant, disait Lupin, il doit bien y avoir quelque chose quin’est pas catholique dans tout cela.

– Rien que je te dis, gémissait Victoire, tu perds ton temps, etnous nous ferons pincer.

La présence des agents de la Sûreté et leurs allées et venuessous les fenêtres l’affolaient. Elle ne pouvait admettre qu’ilsfussent là pour une autre raison que pour la prendre au piège,elle, Victoire. Et chaque fois qu’elle se rendait au marché, elleétait toute surprise qu’un de ces hommes ne lui mît pas la main surl’épaule.

Un jour elle revint, bouleversée. Son panier de provisionstremblait à son bras.

– Eh bien, qu’y a-t-il, ma bonne Victoire, lui dit Lupin, tu esverte.

– Verte.., n’est-ce pas ?… Il y a de quoi…

Elle dut s’asseoir, et ce n’est qu’après bien des effortsqu’elle réussit à bégayer :

– Un individu… un individu qui m’a abordée… chez lafruitière…

– Bigre ! Il voulait t’enlever ?

– Non… il m’a remis une lettre…

– Et tu te plains ? Une déclaration d’amour,évidemment !

– Non… « C’est pour votre patron », qu’il a dit. « Mon patron »que j’ai dit. « Oui, pour le monsieur qui habite votre chambre.»

– Hein !

Cette fois Lupin avait tressailli.

– Donne-moi ça, fit-il, en lui arrachant l’enveloppe.

L’enveloppe ne portait aucune adresse.

Mais il y en avait une autre, à l’intérieur, sur laquelle il lut:

« Monsieur Arsène Lupin, aux bons soins de Victoire. »

– Fichtre ! murmura-t-il, celle-ci est raide.

Il déchira cette seconde enveloppe. Elle contenait une feuillede papier, avec ces mots écrits en grosses majuscules :

« Tout ce que vous faites est inutile et dangereux… Abandonnezla partie… »

Victoire poussa un gémissement et s’évanouit. Quant à Lupin, ilse sentit rougir jusqu’aux oreilles, comme si on l’eût outragé dela façon la plus grossière. Il éprouvait cette humiliation d’unduelliste dont les intentions les plus secrètes seraient annoncéesà haute voix par un adversaire ironique.

D’ailleurs il ne souffla mot. Victoire reprit son service. Lui,il resta dans sa chambre, toute la journée, à réfléchir.

Le soir, il ne dormit pas.

Et il ne cessait de se répéter :

« A quoi bon réfléchir ? je me heurte à l’un de cesproblèmes que l’on ne résout pas par la réflexion. Il est certainque je ne suis pas seul dans l’affaire, et que, entre Daubrecq etla police, il y a, outre le troisième larron que je suis, unquatrième larron qui marche pour son compte, et qui me connaît, etqui lit clairement dans mon jeu. Mais quel est ce quatrièmelarron ? Et puis, est-ce que je ne me trompe pas ? Etpuis… Ah zut… dormons »

Mais il ne pouvait dormir, et une partie de la nuit s’écoula dela sorte.

Or, vers quatre heures du matin, il lui sembla entendre du bruitdans la maison. Il se leva précipitamment, et, du haut del’escalier, il aperçut Daubrecq qui descendait le premier étage etse dirigeait ensuite vers le jardin.

Une minute plus tard le député, après avoir ouvert la grille,rentra avec un individu dont la tête était enfouie au fond d’unvaste col de fourrure, et le conduisit dans son cabinet detravail.

En prévision d’une éventualité de ce genre, Lupin avait pris sesprécautions. Comme les fenêtres du cabinet et celles de sa chambre,situées derrière la maison, donnaient sur le jardin, il accrocha àson balcon une échelle de corde qu’il déroula doucement, et le longde laquelle il descendit jusqu’au niveau supérieur des fenêtres ducabinet.

Des volets masquaient ces fenêtres. Mais comme elles étaientrondes, une imposte en demi-cercle restait libre, et Lupin, bienqu’il lui fût impossible d’entendre, put discerner tout ce qui sepassait à l’intérieur.

Aussitôt il constata que la personne qu’il avait prise pour unhomme était une femme – une femme encore jeune, quoique sachevelure noire se mêlât de cheveux gris, une femme d’une élégancetrès simple, haute de taille, et dont le beau visage avait cetteexpression lasse et mélancolique que donne l’habitude desouffrir.

« Où diable l’ai-je vue ? se demanda Lupin. Car, sûrement,ce sont là des traits, un regard, une physionomie que je connais.»

Debout, appuyée contre la table, impassible, elle écoutaitDaubrecq. Celui-ci, debout également, lui parlait avec animation.Il tournait le dos à Lupin, mais Lupin s’étant penché, aperçut uneglace où se reflétait l’image du député. Et il fut effrayé de voiravec quels yeux étranges, avec quel air de désir brutal et sauvageil regardait sa visiteuse.

Elle-même dut en être gênée, car elle s’assit et baissa lespaupières. Daubrecq alors s’inclina vers elle, et il semblait prêtà l’entourer de ses longs bras aux poings énormes. Et, tout à coup,Lupin s’avisa que de grosses larmes roulaient sur le triste visagede la femme.

Est-ce la vue de ces larmes qui fit perdre la tête àDaubrecq ? D’un mouvement brusque il étreignit la femme etl’attira contre lui. Elle le repoussa avec une violence haineuse.Et tous deux, après une courte lutte où la figure de l’hommeapparut à Lupin, atroce et convulsée, tous deux, dressés l’uncontre l’autre, ils s’apostrophèrent comme des ennemis mortels.

Puis ils se turent. Daubrecq s’assit, il avait un air méchant,dur, ironique aussi. Et il parla de nouveau en frappant la table àpetits coups secs, comme s’il posait des conditions.

Elle ne bougeait plus. Elle le dominait de tout son bustehautain, distraite, et les yeux vagues. Lupin ne la quittait pas duregard, captivé par ce visage énergique et douloureux, et ilrecherchait vainement à quel souvenir la rattacher, lorsqu’ils’aperçut qu’elle avait tourné légèrement la tête et qu’elleremuait le bras de façon imperceptible.

Et son bras s’écartait de son buste, et Lupin vit qu’il y avaità l’extrémité de cette table une carafe coiffée d’un bouchon à têted’or. La main atteignit la carafe, tâtonna, s’éleva doucement etsaisit le bouchon. Un mouvement de tête rapide, un coup d’œil, puisle bouchon fut remis à sa place. Sans aucun doute ce n’était pascela que la femme espérait.

« Crebleu ! se dit Lupin, elle aussi est en quête dubouchon de cristal. Décidément, l’affaire se complique tous lesjours. »

Mais, ayant de nouveau observé la visiteuse, il fut stupéfait denoter l’expression subite et imprévue de son visage, une expressionterrible, implacable, féroce. Et il vit que la main continuait sonmanège autour de la table, et que, par un glissement ininterrompu,par une manœuvre sournoise, elle repoussait des livres et,lentement, sûrement, approchait d’un poignard dont la lame brillaitparmi les feuilles éparses.

Nerveusement elle agrippa le manche.

Daubrecq continuait à discourir. Au-dessus de son dos, sanstrembler, la main s’éleva peu à peu, et Lupin voyait les yeuxhagards et forcenés de la femme qui fixaient le point même de lanuque qu’elle avait choisi pour y planter son couteau.

« Vous êtes en train de faire une bêtise, ma belle madame »,pensa Lupin.

Et il songeait déjà au moyen de s’enfuir et d’emmenerVictoire.

Elle hésitait pourtant, le bras dressé. Mais ce ne fut qu’unedéfaillance brève. Elle serra les dents. Toute sa face, contractéepar la haine, se tordit davantage encore. Et elle fit le gesteeffroyable.

Au même instant, Daubrecq s’aplatissait, bondissait de sachaise, et, se retournant, attrapait au vol le frêle poignet de lafemme.

Chose curieuse, il ne lui adressa aucun reproche, comme sil’acte qu’elle avait tenté ne l’eût point surpris plus qu’un acteordinaire, très naturel, et très simple. Il haussa les épaules, enhomme habitué à courir ces sortes de dangers, et il marcha de longen large, silencieux.

Elle avait lâché l’arme et elle pleurait, la tête entre sesmains, avec des sanglots qui la secouaient tout entière.

Puis il revint près d’elle et lui dit quelques paroles enfrappant encore sur la table.

Elle fit signe que non, et, comme il insistait, à son tour ellefrappa violemment du pied, en criant, et si fort que Lupin entendit:

– Jamais ! … Jamais ! …

Alors, sans un mot de plus, il alla chercher le manteau defourrure qu’elle avait apporté et le posa sur les épaules de lafemme, tandis qu’elle s’enveloppait le visage d’une dentelle.

Et il la reconduisit.

Deux minutes plus tard, la grille du jardin se refermait.

« Dommage que je ne puisse pas courir après cette étrangepersonne et jaser un peu avec elle sur le Daubrecq. M’est avis qu’ànous deux on ferait de la bonne besogne. »

En tout cas, il y avait un point à éclaircir. Le députéDaubrecq, dont la vie était si réglée, si exemplaire en apparence,ne recevait-il pas certaines visites, la nuit, alors que l’hôteln’était plus surveillé par la police ?

Il chargea Victoire de prévenir deux hommes de sa bande pourqu’ils eussent à faire le guet pendant plusieurs jours. Etlui-même, la nuit suivante, se tint éveillé.

Comme la veille, à quatre heures du matin, il entendit du bruit.Comme la veille, le député introduisit quelqu’un.

Lupin descendit vivement son échelle et tout de suite, enarrivant au niveau de l’imposte, il aperçut un homme qui setraînait aux pieds de Daubrecq, qui lui embrassait les genoux avecun désespoir frénétique, et qui, lui aussi, pleurait, pleuraitconvulsivement.

Plusieurs fois, Daubrecq le repoussa en riant, mais l’homme secramponnait. On eût dit qu’il était fou, et ce fut dans unvéritable accès de folie que, se relevant à moitié, il empoigna ledéputé à la gorge et le renversa sur un fauteuil. Daubrecq sedébattit, impuissant d’abord et les veines gonflées. Mais, d’uneforce peu commune, il ne tarda pas à reprendre le dessus et àréduire son adversaire à l’immobilité.

Le tenant alors d’une main, de l’autre il le gifla, deux fois, àtoute volée.

L’homme se releva lentement. Il était livide et vacillait surses jambes. Il attendit un moment, comme pour reprendre sonsang-froid. Et, avec un calme effrayant, il tira de sa poche unrevolver qu’il braqua sur Daubrecq.

Daubrecq ne broncha pas. Il souriait même d’un air de défi, etsans plus s’émouvoir que s’il eût été visé par le pistolet d’unenfant.

Durant quinze à vingt secondes peut-être, l’homme resta le brastendu, en face de son ennemi. Puis, toujours avec la même lenteuroù se révélait une maîtrise d’autant plus impressionnante qu’ellesuccédait à une crise d’agitation extrême, il rentra son arme et,dans une autre poche, saisit son portefeuille.

Daubrecq s’avança.

Le portefeuille fut déplié. Une liasse de billets de banqueapparut.

Daubrecq s’en empara vivement et les compta.

C’étaient des billets de mille francs.

Il y en avait trente.

L’homme regardait. Il n’eut pas un geste de révolte, pas uneprotestation. Visiblement, il comprenait l’inutilité des paroles.Daubrecq était de ceux qu’on ne fléchit pas. Pourquoi perdrait-ilson temps à le supplier, ou même à se venger de lui par desoutrages et des menaces vaines ? Pouvait-il atteindre cetennemi inaccessible ? La mort même de Daubrecq ne ledélivrerait pas de Daubrecq.

Il prit son chapeau et s’en alla.

A onze heures du matin, en rentrant du marché, Victoire remit àLupin un mot que lui envoyaient ses complices.

Il lut :

« L’homme qui est venu cette nuit chez Daubrecq est le députéLangeroux, président de la gauche indépendante. Peu de fortune.Famille nombreuse. »

« Allons, se dit Lupin, Daubrecq n’est autre chose qu’un maîtrechanteur, mais, saperlotte les moyens d’action qu’il emploie sontrudement efficaces ! »

Les événements donnèrent une nouvelle force à la supposition deLupin. Trois jours après, il vint un autre visiteur qui remit àDaubrecq une somme importante. Et il en vint un autre lesurlendemain, qui laissa un collier de perles.

Le premier se nommait Dechaumont, sénateur, ancien ministre. Lesecond était le marquis d’Aibufex, député bonapartiste, ancien chefdu bureau politique du prince Napoléon.

Pour ces deux-là, la scène fut à peu près semblable àl’entretien du député Langeroux, scène violente et tragique qui setermina par la victoire de Daubrecq.

« Et ainsi de suite, pensa Lupin, quand il eut cesrenseignements. J’ai assisté à quatre visites. Je n’en saurai pasdavantage s’il y en a dix, vingt ou trente… Il me suffit deconnaître, par mes amis en faction, le nom des visiteurs. Irai-jeles voir ?… Pour quoi faire ? Ils n’ont aucune raisonpour se confier à moi. D’autre part, dois-je m’attarder ici à desinvestigations qui n’avancent pas, et que Victoire peut tout aussibien continuer seule ? »

Il était fort embarrassé. Les nouvelles de l’instruction dirigéecontre Gilbert et Vaucheray devenaient de plus en plus mauvaises,les jours s’écoulaient, et il n’était pas une heure sans sedemander, et avec quelle angoisse, si tous ses effortsn’aboutiraient pas, en admettant qu’il réussît, à des résultatsdérisoires et absolument étrangers au but qu’il poursuivait. Carenfin, une fois démêlées les manœuvres clandestines de Daubrecq,aurait-il pour cela les moyens de secourir Gilbert etVaucheray ?

Ce jour-là, un incident mit fin à son indécision. Après ledéjeuner, Victoire entendit, par bribes, une conversationtéléphonique de Daubrecq.

De ce que rapporta Victoire, Lupin conclut que le député avaitrendez-vous à huit heures et demie avec une dame, et qu’il devaitla conduire dans un théâtre.

– Je prendrai une baignoire, comme il y a six semaines, avaitdit Daubrecq.

Et il avait ajouté, en riant :

– J’espère que, pendant ce temps-là, je ne serai pascambriolé.

Pour Lupin, les choses ne firent pas de doute. Daubrecq allaitemployer sa soirée de la même façon qu’il l’avait employée sixsemaines auparavant, tandis que l’on cambriolait sa villad’Enghien. Connaître la personne qu’il devait retrouver, savoirpeut-être aussi comment Gilbert et Vaucheray avaient appris quel’absence de Daubrecq durerait de huit heures du soir à une heuredu matin, c’était d’une importance capitale.

Pendant l’après-midi, avec l’assistance de Victoire, et sachantpar elle que Daubrecq rentrait dîner plus tôt que de coutume, Lupinsortit de l’hôtel.

Il passa chez lui, rue Chateaubriand, manda par téléphone troisde ses amis, endossa un frac, et se fit, comme il disait, sa têtede prince russe, à cheveux blonds et à favoris coupés ras.

Les complices arrivèrent en automobile.

A ce moment, Achille, le domestique, lui apporta un télégrammeadressé à M. Michel Beaumont, rue Chateaubriand. Ce télégrammeétait ainsi conçu :

« Ne venez pas au théâtre ce soir. Votre intervention risque detout perdre. »

Sur la cheminée, près de lui, il y avait un vase de fleurs.Lupin le saisit et le brisa en morceaux.

« C’est entendu, c’est entendu, grinça-t-il. On joue avec moicomme j’ai l’habitude de jouer avec les autres. Mêmes procédés.Mêmes artifices. Seulement, voilà, il y a cette différence… »

Quelle différence ? Il n’en savait trop rien. La vérité,c’est qu’il était déconcerté, lui aussi, troublé jusqu’au fond del’être, et qu’il ne continuait à agir que par obstination, pourainsi dire par devoir, et sans apporter à la besogne sa bellehumeur et son entrain ordinaires.

– Allons-y ! dit-il à ses complices.

Sur son ordre, le chauffeur les arrêta non loin du squareLamartine, mais n’éteignit pas le moteur. Lupin prévoyait queDaubrecq, pour échapper aux agents de la Sûreté qui gardaientl’hôtel, sauterait dans quelque taxi, et il ne voulait pas selaisser distancer.

Il comptait sans l’habileté de Daubrecq.

A sept heures et demie, la grille du jardin fut ouverte à deuxbattants, une lueur vive jaillit, et rapidement une motocyclettefranchit le trottoir, longea le square, tourna devant l’auto etfila vers le Bois à une allure telle qu’il eût été absurde de semettre à sa poursuite.

– Bon voyage, monsieur Dumollet, dit Lupin, qui essaya deplaisanter, mais qui, au fond, ne dérageait pas.

Il observa ses complices avec l’espoir que l’un d’eux sepermettrait un sourire moqueur. Comme il eût été heureux de passerses nerfs sur celui-là !

– Rentrons, dit-il au bout d’un instant.

Il leur offrit à dîner, puis il fuma un cigare et ilsrepartirent en automobile et firent la tournée des théâtres, encommençant par ceux d’opérette et de vaudeville, pour lesquels ilsupposait que Daubrecq et sa dame devaient avoir quelquepréférence. Il prenait un fauteuil, inspectait les baignoires ets’en allait.

Il passa ensuite aux théâtres plus sérieux, à la Renaissance, auGymnase.

Enfin, à dix heures du soir, il aperçut au Vaudeville unebaignoire presque entièrement masquée de ses deux paravents et,moyennant finances, il apprit de l’ouvreuse qu’il y avait là unmonsieur d’un certain âge, gros et petit, et une dame voilée d’unedentelle épaisse.

La baignoire voisine étant libre, il la prit, retourna vers sesamis afin de leur donner les instructions nécessaires et s’installaprès du couple.

Durant l’entracte, à la lumière plus vive, il discerna le profilde Daubrecq. La dame restait dans le fond, invisible.

Tous deux parlaient à voix basse, et, lorsque le rideau sereleva, ils continuèrent à parler, mais de telle façon que Lupin nedistinguait pas une parole.

Dix minutes s’écoulèrent. On frappa à leur porte. C’était uninspecteur du théâtre.

– Monsieur le député Daubrecq, n’est-ce pas ?interrogea-t-il.

– Oui, fit Daubrecq d’une voix étonnée. Mais comment savez-vousmon nom ?

– Par une personne qui vous demande au téléphone et qui m’a ditde m’adresser à la baignoire 22.

– Mais qui cela ?

– Monsieur le marquis d’Albufex.

– Hein ?… Quoi ?

– Que dois-je répondre ?

– Je viens… je viens…

Daubrecq s’était levé précipitamment et suivaitl’inspecteur.

Il n’avait pas disparu que Lupin surgissait de sa baignoire. Ilcrocheta la porte voisine et s’assit auprès de la dame.

Elle étouffa un cri.

– Taisez-vous, ordonna-t-il… j’ai à vous parler, c’est de touteimportance.

– Ah ! … fit-elle entre ses dents… Arsène Lupin.

Il fut ahuri. Un instant, il demeura coi, la bouche béante.Cette femme le connaissait ! et non seulement elle leconnaissait, mais elle l’avait reconnu malgré sondéguisement ! Si accoutumé qu’il fût aux événements les plusextraordinaires et les plus insolites, celui-ci ledéconcertait.

Il ne songea même pas à protester et balbutia :

– Vous savez donc ?… vous savez ?…

Brusquement, avant qu’elle eût le temps de se défendre, ilécarta le voile de la dame.

– Comment est-ce possible ? murmura-t-il, avec une stupeurcroissante.

C’était la femme qu’il avait vue chez Daubrecq quelques joursauparavant, la femme qui avait levé son poignard sur Daubrecq, etqui avait voulu le frapper de toute sa force haineuse.

A son tour, elle parut bouleversée.

– Quoi vous m’avez vue déjà ?…

– Oui, l’autre nuit, dans son hôtel… j’ai vu votre geste…

Elle fit un mouvement pour s’enfuir. Il la retint et vivement:

– Il faut que je sache qui vous êtes… C’est pour le savoir quej’ai fait téléphoner à Daubrecq.

Elle s’effara.

– Comment, ce n’est donc pas le marquis d’Albufex ?

– Non, c’est un de mes complices.

– Alors, Daubrecq va revenir…

– Oui, mais nous avons le temps… Écoutez-moi… Il faut que nousnous retrouvions… Il est votre ennemi. Je vous sauverai de lui…

– Pourquoi ? Dans quel but ?

– Ne vous méfiez pas de moi… Il est certain que notre intérêtest le même… Où puis-je vous retrouver ? Demain, n’est-cepas ? A quelle heure ?… à quel endroit ?

– Eh bien…

Elle le regardait avec une hésitation visible, ne sachant quefaire, sur le point de parler, et pourtant pleine d’inquiétude etde doute.

– Oh ! je vous en supplie !… répondez… un momentseulement… et tout de suite… Il serait déplorable qu’on me trouvâtici… je vous en supplie.

D’une voix nette, elle répliqua :

– Mon nom.., c’est inutile… Nous nous verrons d’abord, et vousm’expliquerez… Oui, nous nous verrons. Tenez demain, à trois heuresde l’après-midi, au coin du boulevard…

A ce moment précis, la porte de la baignoire s’ouvrit, d’un coupde poing pour ainsi dire, et Daubrecq parut.

– Zut de zut ! marmotta Lupin, furieux d’être pincé avantd’avoir obtenu ce qu’il voulait.

Daubrecq eut un ricanement.

– C’est bien cela… je me doutais de quelque chose… Ah ! letruc du téléphone, un peu démodé, monsieur. Je n’étais pas à moitiéroute que j’ai tourné bride.

Il repoussa Lupin sur le devant de la loge, et, s’asseyant àcôté de la dame, il dit :

– Et alors mon prince qui sommes-nous ? Domestique à laPréfecture, probablement ? Nous avons bien la gueule del’emploi.

Il dévisageait Lupin qui ne sourcillait pas, et il cherchait àmettre un nom sur cette figure, mais il ne reconnut pas celui qu’ilavait appelé Polonius.

Lupin, sans le quitter des yeux non plus, réfléchissait. Pourrien au monde, il n’eût voulu abandonner la partie au point où ill’avait menée, et renoncer à s’entendre, puisque l’occasion étaitsi propice, avec la mortelle ennemie de Daubrecq.

Elle, immobile en son coin, les observait tous deux.

Lupin prononça :

– Sortons, monsieur, l’entretien sera plus facile dehors.

– Ici, mon prince, riposta le député, il aura lieu ici, tout àl’heure, pendant l’entracte. Comme cela, nous ne dérangeronspersonne.

– Mais…

– Pas la peine, mon bonhomme, tu ne bougeras pas.

Et il saisit Lupin au collet, avec l’intention évidente de neplus le lâcher avant l’entracte.

Geste imprudent… Comment Lupin eût-il consenti à rester dans unepareille attitude, et surtout devant une femme, une femme àlaquelle il avait offert son alliance, une femme – et pour lapremière fois il pensait à cela – qui était belle et dont la beautégrave lui plaisait. Tout son orgueil d’homme se cabra.

Pourtant il se tut. Il accepta sur son épaule la pesée lourde dela main, et même il se cassa en deux, comme vaincu, impuissant,presque peureux.

– Ah ! drôle, railla le député, il paraît qu’on ne crâneplus.

Sur la scène, les acteurs, en grand nombre, disputaient etfaisaient du bruit.

Daubrecq ayant un peu desserré son étreinte, Lupin jugea lemoment favorable.

Violemment, avec le coupant de la main, il le frappa au creux dubras, ainsi qu’il eût fait avec une hache.

La douleur décontenança Daubrecq. Lupin acheva de se dégager ets’élança sur lui pour le prendre à la gorge. Mais Daubrecq,aussitôt sur la défensive, avait fait un mouvement de recul, etleurs quatre mains se saisirent.

Elles se saisirent avec une énergie surhumaine, toute la forcedes deux adversaires se concentrant en elles. Celles de Daubrecqétaient monstrueuses, et Lupin, happé par cet étau de fer, eutl’impression qu’il combattait, non pas avec un homme, mais avecquelque bête formidable, un gorille de taille colossale.

Ils se tenaient contre la porte, courbés comme des lutteurs quise tâtent et cherchent à s’empoigner. Des os craquèrent. A lapremière défaillance, le vaincu était pris à la gorge, étranglé. Etcela se passait dans un silence brusque, les acteurs sur la scèneécoutant l’un d’eux qui parlait à voix basse.

La femme, écrasée contre la cloison, terrifiée, les regardait.Que, par un geste, elle prît parti pour l’un ou pour l’autre, lavictoire aussitôt se décidait pour celui-là.

Mais qui soutiendrait-elle ? Qu’est-ce que Lupin pouvaitreprésenter à ses yeux ? un ami ou un ennemi ?

Vivement, elle gagna le devant de la baignoire, enfonça l’écran,et, le buste penché, sembla faire un signe. Puis elle revint ettâcha de se glisser jusqu’à la porte.

Lupin, comme s’il eût voulu l’aider, lui dit :

– Enlevez donc la chaise.

Il parlait d’une lourde chaise qui était tombée, qui le séparaitde Daubrecq, et par-dessus laquelle ils combattaient.

La femme se baissa et tira la chaise. C’était ce que Lupinattendait.

Délivré de l’obstacle, il allongea sur la jambe de Daubrecq uncoup de pied sec avec la pointe de sa bottine. Le résultat fut lemême que pour le coup qu’il avait donné sur le bras. La douleurprovoqua une seconde d’effarement, de distraction, dont il profitaaussitôt pour rabattre les mains tendues de Daubrecq, et pour luiplanter ses dix doigts autour de la gorge et de la nuque.

Daubrecq résista. Daubrecq essaya d’écarter les mains quil’étouffaient, mais il suffoquait déjà et ses forcesdiminuaient.

– Ah ! vieux singe, grogna Lupin en le renversant. Pourquoin’appelles-tu pas au secours ? Faut-il que tu aies peur duscandale !

Au bruit de la chute on frappa sur la cloison, de l’autrecôté.

– Allez toujours, fit Lupin à mi-voix, le drame est sur lascène. Ici, c’est mon affaire, et jusqu’à ce que j’aie mâté cegorille-là…

Ce ne fut pas long. Le député suffoquait. D’un coup sur lamâchoire, il l’étourdit. Il ne restait plus à Lupin qu’à entraînerla femme et à s’enfuir avec elle avant que l’alarme ne fûtdonnée.

Mais, quand il se retourna, il s’aperçut que la femme étaitpartie.

Elle ne pouvait être loin. Ayant sauté hors de la loge, il semit à courir, sans se soucier des ouvreuses et des contrôleurs.

De fait, arrivé à la rotonde du rez-de-chaussée, il l’aperçut,par une porte ouverte, qui traversait le trottoir de la Chausséed’Antin.

Elle montait en auto quand il la rejoignit.

La portière se referma sur elle.

Il saisit la poignée et voulut tirer.

Mais, de l’intérieur, un individu surgit, qui lui envoya sonpoing dans la figure, moins habilement, mais aussi violemment qu’ilavait envoyé le sien dans la figure de Daubrecq.

Si étourdi qu’il fût par le choc, il eut tout de même le temps,dans une vision effarée, de reconnaître cet individu, et dereconnaître aussi, sous son déguisement de chauffeur, l’individuqui conduisait l’automobile.

C’étaient Grognard et Le Ballu, les deux hommes chargés desbarques, le soir d’Enghien, deux amis de Gilbert et de Vaucheray,bref deux de ses complices à lui, Lupin.

Quand il fut dans son logis de la rue Chateaubriand, Lupin,après avoir lavé son visage ensanglanté, resta plus d’une heuredans un fauteuil, comme assommé. Pour la première fois, iléprouvait la douleur d’être trahi. Pour la première fois, descamarades de combat se retournaient contre leur chef.

Machinalement, dans le but de se distraire, il prit son courrierdu soir et déchira la bande d’un journal. Aux dernières nouvelles,il lut ces lignes :

« Affaire de la villa Marie-Thérèse. On a fini par découvrir lavéritable identité de Vaucheray, un des assassins présumés dudomestique Léonard. C’est un bandit de la pire espèce, unrécidiviste, et deux fois sous un autre nom, condamné par contumacepour assassinat.

Nul doute que l’on ne finisse par découvrir également le vrainom de son complice Gilbert. Dans tous les cas le juged’instruction est résolu à renvoyer l’affaire le plus vite possibledevant la chambre des mises en accusation.

On ne se plaindra pas des lenteurs de la justice. »

Au milieu d’autres journaux et de prospectus, il y avait unelettre.

Lupin, en l’apercevant, bondit. Elle était adressée à M. deBeaumont (Michel).

– Ah balbutia-t-il, une lettre de Gilbert. Elle contenait cesquelques mots :

« Patron, au secours ! j’ai peur… j’ai peur… »

Cette nuit-là encore fut pour Lupin une nuit d’insomnie et decauchemars. Cette nuit-là encore, d’abominables, de terrifiantesvisions le torturèrent.

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