Le Bouchon de cristal

Chapitre 7Le profil de Napoléon

Aussitôt que le préfet de Police, le chef de la Sûreté et lesmagistrats instructeurs eurent quitté l’hôtel de Daubrecq, aprèsune première enquête dont le résultat, d’ailleurs, fut tout à faitnégatif, Prasville reprit ses investigations personnelles.

Il examinait le cabinet de travail et les traces de la lutte quis’y était déroulée, lorsque la concierge lui apporta une carte devisite, où des mots au crayon étaient griffonnés.

– Faites entrer cette dame, dit-il.

– Cette dame n’est pas seule, dit la concierge.

– Ah ? Et bien, faites entrer aussi l’autre personne.

Clarisse Mergy fut alors introduite, et tout de suite,présentant le monsieur qui l’accompagnait, un monsieur en redingotenoire trop étroite, assez malpropre, aux allures timides, et quiavait l’air fort embarrassé de son vieux chapeau melon, de sonparapluie de cotonnade, de son unique gant, de toute sapersonne !

– M. Nicole, dit-elle, professeur libre, et répétiteur de monpetit Jacques, M. Nicole m’a beaucoup aidée de ses conseils depuisun an. C’est lui, notamment, qui a reconstitué toute l’histoire dubouchon de cristal. Je voudrais qu’il connût comme moi, si vous nevoyez pas d’inconvénient à me le raconter, les détails de cetenlèvement… qui m’inquiète, qui dérange mes plans… les vôtresaussi, n’est-ce pas ?

Prasville avait toute confiance en Clarisse Mergy, dont ilconnaissait la haine implacable contre Daubrecq, et dont ilappréciait le concours en cette affaire. Il ne fit donc aucunedifficulté pour dire ce qu’il savait, grâce à certains indices etsurtout à la déposition de la concierge.

La chose, du reste, était fort simple.

Daubrecq, qui avait assisté comme témoin au procès de Gilbert etde Vaucheray, et qu’on avait remarqué au Palais de Justice pendantles plaidoiries, était rentré chez lui vers six heures. Laconcierge affirmait qu’il était rentré seul et qu’il n’y avaitpersonne, à ce moment, dans l’hôtel. Pourtant, quelques minutesplus tard, elle entendait des cris, puis le bruit d’une lutte, deuxdétonations, et, de sa loge, elle voyait quatre individus masquésqui dégringolaient les marches du perron, en portant le députéDaubrecq, et qui se hâtaient vers la grille. Ils l’ouvrirent. Aumême instant, une automobile arrivait devant l’hôtel. Les quatrehommes s’y engouffrèrent, et l’automobile, qui ne s’était pourainsi dire pas arrêtée, partit à grande allure.

– N’y avait-il pas toujours deux agents en faction ?demanda Clarisse.

– Ils étaient là, affirma Prasville, mais à cent cinquantemètres de distance, et l’enlèvement fut si rapide que, malgré touteleur hâte, ils ne purent s’interposer.

– Et ils n’ont rien surpris ? rien trouvé ?

– Rien, ou presque rien… Ceci tout simplement.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

– Un petit morceau d’ivoire qu’ils ont ramassé à terre. Dansl’automobile, il y avait un cinquième individu, que la concierge,de la fenêtre de sa loge, vit descendre, pendant qu’on hissaitDaubrecq. Au moment de remonter, il laissa tomber quelque chosequ’il ramassa aussitôt. Mais ce quelque chose dut se casser sur lepavé du trottoir, car voici le fragment d’ivoire qu’on arecueilli.

– Mais, dit Clarisse, ces quatre individus, comment purent-ilsentrer ?

– Évidemment à l’aide de fausses clefs, et pendant que laconcierge faisait ses provisions, au cours de l’après-midi, et illeur fut facile de se cacher, puisque Daubrecq n’avait pas d’autredomestique. Tout me porte à croire qu’ils se cachèrent dans cettepièce voisine, qui est la salle à manger, et qu’ensuite ilsassaillirent Daubrecq dans son bureau. Le bouleversement desmeubles et des objets prouve la violence de la lutte. Sur le tapis,nous avons trouvé ce revolver à gros calibre qui appartient àDaubrecq. Une des balles a même brisé la glace de la cheminée.

Clarisse se tourna vers son compagnon afin qu’il exprimât unavis. Mais M. Nicole, les yeux obstinément baissés, n’avait pointbougé de sa chaise, et il pétrissait les bords de son chapeau,comme s’il n’eût pas encore découvert une place convenable pour l’ydéposer.

Prasville eut un sourire. Évidemment, le conseiller de Clarissene lui semblait pas de première force.

– L’affaire est quelque peu obscure, dit-il, n’est-ce pas,monsieur ?

– Oui… oui… confessa M. Nicole, très obscure.

– Alors vous n’avez pas votre petite idée personnelle sur laquestion ?

– Dame ! monsieur le secrétaire général, je pense queDaubrecq a beaucoup d’ennemis.

– Ah ! ah ! parfait.

– Et que plusieurs de ces ennemis, ayant intérêt à sadisparition, ont dû se liguer contre lui.

– Parfait, parfait, approuva Prasville, avec une complaisanceironique, parfait, tout s’éclaire. Il ne vous reste plus qu’à nousdonner une petite indication qui nous permette d’orienter nosrecherches.

– Ne croyez-vous pas, monsieur le secrétaire général, que cefragment d’ivoire ramassé par terre…

– Non, monsieur Nicole, non. Ce fragment provient d’un objetquelconque que nous ne connaissons pas, et que son propriétaires’empressera de cacher. Il faudrait, tout au moins, pour remonter àce propriétaire, définir la nature même de cet objet.

M. Nicole réfléchit, puis commença :

– Monsieur le secrétaire général, lorsque Napoléon 1e, tomba dupouvoir…

– Oh ! oh ! monsieur Nicole, un cours sur l’histoirede France !

– Une phrase, monsieur le secrétaire général, une simple phraseque je vous demande la permission d’achever. Lorsque Napoléon le,tomba du pouvoir, la Restauration mit en demi-solde un certainnombre d’officiers qui, surveillés par la police, suspects auxautorités, mais fidèles au souvenir de l’Empereur, s’ingénièrent àreproduire l’image de leur idole dans tous les objets d’usagefamilier ; tabatières, bagues, épingles de cravate, couteaux,etc.

– Eh bien ?

– Eh bien, ce fragment provient d’une canne, ou plutôt d’unesorte de casse-tête en jonc dont la pomme est formée d’un blocd’ivoire sculpté. En regardant ce bloc d’une certaine façon, onfinit par découvrir que la ligne extérieure représente le profil dupetit caporal. Vous avez entre les mains, monsieur le secrétairegénéral, un morceau de la pomme d’ivoire qui surmontait lecasse-tête d’un demi-solde.

– En effet… dit Prasville qui examinait à la lumière la pièce àconviction… en effet, on distingue un profil… mais je ne vois pasla conclusion…

– La conclusion est simple. Parmi les victimes de Daubrecq,parmi ceux dont le nom est inscrit sur la fameuse liste, se trouvele descendant d’une famille corse au service de Napoléon, enrichieet anoblie par lui, ruinée plus tard sous la Restauration. Il y aneuf chances sur dix pour que ce descendant, qui fut, il y aquelques années, le chef du parti bonapartiste, soit le cinquièmepersonnage qui se dissimulait dans l’automobile. Ai-je besoin dedire son nom ?

– Le marquis d’Albufex ? murmura Prasville.

– Le marquis d’Albufex, affirma M. Nicole.

Et, aussitôt, M. Nicole, qui n’avait plus son air embarrassé etne semblait nullement gêné par son chapeau, son gant et sonparapluie, se leva et dit à Prasville :

– Monsieur le secrétaire général, j’aurais pu garder madécouverte pour moi et ne vous en faire part qu’après la victoiredéfinitive, c’est-à-dire après vous avoir apporté la liste desvingt-sept. Mais les événements pressent. La disparition deDaubrecq peut, contrairement à l’attente de ses ravisseurs,précipiter la crise que vous voulez conjurer. Il faut donc agir entoute hâte. Monsieur le secrétaire général, je vous demande votreassistance immédiate et efficace.

– En quoi puis-je vous aider ? dit Prasville, impressionnépar ce bizarre individu.

– En me donnant dès demain, sur le marquis d’Albufex, desrenseignements que je mettrais, moi, plusieurs jours à réunir.

Prasville parut hésiter et il tourna la tête vers Mme Mergy.Clarisse lui dit :

– Je vous en conjure, acceptez les services de M. Nicole. C’estun auxiliaire précieux et dévoué. Je réponds de lui comme demoi-même.

– Sur quoi désirez-vous des renseignements, monsieur ?demanda Prasville.

– Sur tout ce qui touche le marquis d’Albufex, sur sa situationde famille, sur ses occupations, sur ses liens de parenté, sur lespropriétés qu’il possède à Paris et en province.

Prasville objecta :

– Au fond, que ce soit le marquis ou un autre, le ravisseur deDaubrecq travaille pour nous, puisque, en reprenant la liste, ildésarme Daubrecq.

– Et qui vous dit, monsieur le secrétaire général, qu’il netravaille pas pour lui-même ?

– Impossible, puisque son nom est sur la liste.

– Et s’il l’efface ? et si vous vous trouvez alors enprésence d’un second maître chanteur, plus âpre, encore pluspuissant que le premier, et, comme adversaire politique, mieuxplacé que Daubrecq pour soutenir la lutte ?

L’argument frappa le secrétaire général. Après un instant deréflexion, il déclara :

– Venez me voir demain à quatre heures, dans mon bureau de laPréfecture. Je vous donnerai tous les renseignements nécessaires.Quelle est votre adresse, en cas de besoin ?

– M. Nicole, 25, place Clichy. J’habite chez un de mes amis, quim’a prêté son appartement pendant son absence.

L’entrevue était terminée. M. Nicole remercia, salua très bas lesecrétaire général et sortit accompagné de Mme Mergy.

– Voilà une excellente affaire, dit-il, une fois dehors, en sefrottant les mains. J’ai mes entrées libres à la Préfecture, ettout ce monde-là va se mettre en campagne.

Mme Mergy, moins prompte à l’espoir, objecta :

– Hélas ! arriverons-nous à temps ? Ce qui mebouleverse, c’est l’idée que cette liste peut être détruite.

– Par qui, Seigneur ! Par Daubrecq ?

– Non, mais par le marquis quand il l’aura reprise.

– Mais il ne l’a pas encore reprise ! Daubrecq résistera…tout au moins assez longtemps pour que nous parvenions jusqu’à luiPensez donc : Prasville est à mes ordres.

– S’il vous démasque ? la plus petite enquête prouvera quele sieur Nicole n’existe pas.

– Mais elle ne prouvera pas que le sieur Nicole n’est autrequ’Arsène Lupin. Et puis, soyez tranquille, Prasville qui,d’ailleurs, est au-dessous de tout comme policier, Prasville n’aqu’un but démolir son vieil ennemi Daubrecq. Pour cela, tous lesmoyens lui sont bons, et il ne perdra pas son temps à vérifierl’identité d’un M. Nicole qui lui promet la tête de Daubrecq. Sanscompter que c’est vous qui m’avez amené et que, somme toute, mespetits talents n’ont pas été sans l’éblouir. Donc, allons del’avant, et hardiment.

Malgré elle, Clarisse reprenait toujours confiance auprès deLupin. L’avenir lui sembla moins effroyable, et elle admit, elles’efforça d’admettre que les chances de sauver Gilbert n’étaientpas diminuées par cette horrible condamnation à mort. Mais il neput obtenir de Clarisse qu’elle repartît pour la Bretagne. Ellevoulait être là et prendre sa part de tous les espoirs et de toutesles angoisses.

Le lendemain, les renseignements de la Préfecture confirmèrentce que Lupin et Prasville savaient. Le marquis d’Albufex, trèscompromis dans l’affaire du Canal, si compromis que le princeNapoléon avait dû lui retirer la direction de son bureau politiqueen France, le marquis d’Albufex ne soutenait le grand train de samaison qu’à force d’expédients et d’emprunts. D’un autre côté, ence qui concernait l’enlèvement de Daubrecq, il fut établi que,contrairement à son habitude quotidienne, le marquis n’avait pasparu au cercle de six à sept heures et n’avait pas dîné chez lui.Il ne rentra, ce soir-là, que vers minuit et à pied.

L’accusation de M. Nicole recevait ainsi un commencement depreuve. Malheureusement – et par ses moyens personnels, Lupin neréussit pas davantage – il fut impossible de recueillir le moindreindice sur l’automobile, sur le chauffeur et sur les quatrepersonnages qui avaient pénétré dans l’hôtel de Daubrecq. Était-cedes associés du marquis compromis comme lui dans l’affaire ?était-ce des hommes à sa solde ? On ne put le savoir.

Il fallait donc concentrer toutes les recherches sur le marquiset sur les châteaux et habitations qu’il possédait à une certainedistance de Paris, distance que, étant donné la vitesse moyenned’une automobile et le temps d’arrêt nécessaire, on pouvait évaluerà cent cinquante kilomètres.

Or, d’Albufex, ayant tout vendu, ne possédait ni château, nihabitation en province.

On se retourna vers les parents et les amis intimes du marquis.Pouvait-il disposer, de ce côté, de quelque retraite sûre oùemprisonner Daubrecq ?

Le résultat fut également négatif.

Et les journées passaient. Et quelles journées pour ClarisseMergy !

Chacune d’elles rapprochait Gilbert de l’échéance terrible.Chacune d’elles était une fois de moins vingt-quatre heures avantla date qu’elle avait involontairement fixée dans son esprit. Etelle disait à Lupin, que la même anxiété obsédait :

– Encore cinquante-cinq jours… Encore cinquante… Que peut-onfaire en si peu de jours ? Oh ! je vous en prie.., jevous en prie…

Que pouvait-on faire, en effet ? Lupin ne s’en remettant àpersonne du soin de surveiller le marquis, ne dormait pour ainsidire plus. Mais le marquis avait repris sa vie régulière, et,méfiant sans doute, ne se hasardait à aucune absence.

Une seule fois, il alla dans la journée chez le duc de Montmaur,dont l’équipage chassait le sanglier en forêt de Durlaine, et aveclequel il n’entretenait que des relations sportives.

– Il n’y a pas à supposer, dit Prasvile, que le richissime ducde Montmaur, qui ne s’occupe que de ses terres et de ses chasses,et ne fait pas de politique, se prête à la séquestration, dans sonchâteau, du député Daubrecq.

Lupin fut de cet avis, mais, comme il ne voulait rien laisser auhasard, la semaine suivante, un matin, apercevant d’Albufex quipartait en tenue de cavalier, il le suivit jusqu’à la gare du Nordet prit le train en même temps que lui.

Il descendit à la station d’Aumale, où d’Albufex trouva unevoiture qui le conduisit vers le château de Montmaur.

Lupin déjeuna tranquillement, loua une bicyclette et parvint envue du château au moment où les invités débouchaient du parc, enautomobile ou à cheval. Le marquis d’Albufex se trouvait au nombredes cavaliers.

Trois fois, au cours de la journée, Lupin le revit qui galopait.Et il le retrouva le soir à la station, où d’Albufex se rendit àcheval, suivi d’un piqueur.

L’épreuve était donc décisive, et il n’y avait rien de suspectde ce côté. Pourquoi cependant Lupin résolut-il de ne pas s’entenir aux apparences ? Et pourquoi, le lendemain, envoya-t-ilLe Ballu faire une enquête, aux environs de Montmaur ?Surcroît de précautions qui ne reposait sur aucun raisonnement,mais qui concordait avec sa manière d’agir méthodique etminutieuse.

Le surlendemain, il recevait de Le Ballu, outre des informationssans intérêt, la liste de tous les invités, de tous les domestiqueset de tous les gardes de Montmaur.

Un nom le frappa, parmi ceux des piqueurs. Il télégraphiaaussitôt :

« Se renseigner sur le piqueur Sebastiani. »

La réponse de Le Ballu ne tarda pas.

«Sebastiani (Corse) a été recommandé au duc de Montmaur par lemarquis d’Albufex. Il habite, à une lieue du château, un pavillonde chasse élevé parmi les débris de la forteresse féodale qui futle berceau de la famille de Montmaur. »

– Ça y est, dit Lupin à Clarisse Mergy, en lui montrant lalettre de Le Ballu. Tout de suite, ce nom de Sebastiani m’avaitrappelé que d’Albufex est d’origine corse. Il y avait là unrapprochement…

– Alors, votre intention ?

– Mon intention est, si Daubrecq se trouve enfermé dans cesruines, d’entrer en communication avec lui.

– Il se défiera de vous.

– Non. Ces jours-ci, sur les indications de la police, j’ai finipar découvrir les deux vieilles dames qui ont enlevé votre petitJacques à Saint-Germain, et qui, le soir même, voilées, l’ontramené à Neuilly. Ce sont deux vieilles filles, les cousines deDaubrecq, qui reçoivent de lui une petite rente mensuelle. J’airendu visite à ces demoiselles Rousselot (rappelez-vous leur nom etleur adresse, 134 bis, rue du Bac), je leur ai inspiré confiance,je leur ai promis de retrouver leur cousin et bienfaiteur, etl’aînée, Euphrasie Rousselot, m’a remis une lettre par quoi ellesupplie Daubrecq de s’en rapporter absolument au sieur Nicole. Vousvoyez que toutes les précautions sont prises. Je pars cettenuit.

– Nous partons, dit Clarisse.

– Vous !

– Est-ce que je peux vivre ainsi dans l’inaction, dans lafièvre !

Et elle murmura :

– Ce n’est plus les jours que je compte… les trente-huit ouquarante jours au plus qui nous restent… ce sont les heures…

Lupin sentit en elle une résolution trop violente pour qu’ilessayât de la combattre. A cinq heures du matin, ils s’en allaienttous deux en automobile. Grognard les accompagnait.

Afin de ne pas éveiller les soupçons, Lupin choisit commequartier général une grande ville. D’Amiens, où il installaClarisse, il n’était séparé de Montmaur que par une trentaine dekilomètres.

Vers huit heures, il retrouva Le Ballu non loin de l’ancienneforteresse, connue dans la région sous le nom de Mortepierre, et,dirigé par lui, il examina les lieux.

Sur les confins de la forêt, la petite rivière du Ligier quis’est creusé, à cet endroit, une vallée très profonde, forme uneboucle que domine l’énorme falaise de Mortepierre.

– Rien à faire de ce côté, dit Lupin. La falaise est abrupte,haute de soixante ou soixante-dix mètres, et la rivière l’enserrede toutes parts.

Ils trouvèrent plus loin un pont qui aboutissait au bas d’unsentier dont les lacets les conduisirent, parmi les sapins et leschênes, jusqu’à une petite esplanade, où se dressait une portemassive, bardée de fer, hérissée de clous et flanquée de deuxgrosses tours.

– C’est bien là, dit Lupin, que le piqueur Sebastianihabite ?

– Oui, fit Le Ballu, avec sa femme, dans un pavillon situé aumilieu des ruines. J’ai appris, en outre, qu’il avait trois grandsfils et que tous trois étaient soi-disant partis en voyage, et celaprécisément le jour où l’on enlevait Daubrecq.

– Oh ! oh ! fit Lupin, la coïncidence vaut la peined’être retenue. Il est bien probable que le coup fut exécuté parces gaillards-là et par le père.

A la fin de l’après-midi, Lupin profita d’une brèche pourescalader la courtine, à droite des tours. De là il put voit lepavillon du garde et les quelques débris de la vieille forteresse –ici, un pan de mur où se devine le manteau d’une cheminée ;plus loin, une citerne ; de ce côté, l’arcade d’unechapelle ; de cet autre, un amoncellement de pierreséboulées.

Sur le devant, un chemin de ronde borde la falaise, et, à l’unedes extrémités de ce chemin, il y a les vestiges d’un formidabledonjon presque rasé au niveau du sol.

Le soir, Lupin retourna près de Clarisse Mergy. Et, dès lors, ilfit la navette entre Amiens et Mortepierre, laissant Grognard et LeBallu en observation permanente.

Et six jours passèrent… Les habitudes de Sebastiani semblaientuniquement soumises aux exigences de son emploi. Il allait auchâteau de Montmaur, se promenait dans la forêt, relevait lespassages des bêtes, faisait des rondes de nuit.

Mais le septième jour, ayant su qu’il y avait chasse, et qu’unevoiture était partie le matin pour la station d’Aumale, Lupin seposta dans un groupe de lauriers et de buis qui entouraient lapetite esplanade, devant la porte.

A deux heures, il entendit les aboiements de la meute. Ils serapprochèrent, accompagnés de clameurs, puis s’éloignèrent. Il lesentendit de nouveau vers le milieu de l’après-midi, moinsdistincts, et ce fut tout. Mais soudain, dans le silence, un galopde cheval parvint jusqu’à lui, et quelques minutes plus tard, ilvit deux cavaliers qui escaladaient le sentier de la rivière.

Il reconnut le marquis d’Albufex et Sebastiani. Arrivés surl’esplanade, tous deux mirent pied à terre, tandis qu’une femme, lafemme du piqueur sans doute, ouvrait la porte. Sebastiani attachales brides des montures à des anneaux scellés dans une borne qui sedressait à trois pas de Lupin, et, en courant, il rejoignit lemarquis. La porte se ferma derrière eux.

Lupin n’hésita pas, et, bien que ce fût encore le plein jour,comptant sur la solitude de l’endroit, il se hissa au creux de labrèche. Passant la tête, il aperçut les deux hommes et la femme deSebastiani qui se hâtaient vers les ruines du donjon.

Le garde souleva un rideau de lierre et découvrit l’entrée d’unescalier qu’il descendit, ainsi que d’Albufex, laissant sa femme enfaction sur la terrasse.

Comme il ne fallait pas songer à s’introduire à leur suite,Lupin regagna sa cachette. Il n’attendit pas longtemps avant que laporte se rouvrit.

Le marquis d’Albufex semblait fort en courroux. Il frappait àcoups de cravache la tige de ses bottes et mâchonnait des parolesde colère que Lupin discerna quand la distance fut moinsgrande.

– Ah ! le misérable, je l’y forcerai bien… Ce soir, tuentends, Sebastiani… ce soir, à dix heures, je reviendrai… Et nousagirons… Ah ! l’animal !…

Sebastiani détachait les chevaux. D’Albufex se tourna vers lafemme :

– Que vos fils fassent bonne garde… Si on essayait de ledélivrer, tant pis pour lui… La trappe est là… Je peux compter sureux ?

– Comme sur leur père, monsieur le marquis, affirma le piqueur.Ils savent ce que monsieur le marquis a fait pour moi, et ce qu’ilveut faire pour eux. Ils ne reculeront devant rien.

– A cheval, dit d’Albufex, et rejoignons la chasse.

Ainsi donc, les choses s’accomplissaient comme Lupin l’avaitsupposé. Au cours de ces parties de chasse, d’Albufex, galopant deson côté, poussait une pointe jusqu’à Mortepierre, sans quepersonne pût se douter de son manège. Sebastiani qui, pour desraisons anciennes, et d’ailleurs inutiles à connaître, lui étaitdévoué corps et âme, Sebastiani l’accompagnait, et ils allaientvoir ensemble le captif, que les trois fils du piqueur et sa femmesurveillaient étroitement.

– Voilà où nous en sommes, dit Lupin à Clarisse Mergy, lorsqu’ill’eut retrouvée dans une auberge des environs. Ce soir, à dixheures, le marquis fera subir à Daubrecq l’interrogatoire… un peubrutal mais indispensable, auquel je devais procéder moi-même.

– Et Daubrecq livrera son secret… dit Clarisse, déjàbouleversée.

– J’en ai peur.

– Alors ?

– Alors, répondit Lupin, qui paraissait très calme, j’hésiteentre deux plans. Ou bien empêcher cette entrevue…

– Mais comment ?

– En devançant d’Albufex. A neuf heures, Grognard, Le Ballu etmoi, nous franchissons les remparts. Envahissement de laforteresse, assaut du donjon, désarmement de la garniture… le tourest joué… Daubrecq est à nous.

– Si toutefois les fils de Sebastiani ne l’ont pas jeté parcette trappe à laquelle le marquis a fait allusion…

– Aussi, dit Lupin, ai-je bien l’intention de ne risquer ce coupde force qu’en désespoir de cause, et au cas où mon autre plan neserait pas réalisable.

– Et cet autre plan ?

– C’est d’assister à l’entrevue. Si Daubrecq ne parle pas, celanous donne le loisir nécessaire pour préparer son enlèvement dansdes conditions plus favorables. S’il parle, si on le contraint àrévéler l’endroit où se trouve la liste des vingt-sept, je sauraila vérité en même temps que d’Albufex, et je jure Dieu que j’entirerai parti avant lui.

– Oui… oui… prononça Clarisse… Mais par quel moyen comptez-vousassister…

– Je ne sais pas encore, avoua Lupin. Cela dépend de certainsrenseignements que doit m’apporter Le Ballu… et de ceux que jeréunirai moi-même.

Il sortit de l’auberge et n’y revint qu’une heure plus tard, àla nuit tombante. Le Ballu l’y rejoignit.

– Tu as le bouquin ? dit-il à son complice.

– Oui, patron. C’était bien ce que j’avais vu chez le marchandde journaux d’Aumale. Je l’ai eu pour dix sous.

– Donne.

Le Ballu lui donna une vieille brochure usée, salie, surlaquelle on lisait :

« Une visite à Mortepierre, 1824, avec dessins et plans. »

Tout de suite, Lupin chercha le plan du donjon.

– C’est bien cela, dit-il… Il y avait, au-dessus du sol, troisétages qui ont été rasés, et, au-dessous, creusés dans le roc même,deux étages, dont l’un a été envahi par les décombres, et dontl’autre… Tenez, voilà où gît notre ami Daubrecq. Le nom estsignificatif… La salle des tortures… Pauvre ami… Entre l’escalieret la salle, deux portes. Entre ces deux portes, un réduit, où setiennent évidemment les trois frères, le fusil à la main.

– Donc, il vous est impossible de pénétrer là sans être vu.

– Impossible… à moins de passer par en haut, par l’étageécroulé, et de chercher une voie à travers le plafond… Mais c’estbien hasardeux…

Il continuait à feuilleter le livre. Clarisse lui demanda :

– Il n’y a pas de fenêtre à cette salle ?

– Si, dit-il. D’en bas, de la rivière – j’en arrive – onaperçoit une petite ouverture, qui, d’ailleurs, est marquée surcette carte. Mais, n’est-ce pas, il y a cinquante mètres dehauteur, à pic… et même, la roche surplombe au-dessus de l’eau.Donc, impossible également.

Il parcourait certains passages du livre. Un chapitre le frappa,intitulé « La Tour des Deux-Amants ». Il en lut les premièreslignes.

« Jadis, le donjon était appelé par les gens du pays la Tour desDeux-Amants, en souvenir d’un drame qui l’ensanglanta au Moyen Age.Le comte de Mortepierre, ayant eu la preuve de l’infidélité de safemme, l’avait enfermée dans la chambre des tortures. Elle y passavingt ans, paraît-il. Une nuit, son amant, le sire de Tancarville,eut l’audace folle de dresser une échelle dans la rivière et degrimper ensuite le long de la falaise, jusqu’à l’ouverture de sachambre. Ayant scié les barreaux, il réussit à délivrer celle qu’ilaimait, et il redescendit avec elle, à l’aide d’une corde. Ilsparvinrent tous deux au sommet de l’échelle que des amissurveillaient, lorsqu’un coup de feu partit du chemin de ronde etatteignit l’homme à l’épaule. Les deux amants furent lancés dans levide… »

Il y eut un silence, après cette lecture, un long silence oùchacun reconstituait la tragique évasion. Ainsi donc, trois ouquatre siècles auparavant, risquant sa vie pour sauver une femme,un homme a tenté ce tour de force inconcevable, et il seraitparvenu à le réaliser sans la vigilance de quelque sentinelleattirée par le bruit. Un homme avait osé cela ! Un homme avaitfait cela !

Lupin leva les yeux sur Clarisse. Elle le regardait, mais dequel regard éperdu et suppliant ! Regard de mère, qui exigeaitl’impossible, et qui eût tout sacrifié pour le salut de sonfils.

– Le Ballu, dit-il, cherche une corde solide, très fine, afinque je puisse l’enrouler à ma ceinture, et très longue, cinquanteou soixante mètres. Toi, Grognard, mets-toi en quête de trois ouquatre échelles que tu attacheras bout à bout.

– Hein ! qu’est-ce que vous dites, patron ?s’écrièrent les deux complices. Quoi ! vous voulez… Mais c’estde la folie.

– Une folie ? Pourquoi ? Ce qu’un autre a fait, jepuis bien le faire.

– Mais il y a cent chances contre une pour que vous vous cassiezla tête.

– Tu vois bien, Le Ballu, qu’il y a une chance pour que je ne mela casse pas.

– Voyons, patron…

– Assez causé, les amis. Et rendez-vous dans une heure au bordde la rivière.

Les préparatifs furent longs. On trouva difficilement de quoiformer l’échelle de quinze mètres qui pouvait atteindre le premierressaut de la falaise, et il fallut beaucoup d’efforts et de soinspour en rejoindre les différentes parties les unes aux autres.

Enfin, un peu après neuf heures, elle fut dressée au milieu dela rivière, et calée par une barque, dont le devant était engagéentre deux barreaux et dont l’arrière s’enfonçait dans laberge.

La route qui suit le vallon étant peu fréquentée, personne nedérangea les travaux. La nuit était obscure, le ciel lourd denuages immobiles.

Lupin donna ses dernières recommandations à Le Ballu et àGrognard, et il dit en riant :

– On ne peut pas s’imaginer comme ça m’amuse de voir la tête deDaubrecq, pendant qu’on va le scalper et lui découper des lanièresde peau. Vrai ! ça vaut le voyage.

Clarisse avait pris place également dans la barque. Il lui dit:

– A bientôt. Et surtout ne bougez pas. Quoi qu’il arrive, pas ungeste, pas un cri.

– Il peut donc arriver quelque chose ? dit-elle.

– Dame ! souvenez-vous du sire de Tancarville. C’est aumoment même où il arrivait au but, sa bien-aimée dans les bras,qu’un hasard le trahit. Mais, soyez tranquille, tout se passerabien.

Elle ne fit aucune réponse. Elle lui saisit la main et la serrafortement entre les siennes.

Il mit le pied sur l’échelle et s’assura qu’elle ne remuait pastrop. Puis il monta.

Très vite, il parvint au dernier échelon.

Là seulement commençait l’ascension dangereuse, ascensionpénible au début, à cause de la pente excessive, et qui devint, àmi-hauteur, la véritable escalade d’une muraille.

Par bonheur, il y avait, de place en place, de petits creux oùses pieds pouvaient se poser et des cailloux en saillie où sesmains s’accrochaient. Mais, deux fois, ces cailloux cédèrent, ilglissa, et, ces deux fois-là, il crut bien que tout étaitperdu.

Ayant rencontré un creux profond, il s’y reposa. Il étaitexténué, et, tout prêt à renoncer à l’entreprise, il se demanda si,réellement, elle valait la peine qu’il s’exposât à de telsdangers.

« Bigre ! pensa-t-il, m’est avis que tu flanches, mon vieuxLupin. Renoncer à l’entreprise ? Alors Daubrecq va susurrerson secret. Le marquis sera maître de la liste. Lupin s’enretournera bredouille, et Gilbert… »

La longue corde, qu’il avait attachée autour de sa taille, luiimposant une gêne et une fatigue inutiles, Lupin en fixa simplementune des extrémités à la boucle de son pantalon. La corde sedéroulerait ainsi, tout le long de la montée, et il s’en serviraitau retour comme d’une rampe.

Puis il s’agrippa de nouveau aux aspérités de la falaise etcontinua l’escalade, les doigts en sang, les ongles meurtris. Achaque moment, il s’attendait à la chute inévitable. Et ce qui ledécourageait, c’était de percevoir le murmure des voix quis’élevait de la barque, murmure si distinct qu’il ne semblait pasque l’intervalle s’accrût entre ses compagnons et lui.

Et il se rappela le seigneur de Tancarville, seul aussi parmiles ténèbres, et qui devait frissonner au fracas des pierresdétachées et bondissantes. Comme le moindre bruit se répercutaitdans le silence profond ! Qu’un des gardes de Daubrecq épiâtl’ombre du haut de la tour des Deux-Amants, et c’était le coup defeu, la mort…

Il grimpait… il grimpait… et il grimpait depuis si longtempsqu’il finit par s’imaginer que le but était dépassé. Sans aucundoute, il avait obliqué à son insu vers la droite, ou vers lagauche, et il allait aboutir au chemin de ronde. Dénouementstupide ! Aussi bien, est-ce qu’il pouvait en être autrementd’une tentative que l’enchaînement si rapide des faits ne lui avaitpas permis d’étudier et de préparer ?

Furieux, il redoubla d’efforts, s’éleva de plusieurs mètres,glissa, reconquit le terrain perdu, empoigna une touffe de racinesqui lui resta dans la main, glissa de nouveau, et, découragé, ilabandonnait la partie, quand, soudain, se raidissant en unecrispation de tout son être, de tous ses muscles et de toute savolonté, il s’immobilisa ; un bruit de voix semblait sortir duroc qu’il étreignait.

Il écouta. Cela se produisait vers la droite. Ayant renversé latête, il crut voir un rayon de clarté qui traversait les ténèbresde l’espace. Par quel sursaut d’énergie, par quels mouvementsinsensibles, réussit-il à se déplacer jusque-là, il ne s’en renditpas un compte exact. Mais brusquement il se trouva sur le rebordd’un orifice assez large, profond de trois mètres au moins, quicreusait la paroi de la falaise comme un couloir, et dont l’autreextrémité, beaucoup plus étroite, était fermée par troisbarreaux.

Lupin rampa. Sa tête parvint aux barreaux. Il vit…

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