Le Bouchon de cristal

Chapitre 12L’échafaud

– Je le sauverai, je le sauverai répétait inlassablement Lupin,dans l’auto qui l’emmenait ainsi que Clarisse. Je vous jure que jele sauverai.

Clarisse n’écoutait pas, comme engourdie, comme possédée par ungrand cauchemar de mort qui la laissait étrangère à tout ce qui sepassait en dehors d’elle. Et Lupin expliquait ses plans, plusencore peut-être pour se rassurer lui-même que pour convaincreClarisse.

– Non, non, la partie n’est pas désespérée. Il reste un atout,un atout formidable, les lettres et les documents que l’anciendéputé Vorenglade offre à Daubrecq et dont celui-ci vous a parléhier matin à Nice. Ces lettres et ces documents, je vais lesacheter à Stanislas Vorenglade… le prix qu’il veut. Puis nousretournons à la Préfecture, et je dis à Prasville « Courez à laPrésidence… Servez-vous de la liste comme si elle étaitauthentique, et sauvez Gilbert de la mort, quitte à reconnaîtredemain, quand Gilbert sera sauvé, que cette liste est fausse…Allez, et au galop ! Sinon… Eh bien, sinon, les lettres et lesdocuments Vorenglade paraissent demain matin, mardi, dans un grandjournal. Vorenglade est arrêté. Le soir même on incarcère Prasville»

Lupin se frotta les mains.

– Il marchera !… Il marchera !… J’ai senti cela toutde suite en face de lui. L’affaire m’est apparue, certaine,infaillible. Et comme j’avais trouvé dans le portefeuille deDaubrecq l’adresse de Vorenglade… en route, chauffeur, boulevardRaspail !

Ils arrivaient à l’adresse indiquée. Lupin sauta de voiture,escalada trois étages.

La bonne lui répondit que M. Vorenglade était absent et nerentrerait que le lendemain pour dîner.

– Et vous ne savez pas où il est ?

– Monsieur est à Londres.

En remontant dans l’auto, Lupin ne prononça pas une parole. Deson côté, Clarisse ne l’interrogea même point, tellement tout luiétait devenu indifférent, et tellement la mort de son fils luisemblait une chose accomplie.

Ils se firent conduire jusqu’à la place Clichy. Au moment oùLupin rentrait chez lui, il fut croisé par deux individus quisortaient de la loge de la concierge. Très absorbé, il ne lesremarqua pas. C’étaient deux des inspecteurs de Prasville quicernaient la maison.

– Pas de télégramme ? demanda-t-il à son domestique.

– Non, patron, répondit Achille.

– Aucune nouvelle de Le Ballu et de Grognard ?

– Non, aucune, patron.

– C’est tout naturel, dit-il en s’adressant d’un ton dégagé àClarisse. Il n’est que sept heures, et nous ne pouvons pas comptersur eux avant huit ou neuf heures. Prasville attendra, voilà tout.Je vais lui téléphoner d’attendre.

La communication finie, il raccrochait le récepteur lorsqu’ilentendit derrière lui un gémissement. Debout près de la table,Clarisse lisait un journal du soir.

Elle porta la main à son cœur, vacilla et tomba.

– Achille, Achille, cria Lupin, appelant son domestique…Aidez-moi donc à la mettre sur ce lit… Et puis va chercher lafiole, dans le placard, la fiole numéro quatre, celle dunarcotique.

Avec la pointe d’un couteau il desserra les dents de Clarisse,et, de force, lui fit avaler la moitié du flacon.

– Bien, dit-il. Comme ça, la malheureuse ne se réveillera quedemain… après.

Il parcourut le journal que Clarisse avait lu, et qu’elle tenaitencore dans sa main crispée, et il avisa ces lignes :

« Les mesures d’ordre les plus rigoureuses sont assurées en vuede l’exécution de Gilbert et de Vaucheray, et dans l’hypothèsetoujours possible d’une tentative d’Arsène Lupin pour arracher sescomplices au châtiment suprême. Dès minuit toutes les rues quientourent la prison de la Santé seront gardées militairement. Onsait en effet que l’exécution aura lieu devant les murs de laprison, sur le terre-plein du boulevard Arago.

« Nous avons pu avoir des renseignements sur le moral des deuxcondamnés à mort. Vaucheray, toujours cynique, attend l’issuefatale avec beaucoup de courage. “Fichtre dit-il, ça ne me réjouitpas, mais enfin, puisqu’il faut y passer, on se tiendra d’aplomb…”Et il ajoute “La mort, je m’en fiche. Ce qui me tracasse, c’estl’idée qu’on va me couper la tête. Ah ! si le patron trouvaitun truc pour m’envoyer dans l’autre monde, tout droit, sans quej’aie le temps de dire ouf ! Un peu de strychnine, patron,s’il vous plaît.”

« Le calme de Gilbert est encore plus impressionnant, surtoutquand on se rappelle son effondrement en Cour d’assises. Pour lui,il garde une confiance inébranlable dans la toute puissanced’Arsène Lupin. “Le patron m’a crié devant tout le monde de ne pasavoir peur, qu’il était là, qu’il répondrait de tout. Eh bien, jen’ai pas peur. Jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière minute,au pied même de l’échafaud, je compte sur lui. C’est que je leconnais, le patron ! Avec celui-là, rien à craindre. Il apromis, il tiendra. Ma tête sauterait qu’il arriverait à me lareplanter sur les épaules, et solidement. Arsène Lupin, laissermourir son petit Gilbert ? Ah non, permettez-moi derigoler !”

« Il y a dans cet enthousiasme quelque chose de touchant etd’ingénu qui n’est pas sans noblesse. Nous verrons si Arsène Lupinmérite une confiance aussi aveugle. »

C’est à peine si Lupin put achever cet article, tellement leslarmes voilaient ses yeux, larmes d’attendrissement, larmes depitié, larmes de détresse.

Non, il ne la méritait pas la confiance de son petit Gilbert.Certes, il avait fait l’impossible, mais il est des circonstancesoù il faut faire plus que l’impossible, où il faut être plus fortque le destin, et, cette fois, le destin était plus fort que lui.Dès le premier jour et tout au long de cette lamentable aventure,les événements avaient marché dans un sens contraire à sesprévisions, contraire à la logique même. Clarisse et lui, bien quepoursuivant un but identique, avaient perdu des semaines à secombattre. Puis, à l’instant même où ils unissaient leurs efforts,coup sur coup se produisaient les désastres effarants, l’enlèvementdu petit Jacques, la disparition de Daubrecq, sa captivité dans latour des Deux-Amants, la blessure de Lupin, son inaction, et puisles fausses manœuvres qui entraînaient Clarisse, et derrière elle,Lupin, vers le Midi, vers l’Italie. Et puis, catastrophe suprême,lorsque, après des prodiges de volonté, des miracles d’obstination,on pouvait croire que la Toison d’Or était conquise, touts’effondrait. La liste des vingt-sept n’avait pas plus de valeurque le plus insignifiant des chiffons de papier…

« Bas les armes ! dit Lupin. La défaite est consommée.J’aurai beau me venger sur Daubrecq, le ruiner et l’anéantir… Levéritable vaincu c’est moi, puisque Gilbert va mourir… »

Il pleura de nouveau, non pas de dépit ou de rage, mais dedésespoir. Gilbert allait mourir ! Celui qu’il appelait sonpetit, le meilleur de ses compagnons, celui-là, dans quelquesheures, allait disparaître à jamais. Il ne pouvait plus le sauver.Il était à bout de ressources. Il ne cherchait même plus un dernierexpédient. A quoi bon ?

Tôt ou tard, ne le savait-il pas, la société prend sa revanche,l’heure de l’expiation sonne toujours, et il n’est pas de criminelqui puisse prétendre échapper au châtiment. Mais quel surcroîtd’horreur dans ce fait que la victime choisie était ce malheureuxGilbert, innocent du crime pour lequel il allait mourir. N’yavait-il pas là quelque chose de tragique, qui marquait davantagel’impuissance de Lupin ?

Et la conviction de cette impuissance était si profonde, sidéfinitive, que Lupin n’eut aucune révolte en recevant cetélégramme de Le Ballu : « Accident de moteur. Une pièce cassée.Réparation assez longue. Arriverons demain matin. »

Une dernière preuve lui venait ainsi que le destin avaitprononcé la sentence. Il ne songea pas davantage à s’insurgercontre cette décision du sort.

Il regarda Clarisse. Elle dormait d’un sommeil paisible, et cetoubli de tout, cette inconscience, lui parurent si enviables que,soudain, pris à son tour d’un accès de lâcheté, il saisit la fiole,à moitié pleine encore de narcotique, et but.

Puis il s’en alla dans sa chambre, s’étendit sur son lit etsonna son domestique :

– Va te coucher, Achille, et ne me réveille sous aucunprétexte.

– Alors, patron, lui dit Achille, pour Gilbert et Vaucheray,rien à faire ?

– Rien.

– Ils y passeront ?

– Ils y passeront.

Vingt minutes après Lupin s’assoupissait.

Il était dix heures du soir.

Cette nuit-là fut tumultueuse autour de la prison. A une heuredu matin la rue de la Santé, le boulevard Arago, et toutes les ruesqui aboutissent autour de la prison, furent gardés par des agentsqui ne laissaient passer qu’après un véritable interrogatoire.

D’ailleurs la pluie faisait rage, et il ne semblait pas que lesamateurs de ces sortes de spectacles dussent être nombreux. Parordre spécial, tous les cabarets furent fermés vers trois heures,deux compagnies d’infanterie vinrent camper sur les trottoirs et,en cas d’alerte, un bataillon occupa le boulevard Arago. Parmi lestroupes trottaient des gardes municipaux, allaient et venaient desofficiers de paix, des fonctionnaires de la Préfecture, tout unpersonnel mobilisé pour la circonstance et contrairement auxhabitudes.

La guillotine fut montée dans le silence, au milieu duterre-plein qui s’ouvre à l’angle du boulevard et de la rue, etl’on entendait le bruit sinistre des marteaux.

Mais vers quatre heures la foule s’amassa, malgré la pluie, etdes gens chantèrent. On réclama des lampions, et puis le lever durideau, et l’on s’exaspérait de constater que, à cause de ladistance où les barrages étaient établis, c’est à peine si l’onpouvait apercevoir les montants de la guillotine.

Plusieurs voitures défilèrent, amenant les personnages officielsvêtus de noir. Il y eut dès applaudissements, des protestations, ensuite de quoi un peloton de gardes municipaux à cheval dispersa lesrassemblements et fit le vide jusqu’à plus de trois cents mètres duterre-plein. Deux nouvelles compagnies de soldats sedéployèrent.

Et tout d’un coup ce fut le grand silence. Une blancheur confusese dégageait des ténèbres de l’espace.

La pluie cessa brusquement.

A l’intérieur, au bout du couloir où se trouvent les cellulesdes condamnés à mort, les personnages vêtus de noir conversaient àvoix basse.

Prasville s’entretenait avec le Procureur de la République, quilui manifestait ses craintes.

– Mais non, mais non, affirma Prasville, je vous assure que celase passera sans incidents.

– Les rapports ne signalent rien d’équivoque, monsieur lesecrétaire général ?

– Rien. Et ils ne peuvent rien signaler pour cette raison quenous tenons Lupin.

– Est-ce possible ?

– Oui, nous connaissons sa retraite. La maison qu’il habiteplace Clichy, et dans laquelle il est rentré hier à sept heures dusoir, est cernée. En outre je connais le plan qu’il avait conçupour sauver ses deux complices. Ce plan, au dernier moment, aavorté. Nous n’avons donc rien à craindre. La justice suivra soncours.

– Peut-être le regrettera-t-on un jour ou l’autre, dit l’avocatde Gilbert qui avait entendu.

– Vous croyez donc, mon cher maître, à l’innocence de votreclient ?

– Fermement, monsieur le procureur. C’est un innocent qui vamourir.

Le procureur se tut. Mais, après un instant, et comme s’il eutrépondu à ses propres réflexions, il avoua :

– Cette affaire a été menée avec une rapidité surprenante.

Et l’avocat répéta d’une voix altérée :

– C’est un innocent qui va mourir.

L’heure était venue cependant.

On commença par Vaucheray, et le directeur fit ouvrir la portede la cellule.

Vaucheray bondit de son lit et regarda, avec des yeux agrandispar la terreur, les gens qui entraient.

– Vaucheray, nous venons vous annoncer…

– Taisez-vous, taisez-vous, murmura-t-il. Pas de mots. Je saisde quoi il retourne. Allons-y.

On eût dit qu’il avait hâte d’en finir le plus vite possible,tellement il se prêtait aux préparatifs habituels. Mais iln’admettait point qu’on lui parlât.

– Pas de mots, répétait-il… Quoi ? me confesser ? Pasla peine. J’ai tué. On me tue. C’est la règle. Nous sommesquittes.

Un moment néanmoins, il s’arrêta net.

– Dites donc ? est-ce que le camarade y passeaussi ?…

Et quand il sut que Gilbert irait au supplice en même temps quelui, il eut deux ou trois secondes d’hésitation, observa lesassistants, sembla prêt à dire quelque chose, haussa les épaules,et, enfin, murmura :

– Ça vaut mieux… On a fait le coup ensemble… on « trinquera »ensemble.

Gilbert ne dormait pas non plus quand on entra dans sa cellule.Assis sur son lit, il écouta les paroles terribles, essaya de selever, se mit à trembler des pieds à la tête, comme un squeletteque l’on secoue, et puis retomba en sanglotant.

– Ah ! ma pauvre maman… ma pauvre maman, bégaya-t-il.

On voulut l’interroger sur cette mère dont il n’avait jamaisparlé, mais une révolte brusque avait interrompu ses pleurs, et ilcriait :

– Je n’ai pas tué… je ne veux pas mourir… je n’ai pastué !

– Gilbert, lui dit-on, il faut avoir du courage.

– Oui… oui… mais puisque je n’ai pas tué, pourquoi me fairemourir ?… je n’ai pas tué… je vous le jure… je n’ai pas tué…je ne veux pas mourir… je n’ai pas tué… on ne devrait pas…

Ses dents claquaient si fort que les mots devenaientinintelligibles. Il se laissa faire, se confessa, entendit lamesse, puis, plus calme, presque docile, avec une voix de petitenfant qui se résigne, il gémit :

– Il faudra dire à ma mère que je lui demande pardon.

– Votre mère ?

– Oui… Qu’on répète mes paroles dans les journaux… Ellecomprendra… Elle sait que je n’ai pas tué, elle. Mais je luidemande pardon du mal que je lui fais, du mal que j’ai pu faire. Etpuis…

– Et puis, Gilbert ?

– Eh bien, je veux que le « patron » sache que je n’ai pas perduconfiance…

Il examina les assistants les uns après les autres, comme s’ileût eu le fol espoir que le « patron » fût un de ceux-là, déguisé,méconnaissable, et prêt à l’emporter dans ses bras.

– Oui, dit-il doucement, et avec une sorte de piété religieuse,oui, j’ai confiance encore, même en ce moment… Qu’il sache biencela, n’est-ce pas ?… Je suis sûr qu’il ne me laissera pasmourir… j’en suis sûr.

On devinait, au regard de ses yeux fixes, qu’il voyait Lupin,qu’il sentait l’ombre de Lupin rôder aux alentours et chercher uneissue pour pénétrer jusqu’à lui. Et rien n’était plus émouvant quele spectacle de cet enfant, vêtu de la camisole de force, dont lesbras et les jambes étaient liés, que des milliers d’hommesgardaient, que le bourreau tenait déjà sous sa main inexorable etqui, cependant, espérait encore.

L’angoisse étreignait les cœurs. Les yeux se voilaient delarmes.

– Pauvre gosse ! balbutia quelqu’un.

Prasville, ému comme les autres et qui songeait à Clarisse,répéta tout bas :

– Pauvre gosse ! …

L’avocat de Gilbert pleurait, et il ne cessait de dire auxpersonnes qui se trouvaient près de lui :

– C’est un innocent qui va mourir.

Mais l’heure avait sonné, les préparatifs étaient finis. On semit en marche.

Les deux groupes se réunirent dans le couloir.

Vaucheray, apercevant Gilbert, ricana :

– Dis donc, petit, le patron nous a lâchés.

Et il ajouta cette phrase que personne ne pouvait comprendre,sauf Prasville :

– Sans doute qu’il aime mieux empocher les bénéfices du bouchonde cristal.

On descendit les escaliers. On s’arrêta au Greffe pour lesformalités d’usage. On traversa les cours. Étape interminable,affreuse…

Et, tout à coup, dans l’encadrement de la grand-porte ouverte,le jour blême, la pluie, la rue, les silhouettes des maisons, et,au loin, des rumeurs qui frissonnent dans le silence effrayant…

On marcha le long du mur, jusqu’à l’angle du boulevard.

Quelques pas encore… Vaucheray eut un recul. Il avait vu :

Gilbert rampait, la tête baissée, soutenu par un aide et parl’aumônier qui lui faisait baiser le crucifix.

La guillotine se dressa…

– Non, non, protesta Gilbert… je ne veux pas… je n’ai pas tué…je n’ai pas tué… Au secours ! au secours !

Appel suprême qui se perdit dans l’espace.

Le bourreau eut un geste. On empoigna Vaucheray, on le souleva,on l’entraîna, au pas de course presque.

Et alors il se produisit cette chose stupéfiante un coup de feu,un coup de feu qui partit d’en face, d’une maison opposée.

Les aides s’arrêtèrent net.

Entre leurs bras, le fardeau qu’ils traînaient avait fléchi.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’y a-t-il ?demandait-on.

– Il est blessé…

Du sang jaillissait au front de Vaucheray, et lui couvrait levisage.

Il bredouilla :

– Ça y est… dans le mille ! merci, patron, merci… j’auraipas la tête coupée… merci, patron ! … Ah ! quel chictype !…

– Qu’on l’achève ! qu’on le porte là-bas ! dit unevoix au milieu de l’affolement.

– Mais il est mort !

– Allez-y… Qu’on l’achève !

Dans le petit groupe des magistrats, des fonctionnaires et desagents, le tumulte était à son comble. Chacun donnait desordres.

– Qu’on l’exécute !… Que la justice suive son cours !…On n’a pas le droit de reculer ! … Ce serait de la lâcheté…Qu’on l’exécute !

– Mais il est mort !

– Ça ne fait rien ! … Il faut que les arrêts de justicesoient accomplis ! … Qu’on l’exécute !

L’aumônier protestait, tandis que deux gardes et que des agentssurveillaient Gilbert. Cependant les aides avaient repris lecadavre et le portaient vers la guillotine.

– Allez-y criait l’exécuteur, effaré, la voix rauque…allez-y ! … Et puis, l’autre après… Dépêchons…

Il n’acheva pas. Une seconde détonation retentissait. Ilpirouetta sur lui-même et tomba, en gémissant :

– Ce n’est rien… une blessure à l’épaule… Continuez… Au tour del’autre !…

Mais les aides s’enfuyaient en hurlant. Un vide se produisitautour de la guillotine. Et le Préfet de Police, qui seul avaitconservé tout son sang-froid, jeta un commandement d’une voixstridente, rallia ses hommes et refoula vers la prison, pêle-mêle,comme un troupeau désordonné, les magistrats, les fonctionnaires,le condamné à mort, l’aumônier, tous ceux qui avaient franchi lavoûte deux ou trois minutes auparavant.

Pendant ce temps, insouciante du danger, une escouade d’agents,d’inspecteurs et de soldats se ruaient sur la maison, une petitemaison à trois étages, de construction déjà ancienne, et dont lerez-de-chaussée était occupé par deux boutiques fermées à cetteheure. Tout de suite, dès le premier coup de feu, on avait vuconfusément, à l’une des fenêtres du deuxième étage, un homme quitenait un fusil en main, et qu’un nuage de fumée entourait.

On tira, sans l’atteindre, des coups de revolver. Lui,tranquillement monté sur une table, épaula une seconde fois, visa,et la détonation claqua.

Puis il rentra dans la chambre.

En bas, comme personne ne répondait à l’appel de la sonnette, ondémolissait la porte qui, en quelques instants, fut abattue.

On se précipita dans l’escalier, mais, aussitôt, un obstaclearrêta l’élan. C’était, au premier étage, un amoncellement defauteuils, de lits et de meubles qui formaient une véritablebarricade et qui s’enchevêtraient si bien les uns dans les autresqu’il fallut aux assaillants quatre ou cinq minutes pour se frayerun passage.

Ces quatre ou cinq minutes perdues suffirent à rendre vainetoute poursuite. Quand on parvint au deuxième, on entendit une voixqui criait d’en haut :

– Par ici, les amis ! encore dix-huit marches. Milleexcuses pour tout le mal que je vous donne !

On les monta, ces dix-huit marches, et avec quelleagilité ! Mais, en haut, au-dessus du troisième étage, c’étaitle grenier, le grenier auquel on accédait par une échelle et parune trappe. Et le fugitif avait emporté l’échelle et refermé latrappe.

On n’a pas oublié le tumulte soulevé par cet acte inouï, leséditions des journaux se succédant, les camelots galopant etvociférant à travers les rues, toute la capitale secouéed’indignation et, disons-le, de curiosité anxieuse.

Mais ce fut à la Préfecture que l’agitation atteignit sonparoxysme. De tous côtés, on s’agitait. Les messages, les dépêches,les coups de téléphone se succédaient.

Enfin, à onze heures du matin, il y eut un conciliabule dans lebureau du Préfet de Police. Prasville était là. Le chef de laSûreté rendait compte de son enquête.

Elle se résumait ainsi :

La veille au soir, un peu avant minuit, on avait sonné à lamaison du boulevard Arago. La concierge qui couchait dans un réduitau rez-de-chaussée, derrière la boutique, la concierge tira lecordon.

Un homme vint frapper à sa porte. Il se disait envoyé par lapolice pour affaire urgente concernant l’exécution du lendemain.Ayant ouvert, elle fut assaillie, bâillonnée et attachée.

Dix minutes plus tard, un monsieur et une dame qui habitaient aupremier étage, et qui rentraient chez eux, furent également réduitsà l’impuissance par le même individu et enfermés chacun dans unedes deux boutiques vides. Le locataire du troisième étage subit unsort analogue, mais à domicile, dans sa propre chambre, où l’hommeput s’introduire sans être entendu. Le second étage n’étant pasoccupé, l’homme s’y installa. Il était maître de la maison.

– Et voilà, dit le Préfet de Police, qui se mit à rire, avec unecertaine amertume… voilà ce n’est pas plus malin que ça !Seulement, ce qui m’étonne, c’est qu’il ait pu s’enfuir siaisément.

– Je vous prie de noter, monsieur le Préfet, qu’étant maîtreabsolu de la maison à partir d’une heure du matin, il a eu jusqu’àcinq heures pour préparer sa fuite.

– Et cette fuite a eu lieu ?

– Par les toits. A cet endroit, les maisons de la rue voisine,la rue de la Glacière, ne sont pas éloignées, et il ne se présente,entre les toits, qu’une seule solution de continuité, large detrois mètres environ, avec une différence de niveau d’un mètre.

– Eh bien ?

– Eh bien, notre homme avait emporté l’échelle du grenier, quilui servit ainsi de passerelle. Ayant abordé l’autre îlotd’immeubles, il ne lui restait plus qu’à inspecter les lucarnes età trouver une mansarde vide pour s’introduire dans une maison de larue de la Glacière et pour s’en aller tranquillement les mains dansses poches. C’est ainsi que sa fuite, dûment préparée, s’effectuale plus facilement du monde et sans le moindre obstacle.

– Cependant vous aviez pris les mesures nécessaires ?

– Celles que vous m’aviez prescrites, monsieur le Préfet. Mesagents avaient passé trois heures hier soir à visiter chacune desmaisons, afin d’être sûrs que personne d’étranger ne s’y cachait.Au moment où ils sortaient de la dernière maison, je faisaisétablir les barrages. C’est pendant cet intervalle de quelquesminutes que notre homme a dû se glisser.

– Parfait ! Et, bien entendu, pour vous, aucun doute. C’estArsène Lupin ?

– Aucun doute. D’abord il s’agissait de ses complices. Et puis…seul, Arsène Lupin pouvait combiner un pareil coup et l’exécuteravec cette audace inconcevable.

– Mais alors ?… murmura le Préfet de Police.

Et, se tournant vers Prasville, il reprit :

– Mais alors, monsieur Prasville, cet individu dont vous m’avezparlé et que, d’accord avec M. le chef de la Sûreté, vous faitessurveiller, depuis hier soir, dans son appartement de la placeClichy… cet individu n’est pas Arsène Lupin ?

– Si, monsieur le Préfet. Là-dessus, non plus, aucun doute.

– On ne l’a donc pas arrêté quand il est sorti cettenuit ?

– Il n’est pas sorti.

– Oh ! oh cela devient compliqué.

– Très simple, monsieur le Préfet. Comme toutes les maisons oùl’on retrouve les traces d’Arsène Lupin, celle de la place Clichy adeux issues.

– Et vous l’ignoriez ?

– Je l’ignorais. C’est tout à l’heure que je l’ai constaté envisitant l’appartement.

– Il n’y avait personne dans cet appartement ?

– Personne. Ce matin, le domestique, un nommé Achille, estparti, emmenant une dame qui demeurait chez Lupin.

– Le nom de cette dame ?

– Je ne sais pas, répondit Prasville, après une imperceptiblehésitation.

– Mais vous savez le nom sous lequel habitait ArsèneLupin ?

– Oui. M. Nicole, professeur libre, licencié ès lettres. Voicisa carte.

Comme Prasville achevait sa phrase, un huissier vint annoncer auPréfet de Police qu’on le demandait en hâte à l’Élysée où setrouvait déjà le Président du Conseil.

– J’y vais, dit-il. Et il ajouta entre ses dents « C’est le sortde Gilbert qui va se décider. »

Prasville hasarda :

– Croyez-vous qu’on le graciera, monsieur le Préfet ?

– Jamais de la vie ! Après le coup de cette nuit, ce seraitd’un effet déplorable. Dès demain matin, il faut que Gilbert paiesa dette.

En même temps, l’huissier avait remis une carte de visite àPrasville. Celui-ci, l’ayant regardée, tressauta et murmura :

– Crénom d’un chien il a du culot !…

– Qu’y a-t-il donc ? demanda le Préfet de Police.

– Rien, rien, monsieur le Préfet, affirma Prasville, qui voulaitavoir pour lui seul l’honneur de mener cette affaire jusqu’au bout…Rien… une visite un peu imprévue… dont j’aurai le plaisir de vouscommuniquer le résultat tantôt.

Il s’en alla, tout en mâchonnant d’un air ahuri :

– Eh bien ! vrai… il en a du culot, celui-là, non, maisquel culot ! Sur la carte de visite qu’il tenait en main, il yavait cette inscription : Monsieur Nicole, Professeur libre,licencié ès lettres.

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