Monsieur Jourdain
Un pas, s’il vous plaît.
Dorimène
Quoi donc ?
Monsieur Jourdain
Reculez un peu, pour la troisième.
Dorante
Madame, Monsieur Jourdain sait son monde.
Monsieur Jourdain
Madame, ce m’est une gloire bien grande de me voir assez fortuné pour être si heureux que d’avoir le bonheur que vous ayez eu la bonté de m’accorder la grâce de me faire l’honneur de m’honorer de la faveur de votre présence ; et si j’avois aussi le mérite pour mériter un mérite comme le vôtre, et que le Ciel… envieux de mon bien… m’eût accordé… l’avantage de me voir digne… des…
Dorante
Monsieur Jourdain, en voilà assez : Madame n’aime pas les grands compliments, et elle sait que vous êtes homme d’esprit. (Bas, à Dorimène.) C’est un bon bourgeois assez ridicule, comme vous voyez, dans toutes ses manières.
Dorimène
Il n’est pas malaisé de s’en apercevoir.
Dorante
Madame, voilà le meilleur de mes amis.
Monsieur Jourdain
C’est trop d’honneur que vous me faites.
Dorante
Galant homme tout à fait.
Dorimène
J’ai beaucoup d’estime pour lui.
Monsieur Jourdain
Je n’ai rien fait encore, Madame, pour mériter cette grâce.
Dorante, bas, à M. Jourdain.
Prenez bien garde au moins à ne lui point parler du diamant que vous lui avez donné.
Monsieur Jourdain
Ne pourrois-je pas seulement lui demander comment elle le trouve ?
Dorante
Comment ? gardez-vous-en bien : cela seroit vilain à vous ; et pour agir en galant homme, il faut que vous fassiez comme si ce n’étoit pas vous qui lui eussiez fait ce présent. Monsieur Jourdain, Madame, dit qu’il est ravi de vous voir chez lui.
Dorimène
Il m’honore beaucoup.
Monsieur Jourdain
Que je vous suis obligé, Monsieur, de lui parler ainsi pour moi !
Dorante
J’ai eu une peine effroyable à la faire venir ici.
Monsieur Jourdain
Je ne sais quelles grâces vous en rendre.
Dorante
Il dit, Madame, qu’il vous trouve la plus belle personne du monde.
Dorimène
C’est bien de la grâce qu’il me fait.
Monsieur Jourdain
Madame, c’est vous qui faites les grâces ; et…
Dorante
Songeons à manger.
Laquais
Tout est prêt, Monsieur.
Dorante
Allons donc nous mettre à table, et qu’on fasse venir les musiciens.(Six cuisiniers, qui ont préparé le festin, dansent ensemble, et font le troisième intermède ; après quoi, ils apportent une table couverte de plusieurs mets.)
LE BOURGEOIS GENTILHOMME – MOLIÈRE > ACTE IV
Acte IV
Scène I
Dorimène, Dorante, Monsieur Jourdain, deux Musiciens, une Musicienne, Laquais
Dorimène
Comment, Dorante ? voilà un repas tout à fait magnifique !
Monsieur Jourdain
Vous vous moquez, Madame, et je voudrois qu’il fût plus digne de vous être offert.(Tous se mettent à table.)
Dorante
Monsieur Jourdain a raison, Madame, de parler de la sorte, et il m’oblige de vous faire si bien les honneurs de chez lui. Je demeure d’accord avec lui que le repas n’est pas digne de vous. Comme c’est moi qui l’ai ordonné, et que je n’ai pas sur cette matière les lumières de nos amis, vous n’avez pas ici un repas fort savant, et vous y trouverez des incongruités de bonne chère et des barbarismes de bon goût. Si Damis s’en étoit mêlé, tout seroit dans les règles ; il y auroit partout de l’élégance et de l’érudition, et il ne manqueroit pas de vous exagérer lui-même toutes les pièces du repas qu’il vous donneroit, et de vous faire tomber d’accord de sa haute capacité dans la science des bons morceaux, de vous parler d’un pain de rive, à biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la dent ; d’un vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant ; d’un carré de mouton gourmandé de persil ; d’une longe de veau de rivière, longue comme cela, blanche, délicate, et qui sous les dents est une vraie pâte d’amande ; de perdrix relevées d’un fumet surprenant ; et pour son opéra, d’une soupe à bouillon perlé, soutenue d’un jeune gros dindon cantonné de pigeonneaux, et couronnée d’oignons blancs, mariés avec la chicorée. Mais pour moi ; je vous avoue mon ignorance ; et comme Monsieur Jourdain a fort bien dit, je voudrois que le repas fût plus digne de vous être offert.
Dorimène
Je ne réponds à ce compliment, qu’en mangeant comme je fais.
Monsieur Jourdain
Ah ! que voilà de belles mains !
Dorimène
Les mains sont médiocres, Monsieur Jourdain ; mais vous voulez parler du diamant, qui est fort beau.
Monsieur Jourdain
Moi, Madame ! Dieu me garde d’en vouloir parler ; ce ne seroit pas agir en galant homme, et le diamant est fort peu de chose.
Dorimène
Vous êtes bien dégoûté.
Monsieur Jourdain
Vous avez trop de bonté…
Dorante
Allons, qu’on donne du vin à Monsieur Jourdain, et à ces Messieurs, qui nous feront la grâce de nous chanter un air à boire.
Dorimène
C’est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d’y mêler la musique, et je me vois ici admirablement régalée.
Monsieur Jourdain
Madame, ce n’est pas…
Dorante
Monsieur Jourdain, prêtons silence à ces Messieurs ; ce qu’ils nous diront vaudra mieux que tout ce que nous pourrions dire.(Les Musiciens et la Musicienne prennent des verres, chantent deux chansons à boire, et sont soutenus de toute la symphonie.)
Première chanson à boire
Un petit doigt, Philis, pour commencer le tour.
Ah ! qu’un verre en vos mains a d’agréables charmes !
Vous et le vin, vous vous prêtez des armes,
Et je sens pour tous deux redoubler mon amour :
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
Qu’en mouillant votre bouche il en reçoit d’attraits,
Et que l’on voit par lui votre bouche embellie !
Ah ! l’un de l’autre ils me donnent envie,
Et de vous et de lui je m’enivre à longs traits :
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
Seconde chanson à boire
Buvons, chers amis, buvons :
Le temps qui fuit nous y convie ;
Profitons de la vie
Autant que nous pouvons.
Quand on a passé l’onde noire,
Adieu le bon vin, nos amours ;
Dépêchons-nous de boire,
On ne boit pas toujours.
Laissons raisonner les sots
Sur le vrai bonheur de la vie ;
Notre philosophie
Le met parmi les pots.
Les biens, le savoir et la gloire
N’ôtent point les soucis fâcheux,
Et ce n’est qu’à bien boire
Que l’on peut être heureux.
Sus, sus, du vin partout, versez, garçons, versez,
Versez, versez toujours, tant qu’on vous dise assez.
Dorimène
Je ne crois pas qu’on puisse mieux chanter, et cela est tout à fait beau.
Monsieur Jourdain
Je vois encore ici, Madame, quelque chose de plus beau.
Dorimène
Ouais ! Monsieur Jourdain est galant plus que je ne pensois.
Dorante
Comment, Madame ? pour qui prenez-vous Monsieur Jourdain ?
Monsieur Jourdain
Je voudrois bien qu’elle me prît pour ce que je dirois.
Dorimène
Encore !
Dorante
Vous ne le connoissez pas.
Monsieur Jourdain
Elle me connoîtra quand il lui plaira.
Dorimène
Oh ! je le quitte.
Dorante
Il est homme qui a toujours la riposte en main. Mais vous ne voyez pas que Monsieur Jourdain, Madame, mange tous les morceaux que vous touchez.
Dorimène
Monsieur Jourdain est un homme qui me ravit.
Monsieur Jourdain
Si je pouvois ravir votre coeur, je serois…
Scène II
Madame Jourdain, Monsieur Jourdain, Dorimène, Dorante, Musiciens, Musicienne, Laquais
Madame Jourdain
Ah ! ah ! je trouve ici bonne compagnie, et je vois bien qu’on ne m’y attendoit pas. C’est donc pour cette belle affaire-ci, Monsieur mon mari, que vous avez eu tant d’empressement à m’envoyer dîner chez ma soeur ? je viens de voir un théâtre là-bas, et je vois ici un banquet à faire noces. Voilà comme vous dépensez votre bien, et c’est ainsi que vous festinez les dames en mon absence, et que vous leur donnez la musique et la comédie, tandis que vous m’envoyez promener ?
Dorante
Que voulez-vous dire, Madame Jourdain ? et quelles fantaisies sont les vôtres, de vous aller mettre en tête que votre mari dépense son bien, et que c’est lui qui donne ce régale à Madame ? Apprenez que c’est moi, je vous prie ; qu’il ne fait seulement que me prêter sa maison ; et que vous devriez un peu mieux regarder aux choses que vous dites.
Monsieur Jourdain
Oui, impertinente, c’est Monsieur le Comte qui donne tout ceci à Madame, qui est une personne de qualité. Il me fait l’honneur de prendre ma maison, et de vouloir que je sois avec lui.
Madame Jourdain
Ce sont des chansons que cela : je sais ce que je sais.
Dorante
Prenez, Madame Jourdain, prenez de meilleures lunettes.
Madame Jourdain
Je n’ai que faire de lunettes, Monsieur, et je vois assez clair ; il y a longtemps que je sens les choses, et je ne suis pas une bête. Cela est fort vilain à vous, pour un grand seigneur, de prêter la main comme vous faites aux sottises de mon mari. Et vous, Madame, pour une grand-Dame, cela n’est ni beau ni honnête à vous, de mettre la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de vous.
Dorimène
Que veut donc dire tout ceci ? Allez, Dorante, vous vous moquez, de m’exposer aux sottes visions de cette extravagante.
Dorante
Madame, holà ! Madame, où courez-vous ?
Monsieur Jourdain
Madame ! Monsieur le Comte, faites-lui excuses, et tâchez de la ramener… Ah ! impertinente que vous êtes ! voilà de vos beaux faits ; vous me venez faire des affronts devant tout le monde, et vous chassez de chez moi des personnes de qualité.
Madame Jourdain
Je me moque de leur qualité.
Monsieur Jourdain
Je ne sais qui me tient, maudite, que je ne vous fende la tête avec les pièces du repas que vous êtes venue troubler.(On ôte la table.)
Madame Jourdain, sortant.
Je me moque de cela. Ce sont mes droits que je défends, et j’aurai pour moi toutes les femmes.
Monsieur Jourdain
Vous faites bien d’éviter ma colère. Elle est arrivée là bien malheureusement. J’étois en humeur de dire de jolies choses et jamais je ne m’étois senti tant d’esprit. Qu’est-ce que c’est que cela ?
Scène III
Covielle, déguisé, Monsieur Jourdain, Laquais
Covielle
Monsieur, je ne sais pas si j’ai l’honneur d’être connu de vous.
Monsieur Jourdain
Non, Monsieur.
Covielle
Je vous ai vu que vous n’étiez pas plus grand que cela.
Monsieur Jourdain
Moi !
Covielle
Oui, vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenoient dans leurs bras pour vous baiser.
Monsieur Jourdain
Pour me baiser !
Covielle
Oui. J’étois grand ami de feu Monsieur votre père.
Monsieur Jourdain
De feu Monsieur mon père !
Covielle
Oui. C’étoit un fort honnête gentilhomme.
Monsieur Jourdain
Comment dites-vous ?
Covielle
Je dis que c’étoit un fort honnête, gentilhomme.
Monsieur Jourdain
Mon père !
Covielle
Oui.
Monsieur Jourdain
Vous l’avez fort connu ?