Le Danseur mondain

Chapitre 3

 

 

Le temps reculait, et les événements auxquelsavait été mêlé le pseudo Neyrial redevenaient présents au vieillardjusqu’à l’hallucination. Il se retrouvait à cinq ans en arrière,celui qui, rentrant vers les neuf heures après son dîner dans soncabinet de travail, se frottait les mains en disant :« Quelle bonne soirée ! Je vais la passer avec mes deuxmeilleurs amis, Montaigne et. La Bruyère. »

Martial Jaffeux n’était pas seulement le finlettré que dénoncent de pareilles préférences. Il était aussi unbibliophile passionné, non pas à la manière des spéculateursd’aujourd’hui, qui rêvent de la grande vente et constituent desplacements à cinquante et cent pour cent en éditions rarissimesavec autographes et gravures. Il aimait vraiment ses livres, lui.Il les lisait, moins souvent, certes, qu’il n’aurait voulu, empêchépar la surcharge de ses occupations, mais quelle joie intime,chaque fois que, fatigué de ses dossiers, il prenait, avant d’allerdormir, un volume d’un de ses auteurs préférés, des moralistessurtout et des psychologues ! Il les avait tous en plusieurséditions. Les plus précieux de ses volumes étaient enfermés dans unmeuble à serrure secrète. Quand il en maniait un, c’était avecreligion. Il regardait la reliure ancienne et ses fers. Il touchaitprudemment le papier jauni. Il songeait aux mains, immobilesaujourd’hui dans la mort, qui avaient tourné ces feuillets, auxyeux maintenant éteints qui s’étaient attardés sur ces caractères,aux esprits, – en allés où ? – qui s’étaient nourris de cespages. Un sentiment de vénération s’emparait de lui, qui faisait deces tomes inertes des créatures vivantes. Aussi quel avait été sonsaisissement, le meuble ouvert, de ne pas trouver l’exemplaire desEssais qu’il y cherchait, celui de 1588, un bel in-quartodans sa reliure originale en maroquin rouge, disputé jadis à uncollectionneur princier. En considérant d’un coup d’œil inquisiteurle dos des deux cents volumes rangés sur les tablettes, il luisembla discerner d’autres vides, mal dissimulés. Un cambrioleurétait passé là, qui, dans la hâte de son larcin, avait remis, latête en bas, quelques livres qu’il hésitait à prendre. L’avocat euttôt fait, sans même en référer à son catalogue, de constater qu’illui manquait, outre le Montaigne, quatre autres volumes : unexemplaire de la première édition du Médecin malgré lui de1667, – un exemplaire de la plus rare des éditions originales deRacine, Alexandre le Grand, publié en 1666 par ThéodoreGirard, – les Œuvres françaises de Joachim du Bellay,imprimées, en 1597, à Rouen. Il l’avait acheté, ce volume-là, àcause d’une reliure à la Marguerite, exécutée pour Marguerite deValois. Il manquait enfin la première édition, imprimée à Paris,chez Guillaume Desprez, en 1670. des Pensées de Monsieur Pascalsur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont été trouvéesaprès sa mort parmi ses papiers.

« C’est le vol de quelqu’un qui connaîtla valeur des livres, » s’était dit Jaffeux, essayant derassembler quelques données précises, comme il avait fait sisouvent au cours des enquêtes exigées par d’obscurs procès.« Un des volumes, » – il pensait au Montaigne, –« n’a pas pu être emporté dans une poche, comme les autres. Sadimension a exigé une mallette, un sac, ou simplement une serviettedu genre de la mienne. » – Elle était posée sur son bureau, illa mesura des yeux. – « Il a fallu aussi que le voleur connûtle secret de la serrure. Je ne l’ai jamais fait jouer que devantmes domestiques et mes secrétaires. »

C’était restreindre déjà le cercle de sesrecherches. Du ménage qu’il avait à son service depuis des années,– un valet de chambre et une cuisinière, – il ne pouvait pasdouter. Restaient ses trois secrétaires. L’un d’eux, le plus jeuneet le dernier en date, était ce Pierre-Stéphane Beurtin, qu’ilvenait, par le plus inopiné des hasards, de retrouver, après desannées, exerçant, dans ce hall d’un Palace cosmopolite, uneprofession si déconcertante pour un bourgeois de vieille frappefrançaise comme était Jaffeux. Le grand-père du danseur mondain, –quelle ironie ! – Marius Beurtin, avait été lui-même avocat etbâtonnier de l’ordre. Jaffeux, à ses débuts, occupait exactementauprès de lui l’emploi qu’il avait offert à son petit-fils, parreconnaissance pour son patron d’autrefois.

« Léonard ?… Vincent ?…s’était-il demandé. – Ainsi s’appelaient les deux plus anciens deces secrétaires. – « Non. Ce gros lourdaud de Léonard va semarier. La dot de sa femme est sérieuse. Il n’a pas besoin desquatre ou cinq mille francs que représentent ces livres… Ce braveVincent est un dévot qui va à la messe tous les jours. Ce n’est paslui non plus. Et puis tous deux m’ont vu faire ma bibliothèque. Ilssavent qu’un exemplaire rare est comme un tableau de maître. Celane se vend pas si facilement. Il faut justifier l’origine, au lieuque Pierre-Stéphane… Et avec l’héréditépaternelle !… »

Toute l’histoire de la famille du jeune homme,qu’il connaissait, comme on dit, du pied et du plant, necorroborait que trop le soupçon, déjà né dans son esprit. Lebâtonnier Beurtin était le fils d’un commerçant du Midi, trèsaventureux, très intelligent. Originaire d’Aix, et suggestionné parles traditions de l’antique cité parlementaire, qui lui faisaitconsidérer le barreau comme une sorte d’ennoblissement, leProvençal ambitieux avait voulu que son fils fût avocat et dans lacapitale. Celui-ci, très bel homme et naturellement fastueux, richedéjà par son père, et gagnant par lui-même beaucoup d’argent, avaitmené à Paris cette double existence, brillamment mondaine etâprement professionnelle, qui use si vite les plus vigoureuxorganismes. Il était mort jeune, laissant un fils unique, qui avaitcoûté la vie à sa mère en naissant, et chez qui ces goûtsostentatoires du bâtonnier avaient reparu, encore exagérés. AugusteBeurtin, c’était son nom, avait épousé, par vanité plus que paramour, une femme très belle, une demoiselle de Pétiot, rencontréedans une chasse à courre, et que la famille, une des plus vieillesdu Limousin, lui avait d’abord refusée. Très fier d’elle, il avaitvoulu qu’elle fût une des reines de ce Paris mouvant et factice,tout en sorties, en fêtes, en visites, en spectacles, dont lesréalités les plus solides sont des citations dans les comptesrendus élégants des journaux. Naturellement, cebourgeois-gentilhomme n’avait pas pris de carrière. Follementdépensier, il avait voulu augmenter ses revenus en jouant à laBourse, d’après les « tuyaux » de financiers rencontrésdans le monde, et, non moins naturellement, ses capitaux avaientfondu. Le pseudo Neyrial n’avait pas menti en racontant à GilbertFavy que son père s’était ruiné au jeu, mais à un jeu plusredoutable qu’une partie de baccara dans le casino d’une villed’hiver. Quand Auguste Beurtin était mort dans un accidentd’automobile, en juillet 1914, – sur la route de Deauville, commeil convenait à un personnage de cette tenue, – sa veuve s’étaittrouvée réduite, toutes dettes payées, à une position trèsprécaire. Ajoutez à cela, qu’initiée depuis quelques années auxcontinuels aléas de la vie du spéculateur, lequel avait dû demandersa signature pour des ventes d’immeubles et de titres, lespoignants soucis de l’avenir, et tant d’émotions, avaient déterminéchez elle une maladie du cœur, aussitôt aggravée par lesaisissement de cette mort tragique.

Toujours fidèle à la mémoire du défuntbâtonnier, Jaffeux n’avait pas perdu contact avec ce jeune ménage,de goûts si peu en rapport avec les siens. Il savait queMme Auguste Beurtin demeurait irréprochable dans ledangereux milieu parisien où l’imprudence de son mari la faisaitvivre. Le vieux garçon qu’il restait, un peu par les exigences deson travail, un peu par manie, beaucoup par timidité, avait conçupour cette honnête femme un de ces respects attendris, qui ne sepermettent pas de devenir de l’amour, mais qui sont pourtant plusémus que la simple amitié. Il s’était offert pour s’occuper de lasuccession qui, entre parenthèses, avait achevé de brouiller laveuve avec les siens, sur quelques difficultés d’intérêt, danslesquelles, conseillée par l’avocat, elle avait refusé detransiger, à cause de son fils. Elle avait tenu d’autant pluspassionnément à défendre pour lui les derniers débris de la fortuneécroulée, que ce règlement avait lieu pendant la guerre et que cefils était au front. Jaffeux avait vu, avec une admirationgrandissante, l’énergique mère, de plus en plus souffrante, cacherhéroïquement ses crises de santé au jeune homme, pour ne pasdiminuer son courage. Pierre-Stéphane, indemne par miracle pendantdes mois, avait été blessé sous Verdun. D’apprendre brutalementcette nouvelle, avait donné à la malade, déjà si anxieuse, un accèsd’angine de poitrine qui avait failli l’emporter. Elle avaitsupplié Jaffeux, mis au courant par le médecin, de n’en rien dire àson fils. L’avocat avait obéi, non sans quelque rancune contre cefils, qui était rentré en 1919, guéri de sa blessure, et neparaissant pas se douter des meurtrières angoisses traversées parsa mère. Il arrivait, tout fringant, tout fier de sa citation àl’ordre du régiment, virilisé mais endurci par ces quatre années dedanger. Par les traits, l’allure, la parole vive, le goût duplaisir et de l’élégance, ses vingt-trois ans rappelaient son pèred’une manière terriblement inquiétante pour ceux qui avaient vusombrer le spéculateur. La médiocrité de ses ressources, diminuéesencore par la baisse des quelques valeurs conservées, exigeaitqu’il prît un métier. Il avait accepté l’idée d’une carrièred’avocat, sur la prière de sa mère, suggestionnée, on devine parqui. Ce conseil de Jaffeux avait eu un secret motif :surveiller la pétulante jeunesse de Pierre-Stéphane, en le prenantpour secrétaire, tandis qu’il préparerait ses examens de droit. –« Le souvenir laissé au Palais par le bâtonnier facilitera lesvoies à son petit-fils, » avait-il dit àMme Beurtin. « Et moi, » avait-il pensé,« j’aurai l’œil sur lui. Il en aura besoin. Il est siléger ! »

On comprend qu’en présence du vol dont il sevoyait la victime, le protecteur, déjà très préoccupé de cecaractère impulsif s’était demandé aussitôt si la vie de Parisn’avait pas déjà précipité le fils du prodigue à des dépenses horsde proportion avec ses moyens. Avait-il eu de pressants besoinsd’argent et cédé à la tentation de s’en procurer ainsi ? Uneenquête, instituée immédiatement, n’avait rien appris de positif àJaffeux sur les relations féminines du jeune homme. En revanche, ilavait su, et précisément par un des deux collègues dePierre-Stéphane prudemment interrogés, que celui-ci fréquentaitassidûment un cercle interlope et qu’il y jouait à l’heure des plusfortes parties, tard dans la nuit, quand sa mère, obligée par samaladie de se coucher tôt, le croyait paisiblement endormi.

– « Dans ce cercle, » avaitdemandé l’avocat, « savez-vous si le caissier des jeux peutavancer de l’argent aux pontes, comme dans d’autresclubs ? »

Il en avait nommé un, aux mœurs duquel unprocès l’avait initié.

– « Oui, » avait répondu soninterlocuteur, « mais c’est un crédit limité, deux millefrancs, je crois… »

– « Et si on ne les rend pas, oncesse de faire partie du cercle ?… »

– « Naturellement. »

La vérité de la crise traversée parPierre-Stéphane était apparue au questionneur. Le fils avait, dansdes conditions toutes petites, agi comme le père et joué, poursuffire à des goûts de luxe supérieurs à ses moyens. Comme le père,il avait perdu, puis emprunté de l’argent, et perdu encore. Unetentation avait surgi, trop forte. Sans doute, il s’était dit queson patron tarderait à s’apercevoir du vol. Des livres seretrouvent. S’il gagnait, – car il avait dû ne vouloir cet argentque pour avoir le droit de rejouer, – il rachèterait ceux-là. Cetteconstruction, d’une irréfutable logique, était-elle lavérité ? Comment le savoir ? Le métier de Jaffeux le luiavait appris les aveux des crimes s’obtiennent le plus souvent parsurprise. Il avait donc employé ce que certains de ses confrères etlui appelaient, dans leur langage technique, le procédéchirurgical : l’attaque par l’accusation directe et précise,qui a des chances de produire, sur un coupable non prévenu, un deces chocs psychiques où le désarroi de tout l’être paralyse laréaction de défense de la volonté réfléchie. Le surlendemain de ladécouverte du vol, dès l’arrivée du jeune homme à l’Étude, il lefaisait venir, comme il lui arrivait souvent pour lui demander desnouvelles un peu détaillées de sa mère, dans la pièce où setrouvait la bibliothèque à serrure de sûreté. Et tout de suite, lalui montrant :

– « Pierre-Stéphane, » luiavait-il dit, « il manque ici un Montaigne, le Médecinmalgré lui, de Molière, l’Alexandre, de Racine, unJoachim du Bellay et un Pascal. En tout cinq volumes. Tu les aspris pour les vendre. Tu as joué au baccara, au cercle… » – Illui nomma le tripot. – « Tu as perdu. Pour continuer, tu asemprunté au caissier une somme que tu n’as pas pu restituer. Tun’as rien voulu demander à ta mère, que tu vois se débattre troppéniblement pour votre vie quotidienne. Tu as tâté le terrainauprès de quelques camarades, sans réussir. Il te fallait lerendre, cet argent, pour n’être pas renvoyé du Club, et continuerde jouer. Ces livres étaient là. Tu savais leur valeur. Tu t’es ditqu’étant donné le nombre de mes volumes, je ne remarquerais pasaussitôt leur disparition. J’avais fait fonctionner devant toi lesecret de la serrure. Tu m’avais bien observé. Tu as su ouvrir lemeuble, et tu les as pris, ces livres. Tu les as volés, volés, sanspenser que tu déshonorais ce ruban, » – et il mettait le doigtsur la boutonnière du jeune homme – « Ah ! comment as-tupu ? »

Tandis qu’il parlait, il voyait un frissonsecouer tout le corps de Pierre-Stéphane, sa taille se raidir, sonvisage se serrer. L’affreuse humiliation subie en ce momentallait-elle se résoudre dans des larmes et une imploration depardon, – s’il était coupable ? Qu’il le fût, comment endouter, devant son trouble qui, soudain, quand le doigt del’accusateur toucha sa boutonnière, le fit se tendre dans uneexpression de défi ? Le jeune homme n’avait jamais aiméJaffeux. Les familiers très intimes d’un père et d’une mèreinspirent souvent au fils et à la fille de la maison, uneantipathie qu’explique assez le droit qu’ils s’arrogentd’observations sans ménagements. L’amour-propre de l’enfant qui enest l’objet s’en irrite. Toute ouverture simple du cœur lui devientimpossible vis-à-vis de cet ami de ses parents, qui ne sera jamaisle sien. Dans mille petites circonstances et à son insu, Jaffeuxavait froissé Pierre-Stéphane. Leurs instincts étaient tropcontraires pour qu’ils comprissent, celui-ci la réflexion, celui-làles fougues de l’autre. Dans une circonstance comme celle qui lesaffrontait en ce moment, la fierté du secrétaire infidèle souffraittrop. Il avait volé les volumes. L’avocat ne s’y était pastrompé ; non plus que sur les détails de ce vol. Nier ?C’était s’abaisser encore. Demander pardon ? L’ancien« poilu » se serait fait tuer plutôt. Il lui restait cerefuge de la confession arrogante, où l’orgueil du coupable, qui nedaigne pas se justifier, trouve sa revanche :

– « C’est vrai, monsieur, »répondit-il, « j’ai pris ces volumes et je les ai vendus pourles raisons que vous dites. Votre police vous a exactementrenseigné. Je ne plaiderai pas les circonstances atténuantes :l’étroitesse de ma vie actuelle après l’opulence où j’ai grandi, lagriserie de Paris, celle du jeu. Mais si je les ai pris, cesvolumes, c’était avec l’idée de les racheter et de les remettre àleur place, dès que j’aurais regagné la somme nécessaire. Je savaisque je la regagnerais. Je l’ai regagnée, cette nuit-même. Je vaisde ce pas chez le marchand à qui je les ai vendus. Je l’ai choisiexprès parmi ceux qui ne sont recherchés que des connaisseurs. Iln’a ces volumes que depuis trois jours. Il est très probable qu’ilssont encore chez lui. Dans ce cas, vous les aurez ce soir même.Sinon, je saurai les retrouver. Ç’aura été un prêt que vous m’aurezfait. Si vous jugez que ma façon d’agir a été par trop incorrecte,portez plainte. Ce que je viens de vous dire, je le répéterai auxmagistrats, et dans les mêmes termes, parce que c’est la strictevérité. »

Et pas un mot de regret dans cette déclarationprononcée âprement, les yeux fixés sur ceux de son interlocuteur,les bras croisés, le masque impassible. Derrière cette attitude,une atroce douleur se dérobait, que l’avocat ne reconnut point.C’est la limite d’intelligence des hommes qui n’ont pas subil’entraînement des passions, qu’ils ne distinguent pas les élémentsde réparation morale conservés dans certaines déchéances. Cetteforce de personnalité, déployée par Pierre-Stéphane en face de sonjuge, n’était pas du cynisme. En ne se disculpant point, enacceptant par avance les dures conséquences de son acte, il seréhabilitait un peu vis-à-vis de lui-même. Jaffeux n’y vit quel’impudente effronterie d’un garçon irrémédiablement gâté. Un deces humbles détails qui deviennent des signes décisifs à decertains moments, achevait de l’écœurer la mise trop raffinée dujeune homme faisait de lui un type tout près d’être exagéré, dudandy d’après la guerre, qui semble n’avoir gardé de la tragiqueépreuve qu’une frivolité plus désinvolte. Un veston coupé à ladernière mode amincissait sa taille cambrée. Une cravate en tricotde soie, piquée d’une épingle de perle, pendait sur le plastrond’une chemise souple de nuance havane. Des boutons d’or ciselé, àchaînette, retenaient les manchettes, souples aussi, mais blanchescomme la toile du col, et retroussées. De fines chaussettes decouleur claire montraient leur soie, savamment tendue entre le cuirbrun du soulier et le bas du pantalon, raccourci par un pli.Jusqu’alors Jaffeux avait considéré ces coquetteries vestimentairescomme une puérilité un peu nigaude. Il y vit tout à coup l’indiced’une dégradation. Peut-être aussi l’instinctive antipathie dePierre-Stéphane avait-elle éveillé en lui une antipathiecorrespondante, encore aggravée du fait que le jeune hommeressemblait tant à son père, et que lui-même, toujours à son insu,gardait au fond de son cœur une obscure jalousie à l’égard du mariindigne d’une femme exquise. Un accès de colère l’envahit, où sesoulageait la longue rancœur de ces impressions inconscientes, et,d’une voix que le jeune homme ne lui connaissait pas :

– « Incorrecte !… » – Ilredit le mot par trois fois, en martelant les syllabes –« Incorrecte !… Incorrecte !… Quand il s’agit d’unvol, d’un ignoble vol, doublé d’un abus de confiance !… »– Et comme l’autre protestait : – « Tais – toi ! Jet’aurais vu, quand je t’ai parlé tout à l’heure, éclater ensanglots, me dire : « Pardon, je me repens… » jet’aurais pris dans mes bras en te disant, moi : « Monpauvre petit !… » Et je t’aurais. pardonné… Maisça ! mais ça !… Incorrecte ! Incorrecte !…Tiens : j’aurais mieux aimé te voir mentir, nier avecacharnement. Ç’aurait été une preuve que tu sentais du moins lahideur de ton acte, au lieu que… » – Puis, décidément hors delui : – « Ah ! misérable !… » – Il leva lepoing comme pour frapper, et, se dominant : – « Ne lesrachète pas, ces livres, Ils me feraient horreur à toucher. Je teles donne. » – Il avait, en attendant un geste, regardéPierre-Stéphane qui restait immobile, les bras de nouveau croisés.– « Tu comprends que désormais je ne peux pas te garder ici,n’est-ce pas ? »

– « Et moi, » répondit le jeunehomme, « je n’accepterais pas d’y rester. »

– « Je ne suis pas en état, »continua Jaffeux, « de concevoir en ce moment un moyen de toutrégler pour que cette incorrection, comme tu dis, ne pèse pas surton avenir. Est-ce ta première coquinerie ? Sera-ce ladernière ? »

L’accès de fureur le reprenait. Il marchaquelques minutes d’un bout à l’autre de la chambre, et, seretournant pour montrer la porte de son poing toujoursfermé :

– « Va-t’en ! » cria-t-il,« mais va-t’en donc ! »

Pierre-Stéphane obéit, sans plus répondre.Resté seul, l’avocat continua de marcher dans son bureau, d’un pasqui se calmait, maintenant qu’il n’avait plus devant les yeuxl’insolente et rogue figure du coupable sans repentir. Une nouvelleangoisse l’étreignait à présent. Renvoyer son secrétaire, il ne lepouvait pas sans donner à Mme Beurtin uneexplication. Laquelle ? Lui dire la vérité, porter ce coup àcette mère d’une sensibilité si vive, et dans son état de santé,c’était risquer de la tuer. Il le savait, ayant, par affection pourelle et à la suite de plusieurs conversations avec le docteur quila soignait, étudié, dans des livres spéciaux, les symptômes decette lésion du cœur, dont elle était atteinte, l’insuffisancemitrale, et ses étapes. Voici que, l’image de la malade commençantà l’attendrir, sa violente indignation de tout à l’heure tombaitpeu à peu.

« Si tout de même c’était la premièrefaute grave de ce malheureux ? » se disait-il.« N’ai-je pas été trop dur ?… Il s’est conduitadmirablement pendant la guerre. C’est quand j’ai touché cepoint-là, quand j’ai parlé de son ruban qu’il s’est rebellé. Jel’ai senti. Et si c’est sa première faute, ne vient-il pas d’enêtre assez puni ?… Mais cette bravade, cette complète absencede regret ? Mais cette effronterie à qualifier d’incorrectionun délit dont il connaît toute la gravité, lui qui fait sondroit ?… S’il était un endurci pourtant, il aurait discuté,ergoté. Car enfin, je n’avais qu’un soupçon, pas une indiscutablepreuve… C’est vrai qu’il m’a parlé de ma police. Il n’a pas pudeviner que j’avais reconstruit son affaire à moi seul, rien qu’enraisonnant… »

Un petit mouvement d’orgueil, toutprofessionnel au fond, le traversait, à l’idée de cette justessedans son hypothèse. C’était l’avocat, heureux et fier d’avoirdébrouillé une énigme, et, cette intime satisfaction le disposantsoudain à l’indulgence :

« À cause de sa mère, » se disait-ilmaintenant, « et de son grand-père, n’y eût-il qu’une chancesur cent pour que cette défaillance de sa moralité soit lapremière, je lui devais de lui faire crédit. Il est encore temps.Je l’ai corrigé trop durement. Je n’en aurai que plus d’autoritépour le faire venir et lui dire : Je suis prêt à te pardonner.Mais répare. J’accepte que tu me rendes les livres et je te garde.Seulement, tu vas changer ta vie. Plus de cercle, d’abord. Prendsce papier. Écris ta lettre de démission. Plus de parties de théâtreavec tes camarades. Plus de séances aux courses. Je te donneraiassez de dossiers pour que tout ton temps soit occupé, même etsurtout le dimanche. Je jugerai par ton travail si oui ou non tumérites que je te rende mon estime et que je ne parle jamais à tapauvre maman. »

Tel était le monologue qu’il se prononçait,assis maintenant à son bureau et vaquant lui-même à son travail. Ilétait attendu au Palais vers les deux heures de l’après-midi. Sarésolution de donner au coupable cette chance de se réhabiliterétait si bien prise qu’il abrégea son déjeuner pour s’assurer leloisir d’un crochet entre la rue de Vaugirard, où il habitait, etla rue de l’Estrapade, derrière le Panthéon, où logeaient lesBeurtin. Ou bien le jeune homme serait là, et il le verrait tout desuite, ou bien il lui laisserait sa carte avec un mot, lui fixantun rendez-vous immédiat, vers la fin de la journée. Une autre idéele poussait, qu’il n’admettait pas, tant elle était pénible :« Pourvu que Pierre-Stéphane n’ait pas lui-même parlé à samère ! » Arrivé sur le seuil de la vieille maison, dontl’aspect désuet contrastait étrangement avec la façadeultra-moderne de l’hôtel de la plaine Monceau possédé jadis par lespéculateur, il demeura saisi devant la physionomie de la loge.Plusieurs personnes s’y pressaient autour du concierge, en train decommenter, avec force gestes, un événement évidemment sensationnel.Le visiteur n’eut que trop vite le mot de cette énigme quand, ayantdemandé : « Mme Beurtin est chezelle ? » cet homme lui répondit :

– « Je racontais justement à cesmessieurs et à ces dames, monsieur, qu’elle vient de mourir de samaladie de cœur. À peine si j’ai eu le temps de courir àSaint-Etienne-du-Mont chercher un prêtre, quand le docteur a ditqu’elle n’en avait pas pour une demi-heure… »

– « Son fils était là ? »questionna Jaffeux…

– « Il rentrait à peine, quand ellea eu sa crise. Il a assisté à tout. Ah ! monsieur, ce qu’ilaimait sa mère, ce garçon !… Ce qu’il fait peine àvoir !… »

C’était l’avocat lui-même qui avait indiquéjadis à Mme Beurtin cet appartement où elle venaitd’expirer. Il l’avait choisi dans le fond de la cour, aurez-de-chaussée, afin qu’avec ses palpitations, elle n’eût pasd’escalier à monter. Il dut sonner deux fois à la porte, avant quela domestique se montrât, affairée et gémissante :

– « Ah ! monsieurJaffeux ! Quel malheur ! Madame était si bien ce matinencore, quand M. Pierre-Stéphane est rentré ! Etpuis… »

– « Est-ce que je pourrais levoir ? » demanda Jaffeux.

– « Il est auprès de Madame. Il nefait que pleurer. Ça le confortera de voir Monsieur que Madameaimait tant. »

La brave fille avait disparu, pour revenir,visiblement très troublée, et dire d’un accent hésitant :

– « Monsieur Pierre-Stéphanes’excuse beaucoup, Monsieur. Mais il ne peut voir personne, qu’ildit, personne absolument, pas même Monsieur… »

– « Pourrai-je entrer faire uneprière ? » avait interrogé Jaffeux.

– « C’est qu’il est à côté du lit,qui tient la main de Madame, et je ne sais pas… »

– « Eh bien ! » avaitrépondu Jaffeux, « je reviendrai… »

La gêne de la servante ne lui apprenait quetrop comment le jeune homme avait reçu l’annonce de sa visite. Pasde doute. Il avait parlé à sa mère, avoué le vol, raconté la scèneavec son protecteur, et la secousse de cette révélation avait donnéà la malade cette crise mortelle. Maintenant il était insupportableau fils coupable de revoir celui dont il avait appréhendé qu’il ledénonçât. Il avait préféré parler le premier pour se défendre touten s’accusant. Jaffeux avait eu, de cette horreur à son égard, unenouvelle preuve, en recevant le lendemain matin ce douloureuxbillet :

On enterre ma pauvre maman demain matin. Jevous demande, Monsieur, comme une charité, de ne pas venir à lacérémonie. Vous aviez le droit de me parler comme vous m’avezparlé. Ce n’est pas votre faute si votre attitude m’a désespéré aupoint que je n’ai pas su me dominer devant ma mère. Je ne vous endirai pas davantage. Vous comprendrez ce que serait pour moi votreprésence dans une heure aussi douloureuse. Vous aurez la charité del’épargner à un fils qui souffre trop.

Et pas de formule protocolaire, pas designature. Jaffeux se reprochait déjà trop vivement sa dureté dansl’entretien de la veille, pour ne pas avoir obéi à cetteinjonction. Il n’était donc pas allé à l’église, et, le soir mêmedes obsèques, un paquet lui arrivait, contenant les cinq volumesdérobés. Une carte, sous enveloppe, les accompagnait, avec ce seulmot « Merci. » Pierre-Stéphane avait eul’énergie, tout en faisant les démarches nécessaires auxfunérailles, de passer chez le libraire, pour racheter les livres,comme il l’avait annoncé. Jaffeux en avait pris prétexte pour luiécrire, de son côté, une longue lettre, où, réalisant son projet derapprochement, il l’invitait à venir le voir, et où il luiaccordait ce pardon qu’il regrettait de ne pas lui avoir offert.Pas de réponse. Une semaine s’était passée. Nouvelle lettre. Mêmesilence. Inquiet, il était allé rue de l’Estrapade, pour trouverl’appartement fermé.

– « M. Pierre-Stéphane vient detemps en temps prendre son courrier, » avait expliqué leconcierge. « Il est à l’hôtel. Mais il ne nous a pas ditlequel. Il a donné congé, en payant son terme d’avance, et vendu enbloc tous les meubles à un tapissier. Ah ! monsieur, ma femmeet moi avons bien peur que son chagrin ne lui porte à latête… »

Quelques jours plus tard, et Jaffeux revenu,pour demander des nouvelles :

– « Je lui ai dit votrevisite, » avait répondu l’homme… « Il ne vous a pasécrit ?… »

– « Non. »

– « Il est parti pour l’étranger, enme disant d’envoyer ses lettres à cette adresse. »

Et, tendant une feuille de papier :

– « Il est à Londres, vousvoyez. »

– « À Londres, » avait répétéJaffeux. Puis, tout seul : « Quelle situation va-t-ilchercher là-bas ? Il lui a fallu pourtant régler les affairesde la succession. Me Métivier, le notaire, merenseignera. »

Il avait fait cette démarche sans rien obtenirde précis sur les intentions de Pierre-Stéphane, qui avait laissésa procuration, en annonçant qu’il s’installait en Angleterre, poury apprendre la langue. Jaffeux avait su plus tard que Métivier, unefois la succession réglée, ne recevait plus de lettres de sonclient. Puis des semaines avaient passé, des mois, des années, sansqu’aucune nouvelle du disparu parvînt à son ancien patron. Pensantau jeune homme, il s’était demandé très souvent :« Qu’est-il devenu ? S’il avait bien tourné, il auraitéprouvé le besoin de me le faire savoir… » Et toujours, devantle mystère de cette destinée, où il avait joué un tel rôle, dansune minute décisive, un obscur remords se mêlait pour lui à cesouvenir. Le contre-coup de sa sévérité n’avait-il pas hâté la find’une amie si chère ? Oh ! que n’avait-il eu pitié ducoupable ?… « Mais vit-il seulement ? » sedemandait-il encore.

Oui, Pierre-Stéphane Beurtin vivait, dans quelétrange milieu, de quel étrange métier, et nourrissant peut-êtrequel projet redoutable pour une innocente enfant et safamille !

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