Le Danseur mondain

Chapitre 6

 

 

Une galerie vitrée contournait le hall,derrière laquelle se profilaient les silhouettes de Gilbert et deRenée :

– « C’est tout de suite qu’il fautlui montrer cette lettre, à elle, » insista Jaffeux,« tout de suite. Est-ce promis ? »

– « C’est promis, » réponditMme Favy, comme redressée par la suggestion decette volonté ; et elle ajouta « Merci. Vous venez de mefaire tant de bien. »

– « Un mot encore, » fitJaffeux. « Vous m’avez dit hier que Gilbert et ce Neyrialétaient très amis ? »

– « Très camarades, plutôt. Ils seconnaissent depuis si peu de temps. Là encore, j’ai été faible.J’ai laissé Renée faire de longues promenades avec eux deux.Avant-hier, par exemple, ils étaient à Giens tous trois àbicyclette. »

– « Voulez-vous que je lui parle, àlui, de la lettre anonyme, pour couper court d’avance à toutecorrespondance, si, par hasard, Neyrial concevait l’idée demaintenir le contact de cette manière-là ? »

– « Attendez que j’aie causé avecRenée, » dit Mme Favy. « S’il y a lieu,c’est moi qui mettrai Gilbert au courant. Il a tant de cœur !Il n’aurait qu’à se reprocher ces promenades, et il est sivisiblement tourmenté en ce moment, – pourquoi ? – si sombrede nouveau ! C’est ce qui me fait craindre des pertes au jeu,une dette peut-être qu’il hésite à m’avouer. Tenons-nous en à ceque je vous ai demandé d’abord : le sonderlà-dessus. »

Le frère et la sœur passaient la porte à cetteminute. L’expression de leur visage ne s’accordait que trop avecles craintes de la mère : Renée, pâle, les yeux battus, lesprunelles si tristes ; Gilbert, le front barré d’un pli,tenant aux doigts une cigarette qu’il fumait fébrilement ; ettous deux, marchant comme dans un rêve, sans se parler.

– « Eh bien ? » ditMme Favy, à Jaffeux tout bas, avec un geste de têtequi signifiait : « Me suis-je trompée ? »

– « Raison de plus, » fit-ilsur le même ton, « pour ne pas attendre. Je vais causer avecGilbert et vous montrerez la lettre à Renée, mais, je vousrépète : tout de suite. » – Et, pour la contraindre àsuivre ce sage conseil : – « Mademoiselle Renée, »dit-il à voix haute, « madame votre mère n’est pasraisonnable. Elle ne se sent pas très bien. Elle devrait être danssa chambre, à se reposer. Ramenez-l’y donc… Et vous, Gilbert,voulez-vous que nous fassions un bout de causette, dans lejardin ? Il fait si beau… »

– Volontiers, » dit le jeune homme,qui suivit Jaffeux, en allumant une autre cigarette, la physionomieabsente, et, à la fois, comme l’avait dit sa mère, sitourmentée.

Sortis du hall, les deux hommes firentquelques pas sans se parler. Jaffeux regardait son compagnon, hantépar une réminiscence, pour lui bien émouvante. Depuis cesquarante-huit heures, il avait trop pensé à Pierre-Stéphane. Milledétails, relatifs à ce malheureux, lui étaient redevenus présents,et, en particulier, ses entretiens avecMme Beurtin, quand elle s’inquiétait de son fils etde la tentation du jeu, au cercle où il avait voulu entrer. Ill’entendait, par delà les années, prononcer les mêmes mots queMme Favy tout à l’heure, à propos de la partie duCasino et de son fils : « Il est sientraînable ! » Même phrase, même étouffement dans lavoix. Il n’était pas jusqu’à la similitude entre les maladies desdeux mères, qui n’achevât de lui rendre plus pathétique cetteidentité de leurs angoisses. Gilbert et lui marchaient donc dans lejardin, devant le salon du rez-de-chaussée où se donnaient lesleçons de danse. Le bruit d’un phonographe, qui jouait un air deboston, les fit se retourner. Ils purent voir, à travers laporte-fenêtre, Mlle Morange qui entraînait uneautre jeune fille, toujours de ce pas allongé, souple, un peuhésitant, ralenti encore par le rythme monotone de l’instrument.C’était l’occasion pour Jaffeux d’engager la conversation aveccelui qu’il avait promis de confesser et d’abord sur ses relationsavec Pierre-Stéphane. Son expérience d’avocat, initié à tant dedrames intimes, lui faisait considérer le danger couru par Renée,comme autrement redoutable pour elle que ne pouvait l’être pour lejeune homme une mauvaise passe au baccara. Jusqu’à quel point le« beau danseur », ainsi que l’appelait ironiquement lalettre anonyme, s’était-il servi de son intimité avec le frère,pour s’insinuer dans celle de la sœur ? Et il interrogeait, endésignant de la pointe de sa canne cette porte-fenêtre et le groupemouvant des deux femmes :

– « Il me semble reconnaître lapersonne qui figurait avant-hier dans le numéro duPrintemps ?… » Puis, sans attendre la réponse – « Ledirecteur m’a dit que le danseur est souffrant et qu’il a quittél’hôtel. Il s’appelle Neyrial, n’est-ce pas ? » Il répéta– « Neyrial ! Neyrial ! Ce n’est pas un nom. Vous netrouvez pas ?… »

– « Il l’a pris pour ne pas donnerle vrai, » répliqua Gilbert, un peu étonné de cetteinsistance. « C’est tout naturel, s’il est d’une bonnefamille… »

– « Je ne vous demande pas laquelle.C’est sans doute un secret qu’il vous a confié… »

– « C’est une simple hypothèse de mapart, » rectifia Gilbert, « d’après ses manières et sesidées. il ne m’a fait aucune confidence. »

– « Vous étiez pourtant très amis,m’a dit madame votre mère. »

Ce fut au tour de Jaffeux de s’étonner devantla vivacité avec laquelle le jeune homme répondit :

« Et j’espère bien que nous le resterons.C’est un des plus nobles cœurs que j’aie rencontrés, et sigénéreux, si délicat ! »

– « Votre mère et votre sœur m’ontdit également qu’il paraissait avoir une excellente éducation. Vousne soupçonnez pas quels motifs lui ont fait choisir cette carrière,à tout le moins paradoxale, et qui n’en est pasune ?… »

– « J’ai cru comprendre qu’il étaitresté orphelin très jeune, et aussi que son père était mort ruiné.Il était adroit. Il aimait les sports. Il n’avait pas encore demétier. Celui-là s’est offert. Il l’a pris. Comme il a euraison !… » continua-t-il. Et, d’une voix où frémissaitune révolte intime contre cette rigueur de la disciplinepaternelle, dont avait parlé Mme Favy : –« Nous en avons causé, de ce métier, et je conçois qu’il ensoit charmé. Pensez donc ! Jamais de corvées officielles.L’hiver ici, dans un pays de soleil, l’été dans les Alpes. Aucunsouci, aucun esclavage matériel. Tout le confort que lesmilliardaires viennent chercher dans les Palaces. Je vous disaisqu’il aime le sport. Les danses d’aujourd’hui en sont un, et sioriginal, si varié ! Leurs figures sont innombrables, et lesprofessionnels, lui, par exemple, en inventent tous les jours. Etc’est la rencontre, sans cesse, de femmes nouvelles, plus élégantesles unes que les autres. Oh ! Neyrial est trop discret, jevous le disais aussi, trop chevaleresque pour raconter ses bonnesfortunes. Mais qu’il en ait eu, et de nombreuses, de délicieuses,j’en suis sûr, rien qu’à constater son prestige sur les voyageusesde cet hôtel. Toutes veulent danser avec lui. Calculez maintenantl’argent que lui rapportent ses leçons, les avantages que sasituation implique logé, blanchi, nourri, servi, ses frais dedéplacement payés. Avouez-le cette position« paradoxale » est plus brillante et plus raisonnable quene sera la mienne, quand, après m’être éreinté à passer des examensimbéciles, je serai chargé d’affaires dans le Honduras ou leNicaragua. »

– « Savez-vous, mon cher Gilbert,que cette amitié ne me paraît pas avoir une très bonne influencesur vous ? » repartit Jaffeux. Et, à part lui :« Comme ce dangereux Pierre-Stéphane a eu l’art de s’emparerde lui ! Pour se rapprocher de la sœur, c’est trop évident. Etce frère qui parle des bonnes fortunes de l’autre ! C’est tropévident aussi, qu’entre cet inconscient et un roué, la partien’était pas égale. Ce naïf n’a rien deviné, rien soupçonné. Lequestionner sur leurs promenades à trois est inutile. Tâtons-le surle jeu, puisque la mère s’en tourmente. »

Et, tout haut, maintenant :

– « C’est trop naturel, d’ailleurs,que vous vous soyez beaucoup lié avec lui. Vous n’avez guère dedistractions ici. J’ai vu pourtant l’affiche d’un casino. Vous yallez un peu ? »

Gilbert Favy lança sur le curieux un regardnon plus d’étonnement, mais de défiance, tandis qu’il répondait,avec une indifférence affectée :

– « Oui, de temps entemps. »

– « Et l’on y donne de bonnespièces ? »

– « Je n’ai pas suivi lesspectacles. »

– « Et la partie ?… Dans tousles casinos, il y a une partie de petits chevaux ou de baccara…surtout de baccara… »

La rougeur était montée au visage du jeunehomme, et, la voix saccadée, les yeux dans les yeux de soninterlocuteur, cette fois :

– « C’est maman, qui vous a demandéde me sonder, j’en suis sûr, de savoir si jejoue ?… »

– « Eh bien, oui, » réponditnettement Jaffeux.

Son habitude des difficiles enquêtes auprès deplaideurs réticents, lui faisait deviner, à cet accent, et à cettephysionomie, les indices d’une crise de sincérité.

– « Elle aurait bien pu me parlerelle-même, » disait Gilbert. « Mais non. Les médecinsveulent qu’on lui évite toutes les émotions, même les plus légères.J’aurais dû lui mentir, et je mens si mal. Elle aurait soupçonné lepire. À vous, monsieur Jaffeux, je puis dire ce que je ne luidirais pas, ce qu’il ne faut pas qu’elle sache, à aucun prix, vousm’entendez. Oui, j’ai joué, et j’ai perdu. »

– « Beaucoup ? » demandaJaffeux.

– « Pour moi, oui, beaucoup. Maisc’est réglé. J’ai trouvé le moyen, et, à la personne qui m’a aidé,j’ai donné ma parole d’honneur que je ne jouerais plus jamais. Jela tiendrai, cette parole. Voilà ce qu’il faut que vous disiez àmaman : Que vous m’avez parlé du jeu et que je vous ai réponduque j’avais les cartes en horreur. » – Et, pour la troisièmefois, secouant sa tête, un pli de dégoût aux lèvres, il répéta« En horreur »

Ces mots énigmatiques « La personne quim’a aidé… », le joueur les avait prononcées avec la mêmeémotion, la même voix attendrie que, tout à l’heure, la phrase surNeyrial « Le plus noble cœur…, si généreux…, sidélicat… » Cette identité d’intonation avait provoqué soudainchez l’observateur perspicace qu’était Jaffeux une première idéecette personne qui avait « aidé » le frère de Renée, sic’était Pierre-Stéphane, pour s’assurer un allié auprès de la jeunefille ? Une autre idée avait surgi, non moins quand Gilbertavait jeté cette exclamation « J’ai les cartes enhorreur, » soudaine, une voix plus émue encore, où passaitcomme le frisson d’un remords. Par quel inconscient et immédiatdévidage de sa pensée, Jaffeux se rappela-t-il l’inspecteur luidisant, à propos de ce même Pierre-Stéphane : « J’ai eul’impression qu’il se dévouait pour quelqu’un d’autre, et qu’il enétait fier… » ? Une hypothèse venait de lui apparaître,qu’il rejeta aussitôt : Gilbert Favy perdant au jeu cettegrosse somme d’argent, – il l’avouait, – et, pour s’acquitter,volant un bijou, cette barrette de Jady Ardrahan, comme jadisPierre-Stéphane les volumes, – celui-ci l’apprenant, avançantl’argent au malheureux, se faisant donner le bijou volé, lerestituant à la police, et s’accusant lui-même, pour couper court àtoute recherche qui pût découvrir le coupable, – enfin, une de cesconstructions imaginatives dressées dans l’esprit avecl’instantanéité d’une vision de rêve. Ce sont souvent les plusexactes. Elles ont la lucidité divinatrice de l’intuition.

« Quel roman vais-je inventerlà ! » se dit l’avocat devant les illogismes apparentsd’une pareille aventure. Et d’abord Gilbert, s’il avait volé,prenant pour confident de sa honte ce demi-inconnu qu’était pourlui le danseur mondain ! Et puis, cette personne qui l’avaitaidé pouvait si bien être un de ces amis du colonel dont Renée aparlé… Et, à tout hasard, il insinua :

– « Je crois bien avoir deviné à quivous avez emprunté cet argent. Ce quelqu’un qui vous l’a avancé enexigeant votre parole de ne plus recommencer, ce n’est pas unofficier du Mont-des-Oiseaux ? »

– « Ne cherchez point, »répondit Gilbert. « Vous ne trouveriez pas. »

– « En tout cas, vous devez être àjamais reconnaissant à ce bienfaiteur, » reprit Jaffeux, enmettant sa vieille main sur l’épaule du jeune homme. « Passeulement de cet argent prêté, mais surtout de cette paroledemandée. Bien entendu, je ne raconterai à madame votre mère que lapartie de notre conversation que vous m’autorisez à lui dire. Cedont je suis content, plus que content, heureux, comme son ami etl’ami de votre admirable père, c’est de cet engagement d’honneur etaussi du sentiment que vous éprouvez pour le jeu. Que j’en ai vu,dans mon existence d’avocat, de destinées manquées à cause de cettefatale passion, qui finit par tout abolir dans la vie morale !J’ai vu des fils de famille chassés d’un cercle pour avoir donné aucaissier des chèques sans provision. J’ai vu des garçons d’un beaunom surpris en train de tricher à une table de baccara, d’autresforçant le tiroir de leur père pour aller au tripot et laissantaccuser des domestiques, d’autres volant les bijoux de leur mère oude leur sœur… Quelle pitié !… »

En prononçant ce réquisitoire contre lapassion du jeu, le digne homme cédait à l’automatisme du mouvementoratoire, une des caractéristiques de son métier, et il n’observaitplus avec une attention aussi aiguë le masque volontairementimpassible de celui qui l’écoutait. S’il l’avait vu tressaillir,malgré lui, à ces simples mots, « volant des bijoux », lesoupçon de tout à l’heure serait sans doute revenu, avec trop deraisons ! Il n’en retint, devant cette attitude de défiance,qu’une seule hypothèse :

« Comme il a été gêné, »songeait-il, – Gilbert Favy l’ayant quitté pour passer dans lehall, sous le prétexte d’une lettre à écrire, – « aussitôt queje l’ai questionné sur la personne qui l’a aidé ! Serait-cevraiment Pierre-Stéphane ? Cette lettre anonyme, ne serait-cepas Pierre-Stéphane encore qui l’a écrite, pour forcer la jeunefille à déclarer son sentiment à Mme Favy ?Tout cela se tient : cet argent prêté au frère pour qu’ilplaide pour lui, auprès du père, pendant que cette pauvre petiteRenée suppliera sa mère, qui est si faible… Bon ! Voilà que jeconstruis un autre roman. Je suis ici. Pierre-Stéphane le sait etqu’une parole de moi le perdrait à jamais dans le cœur de cetteenfant. Cette parole, il sait que je la dirais certainement dans uncas pareil. Donc il ne peut plus raisonner comme je viens del’imaginer… Mais avant ? Que toute cette intrigue est doncobscure !… Attachons-nous aux petits faits positifs. Voici lepremier : cet absurde garçon paraît, pour le moment, guéri dujeu. Le second : Mme Favy et sa fille ont uneexplication décisive. S’il en sort que Renée s’est laissé prendreau machiavélisme de ce scélérat, – car décidément, c’est en un, –j’entre en scène. »

Tandis que l’avocat, toujours soupçonneux parprofession, imaginait ainsi, derrière ce lâche anonymat d’unelettre sans signature, une ténébreuse et savante rouerie, la jeunefille qui en était la victime dénonçait, sans hésiter, la main quiavait « tapé » ces lignes perfides et le sentiment quiles inspirait. Quand, remontées dans leurs appartements, elle et samère, celle-ci lui eut tendu l’infâme papier :

– « C’estMlle Morange, » dit-elle aussitôt. « Ellea depuis trois semaines une petite machine à écrire. Elle s’en sertpour les programmes des fêtes où elle doit danser. Je reconnais lescaractères et sa maladresse. »

Ses doigts eurent, pour jeter la feuille etson enveloppe sur une table, le geste de dégoût qu’elle aurait euvis-à-vis d’une bête visqueuse, et, avec un frémissant sourire demépris :

– « C’est aussi stupidequ’ignoble. »

– « Mais pourquoiMlle Morange aurait-elle quelque chose contretoi ? » demanda Mme Favy.

– « Parce que c’est une envieuse,maman. Il n’y a qu’à la regarder… »

– « Envieuse… oujalouse ?… » – Et comme Renée rougissait et ne répondaitpas – « Oui, » insista la mère, « jalouse à cause deM. Neyrial. Cette lettre le dit. Avoue que tu lepenses… »

Nouveau silence, et Mme Favycontinua :

– « Pour que cette jalousie existe,il faut que tu aies été plus familière avec cet homme que tun’aurais dû. »

– « Vous avez assisté à toutes mesleçons de danse, maman, vous avez vu… »

– « Je n’ai pas assisté à vospromenades à bicyclette. Ton frère était en tiers, c’estvrai… »

– « Maman, je vous assure que je neme suis jamais comportée avec M. Neyrial, en votre absence,autrement que devant vous. »

La tendre enfant était toute blanchemaintenant. Elle dut s’asseoir, tant cette conversation labouleversait.

– « Alors, » insista la mère,« la lettre ment. Vous n’avez jamais eu, M. Neyrial ettoi, de conversation en tête à tête, dans le jardin, comme ellet’en accuse ?… »

Renée eut un saisissement d’une seconde. Puis,relevant la tête, et d’un accent de décision :

– « Si, maman. J’ai eu avecM. Neyrial une conversation en tête à tête, une seule, cematin. »

– « Vous vous étiez donnérendez-vous ? »

– « Non, maman. Vous vous rappelezque vous m’aviez vous-même conseillé de sortir et de prendre un peud’air, parce que vous me trouviez une petite mine. J’ai rencontréM. Neyrial dans l’allée qui descend. Il m’a abordée. Était-illà dans l’idée de m’attendre ? Je ne le crois pas. C’estpossible, mais je n’en sais rien. »

– « Vous avez causélongtemps ? »

– « Dix minutes.Mlle Morange nous aura vus. »

– « Et tu m’as caché cetête-à-tête ! De quoi avez-vous donc parlé ? »

– « Je savais que vous me poseriezcette question, maman, et qu’il me serait pénible de vousrépondre. »

– « Pourquoi, monenfant ? »

– « Parce qu’il m’a parlé de monfrère. »

– « De ton frère ? »

– « Oui, maman, et ce qu’il m’a dit,je ne voulais vous le répéter que si je n’arrivais pas à préserverGilbert toute seule. J’avais trop peur de vous inquiéter. Du momentque cette abominable lettre vous dénonce cela aussi, je veuxparler… Ce qu’il m’a dit ? Que Gilbert avait joué au Casino,que je devais, s’il y retournait, essayer de l’accompagner etsurtout insister auprès de lui pour qu’il ne touche plus une carte.Vous comprenez mon silence, à présent ? Mais je veux que voussachiez encore que M. Neyrial, pour la première fois, m’a faitplus qu’une allusion, une confidence sur sa vie. « Si j’ai étéréduit à prendre ce métier de danseur mondain, le jeu, »m’a-t-il avoué, « en est un peu la cause. On se corrige de cevice, puisque je m’en suis corrigé. Il faut que votre frère s’encorrige. Aidez-le. » Je vous assure, maman, que vous auriezété touchée au cœur, comme moi, si vous l’aviez entendu. Il a unetelle élévation dans la pensée, une telle finesse dans lessentiments. Ça doit lui être si dur de vivre sur un pied d’égalitéavec des créatures comme cette Mlle Morange… »– Elle montrait de nouveau la lettre : – « Enfin, maman,j’espère qu’elle ne vous enverra plus de ces vilenies, puisqueM. Neyrial s’en va. Nous nous sommes dit adieu. »

Sa voix s’étouffait pour prononcer cettedernière phrase. Mme Favy, assise auprès d’elle,lui prit les mains, et, tout bas elle-même :

– « Renée, » dit-elle,« est-ce que tu l’aimerais ?… »

– « Ah maman !… » fit lajeune fille, en laissant retomber sa tête sur l’épaule de sa mère.« Je n’en sais rien. Ne me demandez rien. J’ai trop mal, tropmal… »

Elle se mit à pleurer, tandis que la mère,bouleversée de ce qu’elle entrevoyait dans cette sensibilitépareille à la sienne, gémissait :

– « Ma pauvre petite ! Et moiqui n’ai pas vu venir tout ça ! Moi qui n’ai riencompris !… C’est seulement quand tu as été si triste, cesjours derniers, que je me suis dit : elle ne s’est pourtantpas laissé faire la cour par quelqu’un qu’elle ne peut pasépouser ? Car cet homme, tu ne peux pas l’épouser, et,d’abord, jamais, ton père… »

– « Je ne le sais que trop, »interrompit Renée, en se redressant et secouant sa tête. « Cen’est pourtant pas juste. Dans le mariage, tel que je le rêve,c’est l’homme que l’on épouse, et non pas une position. Mais oui,je le sais que mon père ne consentirait jamais, et moi, je ne memarierai jamais contre sa volonté. Ah ! maman, que je suismalheureuse !… Mais qu’avez-vous ?…Qu’avez-vous ? »

Le visage de Mme Favy étaitsubitement devenu d’une lividité cireuse, ses traits sedécomposaient. Son souffle se faisait court. Ses doigts seglaçaient. Elle les dégagea de ceux de sa fille, pour les poser surson sein gauche, et, se penchant en arrière :

– « Rien, c’est une petite crise.Laisse-moi m’étendre. »

Déjà Renée avait sonné, et, à la femme dechambre qui entrait :

– « Aidez-moi à mieux coucher Madamesur le canapé, » ordonnait-el1e. « Vite un mouchoir,Jeanne, et le nitrite d’amyle. »

– « Pauvre Madame !… »disait la femme de chambre. Sa dextérité à prendre dans une boîtead hoc, l’ampoule de verre et à la briser témoignait tropde la menace toujours suspendue sur la malade, et elle répétait,pendant que Renée faisait respirer à celle-ci le mouchoir imbibé dubienfaisant médicament :

– « Pauvre Madame, elle paraissaittellement mieux ! Elle n’a rien ici qui la contrarie. Ellemène une vie si tranquille. Je vais téléphoner pour lemédecin… »

– « Non, » fitMme Favy en esquissant un geste. « Ce n’étaitvraiment rien. Voilà que ça se passe. »

– « Ce sera le mistrald’hier », fit encore la femme de chambre. « Madame nedoit pas sortir avec celui d’aujourd’hui. »

Le vent qui grondait depuis le matinenveloppait en effet l’hôtel de son immense rumeur.

– « Oui, maman, » insistaitRenée, « il faut que vous restiez étendue etenfermée. »

Et, la femme de chambre à peinesortie :

– « Pardon, maman ! C’est moiqui vous ai donné cette crise. Oh ! Pardon !Pardon ! Quand Jeanne a dit : « Elle n’a rien qui lacontrarie, » j’ai reçu un coup. J’aurais dû me taire, vousmentir… Je ne peux pas… »

– « Mais non, » répondit lamère, avec un sourire encore souffrant. « il m’est très douxde te sentir si vraie avec moi, si confiante… » – Puis, denouveau assombrie :

– « Si seulement ton frère étaitcomme toi… »

– « Pourquoi suis-je allée vousrépéter cette phrase sur ses séances au Casino ? »

– « Ne te fais pas de reproche, monenfant. Tu ne m’as rien appris. La preuve : j’ai priéM. Jaffeux de questionner Gilbert, d’essayer de savoir s’ilavait joué ces derniers jours et perdu de l’argent. C’est trèsdélicat. Mais Jaffeux est si fin. Il ne l’a emmené dans le jardinque pour ce motif. Il doit me rendre compte de leur conversation…Comme je voudrais qu’il fût déjà ici !… »

– « J’irais bien le chercher, maman.Mais ne vaut-il pas mieux attendre que vous soyez tout à faitremise ? »

– « Attendre ? » dit lamalade, « toujours attendre !… Avec le pauvre cœur quej’ai, c’est cela qui m’use… »

– « Eh bien ! maman, je vais lechercher. »

– « Tu le trouveras certainementdans la partie du jardin qui touche à l’hôtel, » précisaMme Favy. « Sachant que je veux lui parler, ildoit m’attendre là, pour m’éviter de marcher. »

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