Le Danseur mondain

Chapitre 2

 

 

Le « numéro », comme disait Neyrial,après Mlle Morange, dans le langage professionneldes dancings, était une espèce de ballet à deux, donné, à titred’attraction, les jours où le directeur du Palace convoquait seshôtes à une réunion appelée, professionnellement aussi,« thé-dansant ». Les deux artistes mettaient leur pointd’honneur à exceller dans ces fantaisies qu’ils composaient le plussouvent eux-mêmes, sur quelque partition en vogue. Quand, à cinqheures, ce jour-là, ils se retrouvèrent dans le vaste hall, lui,svelte et mince dans son veston cintré, elle costumée pour ce« numéro », mais enveloppée d’une mante, ils avaientoublié, à prendre et à reprendre tout l’après-midi les figures deleur ballet, lui, ses soupçons sur les sottises possibles deGilbert Favy, elle, ses aigreurs de la matinée. Un orchestre,installé sur une estrade, au fond, parmi des verdures, avait, dèsleur entrée, attaqué un de ces airs de tango, chers à lasentimentale Renée Favy, et méprisés par la sportive miss Oliver.Les murs de l’immense salle, plus longue que large, se paraientd’énormes têtes de pierrots en étoffe blanche suspendues entre leslampes électriques voilées de bleu, de jaune et de rose. Des tablesétaient disposées tout autour, où déjà les clients de l’hôtelprenaient, qui du thé, qui du porto, qui un cocktail, qui un whiskyau soda, tandis que les groupes des danseurs commençaient de setrémousser, dans l’espace laissé libre au milieu. La rumeur descauseries se mêlait au bruit des instruments, piano, violons etcuivres. Tout ce monde – deux cents personnes peut-être – parlaitanglais, buvait anglais, dansait anglais. Ici, deux jeunes filles,taillées en athlètes, comme cette robuste miss Oliver, tournaientensemble, et s’essayaient au corte. Elles marchaient de cepas fléchi en avant, léger, un peu hésitant, et leur couple enfrôlait d’autres, étrangement disparates ici, une enfant dequatorze ans, conduite par un sexagénaire ; plus loin, unefemme âgée aux bras d’un garçon de vingt ans. Dans ce pêle-mêlebritannique, les têtes grises, plus nombreuses que les têtes brunesou blondes, témoignaient d’une forte race où l’entraînementphysique se prolonge indéfiniment. Le tout faisait une fouleondoyante et mouvante qui s’animait au rythme des sauteriesexotiques, énumérées à la fin de sa leçon par Renée Favy. Elle-mêmeétait là, se tenant auprès de sa mère, invitée par l’un, parl’autre, et calculant avec une impatience que ses regards étaienttout près de trahir, la minute où Neyrial viendrait la prier. Ildevait, par profession, servir de cavalier aux dames qui n’entrouvaient pas. Tout de suite, tandis queMlle Morange, assise à l’écart, à cause de sa tenued’Opéra, attendait le tour du « numéro », il avaitentraîné celle-ci, puis celle-là, dans des Foxtrott, desShimmy, des valses lentes et les autres danses répétées lematin avec son élève préférée, qu’il était venue inviter enfin. Safaçon de conduire sa danseuse variait avec chacune, modérant lestrop vives, activant les trop lentes, si bien que toutes, revenuesà leur chaise, ne tarissaient pas d’éloges :

– « Je ne sais pas pourquoi, »disait l’une, « c’est si reposant de danser avec lui, etcependant il ne vous laisse pas faire une faute… »

– « Voilà, c’est ungentleman, » répondait une autre. « Il n’abusepas. »

– « Oui, on n’a pas besoin defreiner, avec lui, » disait une troisième.

– « Il serre de bien près cettepetite Mlle Favy, tout de même !… »reprenait une quatrième. « Regardez-les… »

Et les propos de continuer, avec des rappelsde turf et de vie cosmopolite :

– « Ils font une jolie paire à euxdeux, et bien du même pied… »

– « Vous seriez très étonnée si celafinissait par un mariage ?… »

– « Un danseur de palace et la filled’un colonel, y pensez-vous ?… »

– « Pourquoi pas ? Il n’y a pasde sot métier d’abord, et, par le temps qui court, celui-là estplus sûr que celui de rentier… »

– « Un colonel ? Mais, àBiarritz, le danseur mondain du palace qui s’est marié en fin desaison était un prince russe… »

– « Comme elle le regarde !Elle est folle de lui, tout simplement. Ah ! si j’étais samère… »

– « Vous venez de dire vous-mêmequ’il est très convenable… »

– « Il n’en est que plus dangereux…Mais ce fox est fini. L’orchestre s’arrête. La lumièrebaisse. Ça va être le « numéro ».

Vous avez vu le programme ? »

– « C’est le même que celui d’il y aquinze jours et que l’on a redemandé le Printemps. »

Il se faisait un apaisement des voixmaintenant, qui se changea en un silence attentif, coupé debattements de mains, quand Neyrial et Mlle Morangeparurent à l’extrémité de la salle. Elle avait quitté sa mante, etelle s’avançait, souriante, un peu intimidée dans sa toilette dethéâtre, en jupe bouffante et courte, d’une étoffe lamée d’argent,brodée de petites roses et de feuillage de tons clairs, les bras etles épaules nus. Des bas de soie couleur de chair moulaient sesfines jambes. Les garçons de l’hôtel disposaient des touffes defleurs, de place en place, et, l’orchestre ayant préludé, ellecommença d’aller chercher ces bouquets, l’un après l’autre, endansant. Elle se baissait pour prendre la gerbe, poursuivie par soncamarade qui, dansant aussi, l’atteignait sans cesse et, sanscesse, elle s’échappait, lui laissant aux mains, tantôt une branchede mimosa, tantôt une brassée de roses, de grands iris blancs ousombres, des œillets rouges ou safranés, des narcisses. C’étaittoute la fête du printemps méridional qu’elle lui offrait chaquefois, en se dérobant elle-même, et chaque fois, il revenait,toujours en dansant, déposer ces gerbes au pied d’une statue del’Amour, en terre cuite, dressée au bas de l’orchestre, jusqu’aumoment où, toutes les fleurs ayant été ainsi ramassées, la jeunefemme se laissa elle-même enlever, fleur vivante, pour être portéejusqu’à cet autel symbolique, entre les bras du ravisseur, à quielle disait tout bas, la tête abandonnée sur son épaule :

– « C’est elle qui est jalouse,maintenant. Regardez-la, et repentez-vous de jouer avec cetteenfant… »

Tandis que les applaudissements éclataient etque les danseurs, en se donnant la main à présent, saluaient lafoule, Neyrial pouvait voir, au tout premier rang, Renée, assiseavec sa mère, et ses petites mains, qu’elle frappait l’une contrel’autre, découvraient, en s’écartant, un visage péniblementcontracté, où se révélait la souffrance ingénue d’une sensibilitétrop tendre. De voir Neyrial soulever contre lui, dans un gested’amour mimé, sa jolie et souple camarade, avait suffi pour que soncœur, qui s’ignorait lui-même, subît un spasme inconscient, et,dans les yeux de Neyrial, brillait cet éclair de fatuité,inconsciente aussi, de l’homme qui se sent aimé, quand tout à coupce regard s’éteignit. Son visage avait pâli. Ses doigts secrispaient involontairement sur ceux de la danseuse. Celle-ci sedégagea, et, attribuant cette étreinte à une irritation causée parsa remarque :

– « Ce n’est pas une raison pour mefaire mal, » protesta-t-elle, « parce que je vous dis lavérité… »

– « Pardon, » balbutia-t-il,et, soudain, elle le vit, avec stupeur, se détacher d’elle, longerl’estrade où l’orchestre préludait vivement à une nouvelle danse.Déjà il était hors de la salle, sans que personne eût pus’apercevoir de ce hâtif départ, sinon celle qui couraitinstinctivement après lui pour le supplier :

– « Neyrial » implorait – elle,« mais je regrette… »

– « Laissez – moi » répondait –il, « vous m’excédez… »

Et, la repoussant d’un geste, il entra dans lacage de l’ascenseur, qui commença de monter, tandis qu’elle restaitdevant la porte, brusquement refermée, à se dire :

« je suis trop sotte, mais qu’est – cequ’il a eu ? Cela ne lui ressemble pas, de se fâcher pour unetaquinerie… Il n’est pas souffrant. Il était en forme tout àl’heure, et si allant… Comme il m’a parlé ! Ah ! leshommes ! Quand on court après eux, ils deviennent aussi rossesque les femmes… Il n’est toujours pas là, en ce moment, à fairedanser cette petite Favy. »

La pauvre fille aurait été très mortifiée, etplus étonnée encore, si elle avait su combien sa sotte phrase decoquette dépitée était étrangère à cette fuite inopinée du danseurhors de la salle où l’on venait, une fois de plus, de l’applaudirfrénétiquement. À la minute où il regardait Renée, lui-même s’étaitvu regarder par un vieillard, un nouvel arrivant dans l’hôtel, etqui venait de s’asseoir à la même table que ces dames Favy. Cetterencontre de leurs yeux avait suffi pour que Neyrial ne pût,physiquement, rester cinq minutes de plus dans la même pièce que cepersonnage. Cette seule présence lui avait infligé une de cesfoudroyantes secousses de terreur, où l’homme ne se connaît plus,ne raisonne plus. Un réflexe animal de défense se déclenche en lui,aussi aveugle et aussi irrésistible que le galop d’un chevalemballé. Tel était ce trouble du jeune homme, qu’en pressant lebouton de l’ascenseur, il n’avait pas pris garde au chiffre del’étage, si bien qu’il se trouva s’arrêter au premier, tandis qu’iloccupait une chambre au troisième.

La distribution des pièces étant pareille danstout l’hôtel, il alla jusqu’au bout du couloir, ouvrit une portequ’il crut la sienne, et, s’apercevant de son erreur, il ressortitaussitôt, juste à temps pour voir, au bruit du battant refermé,s’éloigner rapidement quelqu’un. Il crut reconnaître Gilbert Favy,dont ce n’était pas l’étage non plus. Que faisait-il là ?Après leur conversation du matin, et dans toute autre circonstance,cette allure clandestine du frère de Renée aurait inquiété Neyrial.Il l’aurait interrogé. Au lieu de cela, il s’échappa lui-même ducôté opposé, par l’escalier de service dont il montait les marchesquatre à quatre, pour se réfugier dans sa chambre, la vraie, cettefois, et il se jetait sur son lit, en se prenant la tête dans lesmains et disant à voix haute : « Jaffeux ! C’étaitJaffeux !… Et il connaît ces dames Favy. Elles l’avaient faitasseoir à leur table… Elles vont savoir… Il ne leur a pas encoreparlé. Sinon, elles n’auraient pas applaudi… Pourtant, si j’allaisle trouver tout à l’heure, si je lui disais : « C’estvrai. C’est moi, Pierre-Stéphane Beurtin. Depuis ce qui s’estpassé, je n’ai plus volé, je n’ai plus joué. J’ai gagné ma vie,comme j’ai pu, mais proprement. Renseignez-vous. Faites uneenquête… » À quoi bon ? Il a été si dur pour moi !Il doit tant me mépriser avec ses idées, et davantage en meretrouvant ici, dans un métier qu’il ne peut pas comprendre !…C’est trop naturel, étant l’homme qu’il est, si droit, si juste, sitraditionnel aussi… Mieux vaut partir, payer mon dédit et ne pas lerevoir. Dire qu’en ce moment il est en train de toutraconter !… Qu’est-ce que va penser de moi cette petite Renée,si naïve, si tendre ? Je savais bien que c’était fou, que jene devais pas l’aimer. Et je ne me le permettais pas. Mais elle meplaisait tant ! Cette gentille amitié m’était si douce !…La quitter pour toujours, c’est déjà bien triste, et qu’elle pensede moi ce qu’elle va en penser, ce qu’elle en pense ! C’étaitconvenu, qu’après le « numéro » nous dansions ensemble.Elle ne m’a plus vu. Elle s’est enquise. J’entends Jaffeux leurdire, à elle et à sa mère « Voulez-vous savoir pourquoi cejoli monsieur a disparu ?… » Et le reste… Ah ! c’estaffreux !…

Se prononçaient-elles, cependant, ces paroles,dont la seule possibilité affolait le jeune homme ? Il lecroyait, hanté par cette obsession du déshonneur, constante cheztous les coupables, qui ont, dans une heure d’égarement, commis unacte irréparable, quand cette faute ne ressemble pas àl’arrière-fond de leur nature. Il ne se doutait pas que ce témoinde son passé, et qui, tout de suite, avait reconnu, dans le Neyrialacclamé du Palace, le malheureux Pierre-Stéphane Beurtind’autrefois, était, à cette minute, aussi tourmenté que lui-même.Le nom de Martial Jaffeux évoque pour tous ceux qui suivent d’unpeu près les choses du Palais, un des plus nobles types de cettecarrière d’avocat, si salutaire ou si dangereuse à la moralité deceux qui la parcourent avec succès, selon l’usage qu’ils font deleur éloquence. Cette profession repose tout entière sur ceprincipe qui en est comme la mystique : chaque accusé a ledroit d’être défendu. Martial Jaffeux aura été un des maîtres dubarreau qui complètent cet axiome par une précision biennécessaire : « Oui, chaque accusé a le droit d’êtredéfendu, mais dans la vérité. » C’est dire que, durant sestrente-cinq ans d’exercice, avant que sa santé ne le contraignît àse retirer ou presque, il n’a jamais plaidé une cause qu’il neconsidérât comme juste. De telle rigueurs de conscience font deceux qui les pratiquent, avec l’âge avançant, des scrupuleux. Aussibien était-ce le commencement d’une crise d’anxiété que venait dedonner au célèbre avocat cette inattendue rencontre avec un garçon,perdu de vue depuis plusieurs années, et dans la destinée duquelles circonstances de son propre caractère lui avaient fait jouer lerôle d’un implacable justicier. Jaffeux s’était arrêté à Hyères, etau Mèdes-Palace, sur la foi d’un guide, pour se reposerquelques jours, en route vers Nice et l’Italie. Arrivé cetaprès-midi et, regardant sur le tableau ad hoc la listedes voyageurs, il y avait lu le nom de Mme Favyqu’il connaissait, ayant plaidé jadis, avec succès, pour lecolonel, un important procès d’héritage. Presque aussitôt, ill’avait aperçue dans le hall, avec sa fille. Elle l’avait convié àprendre le thé avec elle à cinq heures.

– « Prévenez maître Jaffeux quec’est à un thé-dansant que vous l’invitez… » avait dit RenéeFavy.

– « Pourvu que je ne sois pas obligéde danser moi-même… » avait-il répondu en riant. « Jesuis, d’ailleurs, du temps de la valse et de la polka, et cesdanses modernes… »

– « Vous ne les avez pas encore vuesdansées par M. Neyrial. C’est le professionnel du Palace. Aveclui, elles prennent leur vrai caractère de souplesse et de grâce.Papa lui-même se réconcilierait avec le Tango et leFox-trott, si on les dansait ainsi devant lui. Et voussavez s’il est sévère… »

– « Mais je croyais qu’il était venuici, » fit Jaffeux.

– « Oh ! pour vingt-quatreheures… » dit la jeune fille, « et il nous a emmenées,maman et moi, tout l’après-midi au Mont-des-Oiseaux, pour ygiberner avec des camarades,… »

Habitué par son métier à observer et àinterpréter les moindres détails d’une physionomie, quand ilquestionnait un client, M. Jaffeux avait remarqué la lueurd’enthousiasme dont s’éclairaient les prunelles bleues de la jeunefille, tandis qu’elle célébrait les mérites du danseur. Cetteexcitation contrastait trop avec sa réserve accoutumée. Il est vraiqu’il ne l’avait jamais vue qu’en présence de ce père, dont,lui-même, blâmait secrètement la trop opprimante sévérité. Comments’étonner que l’existence plus libre, à l’hôtel et dans le Midi,détendît un peu les deux femmes ? Il n’avait donc pas attachéde signification particulière à cet indice, non plus qu’àl’insistance avec laquelle, et comme il déclinait l’invitation sousle prétexte de lettres à écrire, Renée lui avait dit :

– « Ne venez qu’à six heures. C’estle moment du « numéro »… » Et, après lui avoirtraduit ce terme argotique : « La levée du courrier sefait à six heures moins le quart. Le vôtre sera fini. Il faut quevous voyiez danser M. Neyrial. Venez. Venez. Je leveux… »

– « Eh bien ! Jeviendrai… »

Il était venu, pour demeurer stupéfait, enreconnaissant Pierre-Stéphane Beurtin dans ce Neyrial dont RenéeFavy lui avait parlé ainsi et dont elle suivait du regard lesmouvements avec une émotion, plus révélatrice encore. Il voyait cejeune et frais visage se pencher en avant, ces lèvres frémissantess’ouvrir, un sourire d’admiration s’y dessiner, puis uninvolontaire frémissement les crisper, quand le danseur avaitenlevé la danseuse d’un geste qui simulait une étreinte de passionheureuse.

« Mais elle est éprise de lui, la pauvreenfant » pensait Jaffeux, « et la mère qui n’y prend pasgarde !… »

Mme Favy, en effet,accompagnait le spectacle de commentaires, élogieux aussi, maisbien froids en comparaison de ceux de sa fille.

« Se jouerait-il un drameici ? » se demandait déjà l’avocat, mis aussitôt en éveilpar sa longue expérience des dangereux dessous de la vie, et,interrogeant la mère :

– « Vous le connaissezpersonnellement, ce M. Neyrial ?… »

– « Mais oui, c’est un bon camaradede Gilbert, et Renée prend des leçons avec lui. Il est si comme ilfaut, si bien élevé C’est un garçon de bonne famille sans doute. Saboutonnière rappelle qu’il a fait bravement son devoir pendant laguerre. Vous comprenez que je ne l’ai pas questionné. J’ai crucomprendre qu’il est orphelin et qu’il a eu des revers de fortune.Il a pris une drôle de profession, maisaujourd’hui !… »

Une phrase vint à la bouche de Jaffeux, qu’ilne prononça pas. La sagesse, il le savait trop, veut que l’onagisse avec lenteur dans toutes les situations compliquées.Apprendre à la mère aussitôt la véritable identité de Neyrial,c’était risquer une catastrophe, peut-être, si, par malheur, cetaventurier, – évidemment il en était devenu un, – avait séduit lajeune fille… Mais non… Il étudiait Renée avec l’attentionpénétrante, dont ses yeux de compulseur de dossiers révélaientl’habitude. Quelle acuité dans leurs prunelles, détachées en noirsur son maigre visage rasé, dont les rides profondes semblaientcreusées par la réflexion ! Et il se répétaitmentalement : « Mais non. Cette physionomie si claire, sivirginale, ne peut pas mentir. La naïveté même de cet enthousiasmeen prouve l’innocence. L’imagination seule de cette pauvre enfantest prise. Celui qui la trouble connaît-il seulement l’intérêtqu’il inspire ? Ou bien, serait-il aujourd’hui un profondscélérat, et, voyant cette exaltation d’une fille riche, aurait-ilconçu le projet de l’épouser, en s’imposant aux parents par leprocédé classique ? »

Là encore, l’expérience du basochien entraiten jeu. Il se rappelait avoir été récemment consulté par un de sesclients à l’occasion d’un enlèvement sensationnel dans le grandmonde, et avoir conseillé le mariage… Était-ce par rouerie alorsque le danseur mimait ces figures du printemps, en affectant de nes’occuper que de sa partenaire ? Car le ballet s’achevait,sans qu’il eût, une seule fois, regardé dans la direction de cellequi le regardait, elle, si passionnément. Jouait-il cette apparenteindifférence pour la rendre jalouse ?… Ce regard était enfinvenu, mais pour rencontrer un autre regard, celui de Jaffeux. Surquoi le bouleversement du jeune homme s’était traduit parl’altération de ses traits et cette soudaine disparition dont Renéedemeurait étonnée. Elle aussi l’avait vu se glisser le long del’estrade, vers la porte du fond.

– « Il va certainementreparaître, » avait-elle dit. « Il m’a promis de me fairedanser la Huppa-huppa. »

Puis, quelques minutes plus tard, revenantelle-même de fox-trotter avec un autre jeune homme qu’elle avaitinterrogé sur l’absence de Neyrial :

– « Il s’est senti un peu souffrant,m’a-t-on dit. Ce n’est pas étonnant. Il se surmène. Il fait dansertoutes les dames qui, sans lui, ne danseraient pas, et, pourchacune, il prend autant de peine. Il est si bon !… »

« Le gaillard n’est pas plus souffrantque moi, » avait pensé Jaffeux. « Il m’a reconnu, toutsimplement. Ah j’empêcherai bien qu’il ne perde cette délicieusefille, s’il en a eu l’affreuse idée. Mais l’a-t-ileue ?… »

Ce point d’interrogation impliquait dansl’esprit de ce juste une incertitude sur la nature intime d’ungarçon qu’il avait vu commettre une action très coupable. Ill’avait, à cette époque, jugé très sévèrement. Mais cet acterévélait-il une démoralisation foncière ? Ou bien n’était-cequ’une défaillance d’une heure et qui permettait d’espérer unredressement ? N’eût-il pas mieux valu, dans ce cas, sinonpardonner au coupable, du moins le plaindre, lui parler sansdureté, ne pas risquer de le désespérer par une implacabilitépeut-être inique ? Cette question, l’avocat se l’était souventposée, avec une inquiétude parfois voisine du remords. Il se laposait, ou mieux elle se posait devant lui plus fortement encore,remonté dans sa chambre, où il avait commandé son dîner, sous leprétexte de la fatigue du voyage, en réalité pour réfléchir, horsde la présence des deux femmes, sur le parti à prendre.

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