Le Danseur mondain

Chapitre 8

 

 

Le digne homme eût été moins rassuré, s’ilavait pu, à cette distance et malgré les massifs des arbres,accompagner plus loin des yeux celui qu’il croyait en route vers lebureau de poste d’Hyères. Gilbert avait à peine fait deux centsmètres de ce côté qu’il s’arrêtait brusquement pour partir et d’unpas décidé, dans la direction contraire. Encore un quart d’heure etil s’engageait dans cette fraîche et solitaire vallée du Gapeau,qui porte, à cet endroit, le joli nom de Sauvebonne. Son aspectrévélait assez qu’il n’était pas là pour admirer les arbres enfleurs partout épanouis autour de lui, les vignes et leur jeunefeuillage, la claire eau courante, les chênes-liège, avec lecontraste entre la rugueuse écorce grise de leurs troncs intacts etla nuance brune des parties dépouillées et lisses. Cet enchantementdu paysage n’existait plus pour lui. Il ne le percevait pas. Latentative de séduction exercée sur sa sœur et que Jaffeux venait delui révéler, ne justifiait pas seule l’agonie qu’il fuyait enmarchant ainsi et une phrase se répétait en lui : « Sic’est vrai qu’il ait courtisé Renée en me jouant cette comédie,quelle ignoble hypocrisie !… Mais si ce n’est pas vrai, quellehonte de n’avoir pas parlé, de n’avoir pas dit à Jaffeux le voleurdu bijou, c’est moi ! » Et des images surgissaient,posant devant lui un dilemme d’autant plus douloureux que, cesjours derniers, les témoignages d’amitié reçus de Neyrial avaientété son seul réconfort dans une crise, devinée par Jaffeux,l’éclair d’une seconde, on se rappelle. Tout de suite :« Quel roman vais-je inventer là ? » s’était-il dit,et ce roman était la vérité. Le simple inspecteur de police y avaitvu plus juste que le célèbre avocat. On se rappelle également sonmot sur le danseur confessant son prétendu vol : « Il sedévoue pour quelqu’un, et il en est fier. » Son intuitionavait pressenti là un drame dont toutes les scènes ressuscitaientdans la mémoire angoissée de Gilbert, la dernière y comprise qu’ilvenait seulement d’apprendre.

Il avait, jusqu’à cet entretien avec Jaffeux,donné à celles qu’il connaissait un sens qu’elles n’avaient plusmaintenant, si les rapports du danseur et de sa naïve élève avaientété ceux que dénonçait l’avocat, et si cet obscur Neyrial avaitformé le sinistre projet de se servir de lui, le frère, comme d’uninstrument pour cette mainmise sur une héritière :

« Alors, c’est un chantage qu’il voulaitpratiquer sur moi, » se répétait-il, « un hideuxchantage ! Voilà ce que c’est que d’avoir fait l’horriblechose que j’ai faite ! »

Il se revoyait, cinq jours auparavant, assis àla table de baccara, au Casino, et gagnant d’abord, puis perdant.Cette dette, avouée à Jaffeux, mais en se taisant de la suite, ill’avait contractée dans cette ivresse de la déveine, qui paralysemomentanément toute prévision chez le joueur. Un de ses voisins departie lui avait dit à voix basse, en lui montrant un desemployés : « Si vous avez besoin d’argent, cet homme vousen prêtera, pas sans intérêts. Mais, dame !… » Et Gilbertn’avait pas résisté à la tentation. Il avait emprunté à l’usurierclandestin cette somme de mille francs, considérable pour sonbudget d’étudiant sévèrement tenu par son père. Il les jouait, cesmille francs. Il les perdait… Comment les rendre ? Écrire àson père ? Cette seule idée le terrorisait. Les demander à samère ? C’était risquer une de ces émotions que les médecinsredoutaient tant pour la cardiaque. Une fois déjà, il avait eurecours à la bourse de Neyrial, mais pour un chiffre infime. Sur lemoment, il avait eu honte de recommencer. Que fairecependant ? Il s’était engagé, par un papier signé, às’acquitter dans la semaine. Qu’arriverait-il ? s’ildéfaillait et que le prêteur s’adressât au colonel ou àMme Favy ? Torturé par cette anxiété, il luiétait arrivé, passant à l’hôtel devant une chambre du premierétage, de voir la porte entrouverte, et, sur une table, une brochelaissée là, dans la hâte d’un changement de toilette, par une femmesi pressée qu’elle n’avait ni fermé cette porte, ni éteintl’électricité. L’éclat vert d’une émeraude avait saisi l’œil dujeune homme, et, dans un raptus presque inconscient, ilétait entré, il avait pris le bijou et il s’était sauvé…

Quarante-huit heures s’étaient passées, durantlesquelles le malheureux avait subi ce total désarroi de l’êtreintérieur qui suit l’accomplissement d’une action inavouable etradicalement contraire au type général de notre vie. Le fils ducolonel avait pu lutter secrètement contre les étroitesses desrègles imposées par son père et systématiser sa révolte en desparadoxes comme celui qui lui faisait préférer le sort d’unNeyrial, simple danseur mondain dans un palace, mais libre, maisaventureux, à l’esclavage social d’un grand fonctionnaire. Cesthéories n’empêchaient pas qu’en réalité, – par ses mœurs, par sesréactions inconscientes, par son besoin, quand il pensait à sapropre personne, de se façonner une image de lui-même que lesautres dussent estimer, – il restait, Jaffeux l’avait bien vu, unpetit bourgeois français. Cette très belle espèce sociale, siinjustement décriée, a, pour vertu maîtresse, l’honneur le plusscrupuleux dans les affaires d’argent. D’avoir, pour la premièrefois, manqué gravement à cet honneur, stupéfiait Gilbert Favy. À lalettre, il ne se reconnaissait pas. C’était si simple pourtant, dele réparer, cet acte ! La propriétaire de la barrette pouvaitcroire qu’elle l’avait mal attachée à son corsage, puis perdue dansun couloir. Il pouvait, lui, la rapporter au bureau de l’hôtel, endisant l’avoir trouvée. Cette idée, d’une exécution si facile,l’avait assailli, non pas une fois, mais vingt, mais trente, durantles heures qui avaient suivi, et, chaque fois, une image avaitsurgi pour l’arrêter, celle de la table de baccara, qu’unehallucination tentatrice lui montrait étalée devant lui, avec lesjetons poussés et retirés, avec les cartes allant et venant de lamain du banquier à celles des pontes. Qu’il vendît ce bijou, quivalait beaucoup plus de mille francs, il tenait de quoi régler sadette et tenter de nouveau sa chance.

Poussé par cette autre idée, il s’était, àplusieurs reprises, arrêté devant les diverses boutiques desbijoutiers d’Hyères, étudiant, à travers les vitres, la physionomiedu marchand, et il avait reculé devant l’idée de l’interrogatoire àsubir « Votre nom, monsieur ? Votre adresse ? »S’il répondait en mentant, le hasard d’une rencontre pouvaitensuite le perdre. Mais il n’y avait pas qu’Hyères. Il y avaitToulon Il y avait Marseille. Il avait pris le train, un après-midi,pour aller dans la première de ces deux villes. Là il était entréchez un joaillier, soi-disant pour faire estimer la broche. Lechiffre dérisoire, aussitôt indiqué par cet homme, l’avaitdéconcerté, et, plus encore, l’impression d’une complicitésinistre, à lire distinctement, dans ces yeux fixés sur lui, cettepensée : « C’est un objet volé. Je l’aurai presque pourrien. » Il s’était retiré en rougissant, sur ces mots quicontredisaient son premier prétexte : « Je vous remercie.Je reviendrai », avec l’épouvante de se voir accompagnéjusqu’au trottoir par le marchand qui insistait, en tendant la mainpour reprendre sa proie :

– « Je n’ai pas assez examinél’émeraude, monsieur. J’irais peut-être jusqu’à sept ou huitcents… »

– « Mais je n’ai pas l’intention devendre ce bijou », avait répondu Gilbert en s’éloignanthâtivement, et il se retournait à chaque coin de rue, comme unvoleur qu’il était, par un geste instinctif qui lui faisait sentirdavantage sa culpabilité.

« Oui », s’était-il dit en rentrant,« il faut m’en débarrasser, de cette broche, la remettre où jel’ai prise ou plutôt la jeter. Pour l’argent, j’essaierai encoreauprès de Neyrial. Il m’en a déjà prêté une fois que je lui airendu. Alors… »

On se souvient du refus opposé par le danseurà cette seconde démarche. Que devenir ? La possibilité d’unvoyage à Marseille, avec un résultat plus heureux, s’était denouveau offerte à cette imagination affolée, et de nouveau lasagesse d’une restitution. Il était même venu, à l’heure où lethé-dansant vidait les couloirs de l’hôtel, presque à la porte delady Ardrahan, le cœur battant, les jambes flageolantes, et quandNeyrial, sorti de l’ascenseur, était entré par erreur dans unechambre autre que la sienne, c’était bien le frère de Renée qu’ilavait vu s’enfuir, terrorisé et se disant : « Non, c’esttrop dangereux… »

Tous ces souvenirs tourbillonnaient dansl’esprit de Gilbert Favy, tandis qu’il marchait droit devant lui,sous le soleil, et que le mistral continuait de déchaîner unetempête dans la vallée. L’orage de son propre cœur ne luipermettait pas de la sentir. Des conséquences de ce vol, il n’avaitplus rien à craindre maintenant. La restitution faite, et il lesavait par un double témoignage, ce vol même était effacé. Uneanxiété pire le suppliciait. Cette enveloppe qu’il avait là dansson portefeuille, avec l’adresse révélatrice, écrite de la main deJaffeux, allait-il l’envoyer à Neyrial, et régler ainsibrutalement, injurieusement, une dette contractée dans desconditions qui l’avaient, sur le moment, ému d’une tellereconnaissance ? Et il ne les savait pas toutes ! Il lerevivait aussi par la pensée, ce moment-là, où il avait vuPierre-Stéphane Beurtin, – mentalement il l’appelait par son vrainom maintenant, – entrer clans sa chambre, la veille, au matin.Comme c’était près ! Et tout de suite :

– « Je viens vous dire adieu. Jequitte le Mèdes-Palace. »

– « Mais pourquoi ? »

– « Je suis un peu fatigué. C’esttrès dur, notre métier, vous savez. La saison touche à sa fin. Jevais me reposer à Costebelle pour quelques jours. Seulement, jepars sur une impression bien triste… »

– « Laquelle ? »

– « Un bijou a été volé, cettemerveilleuse barrette que lady Ardrahan portait à son corsage. Vousavez dansé avec elle. Vous vous rappelez la belleémeraude ? »

– « Oui, » avait dit Gilbert,qui se sentait tout entier couvert d’une sueur froide.

– « Cette barrette a disparu, »avait continué Pierre-Stéphane. « Et quand je suis venuannoncer mon départ au directeur, il ne m’a pas caché qu’il mesoupçonnait. « Fouillez-moi, » lui ai-je offert,« fouillez mes malles. » Il m’a épargné cet outrage.C’est dur tout de même de s’en aller dans ces conditions-là. Mais,qu’avez-vous… ? »

– « Rien, » avait réponduGilbert.

– « Si, mon petit, » avaitrepris Pierre-Stéphane, en mettant dans ce mot d’aîné une tendresseinaccoutumée. « Vous ne pouvez pas supporter que je soissoupçonné de cette action et je sais pourquoi. »

– « Eh bien ! oui… » avaitinterrompu Gilbert, « c’est moi qui ai pris le bijou, et c estvrai que je ne supporterai pas que vous soyez accusé. Je vais leremettre au directeur et tout lui dire. »

– « Et votre maman ? Maladecomme elle est, vous lui porteriez ce coup ? Et voulez-vousque je vous dise comment j’ai deviné, quand le directeur m’eutparlé du bijou, que c’était vous qui l’aviez pris et toute votrehistoire ? C’est la mienne. Vous l’auriez sue aujourd’hui, parM. Jaffeux qui est à l’hôtel et que vous connaissez. J’étaisson secrétaire.

J’ai joué comme vous, emprunté de l’argent àun caissier de mon cercle, comme vous à quelque employé du Casino,pour rejouer et perdre encore. M. Jaffeux avait dans sabibliothèque des livres de valeur. Je les ai pris, comme vous labarrette dans la chambre de lady Ardrahan. Seulement, des livres,c’est facile à vendre. Un bijou, non. Vous l’avez encore. Vousvenez de me le dire. En rapprochant ces faits les uns desautres : la disparition de la barrette, vos confidences, lafièvre dont je vous voyais rongé, j’ai eu l’évidence. Je meretrouvais et tout le drame qui a dominé ma vie. J’ai pensé :je vais savoir s’il est vraiment comme j’étais, s’il vaut mieux queson acte. Je lui dirai que l’on me soupçonne et de quoi. S’il estun misérable et qu’il n’ait rien dans le cœur, ça lui sera égal. Etdans ce cas… S’il a du cœur, il sera bouleversé, comme vous l’êtes,mon pauvre ami, et alors, je l’aiderai, comme j’aurais voulu qu’onm’aidât. Je le sauverai… »

Gilbert sentait encore l’étreinte de ces mainssi miraculeusement, si humainement pitoyables. Il entendait cettevoix fraternelle insister :

– « Et maintenant, soyons pratiques.La première chose, c’est que votre mère ignore tout. Vous avez prisle bijou pour régler une dette. Vous allez me la dire. Cette fois,je vous prête la somme. Vous me la rendrez comme vous pourrez.Quant au bijou, il ne suffit pas de le rendre. À tout prix, il fautque vous ne soyez pas soupçonné… Donnez-le moi, c’est encore lemieux. J’irai chez le commissaire. Je lui dirai que j’accomplis unemission dont j’ai été chargé, tout bonnement. Il restitueralui-même la broche au directeur. Celui-ci et lady Ardrahan seronttrop contents, et du diable s’ils s’avisent de penser àvous !… »

Et, vingt-quatre heures après, le temps sansdoute de trouver le commissaire seul à son bureau, un billetarrivait à Gilbert : « Tout est réglé. Soyez bientranquille et rappelez-vous votre promesse. » Cette promesse,c’était l’engagement d’honneur de ne plus toucher à une carte, quele jeune homme avait rapporté à Jaffeux. Il avait donné cetteparole dans un tel élan ! Si, à la réception de ce billet, ileût compris que ces mots : « Tout est réglé, »signifiaient : « Je me suis dénoncé comme lecoupable, » quelles larmes de gratitude il auraitversées !… Et maintenant, qu’entrevoyait-il derrière ce gestede son sauveur, comme derrière son aide pécuniaire et sesprotestations de pitié ? Une manœuvre scélérate, un gage prissur lui, pour le contraindre, à quoi ?… Était-il possible quecette magnanimité cachât ce ténébreux projet de séduction, dénoncépar Jaffeux, et que l’aveu de Renée rendait trop évident ? Etd’autres images ressuscitaient. Gilbert se voyait, pédalant avec sasœur et celui qu’elle appelait « Monsieur Neyrial » avecun accent qu’il se rappelait, si caressant ! Ils couraientainsi, sur toutes les routes des environs, sur celle-là même où ilmarchait à présent. Sans cesse, il lui arrivait de devancer Renéeet le danseur. Que se disaient-ils, en le suivant ainsi, dans unvéritable tête-à-tête ? Le visage de la jeune filles’évoquait, rayonnant d’un éclat qu’il attribuait alors à la joiede vivre, au gai soleil du Midi, au libre exercice dans ce beauclimat. La vraie signification de ce sourire heureux, de ce regardému, il la percevait par une de ces intuitions rétrospectives quifont soudain certitude.

« Et moi qui n’ai pascompris ! » se disait-il, comme sa mère, « Jaffeux araison, toutes ces gentillesses pour moi, et cette dernièresurtout, qu’il se réservait de m’apprendre au moment opportun,c’était pour me tenir, pour que je plaide sa cause auprès de nosparents… Mais quelle cause ?… Une demande en mariage ?C’est fou. Je lui ai trop parlé de mon père pour qu’il puisseseulement concevoir une pareille idée… Un enlèvement et le pardonensuite ? Oui, c’est cela… »

Il y avait bien une autre hypothèse : quesa sœur fût la maîtresse de Neyrial. Cette hypothèse, Gilbert neconsentait pas à se la formuler. Mais elle était en lui, malgrélui. D’autres images encore l’obsédaient : le professeur etson élève dansant ensemble et ce souple corps de jeune fille serrécontre ce corps de jeune homme, dans une de ces poses, si aisémentlascives, d’un fox-trott ou d’un shimmy. Cet enlacement soulevaitdans le frère une fureur contre l’aventurier, dont l’attitude,vis-à-vis de Renée et de lui-même, lui apparaissait de plus en pluscomme si préméditée, si obscure, si redoutable L’avant-veille, ill’embrassait avec des « mercis » répétés, comme sonbienfaiteur. Une haine l’envahissait à présent, que ce subitretournement rendait plus violente. Il avait pu, au sortir del’hôtel, hésiter devant l’envoi de l’insultante enveloppe et sedire : « Si ce n’est pas vrai, quelle honte pour moi den’avoir pas parlé ! » Il l’éprouvait bien toujours, cettehonte du silence, mais elle ne faisait qu’exaspérer sarancune ; et voici que, passant dans un village, au cours decette randonnée douloureuse, la vue d’un bureau de poste déclenchasoudain en lui le mouvement qui, à cette minute, traduisait en actece spasme de colère. Fébrilement, il la tire de sa poche, cetteenveloppe. Il la palpe avec un frémissement de joie cruelle àsentir sous la minceur du papier la carte de visite et les billetsde banque. Il la jette dans la boîte aux lettres, en se disant,cette fois à voix haute :

– « Il comprendra, lui, et s’il medemande une explication, maintenant que nous sommes quittes, ill’aura. »

Comme on voit, la machiavélique rouerie dudanseur ne faisait plus doute dans son esprit. Cette certitude futencore renforcée quand, au terme de cette promenade, achevée sur legeste vengeur, il retrouva sa mère, au Mèdes-Palace, seuledans sa chambre et qui lui dit :

– « j’ai fait se coucher ta sœur,mon ami. Je sais que Jaffeux t’a tout appris, et comment la pauvrepetite a éprouvé une grande secousse, et quelles idées folles elles’était faites. Je sais aussi quel procédé cet homme avait employéà ton égard, ce prêt d’argent, avec l’idée de faire de toi soncomplice. Comme il te connaissait mal, mon Gilbert !… Et pourcet argent, tu ne t’es pas adressé à ta vieille maman !…Enfin, tout cela, c’est du passé. Nous ne le reverrons plus. Grâceà Jaffeux, tu es libéré de ta dette. Je lui ai rendu la petitesomme et j’ai réglé au bureau les leçons de danse. Promets-moiseulement de ne parler de rien à Renée. Ces chagrins de jeunefille, comme celui-là, sont de très petites blessures. Il ne fautpas les envenimer en y touchant. »

La consigne de silence, imposée palMme Favy à Gilbert, révélait la profondeur à lafois et la lucidité de son inquiétude. La sensibilité de sa fille,on l’a déjà dit, ressemblait trop à la sienne pour qu’elle nedevinât pas la tragédie que provoquait, chez la pauvre enfant, cedouloureux dénouement de sa romanesque illusion. Quel réveil :découvrir à vingt ans que l’on a donné les premières, les plusvirginales émotions de son cœur à un homme chargé de la plusabjecte des hontes, l’escroquerie ! La mère en oubliait sespropres inquiétudes sur les parties de jeu de son fils. De quelregard elle enveloppa sa malheureuse enfant durant les vingt-quatreheures qui suivirent leur explication, mais sans plus laquestionner ! Ses anxiétés, elle les disait au seul Jaffeux,devenu son confident, par la force des choses, et tantôt elle selamentait, avec un remords toujours renouvelé, sur sa propreimprudence, tantôt elle s’excusait du départ presque immédiat deRenée, quand l’accusateur de Neyrial approchait :

– « Ne lui en veuillez pas, mon cherami, » disait-elle. « Un jour, elle vous serareconnaissante. En ce moment, vous lui représentez l’épreuve laplus pénible de toute sa vie. Vous vous rappelez son mot, quandvous lui avez dénoncé ce bandit et de quel accent elle vous ainterpellé : « C’est bien vrai ?… »Naturellement, je ne lui prononce plus jamais le nom de cet homme.Elle ne m’en parle point. Mais, par instants, je me demande si ellene s’imagine pas que, vous et moi, nous avons machiné un complotpour la guérir d’un sentiment que nous aurions deviné. Et puis,même sans conjuration de notre part, elle peut croire que ce garçona été calomnié, que nous l’avons condamné sans preuves suffisantes,sur des apparences, sur un malentendu, que sais-je ? Une femmequi aime, a tant besoin d’estimer celui qu’elle aime ! Etqu’elle l’aime, le misérable, j’en suis trop sûre, je ne leconstate que trop à sa pâleur, à ses silences, aux traces de seslarmes sur ses pauvres joues creusées. Car elle pleure maintenant.Ah ! que j’ai été coupable !

L’intuition maternelle ne se trompait pas surle principe de la gêne presque insupportable que la présence deJaffeux infligeait à la jeune fille, ni sur la nature du travailmental qui s’accomplissait en elle. Le caractère de l’avocatrendait indiscutables les deux accusations qu’il avait portées.L’amoureuse enfant les discutait pourtant avec elle-même. Dupremier vol, celui des livres, Jaffeux n’avait dit que le faitmatériel, sans entrer dans le détail des circonstances. Nepouvait-il pas s’être abusé ? Renée se rappelait, au coursd’un dîner chez eux, à Paris, l’avoir entendu lui-même parler deserreurs judiciaires et citer des exemples célèbres. Quand destribunaux, composés de plusieurs magistrats, se laissent égarer,comment admettre l’infaillibilité d’un homme seul ? Mais il yavait le second vol et l’aveu au commissaire… L’étrange don dedouble vue, que possède l’amour, mettait cette enfant sansexpérience sur le chemin de la vérité. Elle entrevoyait l’hypothèseque son coup d’œil de policier avait suggérée aussitôt al’inspecteur et que Jaffeux avait acceptée, une minute, pour larejeter bien vite :

« Il a avoué ? » répétait-elle.« Avoué ?… Et si, par générosité, il a voulu sauverquelqu’un ?… » Et la secrète rancune de son anciennejalousie se fixant sur un nom : « Si c’était cetteabominable Mlle Morange, par exemple, qu’elle eûtvolé le bijou, pris peur, demandé son aide et qu’il ait eu pitiéd’elle ?… » Ce dévouement de Neyrial pour sa camarade eûtimpliqué une tendresse dont la seule idée faisait mal à Renée, et,se rejetant en arrière de toute la force de son cœur :« Je suis folle… M. Jaffeux avait l’air si assuré dansses affirmations et papa l’estime tant ! »

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