Le Danseur mondain

Chapitre 9

 

 

De tels malaises, où toute la force de l’âmese consume dans le martyre de l’anxiété, lui donne un si passionnébesoin d’en sortir, qu’aucune barrière ne tient là contre, quandl’occasion s’en offre. Après des heures et des heures passées dansce débat contre une navrante évidence, et tandis que sa mèrefaisait, dans la pièce voisine, sa sieste accoutumée après ledéjeuner, Renée se tenait dans sa chambre à elle, debout, le frontappuyé contre la vitre de sa fenêtre, et elle regardait le jardin,si joyeusement traversé cet hiver pour gagner le salon, quandNeyrial l’y attendait, et qu’elle allait danser avec lui. Lemistral était tombé. Des nuages pesaient sur la campagne. Ellegoûtait une mélancolique douceur à considérer l’horizon voilé de cedébut d’après-midi et ce ciel gris, dont la morne lumièrecontrastait avec le radieux azur africain épandu d’ordinaire surces palmiers et ces yuccas, ces mimosas et ces roses. N’était-cepas un symbole de sa détresse d’aujourd’hui, succédant à sesallégresses d’alors ?… Tout à coup, elle reçut comme un chocau cœur. Rêvait-elle ? Cet homme, qui sortait de la porte del’hôtel et s’engageait dans ce jardin, était-ce vraimentNeyrial ?… Mais oui !… Elle reconnaissait son port detête si droit, un peu altier, sa taille mince, sa démarche soupleet leste même dans la lenteur, comme en cet instant où ils’occupait prosaïquement à ranger des billets de banque dans sonportefeuille. Il était sans nul doute venu au Palace pour réglerl’arriéré de ses leçons de danse. « Quand on gagne ce qu’ilgagne, en travaillant comme lui, » pensa Renée devant cegeste, « on n’est pas un voleur… » Et aussitôt« Ah ! il faut que je sache ! » Déjà,impulsivement, et sans réfléchir davantage, elle était dansl’escalier, tête nue. D’un élan, elle descendait les marches. Ellesortait, elle aussi, de l’hôtel, mais par une autre porte. Elles’engageait dans une allée qui coupait celle où passait Neyrial.Son frère Gilbert se tenait à deux pas, sur la terrasse durez-de-chaussée. Elle n’y prit pas garde, non plus qu’à ladangereuse Mlle Morange, en train de causer avectrois de ses élèves. La danseuse savait-elle la présence de soncamarade dans le jardin, ou la devina-t-elle à la course hâtive desa rivale ? Elle se pencha pour la suivre des yeux, dansl’interstice des fûts dénudés des palmiers. Un retroussis méchantcrispa soudain le coin de ses lèvres minces. Elle venait de voirRenée et Neyrial s’aborder. Tout à l’heure, elle avait, elle aussi,remarqué la présence de Gilbert Favy sur la terrasse :« Je vais prévenir le frère, » se dit-elle. Certes, elleeût prolongé les quelques minutes qu’elle mit à se libérer de sesinterlocutrices, si elle avait pu entendre les paroles échangéesentre les deux jeunes gens, quelques phrases à peine, mais quiconsommaient d’une manière irréparable une rupture à laquelle salettre anonyme avait si perfidement travaillé, car c’était bienelle qui l’avait écrite.

– « Monsieur Neyrial !… »avait interpellé Renée, toute tremblante.

– « Ah ! c’est vous,mademoiselle Favy ! » avait répondu Neyrial, en lareconnaissant.

Il s’était arrêté pour glisser sonporte-feuille dans la poche intérieure de son veston, qu’ilboutonnait avec une tranquillité mal jouée, et, levant son chapeaude sa main devenue libre :

– « Vous m’excusez, et aussi den’être pas allé prendre une dernière fois congé de vous et demadame votre mère. »

Sa voix changeait un peu, en achevant cetteprotestation de banale politesse. À regarder la jeune fille, ilvenait de s’apercevoir qu’elle était bouleversée, et il l’écoutaitbalbutier, d’une voix où se prolongeait la mortelle angoisse de cesderniers jours :

– « Monsieur Neyrial, expliquez-moi…Dites-moi que ce n’est pas vrai… »

– « Mais quoi,mademoiselle ? » interrogea-t-il.

– « Ce que m’a ditM. Jaffeux… » répondit-elle, d’un accent soudainraffermi, comme il arrive aux plus timides, quand un sursautpassionné les a jetés hors de toute convention.

Et, pensant tout haut, elle allait droit à lachose qui lui tenait seule au cœur :

– « Oui ! »continua-t-elle… « Que vous aviez été son secrétaire etque… »

Il l’arrêta d’un geste. Il était devenu trèspâle, puis très rouge. De cette brusque et violente secousseintérieure avait jailli une volonté, préparée sans doute par delongues méditations, car ses yeux, sur lesquels avaient battu sespaupières, dardaient maintenant un regard résolu, et sa voix sefaisait ferme et nette pour reprendre la phrase qu’il avait empêchéla jeune fille d’achever :

– « Et que j’ai commis chez lui unefaute très grave. Oui, mademoiselle, c’est vrai. »

– « Que vous avez ?… »

– « Que j’ai volé… »interrompit-il avec la brusquerie d’un homme qui sait que certainesparoles, très pénibles, doivent être prononcées, mais qui veutqu’elles aient été dites par lui.

– « Et la broche de ladyArdrahan ? » implora-t-elle.

– « C’est moi aussi qui l’aivolée… » répondit-il.

Cette fois, une espèce de sauvagerie passaitdans son accent.

– « Ah ! monDieu !… » gémit Renée en s’appuyant pour ne pas tombercontre le tronc du palmier sous lequel avait lieu cetteexplication, tragique pour elle.

Elle se redressa, et ses mains, où ellecachait fiévreusement son visage, s’écartèrent dans un mouvement deterreur, à s’entendre appeler par trois fois, et de quelton :

– « Renée ! Renée !Renée !… »

C’était Gilbert, qui arrivait en courant parl’allée. D’instinct, elle fit un pas pour se mettre entre Neyrialet le nouveau venu, dont l’aspect annonçait une colère qui ne sepossède plus, et, saisissant le bras de sa sœur d’une poignebrutale, le frère la rejetait violemment derrière lui, encriant :

– « Tu n’as pas honte ! Tu vasrentrer et tout de suite. Rentre. Mais rentre !… Et vous,monsieur Pierre-Stéphane Beurtin… »

Il marchait maintenant vers celui qu’ilcroyait le complice de Renée, en l’appelant de son vrai nom, dontil détachait les syllabes :

– « Allez-vous-en, et que je ne vousrencontre plus jamais sur mon chemin, sinon… »

Il levait sa canne en proférant cette menace,à laquelle l’autre répondit par un geste pareil. Ils restèrentainsi une minute en face l’un de l’autre, dans l’attitude de deuxfaubouriens qui se préparent à un ignoble duel au bâton. Puis, toutd’un coup, Pierre-Stéphane éclata d’un rire dont l’outrageantsous-entendu paralysa le véritable voleur du bijou, et, haussantles épaules, il tourna sur les talons pour se diriger vers lasortie du jardin, sans plus regarder ni le frère ni la sœur,celle-ci toujours appuyée contre le large fût du palmier, les yeuxagrandis par la terreur, celui-là laissant tomber son bras etcourbant à demi la tête. Le rire terrible de Neyrial avait eu, pourlui, une signification trop claire, celle d’un mépris trop mérité.C’était comme si l’autre lui avait dit : « Vous !Vous ! Après ce que vous avez fait ! » Sous le coupde cet affront, la colère du justicier fiévreux de tout à l’heure,était tombée, et une humiliation passait dans sa voix, pourdemander à sa sœur :

– « Mais qu’y a-t-il donc entre cethomme et toi, ma pauvre Renée ? »

– « Rien que ma folie…, »répondit la jeune fille, qui se reprenait, elle aussi.« Jamais, Gilbert, jamais, je te le jure, il ne m’a adresséune parole que maman et toi n’eussiez pu entendre… Mais c’est vrai,je m’étais fait de sa personne une telle idée ! Je leplaignais tant de malheurs que j’imaginais immérités, et je lemettais si haut !… Alors, quand M. Jaffeux nous a dit cesdeux vols, celui des livres, chez lui, celui du bijou de ladyArdrahan, à l’hôtel, ç’a été un effondrement. Ah ! que j’aisouffert !… Et puis, j’ai pensé : « Non. Non. Cen’est pas possible. « Il n’a pas fait cela… » Je terépète : c’était fou. Je le comprends à présent… Et puis, il ya dix minutes, j’étais à ma fenêtre. Je le vois marcher dans lejardin. Le besoin de savoir a été plus fort que tout. J’ai voulu àtout prix lui parler, savoir, je te répète, savoir… Maintenant, jesais… »

– « Et que sais-tu ? »interrogea Gilbert. Plus de doute. Neyrial l’avait dénoncé.Qu’allait-il entendre, et quelle honte ! Et il écoutait, avecstupeur, la révélation d’une nouvelle générosité à son égard quiallait lui être plus douloureuse encore :

– « Ce que je sais ? »répondait Renée, « mais qu’il les a commis, ces deuxvols ! Quand il m’a dit que c’était vrai, qu’il les avait bienpris, ces livres chez M. Jaffeux, qu’il l’avait bien prise,cette broche, chez lady Ardrahan, ah ! comme j’aisouffert !… Tu es venu… Je vous ai vus, l’un en face del’autre, vous menaçant… Alors j’ai cru que j’allais mourir. Maisc’est passé !… – Elle répéta : « C’estpassé ! » en secouant sa tête et pressant ses doigts surses yeux. – « Laisse-moi rentrer. Quand maman se réveillera,il faut que je lui montre un visage qui ne l’inquiète pas. J’enaurai l’énergie. »

Cette reprise de sa volonté intérieure prêtaita ses traits, à cette seconde, une expression où Gilbert retrouvaune ressemblance avec le masque si ferme de leur père, et d’unaccent changé aussi :

– « C’est affreux, »continua-t-elle, « que j’aie pu donner tant de mon cœur à unindigne. Ce qui me fait du bien, c’est qu’il a été, du moins,sincère avec moi, qu’il ne m’a pas menti, ni cherché d’excuses àses fautes. Cette loyauté de l’aveu, c’est un reste d’honneur dansle déshonneur. C’eût été si dur de le mépriser tout àfait ! »

– « Je t’accompagnerai, » ditGilbert, comme Renée marchait du côté de l’hôtel. « Jevoudrais… »

Elle ne lui laissa pas le temps d’achever saphrase. Elle apercevait Mlle Morange qui lesguettait, et, se mettant à courir par une alléetransversale :

– « Oh ! cette femme !s’écria-t-elle. « Empêche qu’elle ne m’aborde, Gilbert. Je neserais pas sûre de me dominer. »

La danseuse s’approchait en effet des deuxpromeneurs. Par un mouvement instinctif, Gilbert imita sa sœur. Ils’engagea dans une autre direction, pour éviter, lui aussi, ladénonciatrice, qui haussa les épaules ; et tout en retournantdu côté de la salle de danse, elle disait, à voix haute :

– « Je leur ai rendu un grandservice. Ils m’en veulent. C’est la règle… »

Elle ne se doutait pas, en prononçant cesmots, que cette banale remarque, bien fausse dans sa bouche,s’appliquait d’une manière saisissante à la crise, traverséemaintenant par le frère de celle dont elle était si vilainementjalouse. Tandis qu’il remontait à son tour vers le Palace pourregagner sa chambre, il ne pouvait plus penser à rien qu’au faitextraordinaire et indiscutable qu’il venait d’apprendre. Ce Neyrialcontre lequel il levait sa canne quelques instants auparavant, dansun délire de fureur, s’était, pour la seconde fois, donné commeauteur de l’acte ignoble dont il portait, lui, le poids sur saconscience !

Du coup, ce témoignage, apporté par Renée,ruinait à fond l’édifice d’hypothèses construit par Jaffeux. Si cegarçon avait été le séducteur accusé par son ancien patron, seserait-il déshonoré, gratuitement, aux yeux de la jeunefille ? Non, puisque c’était là se l’aliéner à jamais.Impossible d’imaginer qu’en agissant de la sorte il se ménageât unmoyen de pression sur le vrai coupable. Celui-ci ne voyait plusqu’un seul motif à cette attitude, adoptée à deux reprises, dans cebureau de commissariat d’abord, puis tout à l’heure dans le jardin.Le voleur de livres, qui s’était perdu par cette première faute,avait eu pitié du voleur du bijou. Cette pitié expliquait égalementle prêt des mille francs. Si Gilbert n’avait pas eu dans lesoreilles ce rire de tout à l’heure et son insultante ironie,combien l’eût touché cette triple preuve d’une si généreusesympathie ! À cette minute, et trop près de cette scène, cebienfait lui était plus qu’odieux, intolérable. Le fils d’officier,chatouilleux, par éducation et par hérédité, sur le pointd’honneur, frémissait encore de l’affront, et que l’auteur de cetaffront eût eu, à son égard, de telles magnanimités, achevait de lejeter dans un état de gêne morale tel qu’il n’en avait jamaiséprouvé de pareil. L’impression est si amère pour un cœur un peufier de se sentir ingrat et de ne pouvoir pas ne pas l’être !Le soin que Neyrial avait pris de cacher la vérité au commissaireet à Renée, rendait au coupable la hideur de sa faute plus évidenteet avivait son remords, en même temps que la noblesse de cesprocédés l’humiliait au plus intime de son amour-propre. Ilsupportait mal le rôle par trop médiocre qu’il avait eu dans leursrapports : emprunts d’argent d’abord, puis règlement brutal desa dette, enfin et surtout, son silence, quand Jaffeux et Renée luiavaient appris que, par deux fois, et volontairement, Neyrials’était substitué à lui dans cette ignoble affaire du vol. Et lui,le fils du colonel Favy, du grand blessé de Verdun, il avaitaccepté cette substitution en se taisant ! Quelle honte,presque pire que la faute elle-même ! C’était si lâche. Entredeux jeunes gens qui sodalisent, – pour emprunter à lalangue latine [1] un mot qui nous manque et qui signifieun compagnonnage de plaisir plus cordial que la camaraderie etmoins tendre que l’amitié, – il se crée aussitôt une inconscienteémulation, aisément ombrageuse. Chacun veut être, à tout le moins,l’égal de l’autre. De se trouver si inférieur, dans lacirconstance, accablait Gilbert. Comment reconquérir un peu de sapropre estime ? En ne restant pas le bénéficiaire de cemensonge protecteur qu’il avait eu la faiblesse d’accepter, –vis-à-vis de Jaffeux, parce qu’il n’avait vu dans cettesubstitution que la plus perfide rouerie, vis-à-vis de sa sœur,parce que la surprise l’avait paralysé. L’une ou l’autre de cesdeux défaillances devait être réparée. Pourquoi pas tout desuite ?

Et, l’action suivant la pensée, comme ilarrive dans les moments de vibration totale de notre être, ilsortit de sa chambre, où il venait de passer une heure entière,sans même s’en apercevoir, dans cette tempête de pensées, juste àtemps pour rencontrer sa mère et Renée qui attendaient sur lepalier de l’ascenseur.

– « Je me sens mieux », disaitMme Favy, « et nous allons prendre un peu desoleil. Tu ne descends pas avec nous ? »

– « Volontiers », répondit lejeune homme. « J’irai peut-être jusqu’au golf »,ajouta-t-il, « et si Renée veut m’accompagner… »

– « Je préfère rester avecmaman », fit la jeune fille, « mais tu trouveras là-basM. Jaffeux. »

Elle avait compris que son frère désiraitreprendre leur entretien si brusquement interrompu, et il étaitvisible qu’elle s’y refusait. Ils étaient tous les trois dansl’ascenseur, à présent, et tandis que fonctionnait la lourdemachine, il regardait sa sœur avec une admiration renouvelée pourson courage. Il la voyait raide et distante, son mince visage tendudans une volonté de calme, et il se rendait compte, à l’expressiongrave de ses yeux, qu’elle n’avait pas menti, en lui répétant toutà l’heure : « C’est passé. » Le frère connaissait,pour s’y être heurté sans cesse dans leurs petites disputesd’enfant, ce trait du caractère de Renée, cette faculté de prendredes partis avec elle-même, si pénibles fussent-ils, sur lesquelselle ne variait plus. Ce qui était passé, hélas ! ce n’étaitpas son chagrin. La tristesse du fond de ses prunelles le disaitassez. C’était ce qu’elle appelait sa folie, cette exaltationromanesque autour d’une personnalité, aujourd’hui dégradée pourelle à jamais. Lui apprendre la vérité sur le vol des bijouxrisquait de rendre, dans son imagination, un prestige encore accruà cet homme, qu’elle ne pouvait vas épouser sans un drame familial,dont le contre-coup tuerait leur mère. Gilbert la regardait aussi,cette mère. Aux taches rouges de ses joues, à la nervosité de sesmoindres mouvements, à ses yeux plus brillants, il constatait quelravage exerçaient déjà, sur ce fragile organisme, les émotions desderniers jours.

« Non », se disait-il, en sortant del’ascenseur et en prenant congé des deux femmes, « mon devoirici est de ne pas parler. Je suis sûr que Jaffeux sera de cetavis. »

Comme on voit, il ne discutait déjà plusl’idée de confesser sa faute à l’ancien patron de Pierre-Stéphane.À ce désir de se mésestimer un peu moins se mêlait ce besoin d’unappui moral, que les natures comme la sienne, impulsives etincertaines, éprouvent dans les crises auxquelles ces deux funestesdéfauts, l’irréflexion et l’incohérence, les acculent si souvent.Auprès de qui d’autre le trouver plus sûr et plus efficace, cetappui ? La réaction de Gilbert contre son père n’empêchait pasqu’il ne l’admirât et qu’il ne subît l’influence de ses jugementssur les hommes. Il savait la haute opinion que le colonel avait deJaffeux, et le sentiment de marcher vers le secours assuré, luifaisait hâter le pas pour franchir la distance qui séparait leMédès-Palace du terrain de golf, aménagé au delà d’unautre grand hôtel, sur les bords du Gapeau. L’avocat se tenait là,en effet, assis sur un banc, à l’ombre d’un bouquet d’eucalyptus.Il considérait, avec un intérêt un peu badaud de vieux bourgeoisfrançais, les allées et venues des dix ou douze joueurs, en train,ici, de lever leur club pour donner un coup à la boule posée devanteux, – plus loin faisant quelques pas pour se mettre à portée d’unautre trou. Chacun était suivi d’un petit garçon, le caddie, quiportait dans un étui les instruments de rechange.

– « Vous me voyez à la fois amusé etattristé », dit-il à Gilbert, quand celui-ci l’eut abordé.« Mais oui, j’ai de nouveau l’impression que notre vieilleFrance tourne au pays colonisé. Regardez ces joueurs, avec leslarges semelles de leurs chaussures, leurs bas d’une lainemulticolore, leurs culottes bouffantes, leur courte pipe de bois àla bouche, leur casquette souple, et rappelez-vous les gravures duPunch. Ce sont des Anglais qui s’amusent à un jeu anglais, sur unchamp d’exercices préparé à l’anglaise, et ces gamins qui lesaccompagnent, – j’en ai questionné deux ou trois, – ce sont desItaliens. On n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers,affirmait ce brigand de Danton. Je ne connais pas de parole plusfausse. Mais si, on l’emporte. Ces Anglais restent des Anglais, cesItaliens des Italiens. Rien ne m’inquiète pour notre avenir commecet afflux d’étrangers inassimilables – ils le sont tous, – dontnous ne voyons ici qu’un minuscule épisode… Mais, allons au pluspressé. J’ai entr’aperçu seulement madame votre mère, cetaprès-midi. Votre sœur est plus calme, paraît-il. Qu’enpensez-vous ? »

– « Qu’elle a beaucoup decourage, » répondit Gilbert, « et qu’elle se dominerajusqu’au bout. »

– « Il y a un point noir »,reprit Jaffeux. Prandoni m’apprend que Pierre-Stéphane Beurtindébute aujourd’hui même comme danseur à Tamaris, àl’Eden-Hôtel où il a un engagement. J’ai pensé tout desuite : « Il est bien près d’ici. N’aurait-il pas l’idéed’en profiter pour voir Mlle Renée, ou pouressayer ? » J’ai dit à Prandoni : « Votreconfrère de l’Eden ne vous a pas demandé desrenseignements ? » – « Non », m’a-t-il répondu.« Vous pensez à mon soupçon à propos de la barrette ?Vous n’avez pas su que le commissaire me l’a rendue sans vouloirs’expliquer sur la façon dont elle lui avait été apportée. Je gardel’idée que Neyrial a bien pu, après l’avoir volée, juger plusprudent de la remettre à la police en demandant le secret. S’il enest ainsi, et qu’il commette une nouvelle indélicatesse là-bas, –tant mieux pour les Mèdes dont l’Eden est undangereux concurrent. Tout ce qui peut lui nuire nous sert. »Quelle bassesse ! Ah ! les hommes ne sont pasbons !… Je me demande si ce ne serait pas à moi d’avertir lepropriétaire de l’Eden, et dès aujourd’hui… »

– « Vous ne ferez pas cela, monsieurJaffeux, même si le commissaire vous avait autorisé à cettedénonciation, quand vous saurez tout… »

À l’accent dont cette phrase était prononcée,l’avocat se retourna vers le jeune homme. Cette physionomie, siobscure d’ordinaire, et en particulier ces jours derniers sifermée, si défiante, s’éclairait en ce moment. Ces yeux auxquelsJaffeux reprochait l’absence de regard rayonnaient d’une lumière decourage et de franchise. Quand on se dégrade, on éprouve le besoinde mentir. L’avocat connaissait bien cette loi de notre vie morale,et aussi que le premier indice du relèvement est un irrésistibleappétit de sincérité. Tout en écoutant le véritable voleur du bijouraconter son propre égarement et ce qui avait suivi, jusqu’à lascène de cet après-midi même, entre Renée et Neyrial, ill’observait, et il avait l’évidence d’avoir devant lui un GilbertFavy qu’il ne connaissait pas. Une autre évidence s’imposait, pourlui effarante. Si Pierre-Stéphane, devenu Neyrial, s’étaitréellement conduit ainsi, – mais comment en douter ? – il nele connaissait pas davantage. Quand cette confession fut achevée,il manifesta le déconcertement extrême où elle le jetait, par uneattitude de réflexion et un silence que son interlocuteurinterpréta comme un signe du plus sévère jugement :

– « Vous me trouvez bien méprisable,n’est-ce pas ?… balbutia-t-il.

– « Non », répondit fermementl’avocat.

Il s’était levé, et passant son bras sous lebras du jeune homme, d’un geste paternel, il répéta : –« Non, non, mon enfant. Vous avez tout effacé, en nesupportant pas que je pense de votre bienfaiteur ce que j’enpensais et en vous accusant avec cette droiture dans un trèspénible aveu… Mais, partons d’ici. Il est trois heures. D’Hyères àTamaris, en auto, il y a un peu plus d’une heure… Plus que jamais,il faut que j’aille à cet Eden-Hôtel, et tout desuite… »

– « Pour m’excuser auprès de lui, demon geste de tout à l’heure ? » dit Gilbert. « Non,monsieur Jaffeux. J’aurai le courage de faire cette démarchemoi-même… Je la lui dois. Ce sera dur, mais… »

– « Mais vous ne savez pas commentil vous recevra, » interrompit Jaffeux, « ni commentvous-même prendrez son accueil… Quand deux hommes en sont venus auxvoies de fait, et une canne levée c’est une voie de fait, le plussage est qu’ils ne se rencontrent que longtemps après. Etencore !… Et puis, votre injustice à son égard, j’en suisresponsable, moi, et non pas vous. Oui. Qui donc vous a persuadéqu’il poursuivait un plan de séduction, où il voulait, par lesprocédés d’une amitié simulée, vous faire jouer un rôle decomplice ? Moi… Qui vous a représenté comme autant de pièges,et ses gentillesses de camaraderie, et son prêt d’argent, etjusqu’à cette insistance pour que vous lui promettiez de ne plusjouer ? Moi… Qui donc, rapprochant son ancienne faute desautres indices, vous a montré en lui un scélérat consommé ?Toujours moi… Si quelqu’un lui doit une réparation, c’est moi.Mais, Gilbert, ce n’est pas à cause de vous seulement que j’aibesoin d’aller à Tamaris, de l’interroger, de comprendre…Écoutez-moi bien, mon enfant, et souvenez-vous toute votre vie dece que vous dit aujourd’hui un vieillard bien ému d’avoir constatéen vous ce sentiment aigu de la responsabilité, ce passionné désirde s’estimer soi-même qui fait l’honnête homme. On n’est passeulement responsable de ses propres actions. On l’est aussi decelles des autres, quand on en fut la cause indirecte. Il y a unephrase, dans un psaume, qui exprime cela magnifiquement :« Delicta quis intelligit ? Ab occultis meis mundame… Qui connaît toutes ses fautes ? Purifiez-moi,Seigneur, de celles qui me sont cachées… » Je n’ai jamaispensé à mon ancien secrétaire, depuis des années, sans que ceverset de l’Écriture ne me revînt à la mémoire. Avais-je bien agi,en étant si dur pour lui ? Car j’ai été très dur, comme jel’aurais été de nouveau en toute occasion, après ce que je croyaisde sa conduite au Mèdes. Vous m’avez rendu un tel service,mon ami, en m’éclairant par votre confession ! Mais, cequ’elle ne m’a pas appris, c’est le motif pour lequelPierre-Stéphane s’est conduit de la sorte. C’est l’histoire de soncaractère, et ce qu’il est devenu dans ce métier extraordinaire quevous prétendiez lui envier. Je m’en rends compte, maintenant. Vousaviez cette fièvre du remords, qui a ses délires, comme l’autre.L’événement qui a dominé sa destinée, ç’a été ce vol chez moi, etla façon dont je l’ai chassé. Quand je l’ai retrouvé, danseurmondain dans ce Palace, ma première idée a été c’est un peu à causede moi, tout de même, qu’il s’est déclassé. J’ai eu, ensuite, tantde raisons vraisemblables de supposer chez lui une perversitéfoncière : sa conduite avec votre sœur, avec vous, telle queje la connaissais, cette histoire du bijou ! Votre témoignagem’a rendu tous mes doutes sur lui et sur ma sévérité d’autrefois.Qui est-il vraiment ? Je vais essayer de le savoir… »

– « Et s’il refuse de causer avecvous ? » fit Gilbert. « S’il sedérobe ?… » – Et, douloureusement : « –Ah ! vous n’avez pas entendu son rire, quand j’ai marché surlui… J’en garde la sensation d’avoir reçu un soufflet. Je ne peuxpas supporter qu’il pense de moi ce qu’il en pense. »

– « S’il se dérobe ?… »répondit Jaffeux. « Vous serez toujours à temps de lui écrire.Je vous ferai votre lettre, » ajouta-t-il, sur un geste dedétresse du jeune homme, « mais il ne se dérobera pas.Lorsqu’on a rompu, comme lui, avec tout son milieu, et quel’occasion s’offre de s’expliquer avec quelqu’un qui vous lereprésente, on la saisit et on parle. Je le jugerailà-dessus. »

Comme ils étaient devant leMèdes-Palace, il appela de la main un des chauffeurs quistationnaient devant la porte, et, revenant à Gilbert.

– « Une promesse, seulement. Pas unmot à votre sœur. Pour qu’elle guérisse, il faut qu’elle continue àêtre abusée. Je sais. Vous souffrirez beaucoup à l’entendre vousdire qu’elle méprise cet homme. Le supporter, ce sera pour vousl’expiation. D’ailleurs, vous lui devez ce silence, à lui aussi,puisqu’il a voulu qu’elle le crût coupable. »

– « Mais pourquoi l’a-t-ilvoulu ? » demanda Gilbert.

– « Je vais le savoir »,répondait Jaffeux. Déjà il était monté dans l’auto. Il avait dit auchauffeur : – « À Tamaris, àl’Eden-Hôtel. » Et comme le moteur ronflait, il sepencha par la fenêtre de la portière, pour renouveler au frère deRenée sa dernière recommandation : – « Pas un mot àRenée, et à tout à l’heure. »

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