Le Fils du forçat

Chapitre 15Les aveux.

Lorsque Marius regagna le cabanon, emportantentre ses bras sa mère évanouie, M. Coumbes n’était pointencore revenu.

Il la déposa sur le large divan qui luiservait de lit et chercha à lui faire reprendre ses sens.

Après quelques minutes, Millette ouvrit lesyeux ; mais sa première pensée ne fut pas pour son fils :ses membres tremblaient convulsivement, ses dentss’entrechoquaient, ses regards chargés de terreur se promenaientsur toutes les parties de l’appartement. Ils y cherchaientquelqu’un, et, en même temps, la pauvre femme frémissait de lacrainte de l’apercevoir.

Certaine que Marius était seul, elle passa samain sur son front comme pour rappeler ses souvenirs ; et,lorsqu’ils se représentèrent plus clairs et plus lucides à soncerveau, ses larmes s’ouvrirent une nouvelle issue et ses sanglotsredoublèrent.

– Vous me désespérez, mère ! s’écriaMarius. Il me semble que tout ce qui se passe est un rêve. Jecherche en vain, je ne puis trouver ce qui porte à ce point ledésordre dans vos esprits.

– La main de Dieu ! la main deDieu ! répétait Millette, comme si elle se parlait àelle-même.

– Rappelez votre raison, ma mère, je vous enconjure ! calmez-vous.

– La main de Dieu ! disait encore lapauvre femme.

– Vous voulez donc que je devienne fou à montour, fit le jeune homme en s’arrachant les cheveux. Éclaircissezpour moi ce mystère. Pourquoi trembler, mère bien-aimée ?Quelle est cette faute dont vous me parliez tout à l’heure ?Quelle qu’elle soit, j’en supporterai avec vous le fardeau ;s’il y a opprobre, nous le partagerons ensemble et je ne vousbénirai pas moins. Dites, mère, pourquoi étiez-vous à mes genoux,lorsque ce misérable est venu nous interrompre ?

Cette évocation du souvenir du mendiantredoubla les angoisses de Millette ; elle joignit les mains etles leva vers le ciel avec une expression de désespoirindicible.

– Pourquoi l’avez-vous permis, mon Dieu ?pourquoi l’avez-vous permis ? s’écria-t-elle ; et toi,mon pauvre enfant, qu’as-tu fait !

– De quoi vous préoccupez-vous, ma mère ?J’ai chassé un insolent drôle qui, pour prix d’un service que jelui avais rendu, n’a pas craint de vous insulter, voilà tout.Voyons, nous n’avons déjà que trop peu de temps à nous. Le pèrepeut rentrer d’un instant à l’autre. Hâtez-vous, mère, que je vousconsole ; hâtez-vous, que je souffre avec vous ;qu’est-il arrivé ? Parlez.

– Ah ! tu ignores ce qu’il en coûte à unemère d’avoir à rougir devant son enfant. Mais cet homme de tout àl’heure, ce malheureux, dis-moi, qu’est-il devenu ?

– Eh ! que vous importe ? C’est devous et non de lui qu’il s’agit, ma mère.

Millette ne répondit pas ; elle cacha sonvisage entre ses genoux.

Ce silence de la pauvre Millette augmental’anxiété du jeune homme en doublant ses incertitudes. Il n’avaitexagéré ni le respect ni la tendresse qu’il ressentait pour celledont il avait reçu le jour. Plus grave, plus réfléchi qu’on nel’est ordinairement à son âge, il avait pu apprécier la grandeur decette vie si modeste et si humble ; il l’avait admirée commeil l’avait imitée dans la résignation stoïque avec laquelle elle sepliait à l’humeur capricieuse de celui qu’il croyait son père, dansla douceur angélique avec laquelle elle supportait les boutades dece dernier. Millette était pour son fils une sainte digne de lavénération de toute la terre ; il ne pouvait imaginer quelleaction pouvait troubler à ce point cette âme jusque-là si calme etsi pure.

Mais, devant ce mutisme, lorsqu’il parla dumendiant, lorsqu’il se rappela l’impression violente quel’apparition de celui-ci avait produite sur sa mère, il lui revinten mémoire quelques paroles qui, au milieu de la lutte, étaientparvenues à ses oreilles, et il commença à penser que cet hommepourrait bien être pour quelque chose dans les malheurs quiaccablaient Millette, et, par une sorte de pudeur instinctive, iln’essaya plus de l’interroger.

Il s’assit sur le bord du divan, il prit lamain de sa mère entre ses mains, et ils demeurèrent, pendantquelques instants, muets tous deux, tous deux immobiles.

Ce fut la pauvre femme qui rompit la premièrece silence, qui finissait par lui peser plus encore qu’àMarius.

– Ce n’est donc pas la première fois que turencontres cet homme ? dit Millette d’une voix tremblante.

– Non, mère ; une fois déjà, je l’avaistrouvé sur les collines.

Alors Marius raconta à sa mère ce qu’il avaitfait pour le mendiant, en lui taisant la part queMlle Riouffe avait prise à cet acte de charité, etla présence de celle-ci sur le promontoire.

– Pauvre malheureux ! murmura Millettelorsqu’il eut fini.

– Est-ce que vous le connaissez, mamère ? fit Marius en frissonnant.

La femme de Pierre Manas hésita uninstant ; elle rassembla tout son courage, mais elle n’entrouva point assez dans son âme pour triompher de l’horreur que luicausait cet aveu ; elle hocha négativement la tête.

Marius ne pouvait croire qu’un mensonge sortîtjamais de la bouche de sa mère ; il soupira longuement commesi son cœur eût été soulagé d’un grand poids.

– Eh bien, tant mieux, dit-il, car ce quis’est passé aujourd’hui confirme mes soupçons de l’autre jour, etje suis très convaincu qu’en le sauvant j’ai rendu un tristeservice à la société…

– Marius !

– Que ce prétendu mendiant n’est qu’unbandit…

– Marius !

– À l’affût de quelque nouveau crime.

– Oh ! tais-toi, tais-toi !

– Pourquoi me taire, ma mère ?

– Oh ! si tu savais qui tublasphèmes ! si tu savais à qui s’adressent tes paroles,s’écria Millette éperdue.

– Ma mère, quel est cet homme ?Nommez-le, il le faut. Lorsqu’il s’agit de notre honneur, que seulj’ai le droit de défendre, il m’est permis de commander et jecommande.

Puis, effrayé de la stupeur avec laquelleMillette écoutait la voix, ordinairement tendre de son fils,devenir sévère et menaçante, celui-ci reprit :

– Non, je ne commande pas ; mes prièreset mes larmes ne sont-elles pas sur vous toutes-puissantes ?Je pleure et je supplie. Je me jette à mon tour à vos genoux et jevous conjure. Ma mère, expliquez-moi par quel affreux hasard ilpeut exister quelques rapports entre vous, si sage, si honnête, sivertueuse, et cet horrible personnage !

– Tu sauras tout, mon enfant ; maistais-toi, je t’en supplie une fois encore ; ne parle pasainsi. Tu me disais tantôt : « Une mère, c’est un Dieupour son enfant : comme lui, elle est infaillible. » Ehbien, Marius, cet homme aussi, tu dois déplorer et soulager samisère ; les torts qu’il peut avoir, tu n’as pas le droit d’yporter les yeux ; ses crimes, tu dois les absoudre ;infâme pour le monde, pour toi il doit rester sacré, cet homme…

– Ma mère !

– Cet homme, c’est ton père, Marius !

Ces derniers mots expirèrent sur les lèvres deMillette, qui retomba accablée sur le divan après les avoirprononcés. Marius était devenu livide en les entendant ; ildemeura pendant quelques instants anéanti ; puis, se jetant aucou de Millette, l’étreignant dans ses bras, la pressant sur soncœur, couvrant son visage de caresses et de larmes :

– Vous voyez bien, ma mère, s’écria-t-il, queje vous aime encore !

Pendant quelques instants, on n’entendit quele bruit des baisers et des sanglots de la mère et du fils.

Alors Millette raconta à Marius ce que noslecteurs savent déjà.

Lorsqu’elle eut terminé ce triste récit,souvent interrompu par les spasmes de son désespoir, il restapensif, accoudé contre le divan, la tête appuyée sur sa main,tandis que Millette penchait son front sur son épaule pour serapprocher davantage de celui qui allait devenir, elle lepressentait, son seul soutien.

– Mère, lui dit-il d’un accent grave et tendu,il ne faut plus pleurer. Vos larmes sont autant d’accusationscontre celui qui nous a fait ces mauvais destins, et il ne m’estpas permis de m’y associer. Je ne peux que déplorer le sort dePierre Manas, de mon père. Votre faute sera bien légère lorsqueDieu la placera dans la balance où il pèse toutes nos actions. Ilne sera pas pour vous plus sévère qu’il ne le serait pour un angequi, comme vous, eût failli, j’en suis sûr. Quant à votre enfant,depuis que vous lui avez révélé toutes ces douleurs de votre vie,il vous aime cent fois plus qu’il ne le faisait auparavant, parcequ’il vous sait malheureuse : prenez donc courage.

Marius se leva et fit quelques pas dans lachambre.

– Demain, mère, dit-il, nous aurons deuxdevoirs à remplir.

– Lesquels ? demanda Millette, quiécoutait le jeune homme avec une attention presque religieuse.

– Le premier sera de quitter cette maison.

– Nous partirons !

– Soyez tranquille, mère, sur votre sort àvenir ; je suis fort, courageux, et avec le sentiment dudevoir que vous avez si fortement gravé dans mon âme, vous pouvez,sans crainte, vous appuyer sur moi et ne compter désormais que survotre fils.

– Oh ! je te le promets, cher enfant.

– Ensuite, reprit le jeune homme d’une voixsourde, il nous faudra chercher… celui que vous savez.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Milletteen tressaillant d’épouvante.

– Ne croyez pas, mère, que je veuille vouscondamner à associer de nouveau votre existence à celui qui futenvers vous si coupable. Non ; mais il souffre ; il n’apas d’asile, pas de pain, peut-être, et il est mon père, et je doispartager entre vous et lui le fruit de mon travail. Puis, repritplus bas Marius, qui sait ? mes supplications l’amènerontpeut-être à rompre avec ses déplorables antécédents, et à revenir àune existence plus régulière.

Marius disait tout cela sans emphase,simplement, et quoique avec une énergie qui révélait en même tempsla fermeté et l’élévation de son caractère. L’admiration queMillette éprouvait pour son noble enfant lui faisait un peu oublierses douleurs.

Il en était une cependant qui restait aiguë etcuisante.

Millette n’avait jamais cherché à approfondirles théories sociales ; mais, sans se douter de ce qu’ellefaisait, elle les avait battues en brèche. Abandonnée de son mari,il lui avait semblé que la société ne pouvait pas la laisser sansappui. Cet appui se présentant, elle croyait de son devoir d’êtreaussi dévouée, aussi soumise, aussi fidèle vis-à-vis de celui quilui avait tendu la main qu’elle l’avait été dans l’union que Dieuet les hommes avaient consacrée. Par suite, elle en était arrivée àdouter de l’irrégularité de sa position. Elle ne l’avait reconnueque dans ces derniers temps, alors que la loi, ne pouvant pasadmettre, pour Marius, les bénéfices de cette union illicite, et serefusant à voir en lui un autre que le fils de Pierre Manas, lui enavait clairement démontré les inconvénients.

Mais, si sa raison avait cédé à l’évidence, iln’en était pas de même de son cœur.

Millette n’avait jamais eu pourM. Coumbes ce que l’on appelle de l’amour. Le sentimentqu’elle ressentait pour lui ne peut se définir qu’en le nommantattachement, sentiment vague, aux causes souvent peu appréciableset toujours diverses, mais sentiment infiniment plus puissant quele premier, parce que, comme lui, il n’est point sujet à cestempêtes qui laissent des nuages dans les plus beaux horizons, etparce que le temps, l’âge, l’habitude l’augmentent et le fontcroître à l’inverse de l’autre.

Après vingt ans de cohabitation, malgré lessingulières façons que M. Coumbes apportait dans sestendresses, son égoïsme, sa sotte fierté, ses dédains, ses boutadeset son avarice, l’affection de Millette pour lui venait dans sonâme immédiatement après celle qu’elle portait à son fils.

Si résignée qu’elle parût, cette idée qu’elleallait quitter la maison de l’ex-portefaix et ne plus voir cedernier la bouleversait ; elle ne pouvait se figurer que cefût possible.

– Mais, dit-elle timidement, et après beaucoupd’hésitation, à son fils, comment ferons-nous pour annoncer notredétermination à M. Coumbes ?

– Je m’en chargerai, ma mère.

– Mon Dieu ! que deviendra-t-il lorsqu’ilsera seul ?

Le jeune homme lut dans l’âme de samère ; il vit ce que lui coûtait ce sacrifice.

– Mère, lui dit-il respectueusement, maisfermement, je n’oublierai jamais ce que je dois à monbienfaiteur : toute ma vie, je me souviendrai qu’il m’a bercé,enfant, sur ses genoux ; que, pendant vingt ans, j’ai mangéson pain ; soir et matin, son nom reviendra dans mes prières,et j’espère que Dieu ne me laissera pas mourir sans que j’aieprouvé tout ce qu’il y a pour cet homme de reconnaissance etd’amour dans mon cœur ; mais je ne crois pas possible que nousprolongions davantage notre séjour dans cette maison.

Puis, voyant qu’à cette phrase les pleurs deMillette avaient redoublé :

– Il ne m’appartient pas de peser davantagesur vos résolutions ! ma bonne mère, ajouta-t-il ; jecomprends qu’il vous soit pénible de quitter une maison où vousavez été si heureuse, pour entrer dans une existence incertaine. Jecomprends qu’il vous soit cruel de renoncer à une amitié qui vousétait chère ; je suis prêt à m’incliner devant votrevolonté ; ne craignez pas que je murmure ou que je me plaigne.Si vous restez ici, je serai privé du bonheur de vous embrasser,mais mon cœur restera plein de vous et tout à vous.

Millette embrassa son fils avec un élan quiindiquait qu’il avait triomphé de ses indécisions, de sesregrets.

– Oh ! ma mère, croyez-le bien, vous nepouvez pas plus souffrir que je ne souffre.

Et, s’arrachant de ses bras, il s’élança horsde l’appartement comme s’il eût voulu dérober à sa mère lespectacle d’une émotion sous laquelle succombait son énergiemorale.

Jusque-là, il n’avait pas songé àMadeleine :

Mais les dernières paroles de sa mère avaientévoqué dans son âme l’image de la jeune fille.

En présence de cette image, le sentiment de lasituation qui lui était faite s’était présenté à son esprit.

Fils, non point de M. Coumbes, artisanhonorable, estimé, riche, mais fils de Pierre Manas, flétri unefois, à coup sûr, plusieurs fois peut-être par la justice humaine,il ne pouvait plus, à moins de lâcheté ou de folie, songer à uneunion avec Mlle Madeleine Riouffe.

C’était cette pensée qui venait de lui porterune épouvantable secousse.

Il se roula sur le sable du jardin, il enfonçases ongles dans la terre, il lança dans la nuit ses malédictions etses sanglots : la chute était trop haute et trop imprévue pourne pas être bien douloureuse. Pendant quelques instants, il ne putse rendre compte de ce qui se passait dans sa tête ; le nom deMadeleine était le seul que pussent prononcer ses lèvres.

Puis peu à peu ses idées se fixèrent etreprirent forme ; il rougit de s’être abandonné à sondésespoir ; il résolut de lutter contre lui.

– Soyons homme, pensa-t-il, et, s’il fautsouffrir, souffrons en homme. J’avais parlé à ma mère de deuxdevoirs que nous avions à remplir ; j’en trouve un troisième,à mon compte : celui d’avouer la vérité à mademoiselleMadeleine, et de lui rendre ses serments.

Étouffant un dernier sanglot, comprimant leslarmes qui, malgré sa volonté, s’échappaient encore de ses yeux,Marius alla chercher l’échelle et l’appliqua contre lamuraille.

Lorsqu’il fut arrivé au dernier échelon, iljeta un coup d’œil sur le chalet : une des fenêtres du premierétage était éclairée.

– Elle est là, se dit-il.

Et s’asseyant sur le faîte du mur, il tira sonéchelle à lui et la fit passer du jardin de M. Coumbes danscelui de mademoiselle Riouffe, où il descendit aussi résolu,quoique le cœur gonflé de sentiments bien différents, que le soiroù il avait pris ce chemin pour se rendre à son premier rendez-vousavec la jeune fille.

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