Le Fils du forçat

Chapitre 12Où l’on verra M. Coumbes, en voulant attraper du poisson, attrapaun secret.

La pêche dédommageait amplementM. Coumbes de ses tribulations horticoles.

Il semblait que le ciel l’eût destiné, Attilad’une nouvelle espèce, à dépeupler le golfe marseillais.

Pendant les beaux jours, chaque soir, ilrentrait, comme il le disait lui-même dans son langage plus imaginéqu’académique, avec une luxure de poisson et ce souriredédaigneux qui caractérise les conquérants heureux ; chaquesoir, il avait pu cuisiner des bouillabaisses dignes par leurampleur de figurer au dîner où la femme de Grandgousier mangea tantde tripes.

Malheureusement, plus on avançait vers l’hiveret plus ces débauches de sauces safranées devenaient rares, plus lamauvaise humeur de M. Coumbes augmentait.

Pendant des semaines entières, le ciel restaitvoilé de nuages sombres ; la Méditerranée si azurée devenaitcouleur de cendres, et la blonde et douce Amphitrite, comme ungéant révolté, semblait vouloir escalader le ciel, se tordant lesbras dans les nuages et hurlant de cette voix menaçante qui portel’effroi sur la côte.

Pendant des semaines entières, M. Coumbesallait de son cabanon à sa bête et de sa bête àson cabanon ; interrogeant le ciel avec anxiété, se frottantles mains à la moindre accalmie, dégageant aussitôt son bateau deses amarres, se préparant à le lancer dans les flots, reconnaissantpresque aussitôt, au redoublement de la tempête, la fragilité deson espoir, contemplant mélancoliquement les montagnes d’eau quitrois par trois venaient briser leurs spirales énormes sur lesrochers, calculant ce que leurs flancs pouvaient contenir depoisson et la distance qui séparait ce poisson de ses casseroles,et tout disposé à faire fouetter, comme Xercès, la mer qui serefusait à lui livrer la proie qu’il convoitait si ardemment.

Il avait bien essayé de se venger sur lesloups et mulets qui, par les gros temps, serapprochent des eaux douces ; il aurait été, en suivant lacôte, jeter la ligne à l’embouchure de l’Huveaune ; mais,comme un jour il s’était imprudemment avancé pour lancer plus aularge son hameçon, une lame monstrueuse l’avait renversé, et sansun jeune militaire, adepte fanatique et enthousiaste, qui depuisdeux heures était assis à ses côtés et prenait in petto une leçonde cet habile professeur, celui-ci, puni de la peine du talion, eûtété entraîné et fût allé offrir aux habitants de la Méditerranéeune vengeance tout à la fois facile et savoureuse à exercer.

Et puis, disons-le à sa gloire, le loup, lemulet étaient des gibiers que M. Coumbes dédaignait.Marseillais classique, il n’estimait que le poisson de roche, etceux-là, accusés de conserver un goût de vase, ne lui semblaientpas plus que le maquereau dignes des honneurs de satable.

Lorsque la mer se décidait à faire quelqueconcession de bon voisinage à M. Coumbes, lorsqu’elles’humiliait à son égard, l’ex-portefaix se hâtait de gagner lelarge ; mais la houle restait si forte, qu’il suait sang eteau pour remuer sa bête. Ces sortes de bateaux à fond platétant fort lourds, ce n’était qu’au prix d’une courbature qu’ilparvenait à gagner son poste favori.

Un jour M. Coumbes eut une idée, et ilattendit patiemment le dimanche, seul jour où il lui fût possiblede la mettre à exécution.

Cette idée, ce n’était pas moins que derenoncer à goûter solitairement ses plaisirs, que d’embaucherMarius dans la grande confrérie des pêcheurs à la ligne.

Un jeune homme fort et vigoureux devait fairemerveille sur les avirons. Avec son aide, M. Coumbes sepromettait de braver vents et tempêtes, et se croyait certain deconquérir tout au moins une bouillabaisse hebdomadaire tant quedurerait le mauvais temps.

Le samedi soir, lorsque le fils de Millettearriva au cabanon, il paraissait si satisfait et si joyeux queM. Coumbes en fut surpris. L’idée ne lui vint pas d’attribuerle bonheur qui se lisait sur la physionomie de son filleul à autrechose que la proposition qui allait lui être présentée, et, commeM. Coumbes avait gardé un secret profond sur ses projets, ils’étonnait de la puissance des pressentiments qui avait éclairéMarius sur les bienheureux destins qui l’attendaient.

Après le souper, M. Coumbes se renversasur sa chaise, les yeux à demi fermés, prenant l’attitude noble etbienveillante d’un ministre vis-à-vis de son protégé, et, d’unevoix lente et solennelle, comme il convenait dans une aussi grandecirconstance, il annonça à Marius que, le lendemain, il daigneraitl’admettre à partager avec lui les délices de la palangrotte.

L’enthousiasme du jeune homme ne fut point àla hauteur de cet événement ; un observateur attentif eûtremarqué que l’expression souriante de sa physionomie disparaissaità mesure que parlait l’ancien portefaix ; mais celui-ci avaitune trop haute opinion de la faveur qu’il octroyait à son filleul,il était en même temps trop préoccupé de ses préparatifs personnelspour s’arrêter à un scrupuleux examen physionomique de son futurélève.

Seulement, Marius ayant manifesté l’intentionde se promener dans le jardin après le repas du soir,M. Coumbes le lui défendit vertement, et, afin d’être certainque rien ne le distrairait de cette veille des armes, de le trouverfrais et dispos lorsque l’heure du départ viendrait à sonner, ill’enferma dans sa chambre.

Bien avant le jour, M. Coumbes se jetaità bas de son lit et allait réveiller le fils de Millette ; ill’appela plusieurs fois sans obtenir de réponse ; il mit laclef dans la serrure et ouvrit brusquement la porte en apostrophantle jeune homme de toutes les épithètes inventées pour la confusiondes paresseux, rien ne lui répondit ; il souleva violemment lacouverture sans rencontrer de résistance ; alors il tâta lesmatelas avec sa main et il s’aperçut que la place que devaitoccuper Marius était froide et vide.

L’excellente conduite du pupille deM. Coumbes, le respectueux attachement qu’il témoignait àcelui qu’il considérait comme son bienfaiteur n’avaient jamais,nous l’avons vu, triomphé des répugnances que ce derniernourrissait à son égard.

M. Coumbes pensa sur-le-champ à sonargent ; son imagination primesautière, comme toutes lesimaginations méridionales, tira de cette évasion nocturne dedéplorables conclusions. Il fit un bond du côté de l’escalier pourcourir au secours de son secrétaire, qu’il se représentait forcé,brisé, effondré, pantelant, avec ses sacs d’écus éventrés et deuxmains se promenant amoureusement dans leurs flancs entrouverts etprenant un bain métallique.

Presque au même instant, M. Coumbess’arrêta.

Il venait de réfléchir que chaque soir, –M. Coumbes était un homme rempli de précautions – il accotaitle chevet de son lit au volet de ce meuble précieux et qu’il yavait quelques secondes à peine qu’il avait quitté la chambre.

Il venait d’entendre le bruit sec d’une toilequi battait au vent, et de s’apercevoir que la fenêtre d’où cebruit venait était ouverte.

Il alla à cette fenêtre ; il y trouva undrap, qui attaché à l’appui par un de ses bouts, laissait l’autrebalayer le sol.

Il était évident que l’escapade du jeune hommene pouvait avoir eu qu’un but extérieur, puisque, chaque soir,portes et volets, au rez-de-chaussée, étaient soigneusementverrouillés par leur propriétaire.

Cette conviction rasséréna un peuM. Coumbes ; toutefois, il était trop ami de larégularité en toutes choses pour endurer patiemment la déplorableconfusion que faisait son pupille entre les diverses ouvertures deson cabanon. Il était tout prêt à lâcher la bride à sonindignation ; il avait déjà saisi un gros sarment pour rendrece sentiment plus expressif, lorsque la curiosité l’arrêta net.

– Que diable peut faire Marius dans le jardinà quatre heures et demie du matin ?

Telle fut la phrase interjective etinterrogative que s’adressa M. Coumbes ; les us etcoutumes marseillais sont ainsi faits qu’aucune supposition, sinaturelle qu’elle fût, ne pouvait légitimer cette sortie.

M. Coumbes fut donc immédiatement tentéde connaître les raisons graves qui avaient décidé cette promenadematinale ; il se mit à genoux devant la fenêtre et, retenantson haleine, du regard il explora l’enclos.

D’abord, il ne vit rien ; puis, ses yeuxs’habituant à l’obscurité, il aperçut une ombre qui se glissait lelong de la maison, traînant après elle une échelle qu’elle appuyacontre le mur qui séparait le jardin Coumbes de la propriété deM. Riouffe.

Sans même prendre la peine d’assurerconvenablement cette échelle, l’ombre en gravit lestement lesbarreaux.

M. Coumbes se demandait si le fils deMillette, plus heureux que lui-même, aurait par hasard découvertquelque fruit dans les arbres sur lesquels se promenaitinutilement, hélas ! depuis vingt ans, l’œil inquisitorial dumaître.

Mais l’ombre, ou plutôt Marius, dépassarapidement les régions soi-disant fructifères, et, parvenu au faîtedu mur, il s’y établit à califourchon et fit entendre un léger coupde sifflet.

Il était évident que ce signal s’adressait àquelque habitant de la propriété voisine.

M. Coumbes éprouva ce que doit éprouverle voyageur qui, perdu dans les terribles solitudes des gorgesd’Ollioules, entendait retenir de rochers en rochers le cri d’appelde Gaspard de Bresse. Ce coup de sifflet lui donna la chair depoule ; une sueur froide perla sur son front.

Il n’avait nullement apprécié les bienfaits dela paix profonde dans laquelle ses anciens persécuteurs l’avaientlaissé depuis près de six mois ; ses désespoirs horticolesavaient alimenté la haine vigoureuse qu’il nourrissait contreeux ; les conseils de Millette, les observations de Mariusétaient venues se briser contre les idées que le dépit et l’envielui mettaient en tête. En s’exagérant dans la solitude, ce dépit,cette envie lui avait fait franchir les limites de l’absurde :jamais il n’eût voulu admettre que ce fût pour l’agrément de sespropriétaires que le jardin Riouffe jetait tant de parfums auxbrises de la mer ; il était convaincu que ce luxe de verdureet de fleurs n’avait qu’un but, celui de l’humilier, de lui fairepièce, et, chaque jour, il s’attendait à pis.

En recevant cette preuve des relations de sonfilleul avec ses ennemis, en le supposant lié à eux par un pacte,associé aux mauvais desseins qu’il leur supposait, toujours prêt àlivrer le côté faible de la place pour rendre plus aiguës lespersécutions dont il se croyait encore menacé, M. Coumbesfrémit de colère ; dans le transport de sa fureur, sa premièrepensée fut de se servir contre le traître de son expérience desarmes à feu ; il abaissa le sarment qu’il tenait à la main etcoucha en joue son filleul.

Heureusement pour M. Coumbes et pourMarius que le sarment ne partit pas. En cherchant d’un doigttremblant une détente sur ce fusil imaginaire, il s’aperçut del’étrange méprise que dans son égarement il venait decommettre ; il lança le bâton avec violence sur le plancher ets’élança dans sa chambre à coucher.

M. Coumbes était tellement hors delui-même, que, malgré la précision mathématique par laquelle chaquecase de son cerveau correspondait avec la place qu’occupait dansson cabanon chacun des objets qui lui appartenaient, il allait etvenait avec une agitation folle, furetant dans tous les coins deson étroite chambrette, mettant dans l’obscurité la main sur desmeubles qui, pour avoir quelques titres à une ressemblance avecl’excellente arme que lui avait vendue Zaoué, ne pouvaientcependant, pas plus que le sarment, la remplacer.

Ce ne fut qu’après quelques instants de cedésordre dans ses idées qu’il se souvint que l’ayant nettoyée laveille, il l’avait, la veille, laissée au coin de l’âtre, ainsi quetout bon chasseur, en semblable circonstance, doit en avoir laprécaution.

Il descendit au rez-de-chaussée en ayant soind’étouffer le bruit de ses pas pour ne pas réveiller Millette, qui,depuis que l’automne était venu, dormait sur le divan de la seulepièce du cabanon dans laquelle on fît du feu.

M. Coumbes saisit son fusil avecl’ivresse du sauvage prisonnier qui voit en lui la liberté ;il en fit claquer les batteries avec rage ; mais, par laraison que ce fusil était propre, ce fusil était vide et il fallaitle charger.

Et perdant de sa spontanéité, le mouvement quiportait M. Coumbes à cette extrémité, perdait naturellement desa violence ; cependant il était toujours décidé à donner cequ’il appelait une leçon à ce mauvais drôle ; mais nouscroyons que déjà la pensée lui était venue de tirer soit un peuhaut, soit un peu bas sur le but vivant qu’il allait prendre ;ce qui, au reste, n’était peut être pas une garantie pourcelui-ci.

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