Le Fils du forçat

CONCLUSION

Son père n’ayant plus à payer sa dette à lasociété, Marius n’hésita pas à raconter les circonstances quil’avaient conduit à assumer sur sa tête la responsabilité d’un desderniers crimes de Pierre Manas. Les déclarations de Millette,l’affirmation de M. Jean Riouffe corroboraient son récit. Sonélargissement provisoire devint définitif.

Quelque fût son amour pour Madeleine, quelqueéclatants qu’eussent été les témoignages de tendresse qu’il avaitreçus de celle-ci, il demeurait cependant silencieux lorsqu’ellelui rappelait les projets d’union qu’ils avaient caressés dans leurpremière promenade sur les collines.

La noblesse de ses sentiments, son excessivedélicatesse s’épouvantaient, pour la jeune fille, de la situationque l’opprobre de son père leur ferait dans le monde. Il éprouvaitune insurmontable répugnance à apporter à celle qu’il aimait un nomqui avait reçu la flétrissure du bagne.

Cependant, les allusions deMlle Riouffe devinrent plus directes, et Jean,guéri de sa blessure, et convaincu que le bonheur de sa sœur étaitattaché à ce mariage, vint en faire à Marius la propositionformelle. Le fils de Millette demeura pensif et demanda quelquesjours pour réfléchir.

Ce délai n’était, en réalité, que pour sedisposer à un sacrifice qu’il regardait comme un devoir. Il étaitdécidé à s’éloigner ; il comptait sur le temps et surl’absence pour guérir la plaie du cœur de Madeleine ; quant àcelle de son âme, il ne voulait pas y songer. La veille du jour oùil devait donner une réponse à M. Riouffe, lorsqu’il jugea queM. Coumbes devait être endormi, il chargea sur ses épaules lesac dans lequel il avait rassemblé son petit butin, ramassa unbâton de voyage et se mit en chemin sans oser jeter un coup d’œilsur ce chalet où il laissait tout ce qu’il adorait au monde.

Lorsqu’il eut fait un demi-quart de lieue, illui sembla entendre derrière lui un pas furtif qui faisaitdoucement craquer le sable, et le bruit d’une respiration humaine.Il se retourna brusquement et aperçut Madeleine qui le suivait pasà pas.

– Vous ! vous, Madeleine !s’écria-t-il.

– Eh ! sans doute, ingrat ! réponditcelle-ci : je n’ai point oublié, moi, que nous avons juré querien en ce monde ne pourrait nous empêcher d’être l’un à l’autre.Vous partez, et alors la place de votre femme n’est-elle pas à voscôtés ?…

Quinze jours après, le prêtre qui avaitrecueilli les derniers soupirs de Millette, mariait les deux jeunesgens dans la petite église de Bonneveine.

M. Coumbes se montra, à cette occasion,d’une générosité sans égale ; il voulait adopter Marius et ledoter. Le jeune homme n’accepta pas ; et, après les noces, luiet sa femme partirent pour Trieste, où ils allaient fonder unemaison correspondante à celle que M. Jean Riouffe conservait àMarseille.

Le maître du cabanon fut pendant bienlongtemps inconsolable de la mort de Millette ; mais lesconsolations ne lui manquaient pas.

Marius et sa femme n’avaient pas voulu que lechalet fût vendu : ils en avaient laissé la jouissance àM. Coumbes, qui s’était chargé de l’entretenir, mais qui s’engarda si bien, qu’au bout de quelque temps, ainsi qu’il l’avaitsouhaité, les ronces, les orties, les herbes sauvages pullulèrentdans le joli jardin de Madeleine avec une vigueur de végétationtropicale. M. Coumbes aimait à monter sur l’échelle à l’aidede laquelle Marius se rendait auprès de celle qu’il aimait, àcontempler ce champ de désolation, à suivre les progrès que laconsomption produisait sur les arbustes, à compter les traces quechaque mistral laissait sur le joli chalet. Il trouvait, dans cetteconstatation de son triomphe, l’oubli des chagrins qui avaientempoisonné les dernières années de sa vie, et, après une bonneséance en face de ce spectacle, lorsqu’il rentrait dans sa demeure,la solitude lui paraissait moins amère.

Sa catastrophe avait encore d’autrescompensations : elle avait établi d’une manière solide laréputation de bravoure que M. Coumbes avait ambitionnée. ÀMontredon, les pères racontaient ses exploits à leursenfants ; ils formaient le texte des récits de toutes lesveillées.

Pendant les premières années, tout ce quirappelait à M. Coumbes celle qui lui avait été si humblementdévouée le faisait frissonner ; mais peu à peu les complimentsqu’on adressait à sa conduite chatouillèrent assez agréablement sonamour-propre pour que ce dernier sentiment étouffât à la fois sesregrets et ses remords ; et bientôt son ancienne vanité setrouva si bien du relief qui en résultait pour lui, que, loin decraindre les conversations qui avaient trait à la mort de PierreManas, il les provoquait. Il est vrai de dire que l’exagérationpopulaire, s’étant chargée de prôner ses hauts faits, leur avaitdonné des proportions bien attrayantes.

Le bandit se trouvait métamorphosé en cinqaffreux brigands dont M. Coumbes avait occis la moitié tandisque l’autre moitié prenait la fuite.

M. Coumbes laissait dire. À l’admirationqu’il lisait dans les regards des auditeurs, ilrépondait :

– Eh ! mon Dieu, ce n’est pas aussidifficile qu’il le semble, avec un peu d’adresse et de sang-froid…Comment voulez-vous que je manque un homme, moi qui mets un grainde plomb dans l’œil d’un moineau, aussi délicatement que s’il étaitplacé avec la main !

Bref, la passion dominante de M. Coumbeseut raison, chez lui, de tout ce qu’il restait sur la terre de lapauvre Millette : son souvenir.

Peu à peu, ses visites au cimetière deBonneveine, qui renfermait les restes de Millette, devinrent moinsfréquentes ; bientôt il cessa d’y aller, et l’herbe fut librede pousser aussi drue sur le dôme de terre qui la recouvraitqu’elle l’était dans le jardin du chalet.

Il l’oublia si bien, que, lorsqu’il mourut,avec cet à-propos des égoïstes, quinze jours avant l’ouverture ducanal de la Durance, qui, en peuplant de jardins les solitudes deMontredon, allait de nouveau porter le trouble dans sa vie, on netrouva pas dans son testament un mot qui prouvât qu’il se souvîntencore ou de Marius ou de sa mère.

Il n’y a point de petites passions, mais il ya de petits cœurs.

 

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