Le Fils du forçat

Chapitre 6Chalet et cabanon.

M. Coumbes, tout entier à la perspectiveque son imagination ouvrait sur l’avenir, se frottait allègrementles mains, lorsqu’il entendit ouvrir une fenêtre de la maisonneuve. Il baissa promptement la tête pour ne pas être surpris dansson petit espionnage ; et les jeunes gens parurent sur lebalcon du chalet. Ils parlaient tous à la fois et à grandbruit :

– Belle vue ! disait l’un ; la plusbelle vue de tout le pays.

– Il n’entrera pas un navire dans le port deMarseille sans passer sous le feu de nos lunettes, disait unautre.

– Sans compter le poisson ; il n’y a qu’àétendre la main pour le prendre, faisait le troisième.

– Mais le poste, le poste, je ne vois pas leposte, reprenait le premier.

– Donne-toi donc un peu de patience, dit à sontour le maître de la maison ; si vous voulez un poste, vousaurez une caillerie, vous aurez tout ce qui vous plaira. N’est-cepas pour les autres, encore plus que pour moi-même, que j’ai faitbâtir ce cabanon ?

– Il n’y a qu’une chose, mon bon, que je tedéfie de te procurer : ce sont des arbres.

– Bah ! des arbres ! À quoi bon desarbres ! fit celui qui avait parlé le premier. Ne trouve-t-onpas des fruits à Marseille, et ne peut-on en apporter ?

– Et te feras-tu apporter del’ombre ?

– Soyez tranquilles, dit encore lepropriétaire, vous aurez des arbres ; nous ne sommes isolésque d’un côté, et de celui-ci, ajouta-t-il en indiquant la maisonde M. Coumbes, il importe de nous mettre à l’abri del’espionnage.

– Oui, car ce serait désagréable d’être, unefois encore, inquiétés par la police.

– Eh ! tron de l’air ! c’estvrai ; tu as un voisin de ce côté ; je n’avais pas vucette cassine[2] .

– Quelle bicoque, mon Dieu !

– C’est une cage à poulets.

– Eh ! non… Vous le voyez bien, elle estpeinte en rouge : c’est un fromage de Hollande.

– Et qui demeure là ? Lesais-tu ?

– Une vieille bête, trop occupée à voir si seschoux ne poussent pas, par hasard, pour jeter un coup d’œilindiscret sur les faits et geste des membres de la société desVampires. Soyez tranquille, mes renseignements sont bien pris.D’ailleurs s’il devenait gênant, il y aurait toujours moyen de s’endébarrasser.

M. Coumbes ne perdait pas une parole decette conversation. Lorsqu’il avait entendu insulter sa propriété,il avait eu, pendant un moment, l’idée d’apparaître et de répondreà l’insulte par une critique raisonnée de l’habitation voisinedont, en ce moment, tous les défauts lui apparaissaientsaillants ; mais, lorsque le jeune maître parla de vampires,lorsqu’il déclara avec une aisance et une insouciance parfaites,son intention de se délivrer d’un voisin incommode, M. Coumbessupposa qu’il était en face d’une redoutable association demalfaiteurs. Tout son sang reflua dans ses veines ; il secourba de plus en plus pour échapper aux regards de ces suceurs desang, jusqu’à ce qu’il fût complètement aplati sur sa chaise.

Cependant, n’entendant plus aucun bruit, ilreprit peu à peu ses esprits et voulut jeter un coup d’œil dans lecamp de ceux que, à dater de cet instant, il considérait comme sesennemis. Il releva doucement d’abord son buste, ensuite sa tête, segrandit de toute la hauteur de ses pieds, jusqu’à ce que son frontfût arrivé au niveau de l’arête supérieure du mur. Mais, en cemoment même, un des jeunes amis de M. Riouffe avait eu la mêmeidée que M. Coumbes, et avait choisi précisément la même placeque lui, pour inspecter le domaine du voisin, de telle sorte que,lorsque ce dernier leva les yeux, il aperçut, à un pied de sonvisage, une figure à laquelle de légers favoris noirs donnaient unair vraiment satanique.

La surprise de M. Coumbes fut siviolente, le mouvement de terreur que cette sensation imprima à soncorps fut si brusque, que la chaise, mal assurée dans le sable,chancela, et qu’il roula dans la poussière.

À l’appel de leur compagnon, les trois autresjeunes gens accoururent, et ce fut au milieu des huées, sous unepluie de brocards et de lazzis, que l’infortuné M. Coumbesopéra sa retraite jusqu’à son cabanon.

La guerre était déclarée entre le vieuxpropriétaire et ceux qu’il avait entendus se qualifier du titre demembres de la société des Vampires.

Bien que M. Coumbes fût restéparfaitement étranger au mouvement romantique de l’époque, et qu’iln’eût jamais cherché à approfondir la physiologie des monstres dumonde intermédiaire, ce mot de vampire lui rappelait vaguementquelques contes qui avaient bercé son enfance, et leur souvenir, siindécis qu’il fût, lui donnait le frisson.

M. Coumbes pensa à prévenir l’autorité,mais il n’avait rien de précis à lui déclarer, puis il rougissaitde sa faiblesse, en sorte qu’il résolut d’attendre les actes deviolence qu’il prévoyait avant de recourir à la protection de laloi, décidé à exercer d’ici là, sur ses voisins, une surveillancede tous les instants.

Malheureusement, il semblait que d’avance lemaître du chalet se méfiât de M. Coumbes ; car, deuxjours après, ainsi qu’il l’avait promis, il avait fait planter lelong du mur mitoyen une rangée de beaux cyprès pyramidaux qui ledépassaient déjà de deux pieds.

Ces précautions ne firent que redoubler lesappréhensions de M. Coumbes, et, décidé à déjouer les complotsde ceux que, par avance, il qualifiait de scélérats, à mettre aujour les crimes dont il ne doutait pas qu’ils ne se rendissentcoupables, il installa à petit bruit, et à l’aide de quelquesbancs, une espèce de belvédère sur son toit, qui était presque platet d’où il dominait la propriété à laquelle il devait déjà tant desoucis.

Pendant une semaine, il ne manqua point, aumoindre bruit, de se rendre à son poste ; mais il n’aperçut niM. Riouffe ni ses compagnons. On apportait des meubles et desustensiles de cuisine, et ce n’était pas de cela queM. Coumbes était curieux. Le vendredi, en voyant descendred’une charrette une machine volumineuse, recouverte d’une toilegrise, de laquelle sortait deux longs bras en fer, terminés par desleviers, aux précautions que l’on prit pour introduire cet objetdans la cour du chalet, il pensa avoir découvert le mot del’énigme.

La société des Vampires était une société defaux monnayeurs, et ce fut avec le cœur plein d’angoisse, avec larespiration haletante, qu’il monta à son observatoire, dans lasoirée du samedi.

M. Riouffe arriva vers huit heures avecses trois compagnons.

La nuit était sombre et sans étoiles ; lechalet avait hermétiquement fermé ses persiennes à traverslesquelles filtraient quelques pâles rayons de la lumière quiéclairait une pièce du rez-de-chaussée.

Tout à coup, et sans que M. Coumbes eûtentendu marcher sur la route, la grille du jardin de son voisinroula sur ses gonds ; il aperçut de grands fantômes vêtus denoir, qui glissaient plutôt qu’ils ne marchaient sur le sable desallées.

Il entendit le bruissement de l’espèce delinceul qui lui dérobait leurs formes.

Ces fantômes entrèrent sans bruit dans lechalet, qui resta silencieux et morne.

Le cœur de M. Coumbes battait à luibriser la poitrine.

Une sueur froide perlait sur son front. Il nedoutait pas qu’il n’allât assister à quelque étrange spectacle.Effectivement, la porte du chalet s’ouvrit de nouveau, mais, cettefois, pour laisser sortir ceux qu’il contenait.

Les deux premiers qui se présentèrent étaientvêtus de la cagoule de pénitents gris, de ceux que l’on appelle, àMarseille, de la Trinité, et dont les principales fonctions sontd’enterrer les morts.

L’un d’eux tenait dans sa main une corde.L’autre bout était attaché au cou d’une jeune fille, qui marchaitimmédiatement après eux. Puis derrière eux venaient d’autrespénitents vêtus de toile bise comme les premiers.

La jeune fille était effroyablementpâle ; ses longs cheveux dénoués pendaient sur ses épaules etvoilaient sa poitrine que la robe de lin qui lui servait d’uniquevêtement laissait à découvert.

Lorsque tous les pénitents furent rassemblésdans le jardin, ils entonnèrent d’une voix sourde et voilée lespsaumes des morts. Au troisième tour, ils s’arrêtèrent devant lepuits. Ce puits était surmonté d’une branche de fer formantpotence.

L’un des pénitents escalada cette branche defer, et s’y tint accroupi comme une énorme araignée.

Un autre attacha la corde à un anneau.

On fit monter la jeune fille sur la margelledu puits, et il sembla à M. Coumbes que le bourreau nerépondait aux supplications que lui adressait la victime qu’enrecommandant à son compagnon de se tenir prêt à s’élancer sur lesépaules de la malheureuse.

Les autres pénitents entonnaient le Deprofondis.

M. Coumbes tremblait comme unefeuille ; il entendait ses dents s’entrechoquer ; il nerespirait plus, il râlait. Cependant il ne pouvait laisser mourirainsi cette infortunée. Il devait songer à l’arracher à cette mortaffreuse, plutôt que de se réserver pour venger ses mânes. Ilrassembla donc toutes ses forces, et poussa un cri qu’il essaya derendre terrible, mais que la terreur qu’il éprouvait étrangla danssa gorge.

En ce moment, il lui sembla que les cataractesdu ciel s’ouvraient sur sa tête ; il se sentit inondé, et lacommotion violente d’une masse d’eau lancée avec force,l’atteignant à la poitrine, le renversa en arrière. On avait dirigésur lui la lance d’une pompe à incendie, manœuvrée par dix brasvigoureux.

Son toit était heureusement à peu de distancedu sol, et le sable qui formait celui-ci était si moelleux, qu’ilne se fit aucun mal. Mais, à moitié fou, perdant la tête, ne serendant pas compte de ce qui venait de lui arriver, il courut chezle maire de Bonneveine.

Il trouva le magistrat dans l’unique café del’endroit, charmant par une partie de piquet les loisirs que luilaissaient ses administrés.

Lorsque M. Coumbes entra dans la salleenfumée, avec ses habits mouillés et couvert d’une épaisse couchede sable, la figure pâle, les yeux égarés, il y fut accueilli parun éclat de rire homérique. Ces éclats de rire redoublèrentlorsqu’il raconta ce qu’il avait vu et ce qui venait de luiarriver.

Le maire eut beaucoup de peine à fairecomprendre à l’ancien maître portefaix qu’il avait été victimed’une mystification ; que ces jeunes gens, ayant découvert sonindiscrétion, avaient voulu l’en punir, et qu’il n’avait pas ledroit de s’en plaindre. Il eut beau lui conseiller d’en rire, il neput jamais l’y déterminer.

M. Coumbes sortit furieux du café. Rentréchez lui, le dépit et la colère l’empêchèrent de trouver un instantde repos. N’eût-il pas été tourmenté de ces sentiments, qu’il n’eûtpas dormi davantage.

M. Riouffe et ses amis firent pendanttoute cette nuit un sabbat infernal. C’étaient des cliquetis deverres et d’assiettes, des fracas de bouteilles cassées, des riresqui n’avaient rien d’humain. Vingt voix chantaient vingt chansonsqui n’avaient entre elles que ce rapport qu’elles étaient toutesempruntées à ce que la marine offre de plus salé en ce genre, qu’unbruit de pelles, de casseroles et de chaudrons entrechoqués leurservait invariablement d’accompagnement.

Il était temps que le jour vint ; sanscela, la rage de M. Coumbes eût dégénéré en fièvre chaude.Mais le jour n’améliora pas complètement sa situation. Ses damnésvoisins ne semblaient point décidés à prendre du repos, et lecharivari, pour diminuer, ne s’éteignit pas tout à fait ; siles chants cessèrent, si le charivari s’apaisa, les cris et lesrires n’en continuèrent pas moins.

En outre, en se collant contre son carreau, ilsembla à M. Coumbes qu’une sentinelle placée sur le balconguettait le moment où il sortirait de la maison. Il en résulta que,pour ne point s’exposer aux quolibets de la bande, et bien qu’ileût projeté une superbe partie de pêche à Carri, il demeura tout lejour enfermé dans sa demeure, sans oser prendre l’air à la porte,sans oser entrouvrir sa fenêtre.

Le soir, l’orgie recommença chez ses voisins,et ce fut une nuit blanche comme la précédente chezM. Coumbes. Il comprit alors ce que le maire de Bonneveine luiavait donné à entendre, qu’il avait affaire à une bande de joyeuxviveurs qui avaient voulu se moquer de lui. Il le comprit d’autantmieux que, placé derrière son rideau, il avait reconnu parmi unetroupe de jolies grisettes, regardant le cabanon d’un air moqueur,l’infortunée dont le supplice lui avait, la veille, procuré de siprofondes émotions.

Mais ces hommes eussent été les successeurs deGaspard de Besse ou de Mandrin, que M. Coumbes ne se seraitpas senti contre eux le quart de la haine qu’il éprouvait en cemoment.

Nous avons dit combien son bonheur étaitcomplet, absolu, et cela nous dispense de faire le tableau de sondésespoir lorsqu’il le vit tomber de si haut. On le comprendaisément. Les promenades que, pendant toute cette journée, il fiten long et en large dans son cabanon, doublèrent son agitation. Ilpassa toute la nuit à ruminer des projets de vengeance féroce, etil devança à Marseille l’hôte du chalet, qui devait retourner à laville, le lundi, selon la coutume invariable de ceux desMarseillais qui n’ont pas fixé leurs pénates aux champs.

Il revint le soir chez lui, muni d’un bonfusil à deux coups qu’il avait acheté chez Zaoué, et le lendemain,M. Riouffe recevait d’un huissier une assignation d’avoir àéloigner des murs de son voisin les cyprès qu’il n’avait pas placésà la distance légale. Ce fut le premier acte d’hostilité que lacolère avait suggéré à M. Coumbes.

Le droit était pour lui ; il gagna sonprocès. Mais l’avoué de son adversaire le prévint obligeamment queson client en appelait, et était décidé à mener si loin laprocédure, que, lorsque M. Coumbes aurait raison de sonobstination, les cyprès seraient si vieux que le comité pour laconservation des monuments les prendrait infailliblement sous saprotection.

Pendant que la chose se plaidait, leshabitants et habitués du chalet faisaient à leur voisin une guerred’escarmouches.

Aucune des avanies ordinaires en pareil cas nelui était épargnée. Chaque jour, M. Riouffe, par quelque tourd’écolier, ajoutait aux griefs qui ulcéraient déjà le cœur deM. Coumbes, lequel, depuis lors, vivait dans un étatd’exaspération continue, et annonçait tout haut à ceux quivoulaient l’entendre que, dans cette lutte, il ne céderait pas etse ferait tuer pour la défense de son foyer. Afin de manifesterclairement ses intentions, il se livrait ostensiblement àl’exercice des armes à feu, et, établi dans sa chambre comme dansun poste, il guettait avec la patience du sauvage les oiseaux quiviendraient se percher sur des cimeaux qu’il avait établis aumilieu de son jardin.

Mais, comme la plupart du temps les oiseaux nevenaient pas, il criblait les branches de son plomb. Sespersécuteurs ne s’épouvantaient pas du bruit, comme M. Coumbesl’avait supposé, et bien souvent lorsqu’un moineau audacieux, ayantéchappé à ses projectiles, s’envolait à tire-d’aile, une bordée devigoureux sifflets, partie de la maison voisine, venait insulter àla maladresse du chasseur.

Un matin, M. Coumbes avait failli obtenirune éclatante revanche. À l’aube du jour, il avait quitté son lit,et, sans prendre le temps de passer ses vêtements, il était venuinterroger ses cimeaux.

Il avait aperçu une forme énorme qui sedétachait en noir sur le ciel que l’aurore colorait faiblement, et,tout palpitant d’espérance, il avait saisi son fusil.

Qu’était-ce que cet énorme oiseau ? Unépervier, une chouette, un faisan peut-être ! Mais, quel qu’ilfût, M. Coumbes savourait d’avance son triomphe et laconfusion de ses ennemis.

Il entrouvrit doucement la croisée,s’agenouilla, appuya son arme sur le bord de la fenêtre, visalongtemps et fit feu.

Ô bonheur ! après la détonation, ilentendit le bruit sourd et mat d’un corps pesant qui tombait àterre. Dans son ivresse, et sans songer à l’insuffisance de soncostume, il se précipita en bas de son escalier et courut à sonarbre. Une superbe pie gisait sur le sol ; M. Coumbes seprécipita dessus, sans remarquer sa raideur, qu’il prit sans doutepour la raideur cadavérique.

Elle était empaillée et portait à sa patte lenom de son empailleur et la date de son empaillement. La dateremontait à deux ans, l’empailleur était M. Riouffe.D’ailleurs, et pour prouver d’autant mieux que c’étaient sesvoisins qui avaient ménagé ce dénouement à ses études cynégétiques,ils parurent à toutes les portes du chalet et éclatèrent en bravostumultueux.

M. Coumbes fut tenté de décharger sondernier coup sur la bande, mais sa prudence ordinaire triompha dela violence de son caractère, et il regagna sa retraite toutconsterné.

C’était un dimanche matin que ceci s’étaitpassé, et, pour éviter de nouvelles avanies, M. Coumbes serenferma dans son cabanon pendant toute la journée.

Il était bien loin le temps où lessatisfactions de l’orgueil qui voit ses désirs accomplisremplissaient son cœur ; un orage bien autrement terrible queceux que soulevait le mistral avait passé sur sa vie ; sesplaisirs habituels, ses occupations si douces avaient perdu toutleur attrait, en même temps que s’en était allée la haute confiancequ’il possédait autrefois en lui-même ; il eût senti un thonse débattre à l’hameçon de sa palangrotte, que son cœurn’eût pas palpité, il se voyait tellement amoindri à ses propresyeux, qu’il n’eût pas eu le courage de revendiquer à sa gloire lesmerveilleux résultats horticoles de l’année qui venait des’écouler.

Personne ne peut déterminer la capacité ducœur humain ; un grain de millet suffit à le remplir et unemontagne y est à l’aise ; ces futiles jouissances, cesinnocentes distractions, cette vanité microscopique avaientjusqu’alors suffisamment garni celui de M. Coumbes ;mais, à présent, il était vide, une haine contre les fauteurs decette révolution s’y infiltrait peu à peu.

Cette haine était d’autant plus violente,qu’elle se sentait réduite à l’impuissance. Jusqu’à ce moment elleétait restée concentrée. Comme certaine puissance belligérante,M. Coumbes mettait tous ses soins à cacher ses échecs à sespeuples : il s’était bien gardé d’initier Millette aux causesde sa mauvaise humeur ; mais, son dépit prenant le caractèredu désespoir, cette mauvaise humeur commença de déborder, de sefaire jour, de se révéler enfin par des interjectionsfuribondes.

Millette, à laquelle l’état de son maître etseigneur inspirait de vagues inquiétudes, n’en soupçonnait pas lacause. Elle craignit que le cerveau de son maître ne se dérangeât,elle lui offrit ses soins : M. Coumbes la repoussa ;elle se réfugia dans la cuisine.

Demeuré seul, M. Coumbes s’abandonna àtoutes les douloureuses jouissances de la vengeance imaginaire. Ilrêva qu’il était roi, qu’il faisait pendre haut et court sesvoisins et passer le soc de la charrue sur cet immoralchalet ; puis, entrant dans un autre ordre d’idées, il songeaqu’il était devenu Robinson et qu’il se trouvait transporté dansune île déserte avec son figuier, son jardin, son cabanon etMillette métamorphosée en Vendredi. Enfin, il en arriva à maudirela floraison luxuriante du carré de pois qui lui avait, sans aucundoute, attiré ce fâcheux voisinage. C’était bien là le pluséclatant témoignage qu’il pût fournir du désordre que tantd’événements avaient jeté dans ses idées.

Sur ces entrefaites, il entendit chuchoterdans la cuisine. Il en ouvrit doucement la porte, bien décidé àtancer vertement Millette si elle s’était permis de recevoirquelqu’un sans son autorisation.

Il aperçut sur une chaise, à côté du petitfauteuil sur lequel s’asseyait Millette, Marius qui, les deux mainsdans les mains de sa mère, causait tendrement avec celle-ci.C’était le jour de sortie du fils de sa compagne. M. Coumbesavait lui-même provoqué cette visite hebdomadaire de Marius. Il n’yavait pas moyen de décharger sur eux un peu de la bile quil’oppressait.

M. Coumbes le comprit, et en même tempsil eut une idée lumineuse.

Il tendit les bras au jeune homme quis’avançait respectueusement pour l’embrasser, le serra sur soncœur, et sa physionomie devint souriante.

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