Le Fils du forçat

Chapitre 3Où l’on verra qu’il est quelquefois dangereux d’enfermer un corbeauet une tourterelle dans la même cage.

Le visage de M. Coumbes, quasi imberbemalgré ses vingt-sept ans, donnait la mesure de son tempéramentfroid et mélancolique. Tout le monde le complimentait sur la beautéde sa servante, et c’était la chose dont il se souciait le moins.Lorsqu’ils se rendaient, Millette et lui, à Montredon de compagnieils ne s’apercevaient pas que les yeux de tous les passantss’arrêtaient curieusement sur le suave visage de la jeunefemme ; mais il souriait joyeusement en voyant ses petitspieds courir prestement dans la poussière, malgré le poids dont ilavait chargé son épaule. Il ne remarquait pas le nombre d’envieuxqui rôdaient le soir autour de sa demeure ; mais il étaitconvaincu que Millette avait un tel souci de ses intérêts, qu’ilpouvait désormais se dispenser de la surveillance rigoureuse qu’ilexerçait sur les menus détails du ménage. Le directeur de lacongrégation religieuse, dont M. Coumbes faisait partie commetous les portefaix, le tança à propos du scandale que la présencede cette jeune femme, chez un homme de son âge causait à nombre defidèles ; le maître de Millette, qui n’était cependant pasesprit fort, répondit qu’il fallait s’en prendre au bon Dieu quil’avait faite, et non pas à lui qui n’était capable que de profiterhonnêtement de ce chef-d’œuvre de la Providence.

L’indifférence de M. Coumbes dura deuxans entiers, et le conduisit jusqu’à un certain soir d’une secondesaison d’automne.

Ce soir-là, Millette chantait : lesmauvais jours étaient si loin ! Sa voix était fraîche et pure,non pas que nous entendions dire qu’un directeur d’opéra se fûtécrié en l’entendant : « Voilà la pépite que jecherchais ! voilà l’ut de poitrine ou l’utdièse dont je suis en quête. » Non, c’était une voix quin’avait pas grande étendue, qui n’avait pas pénétré le mystère dutrille et de la cadence ; mais c’était une voix suave, douce,singulièrement sympathique Elle avait surpris M. Coumbes aumoment où il méditait sur un perfectionnement à apporter à labouillabaisse et interrompu ses profondes réflexions à ce sujet.Son premier mouvement avait été d’imposer silence à lafauvette ; mais déjà le charme opérait, sa pensée n’obéissaitplus à sa volonté, et, pour parler par image, elle glissait entreles doigts de celle-ci, comme le poisson que le pêcheur veut saisirdans sa boutique.

Il éprouva tout d’abord une sorte defrissonnement qu’il ne connaissait pas encore ; il fut pris del’envie de mêler sa voix à la voix argentine qu’il entendait. Sonivresse n’était heureusement pas assez forte pour qu’il oubliât quetoutes les tentatives de ce genre avaient été singulièrementmalheureuses. Il se renversa dans son fauteuil à bascule et s’yberça en fermant les yeux. À quoi songeait-il ? À rien et àtout. L’idéal entrebâillait pour lui la porte de son monde peupléd’aimables fantômes ; sur le velours noir de ses paupièrespassaient et repassaient des milliers d’étoiles d’or et deflammes ; elles changeaient de forme, prenaient quelquefoiscelle de Millette sous laquelle elles s’éteignaient après avoirpapilloté quelques instants. Ses pensées allaient, avec unerapidité vertigineuse, des fleurs aux anges, des anges aux astresdu ciel, puis revenaient à des divinités fantasques que soncerveau, ce cerveau qui jamais, jusque-là, n’avait été plus loinque les transformations architecturales du cabanon, créait avec unefacilité qui tenait du prodige.

M. Coumbes crut qu’il devenait fou. Maissa folie lui sembla si charmante, qu’il ne protesta point contreelle.

La chanson finie, Millette se tut, etM. Coumbes ouvrit ses yeux et se décida à quitter la régionéthérée pour redescendre sur la terre. Sans se rendre comptepourquoi, son premier regard fut pour la jeune femme.

Millette étendait du linge sur des cordes aubord de la mer ; occupation bien prosaïque, et dans laquelle,cependant, M. Coumbes la trouva aussi belle que la plus belledes fées dont il venait de parcourir les royaumes enchantés.

Elle était vêtue d’un costume complet deblanchisseuse : d’une simple chemise et d’une jupe. Sescheveux pendaient à moitié dénoués sur son dos, et le souffle de labrise de mer qui jouait avec eux lui en faisait une auréole. Sesépaules blanches et charnues sortaient de la toile bise comme unmorceau de marbre poli par les flots sort du rocher ; nonmoins blanche était sa poitrine, qu’elle découvrait en levant lesbras, tandis qu’en se dressant sur ses pieds elle faisait encoreressortir la fine cambrure de sa taille et le magnifiquedéveloppement de ses hanches.

En la voyant ainsi, dorée par les rougesreflets du soleil couchant, se détachant sur l’azur noirâtre de lamer, qui faisait le fond du tableau, M. Coumbes crut retrouverun des anges de feu qui lui avaient semblé si beaux tout à l’heure.Il voulut appeler Millette ; mais sa voix s’éteignit dans sagorge desséchée, et alors il s’aperçut que son front était baignéde sueur, qu’il haletait, que son cœur battait à briser sapoitrine. En ce moment, Millette s’approcha, et, regardantM. Coumbes, elle s’écria :

– Ah ! mon Dieu, monsieur, comme vousêtes rouge !

M. Coumbes ne répondit pas ; mais,soit que son regard, ordinairement gris et terne, eût, ce soir-là,quelque chose de fulgurant, soit que les effluves magnétiques quis’échappaient de sa personne eussent gagné Millette à distance,celle-ci rougit à son tour et baissa les yeux ; ses doigts,nerveusement crispés, jouèrent avec un fil de son jupon ; ellequitta son maître et rentra dans le cabanon.

Après quelques instants d’hésitation,M. Coumbes l’y suivit.

L’automne est le printemps deslymphatiques.

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