Le Fils du forçat

Chapitre 16Où Pierre Manas intervient à sa façon.

Le chalet de mademoiselle Riouffe était bâtiparallèlement au cabanon de M. Coumbes, le jardin l’entouraitde tous les côtés ; seulement, ce jardin avait une centaine demètres d’étendue du côté de la rue, c’est-à-dire du côté de lafaçade d’entrée de la maison, tandis qu’il n’en avait qu’unevingtaine dans la partie qui regardait la mer.

L’échelle dont Marius se servait pour sesescalades nocturnes était d’habitude couchée sous un hangar adosséau cabanon ; le jeune homme la plaçait à un endroit du mur oùles branches du figuier pouvaient un peu masquer sesopérations ; mais, dans l’agitation à laquelle il était enproie, il ne songea pas à prendre ses précautions ordinaires, et ill’appuya contre l’angle de la muraille qui faisait face à la côte,précisément un peu au-dessus de la porte par laquelle on allait ducabanon à la mer, porte par laquelle M. Coumbes devaitnécessairement passer en rentrant chez lui le soir même.

Sous l’empire de la résolution qu’il avaitprise d’initier loyalement celle qu’il aimait au secret qu’ilvenait d’apprendre, de lui rendre la parole qu’il avait reçued’elle, de ne point lui cacher le désespoir que lui causait cerenoncement à de si chères espérances, mais, en même temps, deremplir stoïquement son devoir d’honnête homme, de fortifier cellequ’il aimait dans la résolution que son aveu ne pouvait manquer delui inspirer, il s’était décidé, s’il ne rencontrait pas Madeleinedans le jardin, où d’habitude elle l’attendait, à pénétrer dans lamaison pour la joindre. Dans son agitation fiévreuse, il avaitautant de hâte maintenant de consommer cette séparation que,quelques heures auparavant, il aurait eu le désir de lui renouvelerl’assurance que rien au monde ne pourrait lui faire oublier cellequi d’elle même, s’était fiancée à lui.

Une fois au bas du mur, il marcha donc dans ladirection du chalet sans prendre la peine d’éteindre le bruit quefaisaient ses pas sur le sable ; mais lorsqu’il fut près durez-de-chaussée, il lui sembla voir, derrière les rideaux demousseline, se dessiner une ombre. Il s’arrêta. L’obscurité étaitprofonde ; mais, justement à cause de cela, il avait reconnudans ce cadre, éclairé par une lumière intérieure, que cette ombren’était point celle de Madeleine. Il réfléchit que, dans sonimpatience et son trouble, il avait devancé l’heure de leurprécédent rendez-vous et que, si, par hasard, Madeleine avaitquelque visiteur étranger dans la maison, sa présence pouvait lacompromettre.

Cette pensée modifia la résolution de Mariuset le décida, avant que de frapper à la porte du chalet, à biens’assurer que Madeleine était seule.

Mais, du point où il se trouvait, il nepouvait apercevoir que les faces latérales de l’habitation.

Il regagna donc son point de départ, fit unetrouée aux cyprès que M. Jean Riouffe avait primitivementplantés le long du mur qui lui était mitoyen avec M. Coumbes,et se glissa entre cette double muraille de verdure et de pierre.En suivant cet étroit chemin, il arriva à l’extrémité du jardin ducôté de la route de Montredon à Marseille, puis il franchit uneseconde fois le rempart de cyprès et se trouva du côté de la façadeopposée, au milieu des buissons de lauriers et de fusains quigarnissaient cette partie de l’enclos.

Le chalet alors était devant lui, et ilembrassait du regard la façade tout entière, qui regardait lagrande route.

On n’entendait aucun bruit dans l’intérieur del’habitation ; une fenêtre du premier étage seulement étaitéclairée ; mais cette fenêtre n’était pas celle del’appartement de Madeleine.

Marius ne savait que penser de toutes cesincohérences, et ses idées déjà en désordre se troublaient de plusen plus.

En ce moment, il commença d’entendre leroulement sourd que faisait une voiture en venant au trot sur lechemin de Marseille ; le bruit allait augmentant, et lavoiture s’arrêta devant la grille.

Mais le chalet absorbait en ce moment toutel’attention du jeune homme.

En effet, quelque chose de non moins étrangeque ce qu’il avait vu jusqu’à ce moment continuait à s’opérer dansla maison.

Il avait vu s’agiter la lumière qu’il avaitobservée d’abord ; elle avait passé comme un éclair derrièreles vitres de la croisée du corridor, et, comme cette croiséen’avait pas de rideau, Marius avait pu reconnaître que la lumièreétait portée par un homme ; puis cette lumière avait brillé uninstant dans la chambre de Madeleine, où elle s’était éteintesubitement. Tout alors était rentré dans la nuit ; mais decette chambre sortait comme un murmure confus, comme un bruitétrange qu’il ne pouvait définir.

Tout à coup, un des carreaux de la fenêtrevola en éclats, et au retentissement sinistre du verre qui sebrisait, succéda un cri terrible de douleur profonde et d’appeldésespéré.

– Madeleine ! ! s’écria Marius ens’élançant hors de sa retraite.

– Grand Dieu ! que se passe-t-il doncici ? s’écria, de l’autre côté du massif, une voix que lejeune homme reconnut être celle de la jeune fille pour laquelle iltremblait. C’était effectivement Madeleine qui venait de descendrede voiture, qui avait ouvert la grille et qui entrait dans lejardin.

En acquérant la certitude que ce n’était pointcelle qu’il aimait que le danger menaçait, Marius oublia tout, mêmece cri de douleur qui vibrait encore dans l’air ; il courut àelle.

Lorsqu’il entra dans le cercle de lumièreblafarde que projetait la lanterne dans les mains du cocher, ilétait si pâle, ses traits étaient tellement bouleversés, queMadeleine fit un pas en arrière comme pour demander protection aucocher et à la chambrière qui l’accompagnait en ce moment ; unsecond cri moins fort, mais plus douloureux que le premier, car ilressemblait à un gémissement, parvint jusqu’au petit groupe.

– Marius ! Marius ! s’écriaMadeleine, qu’arrive-t-il donc à mon frère ?

– Votre frère ! s’écria avec stupeurMarius, qui ignorait, grâce à la soustraction de la lettre parM. Coumbes, la présence de Jean Riouffe à Montredon.

– Oui, oui, mon frère, mon frère, je vousdis ! c’est lui que l’on assassine ! Courez, je vous enconjure, courez à son secours !

Marius, éperdu, ne fit qu’un bond dans ladirection du chalet ; mais, nous l’avons dit, la distance àfranchir était considérable. Il venait de mettre les pieds sur lapelouse qui étendait sous les croisées son vert tapis, lorsque, àl’un des angles du balcon qui ceignait la maison tout entière, ilaperçut la silhouette d’un homme. Cet homme enjamba la balustrade,s’y accrocha par les mains, se laissa tomber, fléchit jusqu’àterre, se releva et disparut derrière les cyprès.

– À l’assassin ! cria Marius ! Et ils’élança à la poursuite de celui qui, évidemment, venait decommettre un crime. Par malheur, une fois l’assassin derrière lescyprès, Marius l’avait perdu de vue ; mais il avait profité dutemps que le malfaiteur avait perdu à se remettre de la secousse desa chute pour se rapprocher de lui ; il entendit le bruit deses pas, il entendit sa respiration haletante.

Ils couraient tous deux dans la directionqu’avait prise le jeune homme lorsqu’il avait voulu observer lechalet, suivant l’allée sombre qui longeait intérieurement larangée de cyprès ; ils arrivèrent ainsi à l’endroit où étaitMarius lorsque avait retenti le premier cri.

Là, Marius cessa de rien entendre ; mais,tout à coup, il vit celui qu’il poursuivait sur la crête du murmitoyen ; alors, s’accrochant aux aspérités du mur il parvintlui aussi, après quelques efforts, à atteindre le couronnement dela muraille. L’homme avait déjà sauté dans le jardin deM. Coumbes, et, comme c’était précisément au niveau de lapinède du cabanon, Marius vit le feuillage des pins se refermer surle fuyard. Sans perdre un instant, le jeune homme se laissa glisserà terre. La pinède n’était pas longue à explorer. Marius latraversa en deux ou trois enjambées ; mais, arrivé de l’autrecôté, n’ayant vu personne, il hésita quelques instants et regardaautour de lui.

Ce regard lui montra la porte de la rue toutegrande ouverte ; il ne douta plus, dès lors, que celui qu’ilpoursuivait n’eût pris cette direction ; il aperçut, en effet,une ombre qui tournait le coin de l’enclos du cabanon, ets’élançait du côté de la porte.

Cette ombre avait pris sur lui une avance detoute la largeur de cet enclos.

La poursuite recommença.

Le fuyard avait gagné les terrains vagues dela Pointe-Rouge, où, sans doute, il espérait se dissimuler dans lesanfractuosités de quelque rocher. Marius devina son projet, et, aulieu de marcher sur lui en ligne droite, il obliqua de façon àcouper à son adversaire le chemin de la mer.

Au bout de cinq minutes, il ne tarda point àreconnaître qu’il avait à la course une grande supériorité sur cetindividu et qu’il ne tarderait point à l’atteindre.

Effectivement, au moment où tous deux setrouvaient à la même hauteur, n’étant plus séparés que d’unevingtaine de pas, Marius plus rapproché de la mer, l’assassin plusrapproché des maisons, ce dernier s’arrêta brusquement.

Le jeune homme s’élança vers lui encriant :

– Rends-toi, misérable !

Mais à peine avait-il fait cinq ou six pas,qu’une espèce d’éclair traversa l’air en sifflant, et que la lamed’un couteau vint labourer la cuisse du fils de Millette.

Ce couteau, que le bandit tenait caché dans samanche, venait d’être lancé par lui comme un javelot. Sans doute,la suffocation de la course l’avait empêché de se servir de cettearme avec la dextérité ordinaire aux hommes de la Provence, desorte que la blessure était légère.

Marius se rua avec tant de violence sur celuiqui venait de tenter de l’assassiner, que tous les deux roulèrentsur le sable. L’homme, par un effort suprême, tenta de serelever ; mais la vigueur peu commune de Marius lui permit demaintenir son adversaire renversé et de maîtriser sa main droite,avec laquelle il essayait, mais vainement, de saisir un autreinstrument de mort.

– Tron de l’air ! s’écria l’assassinlorsqu’il fut bien convaincu de l’inutilité de ses efforts, pas debêtise, mon pichon ! Je me rends, et, comme je me rends, jevous coupe le droit de me tuer ; c’est une affaire entre moiet la guillotine ; laissez-nous nous débarbouiller tous lesdeux.

Au son de cette voix, Marius sentit son sangse figer dans ses veines ; pendant quelques secondes sarespiration demeura complètement suspendue ; il devint,certes, plus pâle que celui qu’il tenait sous son genou.

– Non, c’est impossible, murmura-t-il, en separlant à lui-même.

Et, appuyant sa main sur le front du bandit,il lui renversa la tête en arrière de façon à le dégager de l’ombreportée par lui-même et à y laisser tomber la faible clarté desétoiles.

Il regarda longuement cette face hideuse,rendue plus hideuse encore par la terreur qui, malgré saforfanterie affectée, faisait palpiter le cœur du misérable, puis,à la suite de cet examen, il demeura quelques instants abîmé danssa douleur, comme si, sa raison se refusant à admettre ce que luicertifiaient ses yeux, il pouvait douter encore. Alors il poussa unsoupir plus effrayant par les tortures intérieures qu’il révélaitque ne l’avaient été les cris de mort dont le chalet venait deretentir ; puis, ses muscles se détendant d’eux-mêmes, sesmains s’ouvrirent, et son corps, comme s’il eût été mû par uneforce automatique, s’éloigna du corps qu’il comprimait.

En effet, cet homme, c’était le mendiant descollines, c’était Pierre Manas, c’était son père !

Celui-ci ne se sentit pas plus tôt dégagé del’étreinte dont il avait appris à connaître la puissance, qu’il futdebout et prêt à s’enfuir.

– Coquin de sort ! dit-il attribuant cerépit au coup de couteau qu’il avait lancé à son adversaire ;j’ai parlé trop tôt, et ce ne sera point pour cette fois-ci. Ilparaît que le coupe-sifflet a porté dans les œuvres vives et que lamain du vieil homme ne tremble pas plus de loin que de près.Bonsoir, mon petit pichon ! bien des choses à M. lecommissaire et à MM. les gendarmes, si vous demeurez en cemonde ; mes compliments au monsieur du chalet, là bas, si vouspassez dans l’autre ; quant à moi, je vais me donner del’air.

– Ne fuyez pas, lui répondit Marius, dont laparole était saccadée et tremblante comme l’est celle d’un fiévreuxdans ses plus violents accès ; ne fuyez pas ! Soyeztranquille, ce n’est pas moi qui vous livrerai.

– Bonne couleur, mais pas assez foncée,cependant, pour qu’un vieux cheval de retour comme moi s’y laisseprendre. Adieu, mon pichon ! bonne santé que je te souhaite.Raisonnablement, je devrais donner une camarade à la saignée que jet’ai faite tout à l’heure et ne te quitter que lorsque ta langueserait guérie de la démangeaison de jaspiner ; mais, si onn’est pas bien mis, on est honnête homme. Tu m’as rendu servicel’autre nuit, sur la côte ; je t’épargne, nous sommes quittes,et je ne te force pas à me dire au revoir.

– Oh ! tuez-moi ! tuez-moi !s’écria Marius avec exaltation et en enfonçant ses mains crispéesdans ses cheveux ; débarrassez-moi de cette existence quim’est odieuse, et je vous bénirai, et mon dernier soupir sera unsouhait de bonheur pour vous.

Le mendiant s’arrêta étonné ; il y avaitun tel accent de vérité dans la voix de Marius, qu’il étaitimpossible de concevoir le moindre doute.

– Pécaïre ! s’écria le bandit ; maisque se passe-t-il donc dans ta cervelle ? Coquin desort ! je crois que, pendant la poursuite que tu m’as donnée,la boussole elle s’est détraquée dans son habitacle ; mais cene sont point mes affaires. Je vois là-bas des lumières quis’agitent ; l’air de la côte n’est pas sain pour moi, cettenuit. Bonsoir, l’homme !

– Vous ne vous en irez pas, cependant, avantde m’avoir entendu ! dit Marius en se dressant à côté dubandit et en lui saisissant le bras.

Celui-ci fit un mouvement violent pour sedégager ; mais le jeune homme lui tordit la main avec uneforce qui devait prouver à son adversaire que la blessure qu’ilavait reçue n’avait rien enlevé de sa vigueur à celui qui l’avaitsi ardemment poursuivi ; il étouffa un cri arraché par ladouleur et se courba vers la terre pour y échapper.

– Tron de l’air ! voilà une poigne quifait honneur à celui auquel vous la devez, jeune homme… Voyons,lâchez-moi, je ferai ce que vous voudrez. J’ai toujours entendudire qu’aux enfants et aux fous, il ne fallait rien refuser…Seulement, nous nous baisserons un peu, s’il vous plaît ; car,rester debout sur la côte, quand tant de chiens de chasse sont enquête de ma pauvre personne, c’est un peu bien périlleux.

Et, sans attendre la réponse de Marius, PierreManas s’assit derrière un rocher et fit signe au jeune homme del’imiter ; mais Marius resta debout et garda le silence.

– Eh bien ! que voulez-vous, tron del’air ? demanda le bandit. Vous êtes le contraire du petittambour de Cassis, auquel il fallait donner deux sous pour qu’ilfrappât sur sa peau d’âne et quatre sous pour le faire taire. Vousaviez envie de jaser : je consens à vous laisser jouer duchiffon rouge, et maintenant vous voilà muet comme une sardine.

– Pierre Manas, dit Marius en cherchant àdominer son émotion, écoutez moi.

Le mendiant tressaillit et fixa sur Marius desyeux qui étincelèrent dans l’ombre comme deux charbons.

– Vous savez mon nom ? murmura-t-il d’unevoix sourde et menaçante.

– Pierre Manas, reprit le jeune homme, vousavez été mauvais mari et mauvais père, vous avez abandonné votrefemme et votre enfant.

– Coquin de sort ! s’écria le mendiant,voudrais-tu me confesser, par hasard ?

Et il éclata d’un rire cynique.

Marius continua :

– Vous venez d’ajouter un crime aux crimes quiavaient déjà souillé votre vie.

– C’est ta faute, mon pichon, reprit lemendiant ; si seulement tu m’avais donné une pièce de vingtfrancs, j’aurais renoncé à mon idée d’aller chez lademoiselle ; mais que voulais-tu qu’un homme fît avec tespauvres quarante sous ? Ne trouvant personne dans sa chambre,je remplissais de mon mieux mes poches, et les intentionscharitables qu’elle avait manifestées, lorsque cet imbécile quiétait à côté a trouvé mauvais que j’eusse un petit peu dérangé lesecrétaire. Tu vois bien que le crime te revient, et que, si tu asquelque conscience, tu feras pénitence à ma place.

– Pierre Manas, continua le jeune homme d’unevoix solennelle, le moment approche où vous allez avoir à rendrecompte à la justice humaine de tous vos crimes. Est-ce que cela nevous fait pas trembler ? est-ce que la crainte du châtimentterrible qui vous attend ne pénètre pas dans votre âme, à défaut deremords ?

– C’est selon, répondit le bandit.

– Écoutez, poursuivit Marius ; quel quesoit votre endurcissement, vous ne pouvez méconnaître uneintervention providentielle dans ce qui se passe ce soir ; unautre eût pu courir sur vos traces ; un autre que moi, qui nepeux pas et qui ne veux pas vous perdre, pourrait vous tenir en sapuissance ; mais, non, c’est moi, et pas un autre, que Dieu achoisi ; donc le Seigneur veut vous laisser le droit de vousrepentir. Pierre Manas, profitez-en.

– Psit !… Ah ! ah ! lerepentir, mon pichon ! j’aurai beau frotter mon pain avec lerepentir, il ne lui donnera seulement pas le goût que lui donneraitune gousse d’ail.

– Réfléchissez à ce que je viens de vous dire,Pierre Manas, reprit Marius écrasé par l’impudence du bandit etsentant le plus profond découragement s’emparer de lui. Je prometsde taire votre nom ; je vous promets davantage : pourvous sauver, j’irai jusqu’au mensonge ; je donnerai dumeurtrier dont je porte les marques un signalement qui, pendantquelques jours, détournera les soupçons de votre tête ;profitez-en pour fuir, pour traverser la frontière, pour vousexpatrier.

– C’est bien ce que je compte faire, réponditle misérable ; c’est ce qui m’avait décidé, coûte que coûte, àmettre la main sur le magot.

Et, en disant ces mots, Pierre Manas fouilla,en ricanant, dans le gousset de son pantalon ; mais, sansdoute, il n’y trouva point ce qu’il y cherchait, car tout son corpsresta immobile, tandis que sa main se promenait avec une agitationconvulsive sur toutes les parties de ses vêtements ; ilprononça un effroyable blasphème.

– Je l’ai perdu ! s’écria-t-il.

Puis, saisissant Marius à la gorge :

– Tu me l’as volé ! avoue que tu me l’asvolé, gueux et hypocrite que tu es.

Le jeune homme ne se débattit point, nechercha point à échapper à cette étreinte, malgré la douleur quelui faisaient éprouver les ongles du meurtrier entrant dans sachair.

– Fouillez-moi, dit-il d’une voixétranglée.

Ce calme fit comprendre à Pierre Manas qu’ilse trompait à l’endroit de Marius ; qu’il devait avoir perdul’argent volé, mais que cet argent ne pouvait lui avoir étépris.

Il continua donc de se répandre enimprécations contre la destinée, mais il cessa d’accuser le jeunehomme de la perte de son butin.

Celui-ci, dans le calme de la douleur, donnaau désespoir du mendiant le temps de s’exhaler.

Puis :

– Tout peut se réparer, dit-il. Je ne suis pasriche, mais j’ai quelques économies ; demain, je vous lesremettrai pour vous faciliter les moyens de quitter la France.

– Tron de l’air ! s’écria Pierre Manas,soirée chanceuse tout de même ! Et ces économies,pèsent-elles ?

– Lorsqu’on donne tout ce qu’on a, celui quireçoit n’a pas le droit d’en demander davantage, répondit Marius,qui, en dépit des liens qui l’attachaient à cet homme, se sentaitpour lui un insurmontable dégoût.

– Tu as raison, mon pichon. Ah çà ! mais,dis-moi donc pour quel motif tu t’intéresses tant à mon sort. Si tuétais une femme, je croirais que je suis encore d’âge à faire despassions, continua-t-il avec un ignoble rire.

– Que vous importe la cause qui me fait agir,du moment que j’agis à votre profit ? Demain, vous aurez votreargent ; n’est-ce pas tout ce qu’il vous faut ?

– C’est si bien dit, que ça vaudrait la peined’être imprimé.

Puis, comme si une idée soudaine eût traverséson cerveau :

– Quel âge avez-vous ? s’écria-t-il toutà coup en regardant Marius.

Le jeune homme comprit où visait la questionet frissonna.

– Vingt-six ans, répondit-il.

Sa physionomie virile lui permettait de sevieillir de quelques années sans que l’âge qu’il se donnait parûtimprobable.

– Vingt-six ans, ça ne peut pas être ce que jepensais, murmura tout bas Pierre Manas, mais pas si bas, toutefois,que Marius ne l’entendît.

Puis le vieux bandit demeura pensif quelquesminutes.

Pendant ces réflexions du mendiant, l’âme dujeune homme était torturée.

Il se demandait si, quelque avili, quelquecriminel que fût l’auteur de ses jours il avait le droit de lerenier, de se refuser à ses caresses, de garder enfin lesilence ; n’était-il pas possible que, retrouvant sa femme etson fils, l’âme de Pierre Manas s’ouvrît à des sentimentsnouveaux ? Son attitude, alors qu’il venait assurément defaire un rapprochement entre l’âge de celui auquel il parlait etl’âge que devait avoir son fils qu’il avait abandonné, prouvait quetous les instincts de la paternité n’étaient pas encore éteintschez lui ; avec ce levier, n’était-il pas permis de croire quel’on pourrait relever cette âme si profondément abaissée ?Pendant un instant, Marius fut tenté de se jeter à ses pieds et delui crier : « Mon père ! »

Mais le souvenir de Millette lui revint àl’esprit. Il entrevit les conséquences que cette reconnaissancepouvait avoir pour elle ; il consentait bien à se sacrifier,lui, mais il ne pouvait se décider à immoler, peut-êtreinutilement, sa mère.

– À quoi songez-vous ? demanda-t-ilpresque affectueusement à Pierre Manas, en voyant que celui-cicontinuait de garder le silence.

– Eh ! tron de l’air ! répliquabrutalement le bandit, ce à quoi je songe, mon pichon ? Jesonge au moyen que tu pourras employer pour me faire parvenir cetargent ; car tu ne l’as pas sur toi, que je pense.

Toutes les illusions du jeune homme àl’endroit de la réhabilitation morale du vieux malfaiteurs’évanouirent à ces mots.

– Non, répondit-il sèchement ; mais vousn’avez qu’à me donner un rendez vous pour demain dans les collines,et je vous porterai moi-même cet argent.

– Ah ! je vous vois venir, mon malin,répondit Pierre Manas ; vous voulez me faire arquepincer,n’est-ce pas ? avouez-le tout de suite.

– Si telles étaient mes intentions,malheureux, répondit le jeune homme, vous avez reconnu que j’étaisplus fort que vous, je n’aurais donc qu’à vous prendre à la gorgeet à vous tenir ainsi jusqu’à ce que les douaniers quej’appellerais fussent arrivés.

– C’est vrai ; mais, coquin desort ! pourquoi diable me voulez-vous donc tant debien ?

– Ce n’est point la question… À quelle heurevous trouverai-je demain dans les collines ?

– Oh ! pas dans les collines. Après lapetite affaire de ce soir, c’est une garenne dont on va furetertous les terriers ; j’aime mieux tâter de Marseille ;donc si vous voulez réparer le tort que vous m’avez fait en meforçant de tuer un petit peu le méchant coquin qui est venu medéranger pendant que je travaillais chez votre bonne amie, vous metrouverez demain, entre midi et une heure, sur la place Neuve.

– Sur la place Neuve, sur le port !s’écria Marius, stupéfait que Pierre Manas songeât à se montrer àl’endroit le plus fréquenté de Marseille.

– Eh ! sans doute, réponditcelui-ci ; c’est l’heure où la place est encombrée deportefaix et de matelots : ce n’est que lorsque le poisson estseul qu’il est facile à harponner.

– Soit, répondit Marius, demain entre midi etune heure.

– Vous avez bien sur vous quelque monnaie, ditalors Pierre Manas avec le ton traînant et nasillard dumendiant ; donnez-la-moi, mon pichon, cela m’inspirera un peude patience. Marius tira sa bourse de sa poche et la laissa tomberaux pieds du meurtrier.

Celui-ci la ramassa et la soupesa dans samain.

– Ah ! coquin de sort ! dit-il avecun soupir, elle n’est pas à beaucoup près aussi lourde que l’étaitcelle de la demoiselle. Décidément, c’était une plus agréableconnaissance que la vôtre, mon pichon ; maintenant, il fautque vous décampiez le premier.

– Adieu ! fit Marius incapable de trouverune autre parole dans son âme de plus en plus désespérée.

– Non, pas adieu, tron de l’air ! aurevoir, et à demain. Ne me vendez pas ; vous avez vu que jemanie assez joliment le couteau, et, si vous essayiez de me trahir,fussiez-vous à trente pas de distance, fussiez-vous entre dixgendarmes, je vous jure de faire mouche dans votre cœur.

Navré de douleur, Marius s’éloignait sirapidement, qu’il n’entendit que la moitié des menaces que lemendiant lui adressait en forme de remerciements.

D’ailleurs, une rumeur confuse venait duvillage : les lueurs des torches et des flambeaux jetaient auxalentours du chalet leurs clartés sombres et fumeuses. Ce spectaclede l’agitation générale rappela Madeleine au cœur du jeune homme,et le souvenir de celle qu’il aimait lui rendit un peu de courage.Bien que l’entrevue que le fils de Millette venait d’avoir avec sonvéritable père eût enlevé de son cœur les vagues espoirs qu’ilconservait peut-être encore relativement aux projets d’union sichèrement caressés, ce cœur ne se trouvait pas moins rafraîchi enpassant du spectacle de cette abjection à la triste et dernièremission qu’il lui restait à remplir, c’est-à-dire à consoler lafemme qu’il aimait avant de la quitter pour toujours.

Il pressa donc le pas.

En approchant, il reconnut avec surprise quece n’était point dans le jardin du chalet que retentissaient toutesces clameurs et que s’agitaient toutes ces lumières, mais bien dansla propriété de M. Coumbes.

Il pénétra dans le cabanon, le cœur palpitantd’anxiété, se frayant avec quelque peine un passage à travers lesgroupes des habitants de Montredon, qui échangeaient forcecommentaires sur l’assassinat dont leur localité venait d’être lethéâtre ; puis enfin il entra dans la maison.

Les deux pièces du rez-de-chaussée étaientremplies d’étrangers et d’agents de la force publique.

Sur le bord du divan, M. Coumbes, la têteinclinée, pâle, muet, immobile comme s’il eût été frappé de lafoudre, les deux mains emprisonnées dans des menottes, se tenaitassis entre deux gendarmes.

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