Le malade imaginaire de Molière

Polichinelle

Eh ! n’est-il rien, Messieurs, qui soit capable d’attendrir vos âmes ?

Archers

Il est aisé de nous toucher,

Et nous sommes humains plus qu’on ne sauroit croire ;

Donnez-nous doucement six pistoles pour boire,

Nous allons vous lâcher.

Polichinelle

Hélas ! Messieurs, je vous assure que je n’ai pas un sou sur moi.

Archers

Au défaut de six pistoles,

Choisissez donc sans façon.

D’avoir trente croquignoles,

Ou douze coups de bâton.

Polichinelle

Si c’est une nécessité, et qu’il faille en passer par là, je choisis les croquignoles.

Archers

Allons, préparez-vous,

Et comptez bien les coups.

Ballet

Archers danseurs lui donnent des croquignoles en cadence.

Polichinelle

Un et deux, trois et quatre, cinq et six, sept et huit, neuf et dix, onze et douze, et treize, et quatorze, et quinze.

Archers

Ah, ah, vous en voulez passer :

Allons, c’est à recommencer.

Polichinelle

Ah ! Messieurs, ma pauvre tête n’en peut plus, et vous venez de me la rendre comme une pomme cuite. J’aime mieux encore les coups de bâton que de recommencer.

Archers

Soit ! puisque le bâton est pour vous plus charmant,

Vous aurez contentement.

Ballet

Les Archers danseurs lui donnent des coups de bâton en cadence.

Polichinelle

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, ah, ah, ah, je n’y saurois plus résister. Tenez, Messieurs, voilà six pistoles que je vous donne.

Archers

Ah, l’honnête homme ! Ah, l’âme noble et belle !

Adieu, seigneur, adieu, seigneur Polichinelle.

Polichinelle

Messieurs, je vous donne le bonsoir.

Archers

Adieu, seigneur, adieu, seigneur Polichinelle.

Polichinelle

Votre serviteur.

Archers

Adieu, seigneur, adieu, seigneur Polichinelle.

Polichinelle

Très-humble valet.

Archers

Adieu, seigneur, adieu, seigneur Polichinelle.

Polichinelle

Jusqu’au revoir.

Ballet

Ils dansent tous, en réjouissance de l’argent qu’ils ont reçu. Le théâtre change et représente la même chambre.

LE MALADE IMAGINAIRE – MOLIÈRE > ACTE II

Acte II

Scène I

Toinette, Cléante

Toinette

Que demandez-vous, Monsieur ?

Cléante

Ce que je demande ?

Toinette

Ah, ah, c’est vous ? Quelle surprise ! Que venez-vous faire céans ?

Cléante

Savoir ma destinée, parler à l’aimable Angélique, consulter les sentiments de son coeur, et lui demander ses résolutions sur ce mariage fatal dont on m’a averti.

Toinette

Oui, mais on ne parle pas comme cela de but en blanc à Angélique : il faut des mystères, et l’on vous a dit l’étroite garde où elle est retenue, qu’on ne la laisse ni sortir, ni parler à personne, et que ce ne fut que la curiosité d’une vieille tante qui nous fit accorder la liberté d’aller à cette comédie qui donna lieu à la naissance de votre passion ; et nous nous sommes bien gardées de parler de cette aventure.

Cléante

Aussi ne viens-je pas ici comme Cléante et sous l’apparence de son amant, mais comme ami de son maître de musique, dont j’ai obtenu le pouvoir de dire qu’il m’envoie à sa place.

Toinette

Voici son père. Retirez-vous un peu, et me laissez lui dire que vous êtes là.

Scène II

Argan, Toinette, Cléante

Argan

Monsieur Purgon m’a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées, et douze venues ; mais j’ai oublié à lui demander si c’est en long, ou en large.

Toinette

Monsieur, voilà un…

Argan

Parle bas, pendarde : tu viens m’ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu’il ne faut point parler si haut à des malades.

Toinette

Je voulois vous dire, Monsieur…

Argan

Parle bas, te dis-je.

Toinette

Monsieur…

(Elle fait semblant de parler.)

Argan

Eh ?

Toinette

Je vous dis que…

(Elle fait semblant de parler.)

Argan

Qu’est-ce que tu dis ?

Toinette, haut.

Je dis que voilà un homme qui veut parler à vous.

Argan

Qu’il vienne.

(Toinette fait signe à Cléante d’avancer.)

Cléante

Monsieur…

Toinette, raillant.

Ne parlez pas si haut, de peur d’ébranler le cerveau de Monsieur.

Cléante

Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout et de voir que vous vous portez mieux.

Toinette, feignant d’être en colère.

Comment « qu’il se porte mieux » ? Cela est faux : Monsieur se porte toujours mal.

Cléante

J’ai ouï dire que Monsieur étoit mieux, et je lui trouve bon visage.

Toinette

Que voulez-vous dire avec votre bon visage ? Monsieur l’a fort mauvais, et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu’il étoit mieux. Il ne s’est jamais si mal porté.

Argan

Elle a raison.

Toinette

Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade.

Argan

Cela est vrai.

Cléante

Monsieur, j’en suis au désespoir. Je viens de la part du maître à chanter de Mademoiselle votre fille. Il s’est vu obligé d’aller à la campagne pour quelques jours ; et comme son ami intime, il m’envoie à sa place, pour lui continuer ses leçons, de peur qu’en les interrompant elle ne vînt à oublier ce qu’elle sait déjà.

Argan

Fort bien. Appelez Angélique.

Toinette

Je crois, Monsieur, qu’il sera mieux de mener Monsieur à sa chambre.

Argan

Non ; faites-la venir.

Toinette

Il ne pourra lui donner leçon comme il faut, s’ils ne sont en particulier.

Argan

Si fait, si fait.

Toinette

Monsieur, cela ne fera que vous étourdir, et il ne faut rien pour vous émouvoir en l’état où vous êtes, et vous ébranler le cerveau.

Argan

Point, point : j’aime la musique, et je serai bien aise de… Ah ! la voici. Allez-vous-en voir, vous, si ma femme est habillée.

Scène III

Argan, Angélique, Cléante

Argan

Venez, ma fille : votre maître de musique est allé aux champs, et voilà une personne qu’il envoie à sa place pour vous montrer.

Angélique

Ah, Ciel !

Argan

Qu’est-ce ? d’où vient cette surprise ?

Angélique

C’est…

Argan

Quoi ? qui vous émeut de la sorte ?

Angélique

C’est, mon père, une aventure surprenante qui se rencontre ici.

Argan

Comment ?

Angélique

J’ai songé cette nuit que j’étois dans le plus grand embarras du monde, et qu’une personne faite tout comme Monsieur s’est présentée à moi, à qui j’ai demandé secours, et qui m’est venue tirer de la peine où j’étois ; et ma surprise a été grande de voir inopinément, en arrivant ici, ce que j’ai eu dans l’idée toute la nuit.

Cléante

Ce n’est pas être malheureux que d’occuper votre pensée, soit en dormant, soit en veillant, et mon bonheur seroit grand sans doute si vous étiez dans quelque peine dont vous me jugeassiez digne de vous tirer ; et il n’y a rien que je ne fisse pour…

Scène IV

Toinette, Cléante, Angélique, Argan

Toinette, par dérision.

Ma foi, Monsieur, je suis pour vous maintenant, et je me dédis de tout ce que je disois hier. Voici Monsieur Diafoirus le père, et Monsieur Diafoirus le fils, qui viennent vous rendre visite. Que vous serez bien engendré ! Vous allez voir le garçon le mieux fait du monde, et le plus spirituel. Il n’a dit que deux mots, qui m’ont ravie, et votre fille va être charmée de lui.

Argan, à Cléante, qui feint de vouloir s’en aller.

Ne vous en allez point, Monsieur. C’est que je marie ma fille ; et voilà qu’on lui amène son prétendu mari, qu’elle n’a point encore vu.

Cléante

C’est m’honorer beaucoup, Monsieur, de vouloir que je sois témoin d’une entrevue si agréable.

Argan

C’est le fils d’un habile médecin, et le mariage se fera dans quatre jours.

Cléante

Fort bien.

Argan

Mandez-le un peu à son maître de musique, afin qu’il se trouve à la noce.

Cléante

Je n’y manquerai pas.

Argan

Je vous y prie aussi.

Cléante

Vous me faites beaucoup d’honneur.

Toinette

Allons, qu’on se range, les voici.

Scène V

Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus, Argan, Angélique, Cléante, Toinette

Argan, mettant la main à son bonnet sans l’ôter.

Monsieur Purgon, Monsieur, m’a défendu de découvrir ma tête. Vous êtes du métier, vous savez les conséquences.

Monsieur Diafoirus

Nous sommes dans toutes nos visites pour porter secours aux malades, et non pour leur porter de l’incommodité.

Argan

Je reçois, Monsieur…

(Ils parlent tous deux en même temps, s’interrompent et confondent.)

Monsieur Diafoirus

Nous venons ici, Monsieur…

Argan

Avec beaucoup de joie…

Monsieur Diafoirus

Mon fils Thomas, et moi…

Argan

L’honneur que vous me faites…

Monsieur Diafoirus

Vous témoigner, Monsieur…

Argan

Et j’aurois souhaité…

Monsieur Diafoirus

Le ravissement où nous sommes…

Argan

De pouvoir aller chez vous…

Monsieur Diafoirus

De la grâce que vous nous faites…

Argan

Pour vous en assurer…

Monsieur Diafoirus

De vouloir bien nous recevoir…

Argan

Mais vous savez, Monsieur…

Monsieur Diafoirus

Dans l’honneur, Monsieur…

Argan

Ce que c’est qu’un pauvre malade…

Monsieur Diafoirus

De votre alliance…

Argan

Qui ne peut faire autre chose…

Monsieur Diafoirus

Et vous assurer…

Argan

Que de vous dire ici…

Monsieur Diafoirus

Que dans les choses qui dépendront de notre métier…

Argan

Qu’il cherchera toutes les occasions…

Monsieur Diafoirus

De même qu’en toute autre…

Argan

De vous faire connoître, Monsieur…

Monsieur Diafoirus

Nous serons toujours prêts, Monsieur…

Argan

Qu’il est tout à votre service…

Monsieur Diafoirus

A vous témoigner notre zèle. (Il se retourne vers son fils et lui dit.) Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.

Thomas Diafoirus est un grand benêt, nouvellement sorti des Ecoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce et à contre-temps. N’est-ce pas par le père qu’il convient commencer ?

Monsieur Diafoirus

Oui.

Thomas Diafoirus

Monsieur, je viens saluer, reconnoître, chérir, et révérer en vous un second père ; mais un second père auquelj’ose dire que je me trouve plus redevable qu’au premier. Le premier m’a engendré ; mais vous m’avez choisi.Il m’a reçu par nécessité ; mais vous m’avez accepté par grâce. Ce que je tiens de lui est un ouvrage de soncorps ; mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et d’autant plus que les facultésspirituelles sont au-dessus des corporelles, d’autant plus je vous dois, et d’autant plus je tiens précieuse cettefuture filiation, dont je viens aujourd’hui vous rendre par avance les très-humbles et très-respectueux hommages.

Toinette

Vivent les collèges, d’où l’on sort si habile homme !

Thomas Diafoirus

Cela a-t-il bien été, mon père ?

Monsieur Diafoirus

Optime.

Argan, à Angélique.

Allons, saluez Monsieur.

Thomas Diafoirus

Baiserai-je ?

Monsieur Diafoirus

Oui, oui.

Thomas Diafoirus, à Angélique.

Madame, c’est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on…

Argan

Ce n’est pas ma femme, c’est ma fille à qui vous parlez.

Thomas Diafoirus

Où donc est-elle ?

Argan

Elle va venir.

Thomas Diafoirus

Attendrai-je, mon père, qu’elle soit venue ?

Monsieur Diafoirus

Faites toujours le compliment de Mademoiselle.

Thomas Diafoirus

Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon rendoit un son harmonieux, lorsqu’elle venoit à être éclairée des rayons du soleil : tout de même me sens-je animé d’un doux transport à l’apparition du soleil de vos beautés. Et comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon coeur dores-en-avant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, Mademoiselle, que j’appende aujourd’hui à l’autel de vos charmes l’offrande de ce coeur, qui ne respire et n’ambitionne autre gloire, que d’être toute sa vie, Mademoiselle, votre très-humble, très-obéissant, et très-fidèle serviteur et mari.

Toinette, en le raillant.

Voilà ce que c’est que d’étudier, on apprend à dire de belles choses.

Argan

Eh ! que dites-vous de cela ?

Cléante

Que Monsieur fait merveilles, et que s’il est aussi bon médecin qu’il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades.

Toinette

Assurément. Ce sera quelque chose d’admirable s’il fait d’aussi belles cures qu’il fait de beaux discours.

Argan

Allons vite ma chaise, et des siéges à tout le monde. Mettez-vous là, ma fille. Vous voyez, Monsieur, que tout le monde admire Monsieur votre fils, et je vous trouve bien heureux de vous voir un garçon comme cela.

Monsieur Diafoirus

Monsieur, ce n’est pas parce que je suis son père, mais je puis dire que j’ai sujet d’être content de lui, et que tous ceux qui le voient en parlent comme d’un garçon qui n’a point de méchanceté. Il n’a jamais eu l’imagination bien vive, ni ce feu d’esprit qu’on remarque dans quelques-uns ; mais c’est par là que j’ai toujours bien auguré de sa judiciaire, qualité requise pour l’exercice de notre art. Lorsqu’il étoit petit, il n’a jamais été ce qu’on appelle mièvre et éveillé. On le voyoit toujours doux, paisible, et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l’on nomme enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire, et il avoit neuf ans, qu’il ne connoissoit pas encore ses lettres. « Bon, disois-je en moi-même, les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits ; on grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps, et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d’imagination, est la marque d’un bon jugement à venir. » Lorsque je l’envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se roidissoit contre les difficultés, et ses régents se louoient toujours à moi de son assiduité, et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences ; et je puis dire sans vanité que depuis deux ans qu’il est sur les bancs, il n’y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre Ecole. Il s’y est rendu redoutable, et il ne s’y passe point d’acte où il n’aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais sur toute chose ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine.

Thomas Diafoirus. Il tire une grande thèse roulée de sa poche, qu’il présente à Angélique.

J’ai contre les circulateurs soutenu une thèse, qu’avec la permission de Monsieur, j’ose présenter à Mademoiselle, comme un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit.

Angélique

Monsieur, c’est pour moi un meuble inutile, et je ne me connois pas à ces choses-là.

Toinette

Donnez, donnez, elle est toujours bonne à prendre pour l’image ; cela servira à parer notre chambre.

Thomas Diafoirus

Avec la permission aussi de Monsieur, je vous invite à venir voir l’un de ces jours, pour vous divertir, la dissection d’une femme, sur quoi je dois raisonner.

Toinette

Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses ; mais donner une dissection est quelque chose de plus galand.

Monsieur Diafoirus

Au reste, pour ce qui est des qualités requises pour le mariage et la propagation, je vous assure que, selon les règles de nos docteurs, il est tel qu’on le peut souhaiter, qu’il possède en un degré louable la vertu prolifique et qu’il est du tempérament qu’il faut pour engendrer et procréer des enfants bien conditionnés.

Argan

N’est-ce pas votre intention, Monsieur, de le pousser à la cour, et d’y ménager pour lui une charge de médecin ?

Monsieur Diafoirus

A vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable, et j’ai toujours trouvé qu’il valoit mieux, pour nous autres, demeurer au public. Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.

Toinette

Cela est plaisant, et ils sont bien impertinents de vouloir que vous autres Messieurs vous les guérissiez : vous n’êtes point auprès d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions, et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils peuvent.

Monsieur Diafoirus

Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes.

Argan, à Cléante.

Monsieur, faites un peu chanter ma fille devant la compagnie.

Cléante

J’attendois vos ordres, Monsieur, et il m’est venu en pensée, pour divertir la compagnie, de chanter avec Mademoiselle une scène d’un petit opéra qu’on a fait depuis peu. Tenez, voilà votre partie.

Angélique

Moi ?

Cléante

Ne vous défendez point, s’il vous plaît, et me laissez vous faire comprendre ce que c’est que la scène que nous devons chanter. Je n’ai pas une voix à chanter ; mais il suffit ici que je me fasse entendre, et l’on aura la bonté de m’excuser par la nécessité où je me trouve de faire chanter Mademoiselle.

Argan

Les vers sont-ils beaux ?

Cléante

C’est proprement ici un petit opéra impromptu, et vous n’allez entendre chanter que de la prose cadencée, ou des manières de vers libres, tels que la passion et la nécessité peuvent faire trouver à deux personnes qui disent les choses d’eux-mêmes, et parlent sur-le-champ.

Argan

Fort bien. Ecoutons.

Cléante sous le nom d’un berger, explique à sa maîtresse son amour depuis leur rencontre, et ensuite ils s’appliquent leurs pensées l’un à l’autre en chantant.

Voici le sujet de la scène. Un Berger étoit attentif aux beautés d’un spectacle, qui ne faisoit que de commencer, lorsqu’il fut tiré de son attention par un bruit qu’il entendit à ses côtés. Il se retourne, et voit un brutal, qui de paroles insolentes maltraitoit une Bergère. D’abord il prend les intérêts d’un sexe à qui tous les hommes doivent hommage ; et après avoir donné au brutal le châtiment de son insolence, il vient à la Bergère, et voit une jeune personne qui, des deux plus beaux yeux qu’il eût jamais vus, versoit des larmes, qu’il trouva les plus belles du monde. « Hélas ! dit-il en lui-même, est-on capable d’outrager une personne si aimable ? Et quel inhumain, quel barbare ne seroit touché par de telles larmes ?  » Il prend soin de les arrêter, ces larmes, qu’il trouve si belles ; et l’aimable Bergère prend soin en même temps de le remercier de son léger service, mais d’une manière si charmante, si tendre, et si passionnée, que le Berger n’y peut résister ; et chaque mot, chaque regard, est un trait plein de flamme, dont son coeur se sent pénétré. « Est-il, disoit-il, quelque chose qui puisse mériter les aimables paroles d’un tel remercîment ? Et que ne voudroit-on pas faire, à quels services, à quels dangers, ne seroit-on pas ravi de courir, pour s’attirer un seul moment des touchantes douceurs d’une âme si reconnoissante ?  » Tout le spectacle passe sans qu’il y donne aucune attention ; mais il se plaint qu’il est trop court, parce qu’en finissant il le sépare de son adorable Bergère ; et de cette première vue, de ce premier moment, il emporte chez lui tout ce qu’un amour de plusieurs années peut avoir de plus violent. Le voilà aussitôt à sentir tous les maux de l’absence, et il est tourmenté de ne plus voir ce qu’il a si peu vu. Il fait tout ce qu’il peut pour se redonner cette vue, dont il conserve, nuit et jour, une si chère idée ; mais la grande contrainte où l’on tient sa Bergère lui en ôte tous les moyens. La violence de sa passion le fait résoudre à demander en mariage l’adorable beauté sans laquelle il ne peut plus vivre, et il en obtient d’elle la permission par un billet qu’il a l’adresse de lui faire tenir. Mais dans le même temps on l’avertit que le père de cette belle a conclu son mariage avec un autre, et que tout se dispose pour en célébrer la cérémonie. Jugez quelle atteinte cruelle au coeur de ce triste Berger. Le voilà accablé d’une mortelle douleur. Il ne peut souffrir l’effroyable idée de voir tout ce qu’il aime entre les bras d’un autre ; et son amour au désespoir lui fait trouver moyen de s’introduire dans la maison de sa Bergère, pour apprendre ses sentiments et savoir d’elle la destinée à laquelle il doit se résoudre. Il y rencontre les apprêts de tout ce qu’il craint ; il y voit venir l’indigne rival que le caprice d’un père oppose aux tendresses de son amour. Il le voit triomphant, ce rival ridicule, auprès de l’aimable Bergère, ainsi qu’auprès d’une conquête qui lui est assurée ; et cette vue le remplit d’une colère, dont il a peine à se rendre le maître. Il jette de douloureux regards sur celle qu’il adore ; et son respect, et la présence de son père l’empêchent de lui rien dire que des yeux. Mais enfin il force toute contrainte, et le transport de son amour l’oblige à lui parler ainsi :

(Il chante.)

Belle Philis, c’est trop, c’est trop souffrir ;

Rompons ce dur silence, et m’ouvrez vos pensées.

Apprenez-moi ma destinée :

Faut-il vivre ? Faut-il mourir ?

Angélique répond en chantant :

Vous me voyez, Tircis, triste et mélancolique,

Aux apprêts de l’hymen dont vous vous alarmez :

Je lève au ciel les yeux, je vous regarde, je soupire,

C’est vous en dire assez.

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