Argan
Ouais ! je ne croyois pas que ma fille fût si habile que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter.
Cléante
Hélas ! belle Philis,
Se pourroit-il que l’amoureux Tircis
Eût assez de bonheur,
Pour avoir quelque place dans votre coeur ?
Angélique
Je ne m’en défends point dans cette peine extrême :
Oui, Tircis, je vous aime.
Cléante
O parole pleine d’appas !
Ai-je bien entendu, hélas !
Redites-la, Philis, que je n’en doute pas.
Angélique
Oui, Tircis, je vous aime.
Cléante
De grâce, encor, Philis.
Angélique
Je vous aime.
Cléante
Recommencez cent fois, ne vous en lassez pas.
Angélique
Je vous aime, je vous aime,
Oui, Tircis, je vous aime.
Cléante
Dieux, rois, qui sous vos pieds regardez tout le monde,
Pouvez-vous comparer votre bonheur au mien ?
Mais, Philis, une pensée
Vient troubler ce doux transport :
Un rival, un rival…
Angélique
Ah ! je le hais plus que la mort ;
Et sa présence, ainsi qu’à vous,
M’est un cruel supplice.
Cléante
Mais un père à ses voeux vous veut assujettir.
Angélique
Plutôt, plutôt mourir,
Que de jamais y consentir ;
Plutôt, plutôt mourir, plutôt mourir.
Argan
Et que dit le père à tout cela ?
Cléante
Il ne dit rien.
Argan
Voilà un sot père que ce père-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire.
Cléante
Ah ! mon amour…
Argan
Non, non, en voilà assez. Cette comédie-là est de fort mauvais exemple. Le berger Tircis est un impertinent, et la bergère Philis une impudente, de parler de la sorte devant son père. Montrez-moi ce papier. Ha, ha. Où sont donc les paroles que vous avez dites ? Il n’y a là que de la musique écrite ?
Cléante
Est-ce que vous ne savez pas, Monsieur, qu’on a trouvé depuis peu l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes ?
Argan
Fort bien. Je suis votre serviteur, Monsieur ; jusqu’au revoir. Nous nous serions bien passés de votre impertinent d’opéra.
Cléante
J’ai cru vous divertir.
Argan
Les sottises ne divertissent point. Ah ! voici ma femme.
Scène VI
Béline, Argan, Toinette, Angélique, Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus
Argan
Mamour, voilà le fils de Monsieur Diafoirus.
Thomas Diafoirus commence un compliment qu’il avoit étudié, et la mémoire lui manquant, il ne peut le
continuer.
Madame, c’est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on voit sur votre visage…
Béline
Monsieur, je suis ravie d’être venue ici à propos pour avoir l’honneur de vous voir.
Thomas Diafoirus
Puisque l’on voit sur votre visage… puisque l’on voit sur votre visage… Madame, vous m’avez interrompu dans le milieu de ma période, et cela m’a troublé la mémoire.
Monsieur Diafoirus
Thomas, réservez cela pour une autre fois.
Argan
Je voudrois, mamie, que vous eussiez été ici tantôt ;
Toinette
Ah ! Madame, vous avez bien perdu de n’avoir point été au second père, à la statue de Memnon, et à la fleur nommée héliotrope.
Argan
Allons, ma fille, touchez dans la main de Monsieur, et lui donnez votre foi, comme à votre mari.
Angélique
Mon père.
Argan
Hé bien ! « Mon père » ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
Angélique
De grâce, ne précipitez pas les choses. Donnez-nous au moins le temps de nous connoître, et de voir naître en nous l’un pour l’autre cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite.
Thomas Diafoirus
Quant à moi, Mademoiselle, elle est déjà toute née en moi, et je n’ai pas besoin d’attendre davantage.
Angélique
Si vous êtes si prompt, Monsieur, il n’en est pas de même de moi, et je vous avoue que votre mérite n’a pas encore fait assez d’impression dans mon âme.
Argan
Ho bien, bien ! cela aura tout le loisir de se faire, quand vous serez mariés ensemble.
Angélique
Eh ! mon père, donnez-moi du temps, je vous prie. Le mariage est une chaîne où l’on ne doit jamais soumettre un coeur par force ; et si Monsieur est honnête homme, il ne doit point vouloir accepter une personne qui seroit à lui par contrainte.
Thomas Diafoirus
Nego consequentiam, Mademoiselle, et je puis être honnête homme et vouloir bien vous accepter des mains de Monsieur votre père.
Angélique
C’est un méchant moyen de se faire aimer de quelqu’un que de lui faire violence.
Thomas Diafoirus
Nous lisons des anciens, Mademoiselle, que leur coutume étoit d’enlever par force de la maison des pères les filles qu’on menoit marier, afin qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convoloient dans les bras d’un homme.
Angélique
Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle ; et quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu’on nous y traîne. Donnez-vous patience : si vous m’aimez, Monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux.
Thomas Diafoirus
Oui, Mademoiselle, jusqu’aux intérêts de mon amour exclusivement.
Angélique
Mais la grande marque d’amour, c’est d’être soumis aux volontés de celle qu’on aime.
Thomas Diafoirus
Distinguo, Mademoiselle : dans ce qui ne regarde point sa possession, concedo ; mais dans ce qui la regarde, nego.
Toinette
Vous avez beau raisonner : Monsieur est frais émoulu du collège, et il vous donnera toujours votre reste. Pourquoi tant résister, et refuser la gloire d’être attachée au corps de la Faculté ?
Béline
Elle a peut-être quelque inclination en tête.
Angélique
Si j’en avois, Madame, elle seroit telle que la raison et l’honnêteté pourroient me le permettre.
Argan
Ouais ! je joue ici un plaisant personnage.
Béline
Si j’étois que de vous, mon fils, je ne forcerois point à se marier, et je sais bien ce que je ferois.
Angélique
Je sais, Madame, ce que vous voulez dire, et les bontés que vous avez pour moi ; mais peut-être que vos conseils ne seront pas assez heureux pour être exécutés.
Béline
C’est que les filles bien sages et bien honnêtes, comme vous, se moquent d’être obéissantes, et soumises aux volontés de leurs pères. Cela étoit bon autrefois.
Angélique
Le devoir d’une fille a des bornes, Madame, et la raison et les lois ne l’étendent point à toutes sortes de choses.
Béline
C’est-à-dire que vos pensées ne sont que pour le mariage ; mais vous voulez choisir un époux à votre fantaisie.
Angélique
Si mon père ne veut pas me donner un mari qui me plaise, je le conjurerai au moins de ne me point forcer à en épouser un que je ne puisse pas aimer.
Argan
Messieurs, je vous demande pardon de tout ceci.
Angélique
Chacun a son but en se mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l’aimer véritablement, et qui prétends en faire tout l’attachement de ma vie, je vous avoue que j’y cherche quelque précaution. Il y en a d’aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents, et se mettre en état de faire tout ce qu’elles voudront. Il y en a d’autres, Madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt, qui ne se marient que pour gagner des douaires, que pour s’enrichir par la mort de ceux qu’elles épousent, et courent sans scrupule de mari en mari, pour s’approprier leurs dépouilles. Ces personnes-là, à la vérité, n’y cherchent pas tant de façons, et regardent peu la personne.
Béline
Je vous trouve aujourd’hui bien raisonnante, et je voudrois bien savoir ce que vous voulez dire par là.
Angélique
Moi, Madame, que voudrois-je dire que ce que je dis ?
Béline
Vous êtes si sotte, mamie, qu’on ne sauroit plus vous souffrir.
Angélique
Vous voudriez bien, Madame, m’obliger à vous répondre quelque impertinence ; mais je vous avertis que vous n’aurez pas cet avantage.
Béline
Il n’est rien d’égal à votre insolence.
Angélique
Non, Madame, vous avez beau dire.
Béline
Et vous avez un ridicule orgueil, une impertinente présomption qui fait hausser les épaules à tout le monde.
Angélique
Tout cela, Madame, ne servira de rien. Je serai sage en dépit de vous ; et pour vous ôter l’espérance de pouvoir réussir dans ce que vous voulez, je vais m’ôter de votre vue.
Argan
Ecoute, il n’y a point de milieu à cela : choisis d’épouser dans quatre jours, ou Monsieur, ou un convent. Ne vous mettez pas en peine, je la rangerai bien.
Béline
Je suis fâchée de vous quitter, mon fils, mais j’ai une affaire en ville, dont je ne puis me dispenser. Je reviendrai bientôt.
Argan
Allez, mamour, et passez chez votre notaire, afin qu’il expédie ce que vous savez.
Béline
Adieu, mon petit ami.
Argan
Adieu, mamie. Voilà une femme qui m’aime… cela n’est pas croyable.
Monsieur Diafoirus
Nous allons, Monsieur, prendre congé de vous.
Argan
Je vous prie, Monsieur, de me dire un peu comment je suis.
Monsieur Diafoirus, lui tâte le pouls.
Allons, Thomas, prenez l’autre bras de Monsieur, pour voir si vous saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis ?
Thomas Diafoirus
Dico que le pouls de Monsieur est le pouls d’un homme qui ne se porte point bien.
Monsieur Diafoirus
Bon.
Thomas Diafoirus
Qu’il est duriuscule, pour ne pas dire dur.
Monsieur Diafoirus
Fort bien.
Thomas Diafoirus
Repoussant.
Monsieur Diafoirus
Bene.
Thomas Diafoirus
Et même un peu caprisant.
Monsieur Diafoirus
Optime.
Thomas Diafoirus
Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c’est-à-dire la rate.
Monsieur Diafoirus
Fort bien.
Argan
Non : Monsieur Purgon dit que c’est mon foie qui est malade.
Monsieur Diafoirus
Eh ! oui : qui dit parenchyme, dit l’un et l’autre, à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont ensemble, par le moyen du vas breve du pylore, et souvent des méats cholidoques. Il vous ordonne sans doute de manger force rôti ?
Argan
Non, rien que du bouilli.
Monsieur Diafoirus
Eh ! oui : rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne fort prudemment, et vous ne pouvez être en de meilleures mains.
Argan
Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un oeuf ?
Monsieur Diafoirus
Six, huit, dix, par les nombres pairs ; comme dans les médicaments, par les nombres impairs.
Argan
Jusqu’au revoir, Monsieur.
Scène VII
Béline, Argan
Béline
Je viens, mon fils, avant que de sortir, vous donner avis d’une chose à laquelle il faut que vous preniez garde. En passant par-devant la chambre d’Angélique, j’ai vu un jeune homme avec elle, qui s’est sauvé d’abord qu’il m’a vue.
Argan
Un jeune homme avec ma fille ?
Béline
Oui. Votre petite fille Louison étoit avec eux, qui pourra vous en dire des nouvelles.
Argan
Envoyez-la ici, mamour, envoyez-la ici. Ah, l’effrontée ! je ne m’étonne plus de sa résistance.
Scène VIII
Louison, Argan
Louison
Qu’est-ce que vous voulez, mon papa ? Ma belle-maman m’a dit que vous me demandez.
Argan
Oui, venez çà, avancez là. Tournez-vous, levez les yeux, regardez-moi. Eh !
Louison
Quoi, mon papa ?
Argan
Là.
Louison
Quoi ?
Argan
N’avez-vous rien à me dire ?
Louison
Je vous dirai, si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d’âne, ou bien la fable du Corbeau et du Renard, qu’on m’a apprise depuis peu.
Argan
Ce n’est pas là ce que je demande.
Louison
Quoi donc ?
Argan
Ah ! rusée, vous savez bien ce que je veux dire.
Louison
Pardonnez-moi, mon papa.
Argan
Est-ce là comme vous m’obéissez ?
Louison
Quoi ?
Argan
Ne vous ai-je pas recommandé de me venir dire d’abord tout ce que vous voyez ?
Louison
Oui, mon papa.
Argan
L’avez-vous fait ?
Louison
Oui, mon papa. Je vous suis venue dire tout ce que j’ai vu.
Argan
Et n’avez-vous rien vu aujourd’hui ?
Louison
Non, mon papa.
Argan
Non ?
Louison
Non, mon papa.
Argan
Assurément ?
Louison
Assurément.
Argan
Oh çà ! je m’en vais vous faire voir quelque chose, moi.
(Il va prendre une poignée de verges.)
Louison
Ah ! mon papa.
Argan
Ah ! ah ! petite masque, vous ne me dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre soeur ?
Louison
Mon papa !
Argan
Voici qui vous apprendra à mentir.
Louison se jette à genoux.
Ah ! mon papa, je vous demande pardon. C’est que ma soeur m’avoit dit de ne pas vous le dire ; mais je m’en vais vous dire tout.
Argan
Il faut premièrement que vous ayez le fouet pour avoir menti. Puis après nous verrons au reste.
Louison
Pardon, mon papa !
Argan
Non, non.
Louison
Mon pauvre papa, ne me donnez pas le fouet !
Argan
Vous l’aurez.
Louison
Au nom de Dieu ! mon papa, que je ne l’aye pas.
Argan, la prenant pour la fouetter.
Allons, allons.
Louison
Ah ! mon papa, vous m’avez blessée. Attendez : je suis morte. (Elle contrefait la morte.)
Argan
Holà ! Qu’est-ce là ? Louison, Louison. Ah, mon Dieu ! Louison. Ah ! ma fille ! Ah ! malheureux, ma pauvre fille est morte. Qu’ai-je fait, misérable ? Ah ! chiennes de verges. La peste soit des verges ! Ah ! ma pauvre fille, ma pauvre petite Louison.
Louison
La, la, mon papa, ne pleurez point tant, je ne suis pas morte tout à fait.
Argan
Voyez-vous la petite rusée ? Oh çà, çà ! je vous pardonne pour cette fois-ci, pourvu que vous me disiez bien tout.
Louison
Ho ! oui, mon papa.
Argan
Prenez-y bien garde au moins, car voilà un petit doigt qui sait tout, qui me dira si vous mentez.
Louison
Mais, mon papa, ne dites pas à ma soeur que je vous l’ai dit.
Argan
Non, non.
Louison
C’est, mon papa, qu’il est venu un homme dans la chambre de ma soeur comme j’y étois.
Argan
Hé bien ?
Louison
Je lui ai demandé ce qu’il demandoit, et il m’a dit qu’il étoit son maître à chanter.
Argan
Hon, hon. Voilà l’affaire. Hé bien ?
Louison
Ma soeur est venue après.
Argan
Hé bien ?
Louison
Elle lui a dit : « Sortez, sortez, sortez, mon Dieu ! sortez ; vous me mettez au désespoir. »
Argan
Hé bien ?
Louison
Et lui, il ne vouloit pas sortir.
Argan
Qu’est-ce qu’il lui disoit ?
Louison
Il lui disoit je ne sais combien de choses.
Argan
Et quoi encore ?
Louison
Il lui disoit tout ci, tout ça, qu’il l’aimoit bien, et qu’elle étoit la plus belle du monde.
Argan
Et puis après ?
Louison
Et puis après, il se mettoit à genoux devant elle.
Argan
Et puis après ?
Louison
Et puis après, il lui baisoit les mains.
Argan
Et puis après ?
Louison
Et puis après, ma belle-maman est venue à la porte, et il s’est enfui.
Argan
Il n’y a point autre chose ?
Louison
Non, mon papa.
Argan
Voilà mon petit doigt pourtant qui gronde quelque chose. (Il met son doigt à son oreille.) Attendez. Eh ! ah, ah ! oui ? Oh, oh ! voilà mon petit doigt qui me dit quelque chose que vous avez vu, et que vous ne m’avez pas dit.
Louison
Ah ! mon papa, votre petit doigt est un menteur.
Argan
Prenez garde.
Louison
Non, mon papa, ne le croyez pas, il ment, je vous assure.
Argan
Oh bien, bien ! nous verrons cela. Allez-vous-en, et prenez bien garde à tout : allez. Ah ! il n’y a plus d’enfants. Ah ! que d’affaires ! je n’ai pas seulement le loisir de songer à ma maladie. En vérité, je n’en puis plus.
(Il se remet dans sa chaise.)
Scène IX
Béralde, Argan
Béralde
Hé bien ! mon frère, qu’est-ce ? comment vous portez-vous ?
Argan
Ah ! mon frère, fort mal.
Béralde
Comment « fort mal » ?
Argan
Oui, je suis dans une foiblesse si grande, que cela n’est pas croyable.
Béralde
Voilà qui est fâcheux.
Argan
Je n’ai pas seulement la force de pouvoir parler.
Béralde
J’étois venu ici, mon frère, vous proposer un parti pour ma nièce Angélique.
Argan, parlant avec emportement, et se levant de sa chaise.
Mon frère, ne me parlez point de cette coquine-là. C’est une friponne, une impertinente, une effrontée, que je mettrai dans un convent avant qu’il soit deux jours.
Béralde
Ah ! voilà qui est bien : je suis bien aise que la force vous revienne un peu, et que ma visite vous fasse du bien. Oh çà ! nous parlerons d’affaires tantôt. Je vous amène ici un divertissement, que j’ai rencontré, qui dissipera votre chagrin, et vous rendra l’âme mieux disposée aux choses que nous avons à dire. Ce sont des Egyptiens, vêtus en Mores, qui font des danses mêlées de chansons, où je suis sûr que vous prendrez plaisir ; et cela vaudra bien une ordonnance de Monsieur Purgon. Allons.