Le malade imaginaire de Molière

Argan

Ah ! miséricorde !

Monsieur Purgon

Que vous tombiez dans la bradypepsie.

Argan

Monsieur Purgon !

Monsieur Purgon

De la bradypepsie dans la dyspepsie.

Argan

Monsieur Purgon !

Monsieur Purgon

De la dyspepsie dans l’apepsie.

Argan

Monsieur Purgon !

Monsieur Purgon

De l’apepsie dans la lienterie…

Argan

Monsieur Purgon !

Monsieur Purgon

De la lienterie dans la dysenterie…

Argan

Monsieur Purgon !

Monsieur Purgon

De la dysenterie dans l’hydropisie…

Argan

Monsieur Purgon !

Monsieur Purgon

Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.

Scène VI

Argan, Béralde

Argan

Ah, mon Dieu ! je suis mort. Mon frère, vous m’avez perdu.

Béralde

Quoi ? qu’y a-t-il ?

Argan

Je n’en puis plus. Je sens déjà que la médecine se venge.

Béralde

Ma foi ! mon frère, vous êtes fou, et je ne voudrois pas, pour beaucoup de choses, qu’on vous vît faire ce que vous faites. Tâtez-vous un peu, je vous prie, revenez à vous-même, et ne donnez point tant à votre imagination.

Argan

Vous voyez, mon frère, les étranges maladies dont il m’a menacé.

Béralde

Le simple homme que vous êtes !

Argan

Il dit que je deviendrai incurable avant qu’il soit quatre jours.

Béralde

Et ce qu’il dit, que fait-il à la chose ? Est-ce un oracle qui a parlé ? Il me semble, à vous entendre, que Monsieur Purgon tienne dans ses mains le filet de vos jours, et que, d’autorité suprême, il vous l’allonge et vous le raccourcisse comme il lui plaît. Songez que les principes de votre vie sont en vous-même, et que le courroux de Monsieur Purgon est aussi peu capable de vous faire mourir que ses remèdes de vous faire vivre. Voici une aventure, si vous voulez, à vous défaire des médecins, ou, si vous êtes né à ne pouvoir vous en passer, il est aisé d’en avoir un autre, avec lequel, mon frère, vous puissiez courir un peu moins de risque.

Argan

Ah ! mon frère, il sait tout mon tempérament et la manière dont il faut me gouverner.

Béralde

Il faut vous avouer que vous êtes un homme d’une grande prévention, et que vous voyez les choses avec d’étranges yeux.

Scène VII

Toinette, Argan, Béralde

Toinette

Monsieur, voilà un médecin qui demande à vous voir.

Argan

Et quel médecin ?

Toinette

Un médecin de la médecine.

Argan

Je te demande qui il est ?

Toinette

Je ne le connois pas ; mais il me ressemble comme deux gouttes d’eau, et si je n’étois sûre que ma mère étoit honnête femme, je dirois que ce seroit quelque petit frère qu’elle m’auroit donné depuis le trépas de mon père.

Argan

Fais-le venir.

Béralde

Vous êtes servi à souhait : un médecin vous quitte, un autre se présente.

Argan

J’ai bien peur que vous ne soyez cause de quelque malheur.

Béralde

Encore ! vous en revenez toujours là ?

Argan

Voyez-vous ? j’ai sur le coeur toutes ces maladies-là que je ne connois point, ces…

Scène VIII

Toinette, en médecin ; Argan, Béralde

Toinette

Monsieur, agréez que je vienne vous rendre visite et vous offrir mes petits services pour toutes les saignées et les purgations dont vous aurez besoin.

Argan

Monsieur, je vous suis fort obligé. Par ma foi ! voilà Toinette elle-même.

Toinette

Monsieur, je vous prie de m’excuser, j’ai oublié de donner une commission à mon valet ; je reviens tout à l’heure.

Argan

Eh ! ne diriez-vous pas que c’est effectivement Toinette ?

Béralde

Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande. Mais ce n’est pas la première fois qu’on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature.

Argan

Pour moi, j’en suis surpris, et…

Scène IX

Toinette, Argan, Béralde

Toinette quitte son habit de médecin si promptement qu’il est difficile de croire que ce soit elle qui a paru en médecin.

Que voulez-vous, Monsieur ?

Argan

Comment ?

Toinette

Ne m’avez-vous pas appelée ?

Argan

Moi ? non.

Toinette

Il faut donc que les oreilles m’ayent corné.

Argan

Demeure un peu ici pour voir comme ce médecin te ressemble.

Toinette, en sortant, dit :

Oui, vraiment, j’ai affaire là-bas, et je l’ai assez vu.

Argan

Si je ne les voyois tous deux, je croirois que ce n’est qu’un.

Béralde

J’ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances, et nous en avons vu de notre temps où tout le monde s’est trompé.

Argan

Pour moi, j’aurois été trompé à celle-là, et j’aurois juré que c’est la même personne.

Scène X

Toinette, en médecin ; Argan, Béralde

Toinette

Monsieur, je vous demande pardon de tout mon coeur.

Argan

Cela est admirable !

Toinette

Vous ne trouverez pas mauvais, s’il vous plaît, la curiosité que j’ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes ; et votre réputation, qui s’étend partout, peut excuser la liberté que j’ai prise.

Argan

Monsieur, je suis votre serviteur.

Toinette

Je vois, Monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j’aye ?

Argan

Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-sept ans.

Toinette

Ah, ah, ah, ah, ah ! j’en ai quatre-vingt-dix.

Argan

Quatre-vingt-dix ?

Toinette

Oui. Vous voyez un effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.

Argan

Par ma foi ! voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans.

Toinette

Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper, capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatisme et défluxions, à ces fiévrottes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je veux des maladies d’importance : de bonnes fièvres continues avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine : c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ; et je voudrois, Monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes, et l’envie que j’aurois de vous rendre service.

Argan

Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi.

Toinette

Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ahy, je vous ferai bien aller comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l’impertinent : je vois bien que vous ne me connoissez pas encore. Qui est votre médecin ?

Argan

Monsieur Purgon.

Toinette

Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?

Argan

Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.

Toinette

Ce sont tous des ignorants : c’est du poumon que vous êtes malade.

Argan

Du poumon ?

Toinette

Oui. Que sentez-vous ?

Argan

Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

Toinette

Justement, le poumon.

Argan

Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux.

Toinette

Le poumon.

Argan

J’ai quelquefois des maux de coeur.

Toinette

Le poumon.

Argan

Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

Toinette

Le poumon.

Argan

Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’étoit des coliques.

Toinette

Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?

Argan

Oui, Monsieur.

Toinette

Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?

Argan

Oui, Monsieur.

Toinette

Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas et vous êtes bien aise de dormir ?

Argan

Oui, Monsieur.

Toinette

Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?

Argan

Il m’ordonne du potage.

Toinette

Ignorant.

Argan

De la volaille.

Toinette

Ignorant.

Argan

Du veau.

Toinette

Ignorant.

Argan

Des bouillons.

Toinette

Ignorant.

Argan

Des oeufs frais.

Toinette

Ignorant.

Argan

Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.

Toinette

Ignorant.

Argan

Et surtout de boire mon vin fort trempé.

Toinette

Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et pour épaissir votre sang qui est trop subtil, il faut manger de bon gros boeuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main, et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

Argan

Vous m’obligez beaucoup.

Toinette

Que diantre faites-vous de ce bras-là ?

Argan

Comment ?

Toinette

Voilà un bras que je me ferois couper tout à l’heure, si j’étois que de vous.

Argan

Et pourquoi ?

Toinette

Ne voyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ?

Argan

Oui ; mais j’ai besoin de mon bras.

Toinette

Vous avez là aussi un oeil droit que je me ferois crever, si j’étois en votre place.

Argan

Crever un oeil ?

Toinette

Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l’oeil gauche.

Argan

Cela n’est pas pressé.

Toinette

Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt ; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui se doit faire pour un homme qui mourut hier.

Argan

Pour un homme qui mourut hier ?

Toinette

Oui, pour aviser, et voir ce qu’il auroit fallu lui faire pour le guérir. Jusqu’au revoir.

Argan

Vous savez que les malades ne reconduisent point.

Béralde

Voilà un médecin vraiment qui paroît fort habile.

Argan

Oui, mais il va un peu bien vite.

Béralde

Tous les grands médecins sont comme cela.

Argan

Me couper un bras, et me crever un oeil, afin que l’autre se porte mieux ? J’aime bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !

Scène XI

Toinette, Argan, Béralde

Toinette

Allons, allons, je suis votre servante, je n’ai pas envie de rire.

Argan

Qu’est-ce que c’est ?

Toinette

Votre médecin, ma foi ! qui me vouloit tâter le pouls.

Argan

Voyez un peu, à l’âge de quatre-vingt-dix ans !

Béralde

Oh çà, mon frère, puisque voilà votre Monsieur Purgon brouillé avec vous, ne voulez-vous pas bien que je vous parle du parti qui s’offre pour ma nièce ?

Argan

Non, mon frère : je veux la mettre dans un convent, puisqu’elle s’est opposée à mes volontés. Je vois bien qu’il y a quelque amourette là-dessous, et j’ai découvert certaine entrevue secrète, qu’on ne sait pas que j’aye découverte.

Béralde

Hé bien ! mon frère, quand il y auroit quelque petite inclination, cela seroit-il si criminel, et rien peut-il vous offenser, quand tout ne va qu’à des choses honnêtes comme le mariage ?

Argan

Quoi qu’il en soit, mon frère, elle sera religieuse, c’est une chose résolue.

Béralde

Vous voulez faire plaisir à quelqu’un.

Argan

Je vous entends : vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient au coeur.

Béralde

Hé bien ! oui, mon frère, puisqu’il faut parler à coeur ouvert, c’est votre femme que je veux dire ; et non plus que l’entêtement de la médecine, je ne puis vous souffrir l’entêtement où vous êtes pour elle, et voir que vous donniez tête baissée dans tous les pièges qu’elle vous tend.

Toinette

Ah ! Monsieur, ne parlez point de Madame : c’est une femme sur laquelle il n’y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime Monsieur, qui l’aime… on ne peut pas dire cela.

Argan

Demandez-lui un peu les caresses qu’elle me fait.

Toinette

Cela est vrai.

Argan

L’inquiétude que lui donne ma maladie.

Toinette

Assurément.

Argan

Et les soins et les peines qu’elle prend autour de moi.

Toinette

Il est certain. Voulez-vous que je vous convainque, et vous fasse voir tout à l’heure comme Madame aime Monsieur ? Monsieur, souffrez que je lui montre son bec jaune, et le tire d’erreur.

Argan

Comment ?

Toinette

Madame s’en va revenir. Mettez-vous tout étendu dans cette chaise, et contrefaites le mort. Vous verrez la douleur où elle sera, quand je lui dirai la nouvelle.

Argan

Je le veux bien.

Toinette

Oui ; mais ne la laissez pas longtemps dans le désespoir, car elle en pourroit bien mourir.

Argan

Laisse-moi faire.

Toinette, à Béralde.

Cachez-vous, vous, dans ce coin-là.

Argan

N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?

Toinette

Non, non : quel danger y auroit-il ? Etendez-vous là seulement. (Bas.) Il y aura plaisir à confondre votre frère. Voici Madame. Tenez-vous bien.

Scène XII

Béline, Toinette, Argan, Béralde

Toinette s’écrie.

Ah, mon Dieu ! Ah, malheur ! Quel étrange accident !

Béline

Qu’est-ce, Toinette ?

Toinette

Ah, Madame !

Béline

Qu’y a-t-il ?

Toinette

Votre mari est mort.

Béline

Mon mari est mort ?

Toinette

Hélas ! oui. Le pauvre défunt est trépassé.

Béline

Assurément ?

Toinette

Assurément. Personne ne sait encore cet accident-là, et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.

Béline

Le Ciel en soit loué ! Me voilà délivrée d’un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t’affliger de cette mort !

Toinette

Je pensois, Madame, qu’il fallût pleurer.

Béline

Va, va, cela n’en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne ? et de quoi servoit-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets.

Toinette

Voilà une belle oraison funèbre.

Béline

Il faut, Toinette, que tu m’aides à exécuter mon dessein, et tu peux croire qu’en me servant ta récompense est sûre. Puisque, par un bonheur, personne n’est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée, jusqu’à ce que j’aye fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l’argent dont je veux me saisir, et il n’est pas juste que j’aye passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette, prenons auparavant toutes ses clefs.

Argan, se levant brusquement.

Doucement.

Béline, surprise et épouvantée.

Ahy !

Argan

Oui, Madame ma femme, c’est ainsi que vous m’aimez ?

Toinette

Ah, ah ! le défunt n’est pas mort.

Argan, à Béline, qui sort.

Je suis bien aise de voir votre amitié, et d’avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur qui me rendra sage à l’avenir, et qui m’empêchera de faire bien des choses.

Béralde, sortant de l’endroit où il étoit caché.

Hé bien ! mon frère, vous le voyez.

Toinette

Par ma foi ! je n’aurois jamais cru cela. Mais j’entends votre fille : remettez-vous comme vous étiez, et voyons de quelle manière elle recevra votre mort. C’est une chose qu’il n’est pas mauvais d’éprouver ; et puisque vous êtes en train, vous connoîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous.

Scène XIII

Angélique, Argan, Toinette, Béralde

Toinette s’écrie :

O Ciel ! ah, fâcheuse aventure ! Malheureuse journée !

Angélique

Qu’as-tu, Toinette, et de quoi pleures-tu ?

Toinette

Hélas ! j’ai de tristes nouvelles à vous donner.

Angélique

Hé quoi ?

Toinette

Votre père est mort.

Angélique

Mon père est mort, Toinette ?

Toinette

Oui ; vous le voyez là. Il vient de mourir tout à l’heure d’une foiblesse qui lui a pris.

Angélique

O Ciel ! quelle infortune ! quelle atteinte cruelle ! Hélas ! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restoit au monde ? et qu’encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il étoit irrité contre moi ? Que deviendrai-je, malheureuse, et quelle consolation trouver après une si grande perte ?

Scène XIV et dernière

Cléante, Angélique, Argan, Toinette, Béralde

Cléante

Qu’avez-vous donc, belle Angélique ? et quel malheur pleurez-vous ?

Angélique

Hélas ! je pleure tout ce que dans la vie je pouvois perdre de plus cher et de plus précieux : je pleure la mort de mon père.

Cléante

O Ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! Hélas ! après la demande que j’avois conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venois me présenter à lui, et tâcher par mes respects et par mes prières de disposer son coeur à vous accorder à mes voeux.

Angélique

Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse pour vous témoigner mon ressentiment.

Argan se lève :

Ah, ma fille !

Angélique, épouvantée :

Ahy !

Argan

Viens. N’aye point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille ; et je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel.

Angélique

Ah ! quelle surprise agréable, mon père ! Puisque par un bonheur extrême le Ciel vous redonne à mes voeux, souffrez qu’ici je me jette à vos pieds pour vous supplier d’une chose. Si vous n’êtes pas favorable au penchant de mon coeur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure au moins de ne me point forcer d’en épouser un autre. C’est toute la grâce que je vous demande.

Cléante, se jette à genoux.

Eh ! Monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes, et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d’une si belle inclination.

Béralde

Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ?

Toinette

Monsieur, serez-vous insensible à tant d’amour ?

Argan

Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage. Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.

Cléante

Très-volontiers, Monsieur : s’il ne tient qu’à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n’est pas une affaire que cela, et je ferois bien d’autres choses pour obtenir la belle Angélique.

Béralde

Mais, mon frère, il me vient une pensée : faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d’avoir en vous tout ce qu’il vous faut.

Toinette

Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n’y a point de maladie si osée, que de se jouer à la personne d’un médecin.

Argan

Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi : est-ce que je suis en âge d’étudier ?

Béralde

Bon, étudier ! Vous êtes assez savant ; et il y en a beaucoup parmi eux qui ne sont pas plus habiles que vous.

Argan

Mais il faut savoir bien parler latin, connoître les maladies, et les remèdes qu’il y faut faire.

Béralde

En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela, et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.

Argan

Quoi ? l’on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?

Béralde

Oui. L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison.

Toinette

Tenez, Monsieur, quand il n’y auroit que votre barbe, c’est déjà beaucoup, et la barbe fait plus de la moitié d’un médecin.

Cléante

En tout cas, je suis prêt à tout.

Béralde

Voulez-vous que l’affaire se fasse tout à l’heure ?

Argan

Comment tout à l’heure ?

Béralde

Oui, et dans votre maison.

Argan

Dans ma maison ?

Béralde

Oui. Je connois une Faculté de mes amies, qui viendra tout à l’heure en faire la cérémonie dans votre salle. Cela ne vous coûtera rien.

Argan

Mais moi, que dire, que répondre ?

Béralde

On vous instruira en deux mots, et l’on vous donnera par écrit ce que vous devez dire. Allez-vous-en vous mettre en habit décent, je vais les envoyer querir.

Argan

Allons, voyons cela.

Cléante

Que voulez-vous dire, et qu’entendez-vous avec cette Faculté de vos amies… ?

Toinette

Quel est donc votre dessein ?

Béralde

De nous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d’un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.

Angélique

Mais mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.

Béralde

Mais, ma nièce, ce n’est pas tant le jouer, que s’accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses.

Cléante, à Angélique

Y consentez-vous ?

Angélique

Oui, puisque mon oncle nous conduit.

LE MALADE IMAGINAIRE – MOLIÈRE > TROISIÈME INTERMÈDE

Troisième intermède

C’est une cérémonie…

C’est une cérémonie burlesque d’un homme qu’on fait médecin en récit, chant, et danse.

Entrée de ballet

Plusieurs tapissiers viennent préparer la salle et placer les bancs en cadence ; ensuite de quoi toute l’assemblée (composée de huit porte-seringues, six apothicaires, vingt-deux docteurs, celui qui se fait recevoir médecin, huit chirurgiens dansants, et deux chantants) entre, et prend ses places, selon les rangs.

Praeses

Sçavantissimi doctores,

Medicinae professores,

Qui hic assemblati estis,

Et vos, altri Messiores,

Sententiarum Facultatis

Fideles executores,

Chirurgiani et apothicari,

Atque tota compania aussi,

Salus, honor, et argentum,

Atque bonum appetitum.

Non possum, docti Confreri,

En moi satis admirari

Qualis bona inventio

Est medici professio,

Quam hella chosa est, et bene trovata, Medicina illa benedicta,

Quae suo nomine solo,

Surprenanti miraculo,

Depuis si longo tempore,

Facit à gogo vivere

Tant de gens omni genere.

Per totam terram videmus

Grandam vogam ubi sumus,

Et quod grandes et petiti

Sunt de nobis infatuti.

Totus mundus, currens ad nostros remedios,

Nos regardat sicut Deos ;

Et nostris ordonnanciis

Principes et reges soumissos videtis.

Donque il est nostrae sapientiae,

Boni sensus atque prudentiae,

De fortement travaillare

A nos bene conservare

In tali credito, voga, et honore,

Et prandere gardam à non recevere

In nostro docto corpore

Quam personas capabiles,

Et totas dignas ramplire

Has plaças honorabiles.

C’est pour cela que nunc convocati estis :

Et credo quod trovabitis

Dignam matieram medici

In sçavanti homine que voici, Lequel, in choisis omnibus,

Dono ad interrogandum,

Et à fond examinandum

Vostris capacitatibus.

Primus Doctor

Si mihi licenciam dat Dominus Praeses,

Et tanti docti Doctores,

Et assistantes illustres,

Très sçavanti Bacheliero,

Quem estimo et honoro,

Domandabo causam et rationem quare

Opium facit dormire.

Bachelierus

Mihi a docto Doctore

Domandatur causam et rationem quare

Opium facit dormire :

A quoi respondeo,

Quia est in eo

Virtus dormitiva,

Cujus est natura

Sensus assoupire.

Chorus

Bene, bene, bene, bene respondere :

Dignus, dignus est entrare

In nostro docto corpore.

Secundus Doctor

Cum permissione Domini Praesidis,

Doctissimae Facultatis,

Et totius his nostris actis Companiae assistantis,

Domandabo tibi, docte Bacheliere,

Quae sunt remedia

Quae in maladia

Ditte hydropisia

Convenit facere.

Bachelierus

Clysterium donare,

Postea seignare,

Ensuitta purgare.

Chorus

Bene, bene, bene, bene respondere.

Dignus, dignus est entrare

In nostro docto corpore.

Tertius Doctor

Si bonum semblatur Domino Praesidi,

Doctissimae Facultati,

Et companiae praesenti,

Domandabo tibi, docte Bacheliere,

Quae remedia eticis,

Pulmonicis, atque asmaticis,

Trovas à propos facere.

Bachelierus

Clysterium donare,

Postea seignare,

Ensuitta purgare.

Chorus

Bene, bene, bene, bene respondere : Dignus, dignus est entrare

In nostro docto corpore.

Quartus Doctor

Super illas maladias

Doctus Bachelierus dixit maravillas

Mais si non ennuyo Dominum Praesidem,

Doctissimam Facultatem,

Et totam honorabilem

Companiam ecoutantem,

Faciam illi unam quaestionem.

De hiero maladus unus

Tombavit in meas manus :

Habet grandam fievram cum redoublamentis,

Grandam dolorem capitis,

Et grandum malum au costé,

Cum granda difficultate

Et poena de respirare :

Veillas mihi dire,

Docte Bacheliere,

Quid illi facere ?

Bachelierus

Clysterium donare,

Postea seignare,

Ensuitta purgare.

Quintus Doctor

Mais si maladia

Opiniatria

Non vult se garire,

Quid illi facere ?

Bachelierus

Clysterium donare,

Postea seignare,

Ensuitta purgare.

Chorus

Bene, bene, bene, bene respondere :

Dignus, dignus est entrare

In nostro docto corpore.

Praeses

Juras gardare statuta

Per Facultatem praescripta

Cum sensu et jugeamento ?

Bachelierus

Juro.

Praeses

Essere, in omnibus,

Consultationibus,

Ancieni aviso,

Aut bono,

Aut mauvaiso ?

Bachelierus

Juro.

Praeses

De non jamais te servire

De remediis aucunis

Quam de ceux seulement doctae Facultatis,

Maladus dust-il crevare,

Et mori de suo malo ?

Bachelierus

Juro.

Praeses

Ego, cum isto boneto

Venerabili et docto,

Dono tibi et concedo

Virtutem et puissanciam

Medicandi,

Purgandi,

Seignandi,

Perçandi,

Taillandi,

Coupandi.

Et occidendi

Impune per totam terram.

Entrée de Ballet

Tous les Chirurgiens et Apothicaires viennent lui faire la révérence en cadence.

Bachelierus

Grandes doctores doctrinae

De la rhubarbe et du séné,

Ce seroit sans douta à moi chosa folla,

Inepta et ridicula,

Si j’alloibam m’engageare

Vobis louangeas donare,

Et entreprenoibam adjoutare

Des lumieras au soleillo,

Et des étoilas au cielo, Des ondas à l’Oceano,

Et des rosas au printanno.

Agreate qu’avec uno moto,

Pro toto remercimento,

Rendam gratiam corpori tam docto.

Vobis, vobis debeo

Bien plus qu’à naturae et qu’à patri meo :

Natura et pater meus

Hominem me habent factum ;

Mais vos me, ce qui est bien plus,

Avetis factum medicum,

Honor, favor, et gratia

Qui, in hoc corde que voilà,

Imprimant ressentimenta

Qui dureront in secula.

Chorus

Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,

Novus Doctor, qui tam bene parlat !

Mille, mille annis et manget et bibat,

Et seignet et tuat !

Entrée de Ballet

Tous les Chirurgiens et les Apothicaires dansent au son des instruments et des voix, et des battements de

mains, et des mortiers d’apothicaires.

Chirurgus

Puisse-t-il voir doctas

Suas ordonnancias

Omnium chirurgorum Et apothiquarum

Remplire boutiquas !

Chorus

Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat

Novus Doctor, qui tam bene parlat !

Mille, mille annis et manget et bibat,

Et seignet et tuat !

Chirurgus

Puissent toti anni

Lui essere boni

Et favorabiles,

Et n’habere jamais

Quam pestas, verolas,

Fievras, pluresias,

Fluxus de sang, et dyssenterias !

Chorus

Viva, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat

Novus Doctor, qui tam bene parlat !

Mille, mille annis et manget et bibat,

Et seignet et tuat !

Dernière entrée de Ballet

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