LE MEURTRE DE ROGER ACKROYD AGATHA CHRISTIE

— C’est un sage, gloussa le colonel, il ne se compromet pas. Mais quand même, ces détectives étrangers sont vraiment forts. Ils doivent en connaître des ficelles !

— Pong, annonça miss Gannett, sur un ton de triomphe paisible. Et Mah-Jong.

L’atmosphère se tendit. Et le dépit de voir miss Gannett faire Mah-Jong pour la troisième fois poussa Caroline à déclarer, pendant que nous construisions un nouveau mur :

— Tu es assommant, James ! Tu restes là, comme une borne, sans rien dire !

— Mais, ma chère, c’est que je n’ai vraiment rien à dire. En tout cas pas sur le sujet qui t’intéresse.

— Ridicule ! répliqua ma sœur en rangeant ses tuiles. Tu sais certainement quelque chose d’intéressant.

Sur le moment, je ne répondis rien : la surprise et la joie me montaient à la tête. J’avais lu qu’il existait une main servie : Tïn-Ho, le Mah-Jong d’entrée de jeu, également appelée je crois « le favori de la fortune ». Je n’avais jamais espéré l’avoir. J’eus le triomphe modeste et étalai mes tuiles, faces visibles, en annonçant :

— Tïn-Ho ! Le favori de la fortune, comme on dit au club de Shanghai.

Les yeux du colonel faillirent lui sortir de la tête.

— Juste ciel ! Quel coup fantastique, je n’avais jamais vu ça.

Ce fut alors que, piqué par le persiflage de Caroline et enhardi par mon succès, je crus bon d’ajouter :

— En fait de détails intéressants, que penseriez-vous d’une alliance en or, portant une initiale gravée à l’intérieur : le R ?

Je ne décrirai pas la scène qui s’ensuivit. Je dus préciser le lieu de la découverte et la date gravée sur l’anneau.

— Le 13 mars, commenta Caroline. Il y a tout juste six mois. Ah !

Suivit un véritable tourbillon de suggestions et suppositions audacieuses, d’où émergèrent les trois théories suivantes :

— Celle du colonel Carter : Ralph avait secrètement épousé Flora. La solution la plus évidente et la plus simple.

— Celle de miss Gannett : Roger Ackroyd avait secrètement épousé Mrs Ferrars.

— Celle de ma sœur : Roger Ackroyd avait épousé sa gouvernante, miss Russell.

Une quatrième proposition, de loin la plus audacieuse, me fut soumise un peu plus tard par Caroline tandis que nous montions nous coucher.

— Retiens bien ceci, déclara-t-elle tout à coup. Je ne serais pas du tout étonnée d’apprendre que Geoffrey Raymond et Flora sont mariés.

— Mais si c’était le cas, l’initiale serait G et non R.

— Va savoir ! Certaines jeunes filles appellent leurs amis par leur nom de famille. Et tu as entendu ce qu’a dit miss Gannett ce soir sur la conduite de Flora.

Pour être franc, je n’avais rien entendu de désobligeant sur ce sujet de la part de cette demoiselle, mais je m’inclinai devant cette science innée des allusions.

— Et que fais-tu d’Hector Blunt ? insinuai-je. S’il y a quelqu’un…

— Absurde, trancha Caroline. Il admire Flora, je te l’accorde, il est même possible qu’il en soit amoureux, mais tu peux me croire. Aucune fille n’ira s’éprendre d’un homme assez âgé pour être son père quand un charmant secrétaire rôde dans les parages. Et si elle a encouragé le major Blunt, ce n’était qu’une feinte : les filles sont tellement fines mouches ! Mais il y a une chose que je peux t’affirmer, James Sheppard : Flora Ackroyd se soucie comme d’une guigne de Ralph Paton, et ne s’en est jamais souciée. Mets-toi bien ça dans la tête.

Docilement, je me mis cela dans la tête.

17

Parker

Le lendemain matin, l’idée me vint que, grisé par les faveurs de la fortune, j’avais pu commettre une indiscrétion. Certes, Poirot ne m’avait pas demandé de garder le secret sur la découverte de la bague. Mais d’autre part, il n’en avait pas soufflé mot au cours de notre visite à Fernly, et j’étais probablement la seule personne qui fût au courant de sa trouvaille. Je me sentais vraiment coupable. La nouvelle devait être en train de se propager à une rapidité fulgurante, et je m’attendais à tout moment à une mercuriale de Poirot.

Les funérailles de Mrs Ferrars et de Roger Ackroyd devaient avoir lieu à 11 heures, en un seul et même service funèbre. Ce fut une cérémonie émouvante. L’entière maisonnée de Fernly était là. Hercule Poirot aussi. Quand tout fut terminé, il me prit par le bras et m’invita à le raccompagner aux Mélèzes. Je lui trouvai l’air sévère et craignis que mon indiscrétion de la veille ne lui soit revenue aux oreilles. Mais il apparut bientôt que ses préoccupations étaient de nature tout à fait différente.

— Voyez-vous, commença-t-il, il nous faut agir, et j’aurai besoin de votre aide. Je me propose de questionner un témoin. Nous lui ferons subir un véritable interrogatoire. Et il aura tellement peur qu’il sera forcé de nous dire la vérité.

J’en restai tout pantois.

— Mais de quel témoin parlez-vous ?

— De Parker ! annonça Poirot. Je lui ai demandé d’être chez moi à midi. Il devrait déjà nous attendre.

Je lui jetai un regard de côté.

— Qu’avez-vous au juste en tête ?

— Je ne sais qu’une chose : je ne suis pas satisfait.

— Vous croyez qu’il pourrait être notre maître chanteur ?

— Possible, ou alors…

— Eh bien ? le pressai-je, comme le silence se prolongeait.

— Mon ami, je ne vous dirai qu’une chose : j’espère que c’est bien lui.

La gravité de son attitude, que nuançait un je ne sais quoi d’indéfinissable, me réduisit au silence.

En arrivant aux Mélèzes, nous fûmes informés que Parker nous attendait. Il se leva respectueusement à notre entrée.

— Bonjour, Parker, dit Poirot d’un ton affable. Veuillez m’accorder un instant, je vous prie.

Il se défit de son pardessus et de ses gants, et Parker se précipita pour l’aider.

— Que Monsieur me permette…

Sous le regard approbateur de Poirot, le maître d’hôtel déposa soigneusement les vêtements sur une chaise, près de la porte.

— Merci, mon bon Parker. Asseyez-vous, je vous prie, ce que j’ai à vous dire risque de prendre un certain temps.

Parker s’exécuta, courbant l’échine en manière d’excuse.

— À votre avis, pourquoi vous ai-je prié de venir ici ce matin ?

Le maître d’hôtel toussota.

— J’ai cru comprendre que Monsieur souhaitait me poser… disons discrètement, quelques questions sur mon défunt maître.

— Précisément, s’égaya Poirot. Avez-vous beaucoup d’expérience en matière de chantage ?

Le maître d’hôtel bondit sur ses pieds.

— Monsieur !

— Allons, du calme, dit Poirot d’un ton placide. Ne prenez pas ces airs d’honnête homme offensé. Vous n’êtes pas un novice dans ce domaine, si je ne me trompe ?

— Monsieur, je n’ai jamais été… jamais été…

— Insulté de la sorte ? suggéra Poirot. Alors, mon excellent Parker, pourquoi teniez-vous tellement à écouter à la porte du cabinet de travail de Mr Ackroyd, l’autre soir, après avoir surpris par hasard le mot « chantage ».

— Je ne… je n’ai pas…

— Qui était votre précédent maître ? fit brutalement Poirot.

— Mon… mon précédent maître ?

— Oui. Celui chez qui vous serviez avant d’entrer chez Mr Ackroyd.

— Le major Ellerby, monsieur…

Poirot devait lui arracher les mots de la bouche.

— Exact, le major Ellerby. Et le major Ellerby s’adonnait aux stupéfiants, non ? Vous avez voyagé avec lui. Il se trouvait aux Bermudes au moment où un homme a été tué, ce qui lui a causé quelques problèmes. Il a été reconnu partiellement responsable. On a étouffé l’affaire mais vous, vous saviez. Combien le major Ellerby a-t-il payé votre silence ?

Silence de Parker. Il flageolait, anéanti, joues tremblotantes.

— Moi aussi je sais me renseigner, plaisanta Poirot. Et je suis sûr de ce que j’avance. Vous avez extorqué de jolies sommes au major Ellerby, et il a payé jusqu’à sa mort. Maintenant, parlez-nous un peu de vos derniers exploits.

Le regard fixe, Parker continuait à se taire.

— Inutile de nier. Hercule Poirot sait. C’est bien ainsi que tout s’est passé avec le major Ellerby, n’est-ce pas ?

De mauvaise grâce, et comme s’il obéissait à une autre volonté que la sienne, Parker hocha la tête. Son visage avait pris une couleur cendreuse. Il gémit :

— Mais je n’ai pas touché à un seul cheveu de la tête de Mr Ackroyd, je le jure devant Dieu, monsieur. J’ai toujours redouté qu’il découvre la vérité sur… sur tout ça. Et je vous assure que je ne… je ne l’ai pas tué.

Sa voix avait grimpé dans les aigus. Il criait presque.

— Je suis tenté de vous croire, mon ami, vous n’en auriez pas eu le courage. Mais il me faut la vérité.

— Je vais tout vous dire, monsieur. Tout ce que vous voulez savoir. C’est vrai que j’ai essayé d’écouter à la porte, ce soir-là. J’avais surpris quelques mots qui m’avaient rendu curieux. Et il y avait aussi le fait que Mr Ackroyd s’était enfermé avec le docteur après avoir dit qu’il ne voulait pas être dérangé. Ce que j’ai raconté à la police est la vérité du bon Dieu, monsieur. J’avais surpris le mot chantage, et…

Parker s’interrompit tout net.

— Et vous avez pensé qu’il y avait là matière à profit ? suggéra suavement Poirot.

— Eh bien… heu… en fait, oui, monsieur. Je me suis dit que si l’on faisait chanter Mr Ackroyd, je pourrais avoir moi aussi ma part du gâteau.

Une expression des plus étranges passa dans le regard de Poirot. Il se pencha en avant.

— Jusqu’à ce soir-là, aviez-vous jamais eu la moindre raison de supposer que Mr Ackroyd subissait un chantage ?

— Jamais, monsieur. Ce fut une grande surprise pour moi. Un gentleman si régulier dans ses habitudes !

— Et qu’avez-vous réussi à découvrir ?

— Pas grand-chose, monsieur. À croire qu’il y avait un sort contre moi. D’abord, j’avais mon service à faire à l’office. Et quand j’ai trouvé l’occasion, une fois ou deux, de me faufiler jusqu’au cabinet de travail, cela ne m’a servi à rien. La première fois, le Dr Sheppard a failli me bousculer en sortant, et la deuxième, Mr Raymond m’a dépassé dans le grand hall en allant vers le cabinet de travail. Ce n’était plus la peine que j’y retourne. Et quand je suis arrivé avec le plateau, miss Flora m’a dit de me retirer.

Poirot dévisagea longuement Parker, comme pour juger de sa sincérité. Le maître d’hôtel soutint fermement son regard.

— J’espère que Monsieur me croit. Depuis le début, j’ai peur que la police n’aille déterrer cette vieille histoire du major Ellerby et me soupçonne à cause de cela.

— Eh bien, dit finalement Poirot, je suis tout prêt à vous croire, mais j’ai encore une chose à vous demander. Je voudrais voir votre livret de relevés bancaires. Vous en avez bien un, je suppose ?

— Oui, monsieur, et je l’ai justement sur moi.

Sans le moindre signe de gêne, Parker tira de sa poche un mince carnet vert. Poirot s’en empara et le parcourut attentivement.

— Ah ! Je vois que vous avez acheté pour cinq cents livres de bons du Trésor, cette année.

— En effet, monsieur. J’ai déjà plus de mille livres d’économies, grâce à mes… hum !… mes relations avec mon ancien maître, le major Ellerby. J’ai aussi eu pas mal de chance aux courses, cette année. Oui, beaucoup de chance. Si Monsieur se rappelle, c’est un outsider qui a gagné le Jubilé. Et j’avais été assez heureux pour miser vingt livres sur lui.

Poirot lui rendit le livret.

— Alors, bonne journée, mon ami. Je crois que vous m’avez dit la vérité. Sinon… tant pis pour vous.

Quand Parker eut pris congé, Poirot remit son pardessus.

— Vous comptez ressortir ? m’étonnai-je.

— Oui. Nous allons rendre une petite visite à ce bon Mr Hammond.

— Vous croyez à l’histoire de Parker ?

— Elle me paraît plausible. Il semble évident – à moins qu’il ne soit un excellent acteur – que pour lui c’était Mr Ackroyd la victime du chantage. Il le croyait dur comme fer. Donc il ignorait tout des problèmes de Mrs Ferrars.

— Mais dans ce cas, qui…

— Précisément ! s’exclama Poirot. Qui ? Notre visite à Mr Hammond nous éclairera sur un point. Ou Parker n’a pas trempé dans cette affaire, ou alors…

— Ou alors ?

— Décidément, je prends la mauvaise habitude de laisser mes phrases en suspens, ce matin, dit mon ami comme pour s’excuser. Veuillez me le pardonner.

— Au fait, annonçai-je d’un ton penaud, j’ai un aveu à vous faire. J’ai, par inadvertance, laissé échapper quelques mots au sujet de la bague.

— Quelle bague ?

— Celle que vous avez trouvée dans le bassin.

— Ah oui ! fit Poirot en souriant jusqu’aux oreilles.

— Quelle légèreté de ma part ! Vous n’êtes pas fâché, au moins ?

— Pas du tout, mon bon ami, pas du tout. Je ne vous avais pas recommandé le silence, vous étiez libre de divulguer la nouvelle. A-t-elle intéressé votre sœur ?

— Énormément, elle a fait sensation. Toutes sortes de théories circulent à ce sujet.

— Ah oui ? C’est pourtant si simple. L’explication saute aux yeux, n’est-ce pas ?

— Vraiment ? demandai-je sur un ton plutôt sec.

Poirot se mit à rire.

— Le sage évite de se compromettre, ne dit-on pas ? Mais nous voici arrivés.

L’avoué était dans son cabinet, où nous fûmes introduits sans délai. Il se leva et nous souhaita la bienvenue en quelques mots secs et précis, à sa manière habituelle. Poirot en vint directement au fait.

— Monsieur, je désire de vous certaines informations, si vous voulez être assez bon pour me les communiquer. Vous étiez bien l’homme de loi de feue Mrs Ferrars, de King’s Paddock ?

J’eus le temps de remarquer un bref éclair de surprise dans les yeux de l’avoué, puis il reprit son masque de neutralité professionnelle.

— En effet. Tous ses intérêts étaient entre mes mains.

— Parfait. Et maintenant, avant de vous demander quoi que ce soit, je souhaite que vous entendiez le Dr Sheppard. Vous ne voyez aucune objection à raconter votre entretien de vendredi soir avec Mr Ackroyd, n’est-ce pas, mon ami ?

— Pas la moindre, affirmai-je.

Et j’entamai aussitôt le compte rendu de cette étrange soirée. Hammond m’écouta avec une extrême attention.

— Voilà, dis-je enfin, c’est tout.

— Un chantage… commenta l’avoué, pensif.

— Cela vous étonne ? demanda Poirot.

Hammond ôta son pince-nez et le frotta avec son mouchoir.

— Non, pas vraiment. Il y a déjà un certain temps que je soupçonnais quelque chose de ce genre.

— Ce qui nous amène à l’information que j’attends de vous, déclara Poirot. Si quelqu’un peut nous donner une idée de la somme extorquée à Mrs Ferrars, c’est bien vous, monsieur.

— Je ne vois aucune raison de ne pas vous le révéler, dit l’avoué après quelques instants de réflexion. Au cours de l’année écoulée, Mrs Ferrars a vendu divers titres et valeurs, et encaissé l’argent sans le réinvestir. Comme elle avait d’importants revenus et vivait très modestement depuis la mort de son mari, on peut affirmer que ces sommes étaient destinées à des dépenses sortant de l’ordinaire. J’ai risqué une fois une allusion à ce sujet, et elle m’a répondu qu’elle avait dû prendre à sa charge certains parents pauvres de son mari. Naturellement, je n’ai pas insisté. J’ai cru, en tout cas jusqu’ici, qu’il s’agissait d’une femme ayant des droits sur Ashley Ferrars. Je n’aurais jamais pensé que Mrs Ferrars avait besoin de pareilles sommes pour elle-même.

— Quelles sommes ? voulut savoir Poirot.

— En tout ? Voyons… environ vingt mille livres.

— Vingt mille livres ! m’exclamai-je. En une année !

— Mrs Ferrars était extrêmement riche, observa sèchement Poirot. Et la peine encourue pour meurtre n’est pas des plus agréables.

— Puis-je vous être encore utile en quoi que ce soit ? s’enquit Mr Hammond.

— Non, je vous remercie, conclut Poirot en se levant. Veuillez m’excuser de vous avoir perturbé.

— Mais pas du tout, pas du tout.

— Le mot « perturbé » n’était pas tout à fait approprié, dis-je à Poirot quand nous nous retrouvâmes dehors. Il ne s’applique qu’au désordre mental.

— Ah ! s’écria mon compagnon, je ne maîtriserai jamais l’anglais. Curieux langage.

— Le mot que vous aviez en tête est « dérangé ».

— Merci, mon ami. Quel souci du terme exact ! Et maintenant, qu’allons-nous faire de Parker ? Avec vingt mille livres en banque, serait-il resté maître d’hôtel ? Je ne pense pas. Bien entendu, il est possible qu’il ait placé cet argent sous un autre nom, mais j’ai tendance à croire qu’il a dit la vérité. C’est un gredin, mais un gredin sans envergure. Il ne voit pas grand. Ce qui nous laisse donc deux possibilités. Raymond… ou le major Blunt.

— Raymond, certainement pas ! Il était très endetté et ces cinq cents livres sont arrivées à point nommé.

— C’est en effet ce qu’il prétend.

— Et quant à Hector Blunt…

— Laissez-moi vous dire quelque chose à propos de ce brave major Blunt, coupa Poirot. C’est mon métier d’enquêter, j’enquête. Eh bien, ce fameux legs dont il nous a parlé, j’ai découvert qu’il se montait à près de vingt mille livres. Que pensez-vous de cela ?

J’en restai quelques instants sans voix.

— C’est impossible, finis-je par dire. Un homme aussi connu qu’Hector Blunt !

— Et alors ? Lui, au moins, c’est un homme d’envergure. J’avoue que je le vois mal en maître chanteur, mais il reste une éventualité qui vous a totalement échappé.

— Et laquelle ?

— Le feu, mon ami. Ackroyd lui-même a très bien pu brûler le tout, lettre et enveloppe bleue, après votre départ.

— Cela me semble peu probable, dis-je lentement, et pourtant… non, ce n’est pas impossible. Il aurait pu changer d’avis.

Nous arrivions devant chez moi et, sous l’impulsion du moment, j’invitai Poirot à partager notre repas, à la fortune du pot. Je croyais plaire à Caroline, mais les femmes sont décidément difficiles à contenter. Il se trouva que nous avions des côtelettes pour déjeuner, et le personnel des tripes aux oignons. Et servir deux côtelettes à trois convives risque de créer une situation délicate.

Mais Caroline a toujours su retomber sur ses pieds. Avec une admirable mauvaise foi, elle expliqua à Poirot que, bien que James la taquinât sur ce point, elle suivait un régime végétarien. Elle s’étendit complaisamment sur les délices des grillades de noix (auxquelles, j’en jurerais, elle n’a jamais goûté), et se régala ostensiblement d’un Welsh rarebit, assaisonné de remarques sur les dangers de l’alimentation carnée. Puis, lorsque nous nous installâmes pour fumer devant la cheminée, elle attaqua Poirot sans y aller par quatre chemins.

— Vous n’avez pas encore retrouvé Ralph Paton ?

— Et où pourrais-je bien le trouver, mademoiselle ?

— Eh bien, fit Caroline sur un ton lourd de sens, je ne sais pas, moi… à Cranchester, peut-être ?

Poirot parut tomber des nues.

— À Cranchester ? Mais pourquoi Cranchester ?

Je pris un malin plaisir à le mettre au fait :

— Il se trouve qu’un des nombreux membres de notre service de renseignements vous a aperçu hier sur la route de Cranchester, en voiture.

La surprise de Poirot fit place à un franc éclat de rire :

— Ah, c’est donc ça ! Une simple visite chez le dentiste, rien de plus. Une rage de dent, voyez-vous. Je l’ai fait arracher, elle ne me tracassera donc plus.

Déconfiture de Caroline. Elle me fit penser à un ballon piqué par une épingle. Nous en revînmes à Ralph Paton et j’affirmai une fois de plus :

— C’est un faible, peut-être. Mais il a un bon fond.

— Ah ! s’exclama Poirot, mais jusqu’où peut aller la faiblesse ?

— Très juste, opina Caroline. Tenez, James, par exemple. Il n’y a pas plus faible que lui. Heureusement que je suis là !

— Ma chère Caroline, protestai-je avec humeur, es-tu vraiment obligée de donner des exemples personnels ?

— Mais tu es faible, James, insista Caroline sans s’émouvoir. J’ai huit ans de plus que toi et… – Oh ! cela ne me gêne pas que M. Poirot le sache…

— Je ne m’en serais jamais douté, mademoiselle, dit le Belge en s’inclinant galamment.

— … Huit ans de plus que toi, et je me suis toujours fait un devoir de veiller sur toi. Avec une mauvaise éducation, Dieu sait ce que tu aurais déjà commis comme sottises.

Je levai les yeux au plafond et soufflai quelques ronds de fumée.

— J’aurais peut-être épousé une belle aventurière, qui sait ?

— Une aventurière ! ricana Caroline. Parlons-en…

Elle laissa sa phrase en suspens, ce qui piqua ma curiosité.

— Eh bien ? Que veux-tu dire ?

— Rien. Mais je pense qu’il n’est pas nécessaire de faire cent kilomètres pour en trouver une, d’aventurière !

Sur ce, Caroline se tourna brusquement vers Poirot :

— James soutient que, pour vous, c’est un habitant de la maison qui a commis le crime. Tout ce que je puis vous dire c’est que vous vous trompez.

— J’aimerais mieux que ce ne soit pas le cas. N’est-ce pas mon métier d’avoir raison ?

Ignorant cette remarque, Caroline s’entêta :

— À travers James et tous les autres, j’ai réussi à me forger une opinion précise des faits. Et, à ma connaissance, seules deux personnes de la maison auraient eu une chance de commettre le crime : Ralph Paton et Flora Ackroyd.

— Ma chère Caroline…

— Non, James, ne m’interromps pas, je sais de quoi je parle. Parker a rencontré Flora devant la porte, non ? Il n’a pas entendu son oncle lui dire bonsoir. Elle pouvait très bien l’avoir déjà tué.

— Caroline !

— Je ne dis pas qu’elle l’a tué, James. Je dis qu’elle aurait pu le faire. En fait, bien que Flora soit, comme toutes les filles d’aujourd’hui, persuadée de tout savoir mieux que tout le monde et sans le moindre respect pour leurs aînés, je la crois incapable de tuer ne serait-ce qu’un poulet. Mais les faits demeurent. Mr Raymond et le major Blunt ont des alibis, Mrs Ackroyd a un alibi. Même cette Russell semble en avoir un, et c’est tant mieux pour elle. Alors, qui reste-t-il ? Flora et Ralph, simplement. Et tu pourras dire ce que tu veux, je ne croirai jamais que Ralph soit un meurtrier. Un garçon que nous avons vu grandir !

Poirot demeura un long moment silencieux, contemplant les volutes de fumée qui montaient de sa cigarette. Quand il se décida à parler, ce fut d’une voix douce et lointaine qui nous laissa une impression curieuse. Cela ne lui ressemblait pas du tout.

— Imaginons un homme, un homme tout à fait comme les autres, qui n’a jamais été effleuré par la moindre pensée de meurtre. Il y a en lui une trace de faiblesse, profondément enfouie ; qui n’a jamais eu l’occasion de se manifester. Peut-être ne l’aura-t-elle jamais, et notre homme finira sa vie honoré et respecté de tous. Mais supposons qu’un incident se produise, un problème d’argent par exemple, ou moins encore. Il peut, par accident, surprendre un secret qu’il serait de son devoir de révéler, celui d’un crime, disons. Son premier mouvement sera d’agir en honnête citoyen, et de parler. Et c’est là que cette trace de faiblesse se révèle, voyez-vous. Il entrevoit une chance d’obtenir de l’argent sans effort. Beaucoup d’argent. Il veut cet argent, il le convoite… et ce serait si facile. Il n’a rien à faire pour cela, sinon se taire. Le premier pas est fait. Puis son appétit grandit. Il lui faut sans cesse plus d’argent, encore plus ! Il éprouve un véritable vertige devant la mine d’or qui s’est ouverte à ses pieds. Il devient gourmand, et son avidité le perd. On peut faire indéfiniment pression sur un homme, pas sur une femme. Car les femmes gardent au cœur un grand désir de vérité. Combien d’époux infidèles emportent tranquillement leur secret dans la tombe ! Mais combien de femmes infidèles ruinent leurs vies en avouant tout à ces hommes-là, leur jetant la vérité à la figure ? Le poids était trop lourd. Dans un moment d’insouciance téméraire – qu’elles regretteront après coup, bien entendu –, elles oublient toute prudence et proclament la vérité. Ce qui, sur le moment, leur procure une immense satisfaction. Je pense que, dans notre affaire, les choses ont dû se passer ainsi, n’est-ce pas ? La tension est devenue trop forte pour la victime, et ce fut, comme dit le proverbe, la fin de la poule aux œufs d’or. Mais pas la fin de l’histoire. L’homme dont nous parlons a peur d’être découvert. Ce n’est plus le même homme que… que seulement un an plus tôt, peut-être. Son sens moral s’est émoussé, c’est bien le mot ? Il est désespéré, prêt à tout, car s’il est découvert, il est perdu. Et alors… le poignard frappe.

Poirot laissa s’installer un silence, et ce fut comme s’il nous tenait sous un charme. Tout s’était figé dans la pièce et je n’essaierai pas de décrire l’impression qu’avaient produite sur nous ses paroles. Il y avait quelque chose d’impitoyable dans son analyse, et sa puissance de perception nous frappait de crainte, ma sœur et moi.

— Et puis, reprit-il doucement, le danger passé, l’homme redevient lui-même, normal et bon. Mais si à nouveau le besoin s’en fait sentir, alors il frappera encore.

Caroline se reprit enfin.

— Vous parlez de Ralph Paton, et peut-être avez-vous raison, peut-être pas. Mais vous n’avez pas le droit de condamner un homme sans l’entendre.

La sonnerie aiguë du téléphone retentit. Je passai dans le vestibule et décrochai le combiné.

— Pardon ? Oui, c’est le Dr Sheppard à l’appareil.

J’écoutai pendant un instant, répondis brièvement et reposai le récepteur. Puis je revins dans le salon.

— Poirot, annonçai-je, on a arrêté un homme à Liverpool, un certain Charles Kent. Ce serait l’inconnu qui s’est rendu à Fernly le soir du meurtre. On me demande d’aller immédiatement à Liverpool pour l’identifier.

18

Charles Kent

Une demi-heure plus tard le train nous emmenait vers Liverpool, l’inspecteur Raglan, Poirot et moi. L’inspecteur ne tenait plus en place.

— Enfin, nous allons y voir clair dans cette histoire de chantage ! jubila-t-il. Ce sera toujours ça ! Une vraie tête brûlée, notre client, d’après ce qu’on m’a dit au téléphone. Et un drogué par-dessus le marché. Ça ne devrait pas être trop difficile de le faire parler. Si seulement il avait un mobile, même insignifiant ! Il y a gros à parier qu’il est coupable, mais dans ce cas, pourquoi le jeune Paton ne se montre-t-il pas ? Décidément, cette affaire est un vrai casse-tête. Au fait, monsieur Poirot, vous aviez raison pour les empreintes, ce sont bien celles de Mr Ackroyd. Je l’avais envisagé, mais cela me semblait tellement incroyable…

Ces efforts pour sauver la face m’arrachèrent un sourire.

— Et cet homme, s’enquit Poirot, vous l’avez arrêté ?

— Mis en détention provisoire, simplement.

— Et que dit-il pour sa défense ?

— Pas grand-chose, à part des injures en veux-tu en voilà. Il est malin, notre oiseau ! Il se méfie.

L’accueil enthousiaste que reçut Poirot à Liverpool ne laissa pas de me surprendre. Le commissaire Hayes, qui nous souhaita la bienvenue, avait jadis travaillé avec lui et s’était fait une opinion manifestement bien trop flatteuse de ses capacités.

— Maintenant que M. Poirot est là, l’affaire ne va plus traîner ! s’exclama-t-il avec chaleur. Mais je croyais que vous aviez pris votre retraite, monsieur ?

— C’est exact, mon cher Hayes, c’est exact. Mais la retraite est si ennuyeuse et d’une telle monotonie, vous n’imaginez pas ce que cela représente !

— Oh, que si ! Alors, vous êtes venu jeter un coup d’œil sur notre prise ? Et Monsieur doit être le Dr Sheppard… Croyez-vous pouvoir identifier notre homme, monsieur ?

— Je n’en suis pas très sûr, répondis-je avec prudence.

— Et comment avez-vous mis la main dessus ? s’enquit Poirot.

— Nous avions diffusé son signalement, dans la presse et dans nos services. Il était un peu sommaire, mais le suspect a un accent américain et ne se cache pas d’être allé du côté de King’s Abbot ce soir-là. Il ne nous envoie pas dire que ce n’est pas notre affaire et qu’il aimerait mieux être pendu que de répondre à nos questions.

— Serait-il possible de le voir ?

Le commissaire eut un clin d’œil entendu.

— Nous sommes heureux de vous avoir à nos côtés, monsieur, et vous avez carte blanche. L’inspecteur Japp, de Scotland Yard, demandait justement de vos nouvelles, l’autre jour. Il paraît que vous vous occupez officieusement de cette affaire. Puis-je savoir où se cache le capitaine Paton, monsieur ?

— Je crains que ce ne soit pas le moment de le révéler, répondit Poirot d’un ton pincé.

Je me mordis la lèvre pour ne pas sourire : le petit homme s’en tirait vraiment très bien. Il fallut ensuite accomplir quelques formalités et nous fûmes introduits auprès du prisonnier.

L’homme était jeune, dans les vingt-deux ou vingt-trois ans, grand et mince. Ses mains tremblaient légèrement et l’on devinait qu’il avait dû posséder une grande force physique même s’il n’en restait pas grand-chose. Des cheveux bruns, des yeux bleus, un regard vacillant qui fuyait le vôtre… non, décidément, je m’étais trompé en croyant qu’il me rappelait quelqu’un. Il n’en était rien. Le commissaire l’apostropha :

— Allons, Kent, levez-vous. Ces messieurs sont venus pour vous voir. Reconnaissez-vous l’un d’entre eux ?

Kent nous jeta un coup d’œil morne mais ne répondit rien. Je vis son regard glisser sur nous trois, revenir et finalement s’arrêter sur moi.

— Alors, monsieur ? me demanda le commissaire. Qu’en dites-vous ?

— Cet homme a la même taille que celui que j’ai aperçu, la même silhouette, mais c’est à peu près tout.

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