Le Retour de Sherlock Holmes

De 1894 à 1901 inclus, M. Sherlock Holmes fut très occupé. On peut affirmer sans crainte qu’il n’y eut pas, au cours de ces huit années, une seule affaire épineuse au sujet de laquelle la police officielle ne l’ait pas consulté et il y eut en outre des centaines  d’enquêtes particulières, certaines fort compliquées et extraordinaires, dans lesquelles il tint un rôle éminent. Nombre de succès sensationnels et tout juste quelques inévitables échecs résultèrent de cette longue période de travail assidu. Comme j’ai  conservé des notes très complètes concernant chacune de ces enquêtes et que j’ai participé à quantité d’entre elles, on conçoit  que j’éprouve quelque difficulté à savoir lesquelles choisir pour en donner connaissance au public. Je resterai, néanmoins, fidèle à  ma règle habituelle, qui consiste à accorder la préférence aux affaires dont l’intérêt provient moins de la sauvagerie du crime  que de l’ingéniosité et de l’imprévu de la solution. C’est pour cette raison que je vais exposer au lecteur les faits relatifs à  Mlle Violette Smith, la cycliste solitaire de Charlington, et les suites curieuses qu’eurent nos investigations, qui s’achevèrent paru ne tragédie inattendue. Il est exact que les circonstances ne se prêtèrent pas à une démonstration frappante des dons qui ont rendu illustre mon ami Holmes, mais il n’y en eut pas moins certains points qui font que cette enquête mérite une place à part dans lamasse de documents qui retracent une longue période d’activité policière et d’où j’extrais les éléments de ces petits récits.

En me reportant à mes notes de l’année 1895, je constate que c’est le samedi 23 avril que nous avons pour la première fois,entendu parler de Mlle Violette Smith. Sa visite fut, je m’en souviens, fort mal accueillie par Holmes, alors absorbé par un problème très compliqué et hermétique qui résultait des singulières persécutions auxquelles s’était trouvé en butte le célèbre magnat du tabac, Vincent Harden. Mon ami, qui aimait par-dessus tout à penser avec précision et concentration, voyait d’un mauvais œil tout ce qui distrayait son attention du problème à l’étude. Et pourtant, à moins de déployer une rudesse qui n’était pas dans sa  nature, il était impossible de refuser d’écouter la splendide jeune femme qui, grande et gracieuse, se présenta un soir, très tard, à  Baker Street pour solliciter l’aide et les conseils de Holmes. Il était vain de lui faire ressortir que tout son temps était pris,car la jeune personne était venue avec la ferme intention de raconter son histoire et il devint vite évident que seule la force  parviendrait à l’expulser de la pièce avant qu’elle n’eût fait son  récit. Avec un air résigné et un sourire quelque peu las, Holmes  pria la jolie intruse de prendre un siège et de nous informer de ce  qui la préoccupait.

– Ce n’est toujours pas votre santé, dit-il en l’étudiant du  regard, car une cycliste aussi fervente doit déborder de dynamisme.

Elle considéra d’un air surpris ses chaussures et j’y remarquai,sur le côté de la semelle, les légères rugosités causées par le  frottement de la pédale.

– Il est vrai que je fais pas mal de bicyclette, reconnut-elle,et le fait n’est pas étranger à ma visite d’aujourd’hui.

Mon ami s’empara de la main dégantée de la jeune femme et  l’examina avec une attention aussi concentrée et avec aussi peu de  sentiment qu’un savant en apporte à l’étude d’une pièce  anatomique.

– Vous m’excuserez, j’espère. Le métier, n’est-ce pas ?dit-il en lâchant sa main. J’ai failli faire l’erreur de croire que vous faisiez de la dactylographie. Naturellement, c’est de la  musique, ça saute aux yeux. Vous remarquez, Watson, l’extrémité  spatulée des doigts, qui est commune aux deux professions ? Il y a pourtant, dans le visage, une spiritualité – il lui fit  doucement tourner la figure vers la lumière – que n’engendre pas la machine à écrire. Cette dame est musicienne.

– Oui, monsieur Holmes, j’enseigne la musique.

– A la campagne, je présume, si j’en juge par votre  teint ?

– Oui, monsieur, près de Farnham, aux confins du Surrey.

– Une région magnifique et associée à un tas de choses intéressantes. Vous vous rappelez, Watson, que c’est près de là que  nous avons pris Archie Stamford, le faussaire ? Eh bien,mademoiselle Violette, que vous est-il arrivé près de Farnham, aux  confins du Surrey ?

La jeune femme, avec beaucoup de clarté et de sang-froid, nous fit le récit curieux que voici :

– Mon père, James Smith, est mort, monsieur Holmes. Il était chef d’orchestre au vieux Théâtre Impérial. Ma mère et moi, nous  sommes, à son décès, restées sans un parent au monde, en dehors d’un oncle, Ralph Smith, qui est parti pour l’Afrique il y a  vingt-cinq ans et dont on n’a pas eu de nouvelles depuis. Quand papa mourut, nous étions très pauvres, mais un jour on nous signala  qu’une annonce dans le Times demandait où nous étions. Je vous laisse à penser combien cela nous a émues, car nous nous imaginions que quelqu’un nous léguait une fortune. Nous nous rendîmes chez l’homme de loi dont le journal donnait le nom. Là,nous rencontrâmes deux messieurs, MM. Carruthers et Woodley, qui rentraient d’un voyage en Afrique du Sud. Ils dirent que mon oncle était un ami à eux, qu’il venait de mourir pauvre quelques mois auparavant à Johannesburg et qu’il leur avait demandé, sur son lit de mort, de retrouver ses parents et de s’assurer qu’ils ne manquaient de rien. Cela nous parut bizarre que l’oncle Raiph, qui n’avait pas fait attention à nous de son vivant, prît tant à coeur de veiller sur nous une fois mort, mais M. Carruthers nous expliqua que la raison en était qu’il venait d’apprendre la mort de son frère et se considérait de ce fait comme responsable de notre sort.

– Je vous demande pardon, dit Holmes, mais quand eut lieu cette entrevue ?

– En décembre dernier. Il y a quatre mois.

– Poursuivez, je vous en prie.

– M. Woodley me fit l’effet d’un odieux individu. Il ne cessait  de me faire de l’œil. Un jeune lourdaud, au visage bouffi et à la  moustache rousse, avec les cheveux plaqués de chaque côté du front,je l’ai trouvé positivement haïssable, et j’ai tout de suite eu la  conviction que Cyril n’approuverait pas une pareille  connaissance.

– Ah ! c’est Cyril qu’il s’appelle, dit Holmes, avec un  sourire.

La jeune femme rougit puis se mit à rire.

– Oui, monsieur Holmes, Cyril Morton, ingénieur électricien, et nous espérons nous marier à la fin de l’été. Grand Dieu, commentai-je pu me mettre à parler de lui ? Ce que je voulais dire,c’est que M. Woodley était parfaitement odieux, mais que M.Carruthers, beaucoup plus âgé, était plus aimable. C’était un brun,pâle, glabre et silencieux, mais il avait de bonnes manières et un  sourire agréable. Il s’enquit de nos ressources et en apprenant que nous étions très pauvres suggéra que j’aille donner des leçons de  musique à sa fille unique, âgée de dix ans. Je lui répondis que je ne voulais pas quitter ma mère, sur quoi il proposa que je revienne  chez elle toutes les fins de semaine et m’offrit cent livres par an, ce qui était certes un salaire splendide. Je finis donc par  accepter et je m’en fus à Chiltern Grange, à une dizaine de kilomètres de Farnham. M. Carruthers était veuf, mais il avait  engagé une gouvernante, une dame âgée fort respectable, du nom de Mme Dixon, et qui administrait la maison. L’enfant était un amour et tout s’annonçait bien. M. Carruthers était très gentil, aimait la musique et nous passions tous ensemble de fort agréables soirées. Chaque samedi, je revenais à Londres chez ma mère.

« La première ombre au tableau fut l’arrivée de M. Woodley,l’homme aux moustaches rouges. Il vint pour un séjour d’une semaine et pour moi ce fut comme trois mois ! C’était un homme abominable, une brute avec tout le monde, mais avec moi quelque  chose d’infiniment pire. Il me fit une cour odieuse, se vanta de sa  fortune, dit que si je l’épousais j’aurais les plus beaux diamants  de Londres et, finalement, comme je ne voulais rien savoir, il me  saisit dans ses bras, un soir après dîner – il était d’une force  effroyable – et jura qu’il ne me lâcherait pas tant que je ne  l’aurais pas embrassé. M. Carruthers arriva, m’arracha de ses  mains, sur quoi l’autre se retourna contre son hôte, le jeta à  terre d’un coup de poing qui lui fit une coupure au visage. Comme  bien vous pensez, ce fut la fin de son séjour. M. Carruthers me  présenta ses excuses le lendemain et m’assura que je ne serais plus  exposée à pareil affront. Je n’ai pas revu M. Woodley depuis.

« J’arrive, maintenant, monsieur Holmes, au fait particulier qui  m’a amenée à venir vous demander conseil aujourd’hui. Que je vous  dise, d’abord, que, tous les samedis, je vais en bicyclette à la  gare de Farnham, où je prends le train de midi vingt-deux pour  Londres.

« On ne rencontre presque personne sur la route de Chiltern Grange et, à un endroit, elle est tout spécialement déserte, car  elle passe entre la lande de Charlington et les bois qui entourent  le manoir du même nom. On ne trouverait nulle part un tronçon de voie plus isolé et il est tout à fait rare d’y croiser ne serait-ce  qu’un chariot ou un paysan tant qu’on n’a pas atteint la  grand-route près de la colline de Crooksbury. Il y a deux semaines,je passais dans ces parages quand, en regardant par hasard derrière  moi, je vis, à quelque deux cents mètres, un monsieur entre deux  âges, avec une petite barbe courte. Il était aussi en bicyclette  et, quand je regardai de nouveau avant d’arriver à Farnham, il  avait disparu, de sorte que je cessai d’y songer. Mais vous  concevrez combien je fus surprise, monsieur Holmes, quand, en  revenant le lundi, je revis le même homme au même endroit. Mon  étonnement s’accrut encore quand l’incident se reproduisit,exactement dans les mêmes circonstances, les samedi et lundi  suivants. Il se tenait à distance, ne me molestait en aucune façon,mais, sûrement, ce n’en est pas moins très singulier. J’en parlai à  M. Carruthers, qui parut intéressé par ce que je lui disais et qui  me dit qu’il avait commandé une voiture, de sorte qu’à l’avenir je  ne passerais plus dans ces parages isolés sans un compagnon de  route.

« La voiture devait arriver cette semaine, mais, pour je ne sais  quelle raison, elle n’a pas été livrée, si bien qu’il a fallu que  j’aille en bicyclette à la gare. C’était ce matin. Vous pensez bien  que j’ai regardé quand je suis arrivée à la colline de Charlington,et, comme de juste, l’homme était là, tout comme les deux semaines  précédentes. Il restait toujours tellement loin que je ne pouvais  pas voir nettement ses traits, mais c’était sûrement quelqu’un que  je ne connaissais pas. Il portait un costume sombre et une  casquette. La seule partie de son visage que je voyais nettement,c’était sa barbe noire. Aujourd’hui, je n’avais pas peur et, très  intriguée, je résolus de voir qui c’était et ce qu’il voulait. Je  ralentis, mais il en fit autant. Alors je descendis, mais il  descendit aussi. Du coup, je lui tendis un piège. Il y a un endroit  où la route fait un coude brutal ; je pris ce tournant à toute  allure, puis m’arrêtai pour l’attendre. Je pensais qu’il allait  passer à toute vitesse et qu’il me dépasserait avant de pouvoir  s’arrêter, mais il ne se montra pas. Alors, je revins sur mes pas  et regardai de l’autre côté du tournant. On apercevait bien quinze  cents mètres de route, seulement l’homme avait disparu. Et ce qui  rend la chose plus extraordinaire encore, c’est qu’il n’y a pas une voie latérale par laquelle il aurait pu s’en aller.

Holmes se mit à rire en se frottant les mains.

– Le fait est que l’affaire présente des caractères bien  particuliers, dit-il. Combien s’est-il écoulé de temps entre le  moment où vous avez tourné le coin et celui où vous avez découvert  qu’il n’y avait plus personne sur la route ?

– Deux ou trois minutes.

– Il n’aurait donc pas pu faire la route en sens contraire. Et  vous dites qu’il n’y a pas de chemins sur le côté ?

– Aucun.

– Alors il se sera engagé dans un sentier, d’un côté ou de  l’autre.

– En tout cas, pas du côté de la lande, car je l’aurais vu.

– De sorte que, par élimination, nous arrivons au fait qu’il est  parti vers le manoir de Charlington, qui, si j’ai bien compris, se trouve entouré de ses propres terres d’un côté de la route. Rien  d’autre ?

– Rien, monsieur Holmes, sauf que j’en fus si intriguée que je  me suis dit que je ne serais tranquille que quand je vous aurais vu et que vous m’auriez donné votre opinion.

Holmes resta sans rien dire un petit moment.

– Où se trouve le monsieur auquel vous êtes fiancée ?demanda-t-il enfin.

– À Coventry, à la Compagnie électrique des Midlands.

– Il ne viendrait pas vous voir sans prévenir ?

– Oh, monsieur Holmes ! Comme si je ne le reconnaîtrais pas !

– Avez-vous eu d’autres admirateurs ?

– Plusieurs, avant de connaître Cyril.

– Et depuis ?

– Il y a eu cet affreux Woodley, si on peut appeler cela un admirateur.

– Personne d’autre ?

Notre jolie cliente parut un peu confuse.

– Allons, dites-nous qui ? l’encouragea Holmes.

– Eh bien, je me fais peut-être des idées, mais il m’a semblé  parfois que le monsieur pour qui je travaille, M. Carruthers, me  porte un vif intérêt. On se trouve forcément rapprochés par les  circonstances. Le soir, je l’accompagne au piano. Il n’a jamais  rien dit. C’est un parfait homme du monde, mais les femmes sentent  ces choses-là.

– Ah ! – Holmes prit un air grave. – Qu’est-ce qu’il fait,comme métier ?

– Il est riche.

– Et il n’a ni chevaux ni voiture ?

– Enfin, il est assez à l’aise. Mais il se rend dans la Cité  deux ou trois fois par semaine. Il s’intéresse fort aux actions des  mines d’or d’Afrique du Sud.

– Vous me ferez savoir s’il se passe quelque chose de nouveau,mademoiselle. J’ai beaucoup à faire en ce moment, mais je trouver  aile temps d’étudier votre affaire. Dans l’intervalle, ne prenez  aucune mesure sans m’avertir. Au revoir, et j’espère ne recevoir de  vous que de bonnes nouvelles.

« Il est dans l’ordre naturel des choses qu’une fille comme cela  ait des gens dans son sillage, dit Holmes, songeur, en fumant sa  pipe. Mais il vaut mieux que ce ne soit pas à bicyclette et sur une route isolée. Quelque amoureux transi, sans nul doute. Mais  l’affaire présente des détails curieux et riches en suggestions,Watson.

– Du fait que l’homme ne se montre qu’à cet endroit ?

– Tout juste. Notre premier effort doit être pour découvrir  quels sont les occupants du manoir de Charlington. Ensuite, quelle  relation y a-t-il entre Carruthers et Woodley, puisqu’ils sont,semble-t-il, des types tellement différents l’un de l’autre ?Comment est-il advenu que tous les deux tenaient à tel  point à retrouver la famille de Ralph Smith ? Autre chose :qu’est-ce que c’est que ce train de maison où on paie le double du   tarif habituel à une préceptrice, mais où on n’a pas de cheval  alors qu’on habite à dix kilomètres de la gare ? Bizarre,Watson… très bizarre.

– Vous irez là-bas ?

– Non, mon cher, c’est vous qui irez. Il se peut que ce ne soit  qu’une intrigue sans conséquence et je ne peux pas interrompre mes  importantes recherches actuelles pour cela. Lundi, vous arriverez  de bonne heure à Farnham, vous vous cacherez dans les parages de Charlington ; vous observerez les événements et vous agirez  comme vous le jugerez bon. Puis, après vous être renseigné sur les  hôtes du manoir, vous reviendrez me faire votre rapport. Et maintenant, plus un mot sur cette question tant que nous n’aurons  pas quelques bases solides sur lesquelles appuyer notre solution.

Nous savions par la jeune femme qu’elle rentrait le lundi par le train qui quitte Waterloo à neuf heures cinquante ; je partis  donc de bonne heure par celui de neuf heures treize. A Farnham, je n’éprouvai aucune difficulté à me faire indiquer Charlington et sa  lande. Il était impossible de se tromper sur le site des mésaventures de la jeune personne, avec la lande vallonnée d’un  côté et de l’autre une vieille haie de buis qui entourait un parc émaillé d’arbres magnifiques. Il y avait une grande entrée en  pierres moussues dont les piliers latéraux étaient surmontés d’emblèmes héraldiques effacés, mais en dehors de cette allée  cavalière centrale, j’observai différents points où des trouées dans la haie correspondaient à des sentiers. On ne voyait pas l’habitation de la route, mais tout son environnement proclamait la tristesse et la décrépitude.

La lande était couverte des taches dorées des ajoncs en fleur qui étincelaient magnifiquement sous les feux d’un ardent soleil  printanier. Ce fut derrière une de ces touffes que je pris position, de manière à commander la vue de la grille en même temps  que celle d’une longue étendue de route de chaque côté. Celle-ci était déserte au moment où je la quittai, mais j’y vis bientôt un  cycliste qui roulait dans la direction d’où je venais. Il avait un costume sombre et une barbe noire. En arrivant à l’extrémité de la  propriété du manoir, il mit pied à terre et, poussant sa machine par une des ouvertures de la haie, disparut de ma vue.

Un quart d’heure s’écoula et une seconde bicyclette apparut.Cette fois, c’était la jeune femme qui venait de la gare. Je la vis  scruter les environs quand elle se trouva à hauteur de la haie du  manoir de Charlington. L’instant d’après, l’homme sortit de sa  cachette, sauta sur sa bicyclette et la suivit. Dans tout le vaste  paysage, ces deux-là étaient les seuls points mouvants : la fille,gracieuse et très droite sur sa machine, et l’homme derrière elle,le nez sur le guidon, avec quelque chose de furtif dans tous ses gestes. Elle regarda derrière elle, le vit et ralentit. Il l’imita.Elle s’arrêta. Il en fit aussitôt autant, maintenant deux cents mètres d’écart entre elle et lui. L’initiative suivante de la jeune femme fut aussi inattendue que crâne : elle fit faire demi-tour à sa machine et fonça droit sur l’homme qui, aussi prompt qu’elle,toutefois, prit à toute allure une fuite désespérée. Bientôt elle  reprit son chemin primitif, la tête hautainement relevée et sans daigner faire le moins du monde attention à ce silencieux garde du  corps qui, lui aussi, avait repris la même direction qu’elle et resta à la même distance jusqu’au moment où la courbe du chemin me  les fit perdre de vue.

Je restai dans ma cachette et bien m’en prit, car bientôt l’homme revint, roulant lentement. Il entra par la grille du manoir  et descendit de machine. Pendant quelques minutes, je pus le voir,immobile parmi les arbres. Les mains levées, il semblait en train  d’arranger sa cravate. Puis il remonta sur sa bicyclette et s’en fut, par l’allée cavalière, en direction du Manoir. Courant par la  lande, j’essayai de le suivre des yeux parmi les arbres. Très loin,je parvenais à apercevoir les bâtiments gris, hérissés de leurs  antiques cheminées, mais l’allée traversait des bosquets touffus et je ne pus revoir mon homme.

J’avais quand même l’impression d’avoir accompli une assez bonne matinée de travail et j’étais très en train en regagnant Farnham.L’agent immobilier de l’endroit ne put me fournir aucun renseignement concernant le manoir de Charlington et me dit de  m’adresser à une firme bien connue, dans Pall Mall. Je m’y arrêtai  avant de rentrer et y trouvai un accueil courtois. L’employé me dit  que je ne pourrais pas louer le manoir pour cet été-là, que  j’arrivais un tout petit peu trop tard car on l’avait loué un mois  avant. Le locataire était un M. Williamson, un homme âgé et très  respectable. Le préposé regrettait de ne pou voir m’en dire davantage, mais les affaires de ses clients n’étaient pas des  sujets dont il lui était permis de discuter.

M. Sherlock Holmes écouta avec attention le long rapport que je  fus en mesure de lui présenter ce soir-là, mais ce compte rendu ne  me valut pas ce mot de brève louange que j’avais espéré et que  j’eusse apprécié. Au contraire, son visage austère se fit plus  sévère que d’habitude, tandis qu’il commentait les choses que  j’avais faites et celles que j’aurais dû faire.

– Grosse erreur, mon cher Watson, votre cachette. Il fallait vous placer derrière la haie ; ainsi vous auriez vu de près ce personnage intéressant. De la façon dont vous vous y êtes pris,vous étiez à des centaines de mètres, de sorte que vous ne pouvez que m’en dire moins encore que Mlle Smith. Elle croit qu’elle ne connaît pas l’individu ; je suis convaincu du contraire.Pourquoi, sans cela, serait-il à ce point désireux de ne pas lui permettre de l’approcher pour voir ses traits ? Vous me dites qu’il se penchait sur son guidon. Toujours cette même dissimulation ! Vous vous êtes vraiment mal débrouillé. Il  retourne au manoir, et pour savoir qui il est, vous vous adressez à une maison de Londres !

– Et qu’aurait-il fallu faire ? m’écriai-je avec chaleur.

– Aller à l’auberge la plus proche. C’est le centre des cancans,à la campagne. Là, on vous aurait dit tous les noms, depuis celui du patron jusqu’à celui de la femme de charge. Williamson ! Ça ne me dit rien du tout. Si c’est un vieillard, ça ne peut pas être le cycliste actif qui file à toute vitesse pour échapper à la poursuite de cette athlétique jeune personne. Que nous a rapporté votre expédition ? La confirmation du récit de la demoiselle ? Je n’avais jamais douté de sa véracité. Qu’il  existe une corrélation entre le cycliste et le manoir ? De cela non plus je n’ai jamais douté. Que le manoir est loué par Williamson ? Nous voilà bien avancés ! Allons, allons,cher ami, ne soyez pas si morose. Nous ne pouvons plus rien faire  d’ici samedi prochain et, d’ici là, peut-être prendrai-je un ou deux renseignements moi-même.

Le lendemain nous apporta un mot de Mlle Smith, relatant  brièvement, mais exactement, les incidents mêmes dont j’avais été le témoin. Mais tout le sel s’en trouvait dans le post-scriptum:

« Je suis certaine, monsieur Holmes, que vous ne trahirez pas ma  confiance si je vous dis que ma position devient ici difficile, du  fait que mon patron m’a demandé ma main. Je suis convaincue que ses  sentiments sont à la fois profonds et honorables, mais j’ai déjà  engagé ma parole ailleurs, comme vous le savez. Il a pris mon refus  avec beaucoup de sérieux, mais aussi beaucoup de douceur. Vous  concevez, toutefois, que la situation est un peu tendue. »

– Notre jeune amie a l’air d’entrer dans une passe difficile,dit Holmes, songeur, quand il eut fini de lire la lettre. L’affaire  présente certainement plus de points intéressants et de  possibilités d’évolution que je ne le pensais au début. Une journée  tranquille et paisible à la campagne ne me ferait pas de mal et  j’ai bonne envie d’y faire un saut cet après-midi pour vérifier une  ou deux théories que j’ai échafaudées.

La paisible journée de campagne de Holmes eut une fin pas  banale, car il revint à Baker Street tard ce soir-là, avec la lèvre  fendue et une bosse incolore sur le front, sans parler d’une  tendance générale à la dissipation qui eût fait de toute sa  personne un digne objet d’investigation pour la police régulière.Il était absolument ravi de ses mésaventures et rit de grand coeur  en me les racontant.

– Je prends si peu d’exercice que c’est toujours un régal pour  moi, dit-il. Vous n’ignorez pas que je suis assez habile dans ce   bon vieux sport national anglais qu’est la boxe. Cela sert, à  l’occasion. Aujourd’hui, par exemple, j’aurais sans cela connu  d’ignominieux déboires.

Je le priai de me dire ce qu’il était arrivé.

– Je l’ai trouvé, ce cabaret de campagne que j’avais recommandéà votre attention, et je m’y suis livré à une discrète enquête. Je  me trouvais au bar et le patron, bavard, était en train de me raconter tout ce que je voulais. Williamson est un monsieur à barbe  blanche qui habite le manoir avec seulement quelques domestiques.D’après un bruit qui court, il est, ou aurait été, pasteur ;toutefois, un ou deux incidents survenus durant son court séjour au  manoir me frappent comme assez peu cléricaux, et, à ce qu’on m’a dit, il y a effectivement eu dans le clergé un individu de ce nom  dont la carrière a été particulièrement peu brillante. Le patron du  bar m’a appris aussi que d’habitude des visiteurs viennent au  manoir pour le week-end – « de chauds lapins, monsieur ! surtout un bonhomme à moustache rouge, un nommé M. Woodley, qui y  est tout le temps. Nous en étions là, quand, qui est-ce qui s’amène, sinon le type en question qui, tout en prenant sa bière  dans la salle à côté, avait entendu toute la conversation. Qui  étais-je et qu’est-ce que je voulais ? Qu’est-ce que  signifiaient toutes ces questions ? Extrêmement volubile, il ²employait des adjectifs fort vigoureux. Il mit le point final à un  chapelet d’injures par un vicieux revers de main que je n’ai pas pu entièrement éviter. Les quelques minutes qui suivirent, furent  délicieuses. Ce fut un duel entre le classique direct du gauche et  une brute désordonnée. J’en suis sorti dans l’état où vous me  voyez. M. Woodley est reparti en charrette. Ainsi s’acheva ma  promenade à la campagne et il faut reconnaître que, bien que fort  agréable, ma journée aux confins du Surrey n’a guère été plus utile  que la vôtre.

Le jeudi nous apporta une autre lettre de notre cliente.

« Vous ne serez pas surpris, monsieur Holmes, écrivait-elle,d’apprendre que je quitte ma situation. Même le salaire élevé que  me paie M. Carruthers ne parvient pas à compenser les inconvénients  de ma position. Samedi je vais à Londres et n’ai pas l’intention de  revenir. M. Carruthers s’est procuré une voiture et les dangers de la route solitaire – si tant est qu’ils aient existé – ont  disparu.

« Pour ce qui a motivé mon départ, c’est moins la tension  résultant de mes relations avec M. Carruthers que la réapparition  de l’odieux M. Woodley. Toujours hideux, il est plus affreux encore  maintenant, car il a, paraît-il, eu un accident qui l’a beaucoup  défiguré. Je l’ai aperçu par la fenêtre, mais – Dieu merci ! –ne me suis pas encore trouvée en sa présence. Il a eu une longue conversation avec M. Carruthers qui, après, m’a semblé fort  surexcité. Woodley doit séjourner dans le voisinage, car il ne  couche pas ici, et pourtant je l’ai aperçu de nouveau ce matin, il se faufilait parmi les bosquets. Je préférerais de beaucoup une bête sauvage en liberté dans le jardin. Je l’abomine et le crains  plus que je ne saurais dire. Comment, mais comment, M. Carruthers peut-il un seul instant supporter un être pareil ? Enfin, mes  tourments seront finis samedi ! »

– Je l’espère aussi, Watson, je l’espère, dit Holmes, avec  fougue. Je ne sais quelle sournoise intrigue se noue autour de cette petite, et il est de notre devoir de veiller à ce que  personne ne la moleste au cours du dernier voyage en question. Je crois, Watson, qu’il faut que nous trouvions le temps d’y descendre  samedi matin pour nous assurer que cette curieuse enquête sans  résultat n’aura pas une fin regrettable.

Je reconnais que je n’avais pas, jusqu’alors, considéré  l’affaire sous un angle bien sérieux. Elle me semblait plutôt  grotesque et baroque que dangereuse. Qu’un homme attende et suive  une très jolie femme, cela n’avait rien d’extraordinaire, et s’il  avait témoigné d’assez peu d’audace pour non seulement ne pas lui  adresser la parole, mais même pour fuir à son approche, ce ne   pouvait être un assaillant bien redoutable. Woodley, ce voyou,était tout différent, mais, sauf en une occasion, il n’avait pas  molesté notre cliente et maintenant il allait rendre visite à  Carruthers sans même paraître en présence de la jeune femme. Le  cycliste était probablement un des membres de la compagnie qui  venait au manoir pour les week-ends, ainsi que le cabaretier  l’avait raconté à Holmes. Toutefois, qui il était et ce qu’il  voulait, on l’ignorait toujours. Ce furent la sobriété de  l’attitude de Holmes et le fait qu’il glissa, avant de sortir, un  revolver dans sa poche qui me donnèrent l’impression qu’il y avait  peut-être une tragédie latente sous cette curieuse suite  d’événements.

À une nuit pluvieuse avait succédé une matinée resplendissante  et la campagne couverte de bruyères, avec les flamboyantes touffes  d’ajoncs en fleur, semblait encore plus belle à nos yeux, après les  teintes boueuses, grisâtres et ardoisées de Londres. Holmes et moi  nous marchions le long de la route large et sablée, en respirant à  pleins poumons l’air frais du matin et en nous régalant du chant  des oiseaux et de la fraîche haleine du printemps. D’une élévation  de la route au flanc de la colline de Crooksbury nous pûmes  apercevoir le sinistre manoir hérissant ses cheminées par-dessus les chênes antiques qui, tout vieux qu’ils étaient, n’en  demeuraient pas moins plus jeunes que le bâtiment qu’ils entouraient. Holmes m’indiqua, sur la longue route qui, tel un  ruban d’un jaune rougeâtre, serpentait entre le brun de la lande et le vert bourgeonnant des bois, un point noir, très éloigné – un véhicule qui venait dans notre direction. Holmes eut une exclamation d’impatience.

– J’avais tablé sur une marge d’une demi-heure, dit-il. Si c’est la voiture de notre jeune personne, elle doit chercher à prendre le  train d’avant. J’ai bien peur, Watson, qu’elle ne passe à  Charlington trop tôt pour que nous puissions l’y joindre.

Une fois franchi le sommet de la montée, nous ne pouvions plus  voir le véhicule, mais nous pressâmes l’allure à tel point que ma  vie sédentaire commença à se faire sentir et que je dus rester en  arrière. Holmes, toutefois, était toujours en forme, car il avait d’ inépuisables ressources nerveuses qu’il mettait à contribution.Son pas élastique ne ralentit pas un instant jusqu’au moment où,alors qu’il était à une centaine de mètres en avant de moi, il  s’arrêta et je le vis lever la main en un geste de douleur et de  désespoir. En même temps, la voiture vide, au trot du cheval dont  les rênes pendaient, apparut au tournant de la route, approchant  rapidement de nous.

– Trop tard, Watson, trop tard ! s’écria Holmes tandis que,haletant, je me portais à sa hauteur. Imbécile que je suis de  n’avoir pas tenu compte du train précédent ! C’est un  enlèvement, une séquestration, un meurtre, Dieu sait quoi !Barrez-moi cette route ! Arrêtez-moi ce cheval ! c’est  cela. Maintenant, en voiture, et voyons si je vais pouvoir réparer  les conséquences de mes propres gaffes !

Nous avions bondi dans le dog-cart et Holmes, après avoir fait  tourner le cheval, le cingla vigoureusement de son fouet et nous  partîmes à fond de train. Comme nous prenions le tournant, toute  l’étendue de la route qui s’étendait entre le manoir et la lande se  déploya devant nos yeux. Je saisis Holmes par le bras.

– Voici notre homme ! lui dis-je.

Un cycliste venait dans notre direction. Tête baissée et dos  voûté, il mettait à pédaler toute son énergie et filait comme un  coureur. Soudain, en levant son visage barbu, il nous vit proches  de lui et s’arrêta, sautant à bas de sa machine. La barbe d’un noir  intense faisait un étrange contraste avec la pâleur de sa figure et  ses yeux brillaient, comme enfiévrés. Il nous regarda avec  surprise, considéra notre voiture, et un air de stupeur se peignit  sur ses traits.

– Holà ! Arrêtez ! s’écria-t-il en mettant sa  bicyclette en travers de la route. Où avez-vous pris cette  voiture ? Arrêtez, je vous dis ! hurla-t-il en tirant de  sa poche un pistolet. Arrêtez, ou sans ça, bon sang, je tire dans  votre cheval !

Holmes me lança les rênes sur les genoux et bondit à bas de la  charrette.

– C’est vous que nous cherchons. Où est Mlle Smith ?demanda-t-il avec sa vivacité ordinaire.

– C’est bien ce que je vous demande. Vous êtes dans son  dog-cart. Vous devriez savoir où elle est.

– Nous avons rencontré la voiture sur la route. Il n’y avait  personne dedans. On l’a prise pour aller au secours de la jeune  femme.

– Mon Dieu ! que vais-je faire ! s’écria l’inconnu, au  comble du désespoir. Ils la tiennent, cet infernal gredin de  Woodley et ce bandit de prêtre ! Allons, venez, si vraiment  vous êtes son ami, venez m’aider à la sauver, quand je devrais  laisser mes os dans ce bois de Charlington !

D’un air égaré, il se précipita, le pistolet à la main, vers une  brèche ouverte dans la haie. Holmes le suivit, et moi, laissant le  cheval brouter sur le bord de la route, je suivis Holmes.

– C’est ici qu’ils sont passés, dit-il en indiquant plusieurs  traces de pas dans le sentier boueux. Holà ! un instant : qui  est-ce qui est là dans le buisson ?

C’était un jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans, habillé  comme un garçon d’écurie, avec un pantalon de velours et des  guêtres. Il était couché sur le dos, les genoux repliés, et portait  une terrible entaille à la tête. Il était sans connaissance, mais  vivant. Un coup d’œil à sa blessure me montra qu’elle n’avait pas  attaqué l’os.

– C’est Peter, le valet d’écurie, s’écria l’étranger. C’est lui  qui la conduisait. Ces sauvages l’ont arraché de son siège et  assommé. Laissez-le là ; nous ne pouvons rien faire pour lui,mais nous pouvons la sauver, elle, du pire destin qui puisse    accabler une femme.

Nous nous ruâmes comme des forcenés par le sentier qui  serpentait parmi les arbres. Nous venions d’atteindre les bosquets  qui entouraient la maison quand Holmes s’arrêta.

– Ils ne sont pas allés à la maison. Voici leurs pas, sur la  gauche… là, à côté des lauriers ! Ah ! je vous le  disais !

Tandis qu’il parlait, le hurlement d’une voix féminine – un  hurlement qui vibrait d’horreur frénétique – retentit, parti d’une  épaisse touffe de buissons devant nous. Il s’acheva subitement sur  sa note la plus élevée par le bruit étouffé qu’émet quelqu’un qu’on  étrangle.

– Par ici, par ici ! ils sont dans le boulingrin, s’écria  l’inconnu en s’élançant dans les buissons. Ah, les lâches !les chiens ! Suivez-moi, messieurs ! Mais trop tard, trop  tard ! ah, misère !

Nous venions de déboucher sur un délicieux glacis de gazon  entouré d’arbres vénérables. A l’extrémité la plus éloignée, à  l’ombre d’un immense chêne, trois personnes formaient un groupe  étrange. L’une était une femme, notre cliente ; chancelante et  défaillante, elle était bâillonnée par un mouchoir lié sur sa  bouche. En face d’elle se dressait un jeune homme brutal, au visage  lourd et à la moustache rousse ; il était guêtré et, les  jambes écartées, un poing sur la hanche, il agitait de l’autre main  une cravache. Toute son attitude était de forfanterie triomphante.Entre les deux, un vieillard à barbe grise, portant un court  surplis par-dessus un costume clair, venait évidemment de terminer  le service de mariage car, au moment où nous parûmes, il était entrain de remettre son livre de prières dans sa poche tout en tapant  de joviale façon sur l’épaule de ce sinistre marié.

– Ils sont mariés ! m’écriai-je.

– Venez ! s’exclama notre guide. Venez !

Il se rua sur la pelouse, Holmes et moi derrière lui. Comme nous  approchions, la jeune femme s’appuya en chancelant contre le tronc  du chêne pour ne pas tomber. Williamson, l’ex-membre du clergé,s’inclina devant nous avec une politesse ironique et Woodley, la  brute, s’avança avec un beuglement hilare.

– Tu peux enlever ta barbe, Bob, dit-il. Ça va, on t’a reconnu.Eh bien, toi et tes copains, vous arrivez juste à temps pour me   permettre de vous présenter Mme Woodley.

La réponse de notre guide fut singulière. Il arracha d’un geste  brusque la barbe noire qui le déguisait et la jeta par terre,révélant un visage pâle, allongé, et complètement rasé. Puis,levant son pistolet, il le braqua sur le jeune voyou qui s’avançait  vers lui en cinglant dangereusement l’air de sa cravache.

– Oui, dit notre allié de fraîche date, c’est bien moi, Bob  Carruthers, et je ne laisserai pas faire de tort à cette fille,quand ça devrait me mener à la potence. Je te l’ai dit, ce que je  ferais si tu la touchais, et, pardieu, je tiendrai  parole !

– Trop tard : elle est ma femme.

– Non ! elle est ta veuve !

Le coup partit et je vis le sang jaillir du devant du gilet de  Woodley. Il tournoya avec un hurlement et s’écroula sur le dos, son  hideux visage se marbrant tout à coup d’une affreuse pâleur. Le  vieillard, toujours revêtu de son surplis, lâcha une bordée de  jurons comme de ma vie je n’en avais entendu, et tira à son tour un  revolver, mais, avant qu’il n’ait eu le temps de seulement l’élever  à l’horizontal, il avait sous les yeux le canon de l’arme de  Holmes.

– Ça suffit comme ça, dit froidement mon ami. Lâchez-moi ce  pistolet. Watson, ramassez-le ! Tenez-le-lui près de la  tête ! Merci. Quant à vous, Carruthers, donnez-moi votre arme.Nous ne voulons plus de violences. Allez, passez-moi ça.

– Qui donc êtes-vous ?

– Je m’appelle Sherlock Holmes.

– Bon Dieu de bois !

– Vous me connaissez, à ce que je vois. Je représenterai la  police régulière en attendant qu’elle arrive. Holà, toi !cria-t-il au valet d’écurie apeuré qui venait de montrer son nez au  bord de la pelouse, viens ici, et porte-moi ça à cheval aussi vite  que tu le pourras à Farnham. – Il griffonna quelques mots sur une  feuille de son calepin. – Donne-le au commissaire de police. Tant  qu’il ne sera pas arrivé, je suis contraint de vous retenir ici  sous ma garde personnelle.

La magistrale puissance de la personnalité de Holmes dominait  cette scène tragique dont les acteurs étaient entre ses mains comme  des pantins. Williamson et Carruthers se retrouvèrent en train de  porter le blessé dans le manoir et j’offris mon bras comme soutien  à la jeune femme épouvantée. On posa Woodley sur son lit et, à la  demande de Holmes, je l’examinai. J’allai lui en rendre compte dans  la vieille salle à manger tendue de tapisseries anciennes où il  était assis, ses deux prisonniers devant lui.

– Il vivra, lui dis-je.

– Quoi ? s’écria Carruthers, debout d’un bond. Je vais  commencer par aller l’achever. Vous n’allez pas me dire que cette  jeune femme, que cet ange, est rivé à Woodley le Braillard pour le  restant de ses jours ?

– Vous n’avez pas besoin de vous faire de bile à cet égard, dit  Holmes. Il y a deux bonnes raisons pour que, quoiqu’il arrive, elle  ne soit pas sa femme. D’abord, nous pouvons en toute sécurité  mettre en doute les droits qu’avait M. Williamson de célébrer le  mariage.

– J’ai été ordonné, s’écria le vieux gredin.

– Et défroqué aussi.

– Prêtre un jour, prêtre toujours.

– Pensez-vous ! Et la licence de mariage ?

– Nous l’avons. Je l’ai dans ma poche.

– Alors vous vous l’êtes procurée par un subterfuge. De toute  façon, un mariage par contrainte n’est pas un mariage, mais un  forfait extrêmement grave, comme vous ne tarderez pas à le  constater. Ou je me trompe fort, ou vous allez bien avoir dix ans  pour y réfléchir. Quant à vous, Carruthers, vous auriez mieux fait  de garder votre revolver dans votre poche.

– Je commence à le croire, monsieur Holmes ; mais quand je  songeais à toutes les précautions que j’ai prises pour sauvegarder  cette fille – car je l’aimais, monsieur Holmes, et avant de la connaître je ne savais pas ce que c’était que d’aimer comme cela –,ça m’a rendu fou de penser qu’elle se trouvait aux mains de la  brute la plus sauvage et la plus violente de toute l’Afrique du  Sud, d’un homme dont le nom répand la terreur de Kimberley à  Johannesburg. Comment, monsieur Holmes, vous n’allez pas me croire,mais si je vous disais que depuis que cette enfant travaille chez  moi je ne l’ai pas une fois laissée passer devant cette maison, où  je savais que ces gredins étaient tapis, sans la suivre en  bicyclette, rien que pour être sûr qu’il ne lui arrivait rien ? Je me tenais à distance, et je mettais une fausse barbe  pour qu’elle ne me reconnaisse pas, parce que c’est une fille honnête et droite qui ne serait pas restée chez moi si elle avait  cru que je la suivais sur les routes de campagne.

– Pourquoi ne pas l’avoir avertie du danger ?

– Toujours parce qu’elle m’aurait quitté, et je ne pouvais pas  me résigner à cette idée-là. Même si elle ne pouvait pas m’aimer,c’était déjà beaucoup pour moi que de voir sa beauté dans mon foyer  et que d’entendre le son de sa voix.

– Eh bien, dis-je, si vous appelez cela de l’amour, monsieur  Carruthers, moi je trouve que c’est de l’égoïsme.

– Les deux vont peut-être de pair. En tout cas, je ne pouvais  pas la laisser s’en aller. En outre, avec la bande à ses trousses,ce n’était pas plus mal qu’elle ait quelqu’un pour veiller surelle. Et puis, quand le câble est arrivé, je savais qu’ils allaient  forcément passer à l’action.

– Quel câble ?

– Celui-ci, dit Carruthers en sortant un télégramme de sa  poche.

Court et précis, il disait simplement :

« Le vieux est mort. »

– Hum ! dit Holmes. Je crois que je vois ce qui s’est passé et je comprends sans peine que ce message, comme vous dites, allait  les déchaîner. Mais, pendant que nous attendons, si vous me  racontiez ce que vous savez ?

Le vieux forban en surplis éclata en un torrent d’injures.

– Tudieu ! si tu te mets à moucharder, Bob Carruthers, je  te ferai ce que tu as fait à Jack Woodley ! Bêle ton amour  pour la môme tant que tu voudras, mais si tu donnes tes potes à  cette espèce de flic en civil, tu le regretteras, c’est moi qui te  le dis !

– Votre Révérence n’a pas besoin de se frapper, dit Holmes en  allumant une cigarette. Votre affaire à vous est assez claire, et  tout ce que je demande, c’est quelques détails pour ma curiosité  personnelle. Toutefois, si le fait de me les donner doit provoquer  des difficultés, c’est moi qui vais parler et vous verrez quelle  chance vous pouvez avoir de conserver vos secrets. Pour commencer,vous êtes trois qui êtes venus d’Afrique du Sud pour ce coup-là :vous, Williamson ; vous, Carruthers et Woodley.

– Mensonge numéro un, dit le vieux. Je ne les ai jamais vus, ni l’un ni l’autre, jusqu’à il y a deux mois. Et je n’ai de ma vie  jamais mis le pied en Afrique. Mettez ça dans votre poche et votre  mouchoir par-dessus, monsieur De-quoi-je-me-mêle Holmes.

– Ce qu’il dit est vrai, corrobora Carruthers.

– Eh bien, soit, deux d’entre vous firent le voyage. Le révérend  père n’était pas un article d’importation. Vous aviez connu Ralph  Smith en Afrique du Sud. Vous aviez tout lieu de croire qu’il ne  vivrait plus bien longtemps. Vous avez découvert que sa nièce  hériterait de sa fortune. C’est ça, oui ?

Carruthers approuva de la tête et Williamson jura.

– Elle était sa plus proche parente, probablement, et vous  saviez que le vieux était incapable de faire un testament.

– Absolument hors d’état, dit Carruthers.

– De sorte que vous êtes venus, tous les deux, et que vous avez  recherché la fille. L’idée, c’était que l’un de vous l’épouse, et  l’autre aurait sa part du butin. Pour une raison quelconque, ce fut  Woodley qui fut choisi pour être le mari. Pourquoi cela ?

– Nous l’avions jouée aux cartes pendant la traversée. C’est lui  qui a gagné.

– Je vois. Vous avez réussi à faire entrer la demoiselle à votre  service et là, Woodley devait faire sa cour. Elle vit quelle brute  et quel sac à vin c’était et repoussa ses avances. En même temps,vos plans se trouvaient quelque peu bousculés par le fait que  vous-même étiez tombé amoureux de la jeune personne. L’idée qu’untel butor la possédât vous devenait insupportable.

– Ça, tudieu, oui !

– Vous vous êtes querellés, il vous a quitté en fureur et s’est mis à combiner son plan tout à fait en dehors de vous.

– Ça m’a tout l’air, Williamson, qu’il n’y a pas grand-chose que  je peux apprendre à ce monsieur, s’écria Carruthers avec un rire amer. Oui, on s’est disputés et il m’a envoyé à terre. Pour cela,nous sommes à jeu, en tout cas. Là-dessus, je l’ai perdu de vue.C’est à ce moment-là qu’il est allé ramasser ce curé vomi que  voilà. J’ai trouvé où ils avaient monté leur ménage ensemble, dans  cette maison qui se trouvait sur le chemin que la fille suivait pour aller à la gare. J’ai eu l’œil sur elle à partir de ce moment-là, parce que je me suis douté qu’il y avait une machination  en train. Je les voyais de temps à autre, parce que je voulais savoir ce qu’ils tramaient. Il y a deux jours, Woodley est venu me voir chez moi, pour me montrer ce télégramme qui disait que Ralph Smith était mort. Il venait me demander si je voulais observer notre marché. J’ai répondu que non. Il m’a demandé si je voulais épouser moi-même la petite et lui donner sa part. Je lui ai répondu que je le ferais volontiers, mais qu’elle ne voulait pas de moi. Il a dit : « Marions-la d’abord, et au bout d’une semaine ou deux,elle sera peut-être de meilleure composition. » J’ai dit que je ne me prêterais pas à un plan où il y aurait des violences. Alors, il est parti en sacrant et en jurant, comme un porc qu’il est, qu’il finirait par avoir la fille. Elle me quittait à la fin de cette semaine et je m’étais procuré une voiture pour la conduire à la gare. Malgré cela, j’avais encore des inquiétudes et je l’ai suivie en bicyclette. Elle avait de l’avance, toutefois, et avant que je l’aie rejointe, le mal était fait. La première chose que j’en ai su, c’est quand je vous ai vus, tous les deux, messieurs, revenir  dans la charrette qui l’avait emmenée.

Holmes se leva et jeta le bout de sa cigarette dans l’âtre.

– J’ai été très obtus, Watson, me dit-il. Quand, dans votre rapport, vous m’avez dit que vous aviez vu le cycliste arranger, à ce que vous pensiez, sa cravate dans les buissons, ce seul fait aurait dû tout me révéler. Toutefois, nous pouvons nous féliciter d’avoir enquêté sur une affaire curieuse, et même, à certains points de vue, unique. J’aperçois trois policiers locaux qui arrivent par l’allée, et comme le petit valet d’écurie parvient à se maintenir à leur hauteur, il faut croire que, pas plus que notre si intéressant marié de ce matin, il ne gardera de traces permanentes de son aventure. Je crois, Watson, qu’en votre qualité de médecin vous pourriez vous occuper de Mlle Smith et lui dire que si elle est suffisamment remise nous serons heureux de l’accompagner jusque chez sa mère. Si sa convalescence n’est pas achevée, vous constaterez qu’il suffira de faire allusion à un  télégramme que nous avons l’intention d’expédier à un jeune électricien des Midlands pour parachever la cure. Quant à vous,monsieur Carruthers, je considère que vous avez fait ce que vous pouviez pour racheter la part que vous aviez prise dans une ignoble  machination. Voici ma carte, monsieur, et si mon témoignage peut  vous être de quelque secours quand vous passerez devant les juges,je suis à votre disposition.

Dans l’incessant tourbillon de notre activité, il m’a souvent été difficile, ainsi que le lecteur a dû l’observer, de clore mes récits en donnant tous ces détails finaux que les gens curieux seraient en droit d’attendre. Chaque affaire préludait à une autre et, le dénouement atteint, ses acteurs disparaissaient à jamais de notre existence affairée. Je retrouve, néanmoins, un petit mot à la  fin de celles de mes notes qui traitent de cette enquête. J’y ai consigné que Mlle Violette Smith a effectivement hérité d’une grosse fortune et qu’elle est maintenant l’épouse de Cyril Morton,fondateur de la maison d’électricité Morton et Kennedy, de Westminster. Williamson et Woodley, poursuivis tous les deux pour rapt et sévices, ont récolté le premier sept ans, le second dix. Du sort de Carruthers je n’ai pas été informé, mais je suis sûr que la Cour n’a pas dû considérer avec beaucoup de sévérité son agression,car Woodley avait la réputation d’être un bandit des plus dangereux, de sorte que j’ai tout lieu de croire que quelques mois de prison suffirent à assouvir les exigences de la justice.

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