Le Retour de Sherlock Holmes

Nous étions assez habitués à recevoir à Baker Street des  télégrammes étranges, mais j’ai gardé le souvenir en particulier d’un qui nous parvint par une morose matinée de février, il y a sept ou huit ans de cela et qui causa à M. Sherlock Holmes un quart d’heure de perplexité. Il lui était adressé et se lisait comme suit :

 

« Prière m’attendre. Terrible désastre. Trois-quarts aile droit manquant ; indispensable demain.

OVERTON. »

– Cachet de la poste du Strand et expédié à dix heures trente-six, dit Holmes après l’avoir lu et relu. M. Overton était de toute évidence surexcité à l’extrême quand il l’a envoyé,de sorte qu’il s’est trouvé incohérent en proportion. Allons,allons, il sera là, je pense, d’ici que j’aie fini de jeter un coup d’œil au Times et nous serons fixés. Même le plus insignifiant problème sera le bienvenu en ces jours de stagnation.

Le fait est qu’il n’y avait pas eu, dans nos parages, beaucoup de mouvement et j’avais appris à redouter ces périodes d’inaction,car je savais par expérience que le cerveau de mon compagnon était d’une activité si exceptionnelle qu’il devenait dangereux de le laisser sans un thème sur lequel l’exercer. Au cours des années,j’étais parvenu à le guérir progressivement de cette toxicomanie qui avait à une certaine époque menacé d’entraver sa remarquable carrière. Je savais maintenant que dans des conditions normales il n’éprouvait plus le besoin de stimulants artificiels ;toutefois je me rendais bien compte que le démon n’était pas mort,mais seulement assoupi et j’avais appris que son sommeil était bien léger et son réveil bien proche en voyant, dans certaines périodes de loisirs, les traits ascétiques de Holmes se tirer et ses yeux insondables et profondément enfoncés dans les orbites se faire de plus en plus méditatifs. Ce pourquoi je bénissais ce M. Overton, quel qu’il fût, d’être venu, avec son message énigmatique, rompre le calme qui amenait à mon ami plus de périls que toutes les tempêtes dont s’animait sa vie tumultueuse.

Comme nous l’escomptions, le télégramme fut bientôt suivi par son expéditeur et la carte de visite de M. Cyril Overton,étudiant au Collège de la Trinité, à Cambridge, nous annonça la présence d’un énorme jeune homme, dont les cent kilos, tout en os et muscles, bloquaient d’un montant à l’autre à hauteur des épaules notre porte d’entrée. Il nous regarda tour à tour et son visage régulier nous parut égaré d’anxiété.

– Monsieur Sherlock Holmes ?

Mon compagnon s’inclina.

– Je suis allé à Scotland Yard, monsieur Holmes. J’ai vu l’inspecteur Stanley Hopkins. Il m’a conseillé de m’adresser à vous. Il m’a assuré que l’affaire, autant qu’il en pouvait juger,était plus de votre ressort que de celui de la police régulière.

– Asseyez-vous, je vous en prie, et dites-moi de quoi il s’agit.

– C’est affreux, monsieur Holmes, tout simplement affreux !Je me demande pourquoi je n’en ai pas les cheveux gris. Godfrey Staunton – naturellement, vous avez entendu parler de lui ? Il est le pivot de notre équipe. J’aimerais mieux me passer de deux hommes dans la mêlée et avoir Godfrey en trois-quarts. Qu’il s’agisse de passe, de plaquage ou de dribbling, il n’y en a pas un pour l’approcher ; en outre, il a de la tête et il sait nous tenir, tous. Alors que faire ? Je vous le demande, monsieur Holmes ! Il y a bien Moorhouse, notre premier remplaçant, mais il s’est entraîné comme demi et il est toujours collé à la mêlée au lieu de garder son couloir à la touche. C’est un excellent botteur,d’accord, mais il n’a aucun coup d’œil et son sprint ne vaut pas tripette. Allons donc, mais Morton ou Johnson, les deux lévriers d’Oxford, lui mettraient, je ne sais combien dans la vue. Stevenson l’a, lui, la vitesse, mais il ne faut pas lui demander un drop des vingt-deux ; or un trois-quarts qui ne sait ni trouver la touche ni passer un drop ne mérite pas sa place uniquement à cause de son déboulé. Non, monsieur Holmes, nous sommes fichus si vous ne pouvez pas nous aider à retrouver Godfrey Staunton.

Mon ami avait écouté avec une surprise amusée ce long discours prononcé avec une vigueur et une intensité extraordinaires, chaque point important se trouvant souligné par une claque que l’orateur,d’une main bronzée, administrait à son genou. Quand notre visiteur se tut, Holmes étendit le bras et prit la lettre S de son répertoire courant. Pour une fois, il fouilla en vain cette mine d’informations variées.

– Il y a Arthur H. Staunton, un jeune faussaire qui monte,dit-il, et il y a eu Henry Staunton, que j’ai contribué à faire pendre, mais le nom de Godfrey Staunton est nouveau pour moi.

Ce fut au tour de notre visiteur de paraître surpris.

– Comment, monsieur Holmes, je vous croyais renseigné ?dit-il. Je suppose, alors, si vous n’avez jamais entendu parler de Godfrey Staunton, que vous ne connaissez pas non plus Cyril Overton ?

Holmes fit non de la tête avec beaucoup de bonne humeur.

– Mille bombardes ! s’écria l’athlète. Comment ? mais j’ai été premier remplaçant de l’équipe d’Angleterre contre le pays de Galles et toute cette saison j’ai commandé l’équipe de l’université. Mais ça n’est rien. Je n’aurais pas cru qu’il y avait une seule personne en Angleterre qui ne connaissait pas Godfrey Staunton, le trois-quarts vedette de Cambridge et de Blackheath,cinq fois international. Seigneur, monsieur Holmes, mais où donc avez-vous vécu ?

Holmes se mit à rire du candide étonnement de ce jeune colosse.

– Vous vivez dans un univers très différent du mien, monsieur Overton, plus paisible et plus propre. Mes ramifications s’étendent dans de nombreux secteurs de la société, mais jamais, je suis heureux de le dire, à ce sport amateur qui est ce qu’il y a de meilleur et de plus sain en Angleterre. Toutefois, votre visite de ce matin me montre que même dans le monde de l’air pur et du franc-jeu il se peut que je trouve du travail ; alors, cher monsieur, je vous en prie, asseyez-vous et dites-moi sans hâte et tout tranquillement ce qui s’est passé et en quoi vous désirez que je vous vienne en aide.

Le visage du jeune Overton revêtit l’air désorienté de l’homme qui a plus l’habitude de se servir de ses muscles que de son intellect, mais peu à peu, avec maintes redites et obscurités que je puis sans inconvénient omettre, il nous exposa son étrange histoire.

– Voici ce qu’il en est, monsieur Holmes. Comme je vous l’ai dit, je suis le capitaine de l’équipe de rugby de l’université de Cambridge et Godfrey Staunton est notre meilleur joueur. Demain nous jouons contre Oxford, ici, à Londres. Hier nous sommes tous venus à Londres et nous sommes descendus au Bentley. A dix heures du soir, je fis ma tournée pour m’assurer que tous mes gars étaient couchés, parce que je suis d’avis que, pour tenir une équipe en forme, il faut un entraînement sévère et beaucoup de sommeil. J’ai parlé un peu à Godfrey avant qu’il ne rentre dans sa chambre. Il m’avait l’air pâle et ennuyé. Je lui ai demandé ce qu’il y avait.Il m’a dit qu’il allait bien – juste un peu mal à la tête. Je lui ai dit bonsoir et je l’ai quitté. Une demi-heure plus tard, le portier me dit qu’un barbu de mauvaise mine est venu apporter un mot pour Godfrey. Il n’était pas couché et on lui a porté le mot dans sa chambre. Godfrey l’a lu, et il est tombé à la renverse dans un fauteuil, comme assommé. Le portier en a été tellement effrayé qu’il allait venir me chercher, mais Godfrey l’a retenu, a bu un verre d’eau et s’est remis. Là-dessus, il est descendu, a dit quelques mots au type qui attendait en bas et ils sont partis ensemble. Quand le portier les a vus pour la dernière fois, ils couraient presque en suivant la rue qui va vers le Strand. Ce matin, la chambre de Godfrey était vide, son lit pas défait et ses affaires étaient dans l’état où je les avais vues la veille. Il était parti illico avec cet inconnu et pas un mot de lui depuis. Je ne crois pas qu’il revienne jamais. C’était un sportif, Godfrey,jusqu’à la moelle, et il n’aurait pas lâché l’entraînement et laissé son capitaine dans le pétrin si ce n’était pas pour un motif au-delà de ses forces. Non, j’ai comme l’impression qu’il est parti pour de bon et que nous ne le reverrons plus jamais.

Sherlock Holmes écouta ce singulier récit avec la plus profonde attention.

– Qu’avez-vous fait ? demanda-t-il.

– J’ai télégraphié à Cambridge pour savoir si on avait de ses nouvelles là-bas. J’ai reçu la réponse. Personne ne l’a vu.

– Aurait-il pu retourner à Cambridge ?

– Oui. Il y a un train à onze heures et quart du soir.

– Mais, autant que vous puissiez vous en assurer, il ne l’a pas pris ?

– Non, on ne l’a pas vu.

– Qu’avez-vous fait ensuite ?

– J’ai télégraphié à lord Mount-James.

– Pourquoi à ce lord Mount-James ?

– Godfrey est orphelin et lord Mount-James est son plus proche parent – son oncle, je crois.

– Bah ! Voilà qui éclaire la question d’un jour nouveau.Lord Mount-James est l’un des hommes les plus riches d’Angleterre.

– C’est ce que j’ai entendu dire par Godfrey.

– Et votre ami était de ses proches ?

– Oui, il était son héritier, et le vieux a près de quatre-vingts ans – pourri de goutte, qui plus est. Il a les jointures tellement calcifiées que ça talque l’intérieur de ses gants. Il n’a jamais de sa vie accordé un radis à Godfrey, car c’est un avare induré, mais Godfrey n’en héritera pas moins.

– Lord Mount-James vous a-t-il répondu ?

– Non.

– Quel motif votre ami pourrait-il avoir d’aller chez lord Mount-James ?

– Eh bien, comme quelque chose l’agaçait le soir, et s’il s’agissait d’une question d’argent, il se pourrait qu’il soit alléchez son plus proche parent qui en a tellement, quoique, d’après ce que j’en sais, il n’aurait guère de chances d’en obtenir. Godfrey n’avait aucune affection pour le vieux. Il ne s’adresserait pas à lui s’il pouvait faire autrement.

– C’est une chose que nous aurons vite fait de déterminer. Si c’était chez son parent lord Mount-James qu’allait votre ami, il faut alors que vous expliquiez la visite à une heure aussi tardive de ce bonhomme de mauvaise mine et l’agitation qu’a causée sa venue.

– Je n’y comprends rien ! dit Cyril Overton en se prenant la tête à deux mains.

– Allons, j’ai devant moi une journée entière et je serai heureux d’approfondir la question, dit Holmes. Je vous conseillerais vivement de vous préparer au match sans tenir compte de ce jeune homme. Comme vous le disiez, il a dû falloir une nécessité qui le dépasse pour l’arracher ainsi à ses occupations et il y a toutes chances que la même nécessité le retienne. Descendons ensemble jusqu’à l’hôtel, pour voir si le portier peut nous apporter des lumières nouvelles.

Sherlock Holmes excellait dans l’art de mettre un humble témoin à son aise et, très vite, dans la tranquillité de la chambre abandonnée par Godfrey Staunton, il tira du portier tout ce qu’il avait à dire. Le visiteur de la veille n’était pas un monsieur, et pas davantage un travailleur. C’était simplement ce que le portier décrivit comme « un type d’aspect moyen » : la cinquantaine, la barbe grisonnante, le visage pâle, et sans rien de particulier dans son costume. Le portier, en prenant le billet,avait remarqué que sa main tremblait. Godfrey Staunton avait fourré ce mot dans sa poche. Il n’avait pas serré la main de l’homme dans le vestibule. Ils avaient échangé quelques phrases, dont le portier n’avait distingué qu’un seul mot : « temps »là-dessus, ils étaient partis en hâte, de la façon déjà décrite.L’horloge du hall marquait dix heures et demie.

– Voyons, dit Holmes en s’asseyant sur le lit de Staunton. Vous êtes le portier de jour, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur. Je quitte mes fonctions à onze heures.

– Le portier de nuit n’a rien vu, j’imagine ?

– Non, monsieur. Des gens qui étaient allés au théâtre sont rentrés tard ; mais personne d’autre.

– Vous avez été de service toute la journée d’hier ?

– Oui, monsieur.

– Avez-vous reçu un message quelconque pour M. Staunton ?

– Oui, monsieur ; un télégramme.

– Ah ! voilà qui est intéressant. Quelle heure était-il ?

– A peu près six heures.

– Où se trouvait M. Staunton quand il l’a reçu ?

– Ici dans sa chambre.

– Étiez-vous là quand il l’a ouvert ?

– Oui, monsieur. J’ai attendu pour voir s’il y avait une réponse.

– Et y en avait-il une ?

– Oui, monsieur. Il l’a écrite.

– C’est vous qui l’avez portée ?

– Non. Il l’a portée lui-même.

– Mais il l’a écrite devant vous ?

– Oui. J’étais debout près de la porte et lui me tournait le dos, à cette table. Quand il l’a eu écrite, il m’a dit :« Ça ira, portier, je vais la porter moi-même. »

– Avec quoi l’a-t-il écrite ?

– Une plume, monsieur.

– La formule de télégramme était de celles qui sont sur cette table ?

– Oui, monsieur. Il a pris celle du dessus.

Holmes se leva. Prenant le paquet de formules, il les porta jusqu’à la fenêtre et examina minutieusement celle qui se trouvait sur le dessus.

– Dommage qu’il ne l’ait pas écrite au crayon, dit-il en les reposant avec un geste de déception. Comme vous avez sans doute eu de fréquentes occasions de l’observer, Watson, l’impression  traverse en général le papier – un fait qui a rompu nombre d’heureuses unions. Quoi qu’il en soit, je ne trouve aucune trace.Je suis heureux de constater toutefois qu’il a écrit avec cette plume à gros bec, et je ne doute pas que nous trouvions quelque chose d’imprimé sur le buvard. Mais oui : voici ce que je cherche.

Il déchira la feuille et nous montra une bande sur laquelle se trouvaient d’illisibles hiéroglyphes.

Très surexcité, Cyril Overton suggéra :

– Regardez-le dans la glace !

– Ce n’est pas nécessaire, dit Holmes. La feuille est mince et nous lirons le message en transparence. Voyez :

Il le retourna et nous lûmes :

« Ne nous lâchez pas, pour l’amour de Dieu ! »

– Voilà donc la fin du télégramme que Godfrey Staunton a expédié quelques heures avant sa disparition. Les premiers mots du message nous échappent, mais ce qu’il reste : « Ne nous lâchez pas, pour l’amour de Dieu ! » prouve que le jeune homme voyait s’approcher de lui un formidable danger dont quelqu’un d’autre pouvait le protéger. « Nous », notez bien !Une autre personne est dans l’affaire. Qui serait-ce, sinon le barbu pâle qui paraissait lui-même tellement nerveux ? Quel est, alors, le lien qui unit Godfrey Staunton à ce monsieur ?Et quelle est la troisième source dont l’un et l’autre sollicitaient l’aide contre le danger qui les pressait ? Notre enquête s’est déjà réduite à cela.

– Il ne nous reste qu’à trouver à qui est adressé ce télégramme,suggérai-je.

– Exactement, mon cher Watson. Votre réflexion, toute profonde qu’elle est, m’était déjà passée par l’esprit. Mais j’ose dire que vous avez dû remarquer que si vous entrez dans un bureau de poste pour demander à voir le double du message d’une autre personne,vous risquez de vous heurter à une certaine réticence de la part des fonctionnaires. Ils sont d’un pointilleux, sur ces questions ! Cependant, je ne doute pas qu’avec un peu de délicatesse et de finesse nous ne parvenions à nos fins. En attendant, j’aimerais, en votre présence, monsieur Overton, jeter un coup d’œil aux papiers qui sont restés sur la table.

C’était un certain nombre de lettres, de notes et de calepins que Holmes retourna et examina de ses doigts nerveux et de ses regards acérés et pénétrants.

– Rien là-dedans, dit-il enfin. Au fait, je suppose que votre ami était un jeune homme en pleine santé – il n’avait rien qui clochait ?

– Solide comme un chêne.

– A-t-il été malade, à votre connaissance ?

– Pas un seul jour. Il a été immobilisé par un coup de pied sur le tibia et une fois il s’est démis la rotule, mais rien d’autre.

– Il n’était peut-être pas aussi fort que vous le supposez. Je croirais qu’il avait quelque ennui secret. Avec votre permission,je vais mettre dans ma poche un ou deux de ces papiers, pour le cas où ils auraient quelque chose à voir avec notre enquête.

– Un instant, un instant ! s’écria une voix bougonne, et nous aperçûmes, dans l’entrée, un étrange petit vieillard qui gesticulait en se trémoussant.

Vêtu d’un costume noir rougeâtre, il portait un haut-de-forme à très large bord et une cravate blanche fort lâche, l’ensemble produisant l’effet d’un pasteur des plus paysans ou d’un croque-mort fantaisiste. En dépit pourtant de son aspect négligé et même absurde, l’homme avait dans sa voix un grésillement autoritaire et dans ses manières une sorte d’intensité hâtive qui commandait l’attention.

– Qui donc êtes-vous, monsieur ? et de quel droit touchez-vous aux papiers de ce monsieur ? demanda-t-il.

– Je suis un détective privé et je m’efforce d’expliquer sa disparition.

– Ah ! oui, vraiment ? Et qui vous en a donné l’ordre,hein ?

– Ce monsieur, qui est l’ami de M. Staunton et qui m’a été adressé par Scotland Yard.

– Et vous, monsieur, qui êtes-vous ?

– Cyril Overton.

– Alors c’est vous qui m’avez télégraphié. Je suis lord Mount-James. Je suis venu aussi vite qu’a pu m’amener l’omnibus de Bayswater. Alors, vous avez commis un détective ?

– Oui, monsieur.

– Et vous êtes prêt à en payer les frais ?

– Je ne doute pas, monsieur, que mon ami Godfrey, quand nous le trouverons, ne soit prêt à le faire.

– Et si on ne le retrouvait jamais, hein ? Qu’est-ce que vous avez à répondre à ça ?

– En ce cas, sans doute sa famille…

– Jamais de la vie ! hurla le petit bonhomme. N’attendez pas un sou de moi ! Pas un sou ! vous avez bien compris,monsieur le détective ! Ce jeune homme n’a pas d’autre famille que moi et je vous avertis que je ne m’en tiens pas responsable.S’il a des espérances, il les doit à ce que jamais je n’ai gaspillé l’argent et je n’ai pas l’intention de commencer maintenant. Quant à ces papiers avec lesquels vous prenez tant de libertés, je peux vous dire que s’il se trouvait dedans quelque chose qui eût une valeur quelconque, vous serez responsable de tout ce que vous pourriez en faire.

– Parfait, monsieur, dit Sherlock Holmes. Puis-je vous demander en attendant si vous avez vous-même une théorie qui explique la disparition de ce jeune homme ?

– Non, monsieur, aucune. Il est assez grand et assez âgé pour savoir ce qu’il fait, et s’il est assez serin pour se perdre, je refuse absolument d’endosser la responsabilité de financer ses recherches.

– Je comprends à merveille votre position, dit Holmes, avec,dans les yeux, un éclair de rosserie. Peut-être ne saisissez-vous pas tout à fait la mienne. Il semble que Godfrey Staunton était pauvre. Si on l’a enlevé, ce n’est pas pour ce qu’il possède lui-même. Mais la renommée de votre opulence s’est répandue, lord  Mount-James, et il est parfaitement possible qu’une bande de voleurs se soit assurée de la personne de votre neveu pour obtenir de lui des renseignements sur votre domicile, vos habitudes et vos trésors.

Le visage du désagréable petit visiteur devint aussi blanc que sa cravate.

– Ciel ! en voilà une idée ! Allez donc imaginer pareille fourberie ! Quelles hideuses canailles il y a au monde ! Mais Godfrey est un chic garçon – un garçon solide.Rien ne pourrait l’amener à trahir son vieil oncle. Je ferai porter dès ce soir la vaisselle plate à la banque. Dans l’intervalle,faites tout le nécessaire, monsieur le détective. Remuez ciel et terre, c’est moi qui vous en prie, pour nous le ramener sain et sauf. Quant à l’argent, jusqu’à concurrence de cinq livres, et même de dix, vous pouvez toujours compter sur moi.

Même dans cet état de repentir, le noble avare ne put nous fournir aucune information de nature à nous aider ; la vie privée de son neveu ne lui était guère connue. Notre seule piste résidait en ce télégramme tronqué et ce fut avec une copie de celui-ci à la main que Holmes se mit en route pour trouver le second maillon de la chaîne. Nous nous étions débarrassés de lord Mount-James et Overton était parti conférer avec ses équipiers au sujet de la catastrophe qui les frappait. Il y avait un bureau de télégraphe à peu de distance de l’hôtel. Nous nous arrêtâmes devant.

– Ça vaut la peine d’essayer, Watson, dit Holmes. Naturellement,avec un mandat du juge, on pourrait demander à voir les souches,mais nous n’en sommes pas encore à ce stade. Je ne pense pas que dans un endroit où ils ont tant à faire, ils se rappellent les physionomies. Nous allons risquer le coup.

« Désolé de vous déranger, dit-il de son ton le plus suave à la jeune femme derrière le grillage. Il y a eu une petite erreur commise hier dans un télégramme que j’ai expédié. Je n’ai pas eu de réponse et j’ai grand-peur d’avoir oublié de mettre mon nom au bout. Pourriez-vous me dire si c’est le cas ?

La jeune personne feuilleta un paquet de doubles.

– Quelle heure était-il ? demanda-t-elle.

– Un peu plus de six heures.

– A qui était-ce adressé ?

Holmes posa un doigt sur ses lèvres et m’indiqua du coin de l’œil, comme si je ne devais pas le savoir.

– Les derniers mots étaient : « pour l’amour de Dieu », chuchota-t-il d’un air de confidence. Je suis très inquiet de ne pas recevoir de réponse.

La jeune femme prit l’une des formules.

– Le voici. Il ne porte pas de signature, dit-elle en le défroissant sur le comptoir.

– Alors cela explique, bien entendu, pourquoi je ne reçois pas  de réponse ! dit Holmes. Que c’est bête de ma part ! Aurevoir, mademoiselle, et merci beaucoup de m’avoir rassuré.

Il gloussait de satisfaction et se frottait les mains quand nous nous retrouvâmes dans la rue.

– Alors ? demandai-je.

– Nous progressons, Watson, nous progressons. J’avais sept petits plans différents pour obtenir la possibilité de jeter un coup d’œil à ce télégramme, mais je n’espérais guère réussir du premier coup.

– Et qu’y avez-vous gagné ?

– Un point de départ pour nos investigations – et en appelant un fiacre, il lui ordonna : Gare de King’s Cross.

– Nous partons en voyage, alors ?

– Oui, il faut que nous fassions un saut jusqu’à Cambridge.Toutes les indications ont l’air de nous aiguiller dans cette direction.

– Dites-moi, lui demandai-je, pendant que la voiture parcourait Gray’s Inn Road, vous n’avez pas encore de soupçon concernant le motif de la disparition ? Je ne crois pas que dans toutes nos enquêtes j’en aie vu une dont les mobiles soient aussi imprécis.Vous n’imaginez naturellement pas qu’il a été enlevé pour lui soutirer des renseignements concernant son richissime parent ?

– Je reconnais, Watson, que cette explication ne me paraît que très improbable. Elle m’a frappé, toutefois, comme celle qui avait le plus de chances d’intéresser ce vieillard déplaisant à l’excès.

– Elle a certes réussi. Mais quelles autres explications voyez-vous ?

– Je pourrais en citer plusieurs. Il faut admettre qu’il est curieux et suggestif que cet incident se produise à la veille d’un match capital et qu’il porte sur le seul homme dont la présence paraisse essentielle pour le succès de son équipe. Il se peut que ce ne soit qu’une coïncidence, mais c’est intéressant. Le sport amateur n’est pas soumis à la sujétion des paris, mais le public à côté parie tout de même pas mal, et on peut concevoir que cela vaille la peine pour quelqu’un d’empêcher un athlète de jouer comme les nervis du turf empêchent un cheval de courir. Voilà déjà une explication. Une seconde, qui va de soi, c’est que ce jeune homme est en fait l’héritier d’une grosse fortune, bien que ses moyens actuels soient modestes ; il n’est donc pas impossible qu’on ait ourdi un complot pour s’emparer de lui et ne le libérer que moyennant rançon.

– Ces théories ne tiennent pas compte de la dépêche.

– En effet, Watson. Le télégramme demeure la seule chose solide sur laquelle nous puissions tabler et il ne faut pas le perdre de vue. C’est pour obtenir des lumières sur le but de ce télégramme que nous nous rendons à Cambridge. La voie de nos investigations  est pour l’instant obscure, mais je serais fort surpris si, d’ici ce soir, nous ne l’avions pas déblayée et si nous n’avions pas fait de chemin.

Il faisait sombre déjà quand nous arrivâmes dans la vieille ville universitaire. Holmes prit un fiacre à la gare et ordonna au cocher de le conduire à la maison du docteur Leslie Armstrong.Quelques instants plus tard, nous nous arrêtions devant une vaste habitation du quartier le plus animé. On nous fit entrer et, après une longue attente, nous fûmes admis dans le cabinet de consultation où nous trouvâmes le docteur assis à son bureau.

Le fait que le nom de Leslie Armstrong m’était inconnu montre à quel point j’avais perdu contact avec ma profession. Maintenant, je  sais qu’il est non seulement l’un des maîtres de l’École de médecine de l’université, mais aussi un penseur dont la réputation est européenne dans plusieurs sciences. Cependant, même sans être au courant de sa brillante carrière, on ne pouvait pas ne pas être impressionné au premier coup d’œil qu’on portait sur cet homme –sur son visage massif et carré ; sur les yeux, songeurs sous d’épais sourcils ; sur le modelé inflexible de sa mâchoire de granit. Un homme au caractère profond, à l’esprit alerte, farouche,ascétique, concentré et redoutable – voilà comment je vis le docteur Leslie Armstrong. Il tenait à la main la carte de mon ami et ce fut avec une expression de déplaisir sur son visage austère qu’il nous considéra.

– J’ai entendu parler de vous, monsieur Sherlock Holmes, et je n’ignore pas votre profession, qui est de celles que je n’approuve pas.

– Sous ce rapport, docteur, vous vous trouverez d’accord avec tous les criminels du pays, dit tranquillement mon compagnon.

– Tant que vos efforts ont pour objet de supprimer le crime, ils doivent forcément, monsieur, avoir l’approbation de tous les membres sensés de la communauté, bien que je ne doute pas qu’à cet effet l’organisme officiel ne soit amplement suffisant. Où votre état donne prise à la critique, c’est quand vous fouillez les secrets des particuliers ; quand vous déterrez des affaires de famille qu’il vaut mieux cacher et quand, incidemment, vous gaspillez le temps de personnes plus occupées que vous. A l’heure  qu’il est, par exemple, je devrais être en train de rédiger un traité au lieu de converser avec vous.

– Sans doute, docteur ; et malgré cela, la conversation se révélera peut-être plus importante que le traité. En passant,permettez-moi de vous dire que nous faisons exactement l’inverse de ce que vous blâmez à juste titre, et que nous nous efforçons d’empêcher que soit livrées au public des affaires privées dont la révélation devient inévitable dès que la police officielle s’empare carrément d’une enquête. Vous pouvez me considérer comme un franc-tireur, un pionnier qui marche en avant des forces régulières du pays. Je suis venu vous parler de M. Godfrey Staunton.

– Qu’est-ce qu’il a fait ?

– Vous le connaissez, n’est-ce pas ?

– C’est un de mes amis intimes.

– Vous savez qu’il a disparu ?

Les traits accusés du docteur ne laissèrent paraître aucun changement d’expression.

– Ah bah ! fit-il.

– Il est parti de l’hôtel hier soir. On n’a pas de ses  nouvelles.

– Il reviendra probablement.

– Demain a lieu le match contre Oxford.

– Je n’ai aucune sympathie pour ces enfantillages. Le sort du jeune homme m’intéresse profondément, parce que je le connais et l’apprécie. Mais le match de rugby sort totalement de mon horizon.

– J’invoquerai donc l’intérêt que vous lui portez pour que vous m’aidiez à savoir ce qu’il est devenu. Savez-vous où il est ?

– Certainement pas.

– Vous ne l’avez pas vu depuis hier ?

– En aucune façon.

– Monsieur Staunton était-il en bonne santé ?

– Absolument.

– A-t-il été malade à votre connaissance ?

– Jamais.

Holmes produisit une feuille de papier qu’il fourra sous les yeux du médecin.

– Peut-être voudrez-vous alors m’expliquer cette note d’honoraires de treize guinées, payée par M. Godfrey Staunton au docteur Leslie Armstrong, de Cambridge ? Je l’ai trouvée parmi les papiers qui étaient sur sa table.

Le docteur rougit de colère.

– Je ne vois aucune raison de vous fournir une explication,monsieur Holmes.

Holmes remit la note dans son portefeuille.

– Si vous préférez une explication publique, elle viendra forcément tôt ou tard, dit-il. Je vous exposais tout à l’heure que je suis à même de faire le silence sur ce que d’autres sont contraints de publier, et que ce serait plus sage de votre part de me faire entière confiance.

– Je ne sais pas ce que cela signifie.

– M. Staunton a-t-il communiqué avec vous, de Londres ?

– Certainement pas.

– Aïe, aïe, aïe ! encore les services postaux !soupira Holmes avec lassitude. Une dépêche des plus urgentes vous a été expédiée de Londres par Godfrey Staunton à six heures quinze hier soir – un télégramme qui est sans aucun doute lié à sa disparition – et voilà que vous ne l’avez pas reçue ! C’est très fautif. J’irai certainement déposer une plainte écrite au bureau en question.

Derrière son bureau, le docteur Leslie Armstrong bondit, le visage cramoisi de fureur.

– Je vous prierai de sortir d’ici, monsieur, dit-il. Dites à  celui qui vous emploie, à lord Mount-James, que je ne veux avoir affaire ni à lui ni à ses émissaires. Non, monsieur, pas un mot de plus !

Il sonnait avec frénésie.

– John, reconduisez ces messieurs ! ordonna-t-il à un domestique pompeux qui, l’air sévère, nous accompagna jusqu’à la porte.

Dans la rue, Holmes éclata de rire.

– Le docteur Armstrong possède certainement de l’énergie et du caractère, dit-il. Je n’ai jamais vu un homme qui, s’il voulait bien y appliquer ses talents, serait plus apte à faire une carrière criminelle. Et maintenant, mon pauvre Watson, nous voilà, coupés de tout, sans amis, dans cette cité inhospitalière qu’il ne nous est pas possible de quitter sans abandonner notre enquête. La petite auberge que voici, juste en face de la maison d’ Armstrong, convient singulièrement à nos besoins. Si vous vouliez y retenir une chambre sur le devant et acheter les quelques objets qui nous sont nécessaires pour ce soir, j’aurais peut-être le temps de faire quelques investigations.

Ces quelques investigations, toutefois, se révélèrent plus laborieuses que Holmes ne l’avait imaginé, car il ne revint à l’auberge qu’à presque neuf heures du soir. Pâle et déconfit, il était couvert de poussière, en même temps qu’affamé et harassé. Un souper froid était prêt sur la table et quand sa faim fut apaisée et sa pipe allumée, Holmes se retrouva à même de prendre les événements sous cet angle mi-humoristique, mi-philosophique qui lui était naturel quand ses recherches allaient de travers. Un bruit de roues de voiture le fit se lever et aller regarder à la fenêtre : un coupé attelé de deux chevaux gris s’arrêtait sous le bec de gaz en face de la porte du docteur.

– Il a été parti trois heures, dit Holmes. Sorti à six heures et demie, le voilà de retour. Cela lui donne un rayon de trois ou quatre lieues et il le fait une fois, parfois deux, dans la journée.

– C’est assez courant pour un médecin qui fait la clientèle.

– Seulement Armstrong n’exerce pas vraiment. Il fait des cours et donne des consultations, mais ne se soucie pas de médecine générale qui le distrairait de son travail littéraire. Pourquoi,alors, entreprend-il ces longues courses, qui doivent lui sembler ennuyeuses au possible, et qui va-t-il voir ?

– Son cocher…

– Mon cher Watson, pouvez-vous douter un seul instant que ce n’est pas à lui que je me suis adressé tout d’abord ? Je ne sais si c’est venu de sa propre perversité naturelle ou si son -maître lui avait fait le mot, mais il a été assez impoli pour lancer un chien contre moi. Ni l’homme ni le chien, toutefois,n’ont vu ma canne d’un bon œil et l’affaire n’a pas eu de suites.Mais, après, les relations étaient tendues et toute autre demande de renseignements devenait hors de question. Tout ce que j’ai appris, je l’ai su par un naturel complaisant que j’ai rencontré dans la cour même de notre auberge. C’est lui qui m’a parlé des habitudes du docteur et de son expédition quotidienne. C’est à ce moment que, comme pour illustrer ses dires, la voiture est venue se ranger devant la porte.

– Vous n’auriez pas pu la suivre ?

– Excellent, Watson ! Vous êtes éblouissant, ce soir.L’idée m’est effectivement venue. Il y a, comme vous avez pu le remarquer, un magasin de bicyclettes à côté. Je m’y suis rué, j’ai loué une machine et j’ai pu me mettre en route avant que la voiture n’ait disparu. Je l’ai promptement rejointe, puis, restant à discrète distance d’une centaine de mètres environ, j’ai suivi ses  lanternes jusqu’à ce que nous soyons sortis de la ville. On était bien engagés sur une route de campagne quand un incident quelque peu mortifiant s’est produit… La voiture s’est arrêtée, le docteur en est descendu, il est revenu d’un bon pas jusqu’au point où j’avais moi-même fait halte et il m’a dit, excellemment, mais sur le mode sardonique, qu’il craignait que la route ne fût un peu étroite et qu’il espérait que sa voiture ne gênerait pas le passage de ma bicyclette. Rien de plus admirable que sa façon d’exprimer  cela. Je dépassai aussitôt le coupé, et, me tenant sur la route principale, poursuivis pendant quelque distance avant de m’arrêter à un endroit propice pour voir si la voiture passait. Elle ne vint pas, toutefois, de sorte qu’il me fallut admettre qu’elle avait dû prendre une des assez nombreuses voies latérales que j’avais remarquées. Je fis demi-tour, sans revoir davantage la voiture, et  maintenant, comme vous le constatez, elle est revenue derrière moi.Certes, je n’avais, à l’origine, aucune raison particulière de voir une corrélation entre la disparition de Godfrey Staunton et ces courses et j’étais enclin à ne les étudier que parce que tout ce qui concerne le docteur Armstrong prend de l’intérêt pour nous.Mais maintenant que je découvre qu’il regarde si attentivement si on le suit durant ces excursions, l’affaire prend de l’importance et je ne serai satisfait que quand je l’aurai tirée au clair.

– Nous pourrons le suivre demain.

– Ah oui ? C’est moins facile que vous n’avez l’air de le croire. Vous ne connaissez pas le paysage de la région de Cambridge, hein ? Il ne se prête guère à la dissimulation.Toute la campagne où j’ai roulé ce soir est aussi plate et nue que la paume de votre main et l’homme que nous suivons n’est pas bête,ainsi qu’il l’a montré fort nettement ce soir. J’ai télégraphié à Overton pour qu’il nous avise, à cette adresse-ci, de ce qu’il arriverait à Londres et, dans l’intervalle, nous ne pouvons que nous consacrer au docteur Armstrong dont je dois le nom à l’obligeance de la jeune personne du télégraphe qui m’a permis de lire le double du message urgent de Staunton. Il sait où est Staunton – cela, j’en jurerais – et s’il le sait, alors ce sera bien notre faute si nous n’arrivons pas à le savoir aussi. Pour l’instant, il faut bien reconnaître qu’il a fait le pli, mais,comme vous ne l’ignorez pas, Watson, il n’est pas dans mes habitudes d’abandonner la partie dans ces conditions.

Malgré cela, le lendemain ne nous vit pas plus proches de la solution du mystère. On nous remit après le déjeuner un mot que Holmes me passa avec un sourire :

 

« Monsieur, je puis vous assurer que vous perdez votre temps à filer mes déplacements. Il y a, comme vous avez pu le constater hier soir, une vitre à l’arrière de ma voiture et si vous désirez faire huit ou dix lieues dans la campagne et revenir à votre point de départ, vous n’avez qu’à me suivre. Cependant, je puis vous informer que le fait de m’espionner ne peut être d’aucun secours à Godfrey Staunton, et je suis convaincu que le meilleur service que vous puissiez rendre à celui-ci est de retourner tout de suite à Londres et notifier à la personne qui vous emploie que vous ne parvenez pas à le retrouver. Vous perdez certainement votre temps à Cambridge. Bien vôtre,

Leslie ARMSTRONG. »

– Un adversaire honnête et qui ne mâche pas ses mots, ce docteur, dit Holmes. Eh, eh ! il pique ma curiosité et il faut  absolument que j’en sache davantage avant de le lâcher.

– Sa voiture est devant chez lui, dis-je. Il y monte. Je l’ai vu qui, en même temps, regardait notre fenêtre. Si je tâtais de la bicyclette, à mon tour ?

– Non, non, mon cher Watson ! Malgré tout le respect que je porte à votre perspicacité naturelle, je ne crois pas que voussoyez tout à fait de la force du digne docteur. Je crois que je pourrai peut-être arriver à nos fins par une exploration indépendante effectuée de mon côté. Je suis, hélas, obligé de vous laisser à vos propres desseins, car l’apparition de deux étrangers  enquêtant dans une campagne assoupie pourrait faire jaser plus que je ne le désire. Vous trouverez sûrement dans cette vénérable cité des curiosités qui vous distrairont et j’espère vous rapporter avant ce soir un rapport plus favorable.

Une fois de plus, toutefois, mon ami devait rentrer déçu. Il revint à la nuit, très las et sans avoir obtenu de résultat.

– Un jour pour rien, Watson. Ayant pris note de l’orientation générale des sorties du docteur, j’ai passé la journée à visiter tous les villages situés de ce côté-là de Cambridge et à échanger des impressions avec les cabaretiers et autres diffuseurs des nouvelles locales. J’ai fait pas mal de chemin : Chesterton, Histon, Water beach, Oakington ont tous été explorés et se sont tous révélés décevants. Dans des trous aussi ensommeillés, l’apparition quotidienne d’une voiture à deux chevaux n’aurait jamais pu passer inaperçue. Encore un point à l’actif du docteur. Y a-t-il un  télégramme pour moi ?

– Oui, je l’ai ouvert. Le voici : « Demandez Pompée à Jérémie Dixon, Collège de la Trinité. » Je ne le comprends pas.

– Oh ! il est assez clair. Il vient de notre ami Overton et répond à une question que je lui ai posée. Je vais tout bonnement envoyer un mot à M. Jérémie Dixon et je ne doute pas que la chance ne tourne en notre faveur. Au fait, a-t-on des nouvelles du match ?

– Oui, le journal d’ici en donne un excellent compte rendu dans  sa dernière édition. Oxford a gagné par deux essais et un but. La dernière phrase commente ainsi le résultat : « La défaite des Bleus Clairs peut être intégralement imputée à la malencontreuse absence du fameux international Godfrey Staunton qu’on ne cessa de déplorer d’un bout à l’autre de la partie. Le manque de combinaisons chez les trois-quarts, et leur faiblesse en attaque aussi bien qu’en défense firent plus que neutraliser les efforts d’une ligne d’avants puissante et courageuse. »

– Alors, les pressentiments de notre ami Overton se vérifient,dit Holmes. Personnellement, je suis de l’avis du docteur Armstrong, le rugby sort totalement de mon horizon. Coucher de bonne heure, ce soir, Watson, car je prévois que demain pourrait être bourré d’événements.

Quand je vis Holmes pour la première fois, le lendemain matin,j’en fus épouvanté car il était assis près du feu avec une petite seringue hypodermique à la main. J’associai le fait avec la seule faiblesse naturelle que je lui connaissais et je me mis à craindre le pire quand je vis briller l’objet entre ses doigts. Mon expression de détresse le fit rire et il posa la seringue sur la table.

– Non, non, mon vieux, il n’y a pas de quoi vous alarmer. Ce n’est pas, en l’occurrence, un engin maléfique, mais j’espère plutôt qu’elle va se révéler comme la clé qui forcera ce mystère.Dans cette seringue reposent tous mes espoirs. Je viens de rentrer d’une expédition en éclaireur et tout se présente bien. Déjeunez bien, Watson, car je me propose de me lancer sur la piste du docteur Armstrong aujourd’hui et une fois que nous serons en route,il n’y aura ni repos ni aliments tant que nous ne l’aurons pas traqué dans son repaire.

– En ce cas, dis-je, nous ferons bien de prendre notre petit déjeuner dans notre poche car le voilà qui s’en va de bonne heure.La voiture est à sa porte.

– Peu importe. Qu’il parte. Il sera malin s’il trouve moyen d’aller à un endroit où je ne puisse pas le suivre. Quand vous aurez terminé, nous descendrons ensemble et je vous présenterai un détective qui est un très éminent spécialiste du travail qui nous  attend.

Une fois en bas, je suivis Holmes dans la cour de l’écurie et là, il ouvrit la porte d’une caisse à claire-voie et en fit sortir un chien blanc et beige, court sur pattes et aux oreilles pendantes, quelque chose entre le briquet et le fox-hound.

– Permettez-moi de vous présenter Pompée, dit-il. Pompée est la perle des chiens courants de la région ; pas un foudre de vitesse, comme en témoigne sa structure, mais un limier puissant en fait de flair. Eh bien, Pompée, sans être bien rapide, je crois que tu le serais encore trop pour une paire de Londoniens entre deux âges comme nous, alors, je vais me permettre d’attacher à ton collier cette laisse de cuir. Allez, mon garçon, en avant, fais voir ce que tu sais faire.

Il le mena jusqu’à la porte du docteur. Le chien tourna un instant en rond en reniflant, puis, avec un petit jappement, se mit en route le long de la rue en tirant sur sa laisse tant il s’efforçait d’aller vite. Au bout d’une demi-heure nous étions hors de la ville et nous suivions à toute allure une route campagnarde.

– Qu’avez-vous fait, Holmes ? demandai-je.

– Un procédé usé jusqu’à la corde et vénérable, mais utile en l’occurrence. Je suis entré dans la cour du docteur ce matin et j’ai arrosé d’une seringue pleine d’anis la roue de derrière de sa voiture. Un chien comme Pompée suivra l’anis à la trace jusqu’à    l’autre bout de l’Angleterre et il faudrait que notre ami Armstrong passe une rivière à gué pour se débarrasser de lui. Ah ! le  rusé coquin ! Voilà donc comment il m’a faussé compagnie l’autre soir !

Le chien venait tout à coup de quitter la grand-route pour s’engager dans un chemin herbeux. A un petit kilomètre de là,celui-ci donnait sur une autre grand-route et la piste repartait d’un seul coup à droite dans la direction de la ville que nous venions de quitter.

– Ce détour était entièrement à notre intention, alors ?dit Holmes. Je ne m’étonne plus que mon enquête dans les villages n’ait rien donné. Le docteur a vraiment fait tout ce qu’il a pu et on voudrait bien savoir pourquoi il s’est donné tant de peine pour nous tromper. A notre droite, ce devrait être le village de Trumpington. Et, mâtin ! voici la voiture qui tourne le coin ! Vite, Watson, vite, ou nous sommes perdus !

Il bondit dans un pré, entraînant avec lui Pompée qui ne venait pas de bon gré. A peine nous étions-nous tapis derrière la haie que la voiture passa à grand bruit. Je vis, à l’intérieur, le docteur Armstrong, les épaules voûtées, la tête entre les mains, l’image même de la détresse. Je constatai, à la gravité dont son visage était empreint, que mon ami l’avait vu comme moi.

– J’ai peur que la fin de nos recherches ne soit assez sombre,dit-il. En tout cas, nous serons bientôt fixés. Allons.Pompée ! Ah ! c’est cette maisonnette dans le champ…

Il ne faisait pas de doute que nous avions atteint la fin de notre voyage. Pompée courait en tous sens et gémissait devant la porte d’entrée, à l’endroit où les roues du coupé avaient laissé une trace encore visible. Un sentier conduisait au cottage isolé et nous nous empressâmes de le prendre après que Holmes eut attaché le chien à la haie. Mon ami frappa à la petite porte rustique, une fois, puis deux, sans obtenir de réponse. Pourtant la maisonnette  n’était pas abandonnée car un bruit sourd venait à nos oreilles,une sorte de plainte désespérée, d’une mélancolie indescriptible.Holmes hésitait, puis il jeta un coup d’œil dans la direction de la route que nous venions de traverser. Une voiture la suivait, et il n’y avait pas à se tromper sur les deux chevaux qui la tiraient.

– Pardieu ! s’écria Holmes, voilà le docteur qui revient ! Ça tranche la question. Il faut que nous voyions ce que cela signifie avant qu’il n’arrive.

Il ouvrit la porte et nous passâmes dans le vestibule. La plainte s’enflait de plus en plus, tant et si bien qu’elle résonnait à nos oreilles comme un long et profond gémissement de détresse. Elle venait d’en haut. Holmes y courut, et je l’y suivis.Il poussa une porte à demi fermée et nous restâmes tous deux pétrifiés devant le spectacle qui s’offrait à nous.

Une femme, jeune et belle, gisait morte sur le lit. Son visage était calme et pâle, et ses grands yeux d’un bleu intense regardaient fixement en l’air, sous une opulente masse de cheveux d’or. Au pied du lit, mi-assis, mi-agenouillé, sa figure enfouie dans les couvertures, se trouvait un jeune homme dont le corps était secoué de sanglots. Il était si absorbé par son amer chagrin qu’il n’eut pas un regard pour nous jusqu’au moment où Holmes lui toucha l’épaule.

– C’est vous, monsieur Godfrey Staunton ?

– Oui, c’est moi… Mais vous arrivez trop tard. Elle est morte.

Le pauvre garçon était dans un tel désarroi qu’il ne voulait pas  admettre que nous puissions être autre chose que des médecins venus pour l’assister. Holmes essayait de murmurer quelques mots de condoléances et de lui expliquer l’alarme qu’avait causée à ses amis sa soudaine disparition quand on entendit dans l’escalier un pas lourd et le visage massif et grave du docteur Armstrong apparut dans l’entrée.

– Ainsi, messieurs, dit-il, vous êtes arrivés à vos fins et vous avez, certes, choisi un moment particulièrement délicat pour cette intrusion. Je ne voudrais pas soulever une querelle en présence de la mort, mais je puis vous assurer que si j’étais plus jeune, votre conduite monstrueuse trouverait sa juste rétribution.

– Veuillez m’excuser, docteur, je crois qu’il y a un malentendu,dit avec dignité mon ami. Si vous voulez bien descendre, nous pourrons mutuellement nous fournir des éclaircissements au sujet de cette malheureuse affaire.

Un instant plus tard, le sévère docteur et nous nous trouvions dans la pièce d’en dessous.

– Eh bien, monsieur ? dit-il.

– Je voudrais que vous compreniez, tout d’abord, que je ne suis pas à la solde de lord Mount-James et que mes sympathies en cette affaire vont du côté opposé à ce monsieur de qualité. Quand un homme a disparu, il est de mon devoir de savoir ce qu’il est  devenu, mais cela fait, l’affaire est terminée en ce qui me concerne et, dès l’instant qu’il n’y a rien de criminel, je suis bien plus désireux d’étouffer les scandales particuliers que de leur donner une publicité quelconque. Si, comme je l’imagine, il n’y a dans ce qui s’est passé rien d’illégal, vous pouvez compter sur mon entière discrétion et sur mon aide pour empêcher la chose d’être divulguée par la presse.

Le docteur Armstrong fit un pas en avant et, spontanément, serra la main de Holmes.

– Vous êtes un brave homme, dit-il, et je vous avais mal jugé.Je remercie le ciel de ce que mon remords de laisser le pauvre Staunton seul en ces instants tragiques m’ait fait faire demi-touret permis de vous rencontrer. Sachant tout ce que vous savez déjà,la situation ne demande guère d’explications. Il y a un an, Godfrey  Staunton, logeant à Londres pour quelque temps, s’attacha  passionnément à la fille de la personne chez qui il habitait et l’épousa. Elle était aussi bonne que belle, et aussi intelligente que bonne. Mais Godfrey était le neveu de ce vieux hobereau racorni et il ne faisait pas de doute que l’annonce de son mariage l’aurait fait déshériter. Je connaissais bien le garçon, et je l’aimais à cause de toutes ses qualités. Je l’ai, tant que j’ai pu, aidé à arranger les choses. Nous avons fait de notre mieux pour garder le secret, car sitôt qu’un murmure circule, il n’y en a pas pour longtemps avant que cela ne se sache partout. Grâce à cette maisonnette solitaire et à sa propre discrétion, Godfrey avait réussi jusqu’ici à ce que son secret ne fût connu que de moi, si j’excepte un excellent serviteur qui est pour l’instant allé  chercher de l’aide à Trumpington. Mais à la fin survint un coup terrible : la maladie de sa femme. Elle était atteinte d’une tuberculose à évolution rapide. Le pauvre garçon était à demi foude douleur et il fallait quand même qu’il aille à Londres jouer ce  fameux match, car il ne pouvait pas y échapper sans fournir des explications qui révéleraient son secret. J’essayai de lui remonter  le moral par un télégramme et, en réponse, il m’en adressa un dans lequel il me suppliait de faire tout ce que je pouvais. C’est cette  dépêche que vous semblez, de je ne sais quelle inexplicable façon,avoir réussi à voir. Je ne lui ai pas révélé à quel point le danger était imminent, car je savais que sa présence ici ne servirait à rien, mais j’avisai de la vérité le père de la jeune femme et c’est lui qui, manquant de jugement, alla trouver Godfrey. Le résultat  fut qu’il revint dans un état voisin de la folie et qu’il est demeuré dans ce même état, prostré au pied du lit, jusqu’à ce matin où la mort a mis fin aux souffrances de cette malheureuse. Voilà tout, monsieur Holmes, et je suis sûr que je puis compter sur votre discrétion et sur celle de votre ami.

Holmes serra la main du docteur.

Venez, Watson, me dit-il, et, de cette maison du chagrin, nous passâmes dans le pâle ensoleillement d’une matinée d’hiver.

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