Le Retour de Sherlock Holmes

Je n’ai jamais connu mon ami en meilleure forme, tant mentale  que physique, qu’au cours de l’année 1895. Sa réputation  grandissante lui avait amené une clientèle immense et je me  rendrais coupable d’indiscrétion si je me bornais même à suggérer l’identité de certains des illustres clients qui franchirent notre  humble seuil de Baker Street. Holmes, néanmoins, comme tous les grands artistes, vivait pour son art et, sauf dans le cas du duc  d’ Holdernesse, je ne l’ai que rarement vu réclamer une rétribution  considérable pour ses inestimables services. Il était si détaché  des biens de ce monde – ou si capricieux – qu’il a fréquemment  refusé son aide à des personnes riches et puissantes quand le  problème ne lui disait rien, tandis qu’il lui arrivait de consacrer  des semaines d’intense concentration aux affaires de quelque humble  client dont le cas présentait ces conditions d’étrangeté et cette  atmosphère dramatique qui stimulaient son imagination et mettaient  à l’épreuve sa perspicacité.

En cette mémorable année 1895, une curieuse et disparate  succession d’affaires avait retenu son attention. Elle allait de sa  fameuse enquête sur la mort subite du cardinal Tosca –investigations menées sur le désir exprès de notre Saint-Père le  pape – à l’arrestation de Wilson, le célèbre dresseur de serins,qui délivra les bas quartiers de Londres d’une abominable plaie.Presque immédiatement après ces deux affaires sensationnelles  survint la tragédie de Woodman’s Lee et les ténébreuses  circonstances qui entourèrent la mort du capitaine Peter Carrey. Un  exposé des exploits de M. Sherlock Holmes ne serait pas  complet sans un récit de cette affaire tout à fait  exceptionnelle.

Pendant la première semaine de juillet, mon ami avait été si souvent et si longtemps absent de notre appartement que je savais  qu’il avait quelque chose en train. Le fait que plusieurs gaillards  de mauvaise mine étaient venus, au cours de cette période, demander le capitaine Basil, m’avait donné à entendre que Holmes travaillait  quelque part sous l’un des nombreux noms et déguisements qui lui servaient à dissimuler sa formidable personnalité. Il possédait  dans différents points de Londres cinq petits refuges au moins dans  lesquels il était à même de changer d’identité. Il ne m’avait rien  dit de l’affaire en question et il n’était pas dans mes habitudes  de le contraindre à des confidences. Le premier signe positif qu’il  me donna de la direction dans laquelle s’orientaient ses  investigations fut vraiment extraordinaire. Il était parti avant le petit déjeuner et je m’étais assis à table pour ce repas matinal  quand il entra à grands pas dans la pièce, le chapeau sur la tête  et en tenant sous son bras, comme un parapluie, une lance énorme et  à la pointe hérissée de barbes.

– Grand Dieu, Holmes ! m’écriai-je, est-ce à dire que vous  vous êtes promené dans Londres avec ça ?

– Jusque chez le boucher et retour, oui.

– Chez le boucher ?

– Et j’en reviens avec un excellent appétit. On ne saurait  mettre en doute, Watson, la valeur d’un peu d’exercice avant le  petit déjeuner. Mais je suis prêt à parier que vous ne devinerez  jamais de quelle nature fut l’exercice que j’ai pris.

– Je n’essaierai même pas.

Il se mit à rire tout en se versant du café.

– Si vous aviez pu regarder dans l’arrière-boutique d’  Allardyce,vous auriez pu voir un cochon mort pendu à un croc au plafond, et  un monsieur en manches de chemise en train de le perforer  furieusement avec l’arme en question. Cette personne énergique,c’était moi, et j’ai acquis la conviction qu’il n’y a pas de  déploiement de force qui tienne pour traverser un cochon de part en  part d’un seul coup. Ça vous dirait peut-être quelque chose de vous  y essayer ?

– Pas pour un empire. Et pourquoi ces essais ?

– Parce que j’avais l’impression que cela aurait une  répercussion indirecte sur le mystère de Woodman’s Lee. Ah !  Hopkins, j’ai reçu votre télégramme hier soir et je vous attendais.Prenez donc quelque chose avec nous.

Le visiteur à qui s’adressaient ces paroles était un homme  extrêmement alerte, d’une trentaine d’années et vêtu d’un complet  de drap d’Écosse fort discret ; il conservait toutefois le  port et la raideur des gens qui revêtent d’ordinaire un uniforme.Je le reconnus aussitôt comme étant Stanley Hopkins, un jeune  inspecteur de police sur l’avenir duquel Holmes entretenait de  grandes espérances et qui, en retour, professait l’admiration et le  respect d’un disciple pour les méthodes scientifiques du célèbre  détective amateur. Le front d’ Hopkins était sombre et il s’assit  d’un air profondément dégoûté.

– Non merci, monsieur. J’ai déjeuné avant de venir. J’ai passé la nuit à Londres, car je suis venu hier faire mon rapport.

– Et qu’aviez-vous à rapporter ?

– Un échec, monsieur. Un échec total.

– Vous n’avez pas progressé ?

– Pas du tout.

– Aïe, aïe, aïe ! Il va falloir que je voie ça !

– Je le voudrais bien, monsieur Holmes. C’est la première belle  occasion qu’on me donne et me voici à bout de ressources. Je serais  joliment heureux si vous veniez me donner un coup de main.

– Eh bien, il se trouve que j’ai déjà lu avec soin tous les  éléments d’informations qu’on possède, y compris le compte rendu de  l’enquête. Au fait, quel compte tenez-vous de la blague à tabac  trouvée sur le théâtre du crime ? N’y a-t-il pas là un  indice ?

Hopkins eut l’air surpris.

– C’était celle de la victime, monsieur. Il y avait ses  initiales dedans. Et elle était en peau de phoques ; or,c’était un chasseur de phoques.

– Mais il n’avait pas de pipe.

– Non, monsieur, nous n’avons pas trouvé de pipe ; le fait  est qu’il fumait fort peu. Mais il peut, quand même, avoir eu du  tabac pour ses amis.

– Sans doute. Je n’en parle que parce que si ç’avait été moi qui  menais l’enquête j’aurais été enclin à en faire le point de départ  de mes investigations. Toutefois, mon ami, le docteur Watson,ignore tout de ce problème et je ne m’en trouverais pas plus mal si vous me répétiez la suite des événements, une fois encore.Donnez-nous simplement un bref aperçu de l’essentiel.

Stanley Hopkins sortit un papier de sa poche.

– J’ai ici quelques dates qui vous fourniront la carrière du défunt, le capitaine Peter Carey. Il est né en 1845 – cinquante  ans, donc. Ce fut un fort audacieux pêcheur de loutres et de  baleines. En 1883, il commandait le baleinier Licorne des  mers, de Dundee. Il fit alors plusieurs brillantes campagnes  de suite et l’année d’après – 1884 – se retira. Après cela, il  voyagea pendant plusieurs années et, finalement, acheta dans le  Sussex, près de Forest Row, une petite maison appelée Woodman’ s  Lee. Là il a vécu six ans, et là il est mort, il y a une semaine  aujourd’hui.

« Cet homme avait certaines particularités fort  singulières. Dans la vie c’était un puritain strict – un type  silencieux et morose. Sa maisonnée consistait en sa femme, sa  fille, âgée de vingt ans, et deux bonnes. Ces dernières ne  cessaient de changer, car leur position, qui n’était jamais fort  réjouissante, devenait parfois insupportable. L’homme buvait à  l’excès par intermittence et quand la crise d’ivrognerie le  prenait, il devenait un véritable démon. On l’a vu jeter sa femme  et sa fille à la porte au milieu de la nuit et les rosser dans le  parc jusqu’à ce que tout le village, de l’autre côté des grilles,fût réveillé par leurs hurlements.

« Il fut convoqué une fois devant le juge de paix pour des  violences sauvages auxquelles il s’était livré sur la personne du  vieux pasteur, venu lui faire des remontrances à propos de sa conduite. En bref, monsieur Holmes, vous iriez loin avant de  trouver un homme plus dangereux que Peter Carey, et on m’a dit  qu’il était exactement pareil quand il commandait son bateau. On le  connaissait dans la navigation sous le nom de Peter le Noir, et le  surnom ne lui avait pas été donné à cause de son teint basané et de  sa grande barbe, mais en raison de son humeur qui répandait la  terreur autour de lui. Je n’ai pas besoin de dire qu’il était honnie évité par tous ses voisins et que je n’ai pas entendu prononcer ne seule parole de regret à propos de sa terrible fin.

« Vous avez dû lire, monsieur Holmes, dans le compte rendu de l’enquête du coroner, des détails concernant la cabine – mais  votre ami n’en a peut-être pas entendu parler. Carey s’était bâti à  quelques centaines de mètres de sa maison une cabane en bois – il  l’appelait toujours sa “cabine” – et c’est là qu’il couchait tous  les soirs. C’était une petite bicoque qui ne comportait qu’une  seule pièce de quatre mètres cinquante sur trois. Il en conservait  la clé dans sa poche, faisait lui-même son lit et son ménage et ne  laissait jamais personne en franchir le seuil. Il y a de petites  fenêtres de chaque côté, mais elles étaient couvertes par des  rideaux et jamais ouvertes. L’une d’elles était tournée dans la direction de la grand-route et quand la lumière y brillait la nuit,les gens se la montraient en se demandant ce que Peter le Noir  pouvait être en train de faire. C’est cette fenêtre-là, monsieur  Holmes, qui nous a donné un des rares éléments positifs  d’investigation qui soient sortis de l’enquête.

« Vous vous rappelez qu’un maçon, du nom de Slater, venant  à pied de Forest Row vers une heure du matin, deux jours avant le  meurtre, s’arrêta en passant devant la propriété pour regarder le  carré de lumière qui brillait encore entre les arbres. II jure que  l’ombre d’une tête d’homme se profilait, clairement visible sur le  rideau, et que cette ombre n’était pas celle de Peter Carey, qu’il  connaissait bien. C’était celle d’un homme barbu, mais à la barbe  courte et pointant vers l’avant d’une manière toute différente de  celle du capitaine. C’est du moins ce qu’a dit Slater, mais il  avait passé deux heures au cabaret et il y a quelque distance entre  la route et la fenêtre. En outre, cela concerne le lundi, or le  crime fut perpétré le mercredi.

« Le mardi, Peter Carey se montra de l’humeur la plus  noire, surexcité par la boisson et aussi sauvage que la plus  dangereuse bête fauve. Il ne cessa de rôder dans la maison et les  femmes prenaient leurs jambes à leur cou quand elles l’entendaient  arriver. Tard le soir, il descendit à sa bicoque. Vers deux heures  le matin, sa fille, qui dormait la fenêtre ouverte, entendit un  épouvantable hurlement qui venait de cette direction, mais comme il  arrivait couramment à Carey de brailler et de crier quand il étai t pris de boisson, on n’y prit pas garde. En se levant à sept heures  une des bonnes remarqua que la porte de la cabane était ouverte,mais si grande était la terreur provoquée par le bonhomme que ce ne fut pas avant midi que quelqu’un osa se risquer à aller voir ce  qu’il devenait. En jetant un coup d’œil par la porte ouverte on vit   un spectacle qui les mit toutes en fuite, livides, jusqu’au  village. Une heure plus tard j’étais sur place et je prenais  l’affaire en main.

« Ma foi, j’ai les nerfs assez solides, vous le savez,monsieur Holmes, mais je vous donne ma parole que ça m’a secoué quand j’ai fourré le nez dans cette petite baraque. Elle ronflait  comme un harmonium tant elle était pleine de mouches et le plancher  et les murs étaient comme un abattoir. Il l’appelait sa cabine et  c’en était bien une, car on s’y serait cru à bord d’un bateau. Il y  avait une couchette à un bout, une malle de marin, des cartes  terrestres et marines, une image de la Licorne des mers,une rangée de livres de bord sur un rayon, tout exactement tel  qu’on s’attendrait à le trouver dans la cabine d’un capitaine. Et là, au milieu, se trouvait le bonhomme, le visage convulsé comme celui d’un damné à la torture, sa grande barbe tavelée pointant, en  son agonie, vers le plafond. En plein dans sa poitrine, perforée de  part en part, il avait un harpon d’acier qui s’était enfoncé   profondément dans le bois de la paroi derrière lui. Il était  épinglé comme un insecte sur un carton. Naturellement, il était on  ne peut plus mort, et cela depuis l’instant où il avait proféré ce  dernier hurlement d’agonie.

« Je connais vos méthodes, monsieur, et je les ai mises en  pratique. Avant de permettre qu’on touche à quoi que ce soit, j’ai  examiné avec le plus grand soin le sol à l’extérieur et aussi le  plancher de la pièce. Il n’y avait pas de traces de pas.

– Vous voulez dire que vous n’en avez pas vu ?

– Je vous assure, monsieur, qu’il n’y en avait pas.

– Mon bon, j’ai enquêté sur bien des crimes, mais je n’en ai  encore jamais vu qui ait été commis par une créature volante. Dès   l’instant que le criminel reste sur deux jambes, il faut fatalement  qu’il y ait au sol une sorte d’abrasion, de minime dérangement  qu’un chercheur scientifique peut déceler. Il est incroyable que  cette pièce souillée de sang n’ait contenu aucune trace susceptible  de nous aider. J’ai vu, toutefois, d’après l’enquête, qu’il y avait  des objets que vous n’avez pas réussis à négliger ?

Le jeune inspecteur réagit à ces commentaires ironiques.

– J’ai été inepte de ne pas vous appeler à ce moment-là,monsieur Holmes, mais de toute façon, il n’y a pas à y revenir.Oui, il y avait dans la pièce plusieurs objets qui réclamaient une  attention particulière. L’un était le harpon qui avait servi pour le crime. On l’avait arraché d’une panoplie au mur. Il en restait  deux et la place du troisième était vide. Sur le manche il y avait  écrit : S.S. Licorne des mers, Dundee, ce qui  semblait établir que le crime avait été commis dans un moment de  fureur et que le meurtrier avait saisi la première arme qui lui  était tombée sous la main. Le fait que le crime avait été commis à  deux heures du matin, et que malgré cela Peter Carey était tout  habillé, suggérait qu’il avait rendez-vous avec le meurtrier, ce  que confirme la présence sur la table d’une bouteille de rhum et de  deux verres sales.

– Oui, dit Holmes, je crois que ces deux conclusions sont admissibles. Y avait-il d’autres alcools que ce rhum, dans la  pièce ?

– Oui, il y avait sur le coffre une cave à liqueurs qui  contenait du whisky et du cognac. Elle est sans importance pour  nous, toutefois, car les carafons étaient pleins et n’avaient par  conséquent pas servi.

– Sa présence a quand même une signification, dit Holmes.Néanmoins, parlez-nous encore de ceux des objets qui, selon vous,paraissent avoir une incidence sur l’enquête.

– Il y avait sa blague à tabac sur la table.

– Quelle partie de la table ?

– Elle était dans le milieu. Elle était de phoque brut – avec le  poil raide et une languette de cuir pour la nouer. A l’intérieur ily avait « P. C. » sur le rabat. Elle contenait  une demi-once de fort tabac de marin…

– Excellent. Quoi d’autre ?

Stanley Hopkins tira de sa poche un calepin recouvert de tissu.L’extérieur en était rugueux et usé, les feuillets décolorés. Sur  la première page étaient inscrites les initiales« J.H.N. » et le millésime « 1883 ».  Holmes le posa sur la table et l’examina avec minutie tandis que  Hopkins et moi regardions chacun par-dessus une de ses épaules. Sur  la seconde page étaient imprimées les lettres« C.P.R. » et puis venaient plusieurs pages de  nombres. Un autre en-tête portait Argentine, un autre Costa Rica,un autre Sâo Paulo, chacun précédant des pages de signes et de  chiffres.

– Quelle signification trouvez-vous à tout cela ? demanda Holmes.

– Il semble que ce soient des listes de valeurs mobilières. Je pensais que « J.H.N. » étaient les initiales d’un courtier et que « C.P.R. » était peut-être le client.

– Et qu’est-ce que vous diriez de Canadian Pacific Railway ? proposa Holmes.

Stanley Hopkins jura entre ses dents et se donna un coup de poing sur la cuisse.

– Quel imbécile je suis ! s’exclama-t-il. Naturellement,c’est cela ! Alors « J.H.N. » sont les seules initiales qu’il nous reste à deviner. J’ai déjà examiné toutes les listes anciennes de la Bourse, mais je ne trouve personne en 1883, soit parmi les agents de change, soit parmi les courtiers dont les initiales correspondent à celles-là. J’ai pourtant l’impression que cet indice est le plus important que je détienne. Vous admettrez, monsieur Holmes, qu’il existe une possibilité que ces initiales soient celles de la seconde personne– en d’autres termes, de l’assassin. Je voudrais aussi faire ressortir que l’introduction, dans l’enquête, d’un document concernant d’importantes quantités de valeurs nous fournit, pour la première fois, une indication du mobile du crime.

Le visage de Sherlock Holmes montrait qu’il était complètement pris de court par ces nouvelles perspectives.

– Je suis contraint d’admettre vos deux arguments, dit-il. Je reconnais que le carnet, qui n’a pas été produit à l’enquête,modifie l’idée que je m’étais formée. J’étais arrivé à une théorie du crime dans laquelle je ne trouve pas place pour cela. Vous êtes-vous efforcé de retrouver certaines des valeurs mentionnées là-dedans ?

– On enquête maintenant dans les bureaux, mais j’ai peur que la liste complète des porteurs de ces titres d’Amérique du Sud ne se trouve dans ces contrées et qu’il ne faille quelques semaines avant qu’on puisse trouver la trace des actions.

Holmes venait d’examiner la couverture du calepin au moyen de sa loupe.

– Sûrement, il y a ici une décoloration, dit-il.

– Oui, monsieur, c’est une tache de sang. Je vous ai dit que  j’avais ramassé ce carnet sur le plancher.

– La tache de sang était-elle dessus ou dessous ?

– Sur la face en contact avec le parquet.

– Ce qui prouve, naturellement, qu’on a laissé tomber le calepin une fois le crime commis.

– Exactement, monsieur Holmes. J’ai tenu compte de cet argument et j’en ai conclu que le meurtrier l’avait laissé tomber dans sa fuite précipitée. Il était près de la porte.

– Je suppose qu’aucune de ces valeurs n’a été trouvée dans ce que laisse le défunt ?

– Non, monsieur.

– Avez-vous une raison quelconque de soupçonner qu’il y eut  vol ?

– Non, monsieur. Il semble qu’on n’ait rien touché.

– Eh mais, l’affaire paraît certes très intéressante. Et puis,il y avait un couteau, hein ?

– Oui, avec un fourreau dont il n’avait pas été extrait. Il  gisait aux pieds du mort. Mme Carey l’a reconnu comme  appartenant à son mari.

Holmes resta un instant perdu dans ses pensées.

– Allons, dit-il, j’imagine qu’il faudra que j’aille jeter un  coup d’œil à cela.

Stanley Hopkins eut un cri de joie.

– Merci, monsieur. Ça m’ôtera un rude poids.

Holmes le menaça de l’index.

– C’eût été plus facile il y a huit jours, dit-il. Mais même  maintenant, ma visite peut n’être pas totalement vaine. Watson, si   vous avez le temps, je serais très heureux de votre compagnie. Si  vous voulez bien appeler un taxi, Hopkins, nous serons prêts à  partir pour Forest Row dans un quart d’heure.

Descendant à la petite gare en bordure de route, nous  continuâmes en voiture pendant plusieurs kilomètres parmi les  vastes vestiges des bois qui, à une certaine époque, faisaient  partie de la grande forêt qui tint si longtemps en respect les  envahisseurs saxons – cette impénétrable Weald ou région  boisée qui constitua, soixante ans durant, le rempart des  autochtones. De vastes secteurs en ont été rasés, car elle fut le  siège des premières mines de fer d’Angleterre et on a abattu les  arbres pour extraire le minerai. Maintenant pourtant cette industrie s’est reportée sur les champs, plus riches, du Nord, et  rien ne montre plus le travail d’antan, si ce n’est les bois ravagés et les grandes cicatrices que porte le sol. Ici, dans une  clairière, au flanc verdoyant d’une colline se trouvait une longue  maison basse à laquelle on accédait par une allée qui courait en  demi-cercle au milieu des champs. Plus près de la route, et  entourée de trois côtés par des buissons, il y avait un petit  pavillon, dont une fenêtre et la porte faisaient face dans notre  direction. C’était le théâtre du meurtre.

Stanley Hopkins nous conduisit d’abord à la maison ; il nous y présenta à une femme hagarde et aux cheveux gris, la veuve  de la victime. Les traits accusés de son maigre visage, l’air de  furtive terreur de ses yeux aux paupières rougies révélaient les  années de malheur et de mauvais traitements qu’elle avait endurés.Sa fille était avec elle. Pâle, les cheveux blonds, elle nous dit,avec une étincelle de défi dans les yeux, qu’elle était heureuse de la mort de son père et qu’elle bénissait la main qui l’avait  frappé. Terrible foyer que celui que Peter Carey le Noir s’était  façonné, et ce fut avec un sentiment de soulagement que nous nous  retrouvâmes dans le soleil, cheminant le long du sentier qu’avaient  tracé au travers des champs les pieds du défunt.

La cabane était des plus simples. Des parois de bois, pas de  double toit, une fenêtre du côté de la porte et une du côté opposé.Stanley Hopkins sortit la clé de sa poche et il se penchait sur la  serrure quand il s’arrêta, l’air attentif et surpris.

– Quelqu’un y a touché, dit-il.

Le fait ne faisait pas de doute. Le bois était coupé et des éraflures blanches rayaient la peinture, comme si on venait de les  faire à l’instant. Holmes s’en fut examiner la fenêtre.

– Quelqu’un a également essayé de la forcer. Qui que ce soit, il  n’a pas pu entrer. Ce devait être un bien piètre cambrioleur.

– C’est une chose vraiment extraordinaire, dit l’inspecteur. Ces  marques n’étaient pas là hier, j’en jurerais.

– Peut-être un villageois curieux ? suggérai-je.

– Bien peu probable. Il y en a fort peu qui ont osé se risquer  sur la propriété, et encore bien moins s’aventurer dans la cabine.Qu’en pensez-vous, monsieur Holmes ?

– Je trouve que le sort est joliment aimable avec nous.

– Vous voulez dire que la personne reviendra ?

– C’est très probable. Il est venu avec l’idée que la porte  serait ouverte. Il a essayé d’entrer en se servant de la lame d’un très petit canif. Il n’a pas pu y arriver. Que va-t-il  faire ?

– Revenir la nuit prochaine avec un instrument plus utile.

– C’est mon opinion. Ce sera notre faute si nous ne sommes pas  là pour le recevoir. En attendant, faites-moi voir l’intérieur de  la cabine.

Les traces de la tragédie avaient été enlevées, mais le mobilier  de la petite pièce demeurait tel qu’il avait été la nuit du crime.Pendant deux heures, avec la plus intense concentration, Holmes  examina tour à tour les objets, mais son visage montrait que ses  recherches n’étaient pas fructueuses. Une fois seulement il  interrompit ses patientes investigations.

– Avez-vous pris quelque chose sur ce rayon, Hopkins ?

– Non, je n’ai rien bougé.

– On a pris quelque chose. Il y a moins de poussière sur ce coin  du rayon qu’ailleurs. Il se peut que ç’ait été un livre posé à  plat ; ou bien une boîte. Eh bien, je ne peux rien faire de  plus. Allons jusqu’à ces bois magnifiques, Watson, et consacrons quelques heures aux oiseaux et aux fleurs. Nous vous retrouverons  ici plus tard, Hopkins, pour voir s’il y a moyen d’approcher de plus près le monsieur qui nous a rendu cette visite nocturne.

Il était plus de onze heures quand nous tendîmes notre petite  embuscade. Hopkins était d’avis de laisser ouverte la porte de la  cabane, mais Holmes considérait que ce geste éveillerait les  soupçons de l’inconnu. La serrure était des plus simples et une  forte lame suffisait à en repousser le pêne. Holmes suggéra aussi  que nous attendions non pas au-dedans de la maisonnette, mais  dehors, dans les buissons qui environnaient la fenêtre du fond. De  cette façon, nous pourrions surveiller notre homme s’il s’éclairait  et voir quel était le but de cette subreptice visite de nuit.

Ce fut une longue et morne faction et pourtant il y avait en  elle quelque chose du frisson que le chasseur ressent quand, tapi à  proximité du point d’eau, il attend la venue des fauves assoiffés.Quel animal sauvage allait fondre sur nous du fond de  l’obscurité ? Serait-ce un tigre féroce, criminel dont on ne viendrait à bout qu’au prix d’un combat où il se défendrait des  crocs et des griffes, ou bien serait-ce un chacal rampant,dangereux seulement pour ceux qui sont faibles et désarmés ?Dans le plus complet silence, accroupis dans les buissons, nous  attendions tout ce qui se présenterait. D’abord les pas de quelques  villageois attardés, ou le bruit de voix qui nous venait de  l’agglomération facilitèrent notre veillée ; mais une à une  ces interruptions s’éteignirent et un calme absolu s’installa,coupé seulement par l’horloge de l’église qui nous renseignait sur  l’avance de la nuit, et par le murmure et les froissements d’une petite pluie fine tombant sur le feuillage qui formait une voûte  au-dessus de nous.

Deux heures et demie venaient de sonner, annonçant l’heure plus  sombre qui précède l’aurore, quand nous tressaillîmes tous trois en  entendant un déclic bas, mais net, qui venait de la direction de la  grille. Il y eut un autre silence prolongé durant lequel je me pris  à craindre qu’il s’agissait d’une fausse alerte, puis on entendit un pas furtif de l’autre côté de la cabane et, un instant après, un  bruit de métal qu’on grattait. L’homme essayait de forcer la serrure ! Cette fois il usa de plus d’adresse ou d’un meilleur  outil, car on entendit un soudain claquement, puis des gonds qui  craquaient. Là-dessus on gratta une allumette et l’instant d’après  la lumière soutenue d’une bougie remplit l’intérieur de la baraque.A travers les rideaux de gaze, nos yeux se rivèrent à la scène qui se déroulait au-dedans.

Le visiteur nocturne était un jeune homme, frêle et mince, avec  une moustache noire qui accentuait la mortelle pâleur de son  visage. Il ne pouvait guère avoir plus de vingt ans. Je n’ai de ma  vie vu un être humain qui parût dans un état de plus pitoyable  frayeur, car il tremblait de tous ses membres et claquait des  dents. Il était vêtu comme un homme de la bonne société, en costume  norfolk avec des culottes de golf et portait une casquette. Nous le  vîmes regarder autour de lui avec de grands yeux effrayés. Puis il  posa sa bougie sur la table et disparut de notre vue dans l’un des  coins. Il en revint avec un grand livre, un des livres de bord qui  se trouvaient alignés sur les rayons. S’appuyant à la table, il  tourna rapidement les feuillets de ce volume jusqu’au moment où il  trouva l’écriture qu’il cherchait. Alors, avec un geste coléreux de  sa main crispée il referma le livre, le replaça dans le coin et  éteignit la lumière. Il avait à peine fait demi-tour pour quitter  la hutte quand la main d’ Hopkins s’appesantit sur son collet. Il  laissa échapper un cri de terreur quand il comprit qu’il était  pris. On ralluma la bougie et nous vîmes notre misérable captif  frissonnant et tout recroquevillé sous la poigne du détective. Il  s’écroula sur le coffre de marin et ses yeux voyagèrent,désemparés, de l’un à l’autre d’entre nous.

– Eh bien, mon brave, dit Stanley Hopkins, qui sommes-nous et  que voulons-nous ici ?

L’homme se ressaisit et nous fit face avec un certain effort  pour retrouver la maîtrise de lui-même.

– Vous êtes des policiers, j’imagine ? dit-il. Vous vous  figurez que j’ai quelque chose à voir dans la mort du capitaine  Peter Carey. Je vous assure que je suis innocent.

– C’est ce que nous verrons, dit Hopkins. D’abord, votre  nom ?

– John Hopley Neligan.

Je vis Holmes et Hopkins échanger un rapide coup d’œil.

– Qu’est-ce que vous faites ici ?

– Puis-je parler à titre confidentiel ?

– Non ; certes non !

– Alors pourquoi vous le dirais-je ?

– Parce que si vous n’avez pas de réponse à fournir, cela  pourrait aller mal pour vous lors du procès.

Le jeune homme accusa le coup.

– Eh bien, je vais vous le dire, répondit-il. Et d’ailleurs,pourquoi pas ? Pourtant, cela m’ennuie que ce vieux scandale  revienne à la surface. Vous avez entendu parler de Dawson et  Neligan ?

Le visage d’  Hopkins exprimait que non, mais Holmes parut  vivement intéressé.

– Vous voulez parler, dit-il, de ces banquiers de la région de l’Ouest qui ont fait une énorme faillite et ruiné la moitié des  grandes familles de Cornouailles ? Après quoi, Neligan  disparut.

– C’est cela. Neligan était mon père.

Enfin nous tenions quelque chose de concret ! bien qu’il y  eût un abîme entre ce banquier en fuite et le capitaine Peter Carey  épinglé au mur avec un de ses propres harpons. Nous écoutâmes tous  le jeune homme avec attention.

– Le véritable responsable, dans cette faillite, c’était mon  père. Dawson avait pris sa retraite. Je n’avais que dix ans à  l’époque, mais j’étais assez grand pour ressentir la honte et l’horreur de la situation. On a toujours dit que mon père avait  volé les titres et pris la fuite. Ce n’est pas vrai. Il croyait que  si on lui donnait le temps de les réaliser, les choses  s’arrangeraient et tous les créditeurs seraient remboursés. Il partit pour la Norvège dans son petit yacht juste avant que ne fût  lancé son mandat d’amener. Je me rappelle cette dernière nuit où il  dit adieu à ma mère. Il nous laissa une liste des titres qu’il  emmenait et jura qu’il reviendrait la tête haute et qu’aucun de  ceux qui avaient eu confiance en lui ne souffrirait de dommage. Eh  bien, nous n’avons plus jamais eu de ses nouvelles. Le yacht et lui s’évanouirent intégralement. Nous croyions, ma mère et moi, qu’ils  étaient tous deux disparus au fond de l’eau avec les valeurs qu’il avait prises. Nous avions, cependant, un ami fidèle qui est dans  les affaires et ce fut lui qui découvrit, il y a quelque temps, que  certains des titres que mon père détenait reparaissaient sur le  marché de Londres. Vous pouvez imaginer notre stupéfaction. Je  passai des mois à en chercher les traces, et après mille  difficultés et démarches, je constatai que ces actions avaient été  vendues en premier lieu par le capitaine Peter Carey, le  propriétaire de cette cabane.

« Naturellement, je me renseignai sur l’individu. J’appris  qu’il avait commandé un baleinier qui devait revenir des mers  polaires au moment même où mon père naviguait vers la Norvège.L’automne de cette année-là fut orageux, avec d’interminables  périodes où le vent soufflait du sud. Il est fort possible que le  yacht de mon père ait été emporté vers le nord et ait rencontré là  le bateau du capitaine Carey. En ce cas, qu’était devenu mon  père ? De toute façon, si je pouvais démontrer, d’après le  témoignage de Carey, la façon dont ces titres avaient été  introduits sur la place, ce fait établirait la preuve que mon père  ne les avait pas vendus et qu’en les emportant, il n’avait pas  l’intention de se les approprier.

« Je vins dans le Sussex pour voir le capitaine, mais ce fut à ce même instant que sa mort affreuse se produisit. Je lus,dans le compte rendu de l’enquête, une description de sa cabine qui  relatait la présence des vieux livres de bord de son bateau. Il me  parut que si je pouvais voir ce qui s’était produit au cours du  mois d’août 1883 à bord de la Licorne des mers, cela  éclaircirait peut-être le mystère dont s’entourait le destin de mon père. J’ai essayé hier soir d’arriver jusqu’à ces livres de bord,mais je n’ai pas pu ouvrir la porte. J’ai recommencé ce soir, avec  succès, mais j’ai constaté que les pages qui concernent le mois qui  m’intéresse, ont été arrachées du livre. C’est à ce moment-là que  je suis devenu votre prisonnier.

– C’est bien tout ? demanda Hopkins.

– C’est tout, dit-il en détournant les yeux.

– Vous n’avez rien d’autre à nous rapporter ?

– Non, rien, répondit-il après un instant d’hésitation.

– Vous n’êtes pas venu ici avant la nuit dernière ?

– Jamais.

– Alors, comment expliquez-vous la présence de  cela ? s’écria Hopkins, brandissant l’irrécusable  calepin, avec les initiales du prisonnier sur la tache de sang et  la page de garde sur la couverture.

L’infortuné s’écroula. Il enfouit son visage dans ses mains et se mit à trembler de tous ses membres.

– Où l’avez-vous eu ? gémit-il. Je ne savais pas. Je  croyais l’avoir perdu à l’hôtel.

– Cela suffit, dit Hopkins d’un air sévère. S’il vous reste  quelque chose à dire, gardez-le pour le tribunal. Vous allez venir  avec moi au commissariat. Eh bien, monsieur Holmes, je vous suis  très obligé, à vous et à votre ami, d’être venus m’aider. Il se  trouve que votre présence n’était pas nécessaire et que j’aurais  tout aussi bien mené l’affaire à bonne fin sans vous, mais je ne  vous en suis pas moins reconnaissant. On nous a gardé des chambres  à l’hôtel, nous pouvons descendre tous ensemble à pied au  village.

– Eh bien, Watson, qu’en pensez-vous ? me demanda Holmes,le lendemain, dans le train qui nous ramenait.

– Je vois que cela ne vous satisfait pas.

– Oh que si, mon cher Watson, cela me satisfait pleinement.Toutefois, les méthodes de Stanley Hopkins ne me ravissent pas. Il  me déçoit, Stanley Hopkins. J’attendais mieux de lui. On devrait  toujours envisager une autre éventualité possible et se prémunir  contre elle. C’est la règle primordiale en fait d’enquêtes  criminelles.

– Et quelle est l’autre éventualité ?

– Celle que je recherche moi-même. Il se peut qu’elle ne donne  rien. Mais je la suivrai tout au moins jusqu’au bout.

Plusieurs lettres attendaient Holmes à Baker Street. Il en  saisit une, l’ouvrit et éclata d’un rire triomphant.

– Excellent, Watson. L’autre éventualité prend tournure. Vous  avez des formules de télégrammes ? Écrivez donc deux messages  pour moi : « Sumner, agent maritime, Ratcliff Highway.Envoyez trois hommes pour être chez moi dix heures demain matin.Signé : Basil », c’est mon nom dans ces parages. Voici  l’autre télégramme : « Inspecteur Stanley Hopkins, 46Lord Street, Brixton. Venez déjeuner chez nous demain matin neuf  heures trente. Important. Télégraphiez si pas possible. Sherlock  Holmes. » Et voilà, Watson, cette histoire infernale m’a hanté dix jours durant. Je la bannis par la présente de mes pensées  jusqu’à demain matin où je compte bien que nous en verrons la fin  définitive.

Exact à l’heure prescrite, l’inspecteur Stanley Hopkins arriva  et nous nous mîmes à table devant l’excellent petit déjeuner  qu’avait préparé Mme Hudson. Le jeune détective était aux  anges de son succès.

– Vous croyez vraiment que votre solution doit être  correcte ? demanda Holmes.

– Je ne vois pas comment le dossier pourrait être plus  complet.

– L’enquête ne m’a pas paru concluante.

– Vous m’étonnez, monsieur Holmes. Qu’est-ce que vous voudriez  de plus ?

– Est-ce que votre explication répond à tout ?

– Sans aucun doute. J’ai découvert que le jeune Neligan est  arrivé à l’hôtel le jour même du crime, sous le prétexte de venir  jouer au golf. Sa chambre était au rez-de-chaussée, de sorte qu’il  pouvait sortir quand cela lui plaisait. Cette nuit-là, il est allé  à Woodman’s Lee, il a vu Peter Carey dans sa cabine, ils se sont  pris de querelle et il l’a tué avec le harpon. Là-dessus, horrifié  de ce qu’il avait fait, il s’est enfui de la cabane en laissant  tomber le calepin qu’il avait apporté afin de questionner Peter  Carey au sujet de tous les titres en question. Vous avez peut-être  remarqué que certaines des valeurs étaient pointées et d’autres –la grande majorité – pas. Celles qui sont pointées ont été  retrouvées sur la place de Londres ; mais pour les autres on  pouvait penser qu’elles étaient encore en la possession de Carey,et le jeune Neligan, d’après ce qu’il nous a lui-même déclaré,était fort désireux de les récupérer afin d’agir correctement à  l’égard des créanciers de son père. Après sa fuite il n’a plus,pendant un certain temps, osé approcher de la hutte mais, en fin de  compte, il s’est contraint à y retourner, dans le but de recueillir  les renseignements qu’il lui fallait. Il me semble que tout cela  est simple et évident !

Holmes sourit.

– Ça me paraît n’avoir qu’un inconvénient, Hopkins, c’est que ça  se trouve intrinsèquement impossible. Avez-vous essayé de traverser  un corps de part en part avec un harpon ? Non ?Bah ! ce sont, mon cher, des détails auxquels il faut faire  attention. Mon ami Watson pourrait vous confirmer que j’ai passé  toute une matinée à cet exercice. Ce n’est pas une petite affaire  et cela exige un bras puissant et entraîné. Or, ce coup a été  frappé avec une telle violence que la pointe de l’engin s’est  profondément enfoncée dans la paroi. Croyez-vous ce jouvenceau anémique capable d’un pareil effort ? Est-il l’homme qui a  fraternisé en buvant du rhum et de l’eau avec Peter le Noir en  pleine nuit ? Était-ce son profil qu’on a vu se dessiner sur  le rideau deux nuits avant ? Non, non, Hopkins, c’est quelqu’un d’autre, et de bien plus formidable qu’il faut que nous cherchions.

Le visage de l’inspecteur n’avait cessé de s’allonger pendant qu’Holmes parlait. Ses espoirs et ses ambitions s’effondraient. Il ne consentit tout de même pas à abandonner sans lutte sa position.

– Vous ne pouvez pas contester que Neligan était présent cette nuit-là, monsieur Holmes. Le carnet le prouve. Je crois que j’ai assez de preuves pour convaincre un jury, même si vous êtes en mesure d’y trouver des failles. En outre, monsieur, moi, je lui ai mis la main dessus, à mon homme. Tandis que votre type terrible, où est-il ?

– Je croirais volontiers qu’il est dans l’escalier, dit Holmes avec sérénité. Je pense, Watson, que vous feriez bien de placer votre revolver à portée de votre main. (Il se leva, posa sur une table volante un papier couvert d’écriture, puis 🙂 A présent,nous sommes prêts, conclut-il.

On entendait dans l’antichambre des voix rudes et Mme Hudson vint ouvrir la porte pour rapporter que trois hommes demandaient à parler au capitaine Basil.

– Faites-les entrer l’un après l’autre, dit Holmes.

Le premier était un petit bonhomme rouge comme un pépin de pomme, avec des joues tannées et des favoris blancs et duveteux.Holmes avait sorti une lettre de sa poche.

– Quel nom ? demanda-t-il.

– James Lancaster.

– Je regrette, Lancaster, mais la place est prise. Voilà un demi-souverain pour votre dérangement. Passez dans la pièce à côté et attendez quelques instants.

Le second visiteur était un grand sec, aux cheveux plats et aux joues ternes. Il s’appelait Hugh Pattins. Lui aussi fut congédié avec un demi-souverain et invité à attendre.

Le troisième postulant était un homme d’aspect remarquable. Un visage farouche de bouledogue, encadré d’une broussaille de cheveux et de barbe, et au milieu duquel deux yeux noirs brillaient, pleins d’aplomb, sous d’épais sourcils dont la masse s’abaissait vers les paupières supérieures. Il nous salua et se planta devant nous en vrai marin, pétrissant sa casquette entre ses doigts.

– Votre nom ? demanda Holmes.

– Patrick Cairns.

– Harponneur ?

– Oui, monsieur. Vingt-six campagnes.

– De Dundee, j’imagine ?

– Oui, monsieur.

– Et prêt à partir avec un navire d’exploration ?

– Oui, monsieur.

– A quel tarif ?

– Huit livres par mois.

– Vous pourriez partir immédiatement ?

– Le temps de réunir mon équipement.

– Vous avez vos papiers ?

– Oui, dit l’homme en sortant de sa poche une liasse de documents graisseux auxquels Holmes jeta un coup d’œil avant de les  lui rendre.

– Vous êtes l’homme que je cherche, lui dit-il. Voilà votre engagement sur la table. Si vous le signez, tout sera réglé.

Le marin traversa la pièce et prit la plume.

– Faut signer ici ? demanda-t-il en se penchant sur la table.

Holmes s’inclina par-dessus l’épaule de l’homme et passa ses deux mains par-dessus son cou.

– Ça ira comme cela, dit-il.

J’entendis un déclic d’acier et un meuglement comme celui d’un taureau enragé. L’instant d’après, Holmes et le matelot roulaient à terre tous les deux. C’était un gaillard d’une force si gigantesque que, même avec les menottes que Holmes lui avait si adroitement passées aux poignets, il serait vite venu à bout de mon ami si Hopkins et moi n’étions arrivés à la rescousse. Ce ne fut que lorsqu’il sentit le canon froid du revolver contre sa tempe qu’il comprit enfin que la résistance était vaine. Nous ficelâmes ses chevilles avec une corde puis nous nous relevâmes, encore tout haletants de l’échauffourée.

– Vraiment, je vous dois des excuses, Hopkins, dit Sherlock Holmes. J’ai bien peur que les œufs brouillés ne soient froids.Malgré cela, vous n’en goûterez que mieux le reste de votre repas,hein, du fait que vous avez maintenant apporté à votre enquête une solution triomphale.

Stanley Hopkins restait muet de stupeur.

– Je ne sais que dire, monsieur Holmes, bégaya-t-il enfin, le rouge aux joues. Il semble que, depuis le début, je n’aie cessé de me comporter comme un serin. Je comprends maintenant ce que je n’aurais jamais dû oublier, que je suis un élève et que vous êtes le maître. Même maintenant, je vois ce que vous avez fait, mais j’ignore encore comment vous l’avez fait et ce que cela signifie.

– Allons, allons, dit Holmes avec bonne humeur, nous apprenons tous par l’expérience, et votre leçon, cette fois, c’est qu’il ne faut jamais perdre de vue l’autre éventualité. Vous étiez si absorbé par le jeune Neligan que vous ne parveniez pas à accorder  une pensée à Patrick Cairns, l’authentique assassin de Peter Carey.

La voix rauque du marin se mêla à notre conversation.

– Dites voir, m’ sieur, dit-il, je ne me plains pas d’avoir été malmené comme ça, mais je voudrais bien que vous appeliez les  choses par leur vrai nom. Vous dites que j’ai assassiné Peter Carey ; moi je dis que je l’ai tué ; ça fait toute la différence. Vous ne le croyez peut-être pas ? Vous croyez que c’est du boniment ?

– Du tout, dit Holmes. Racontez ce que vous avez à dire.

– C’est vite raconté et, pardieu, c’est la pure vérité. Je connaissais Peter le Noir et quand il a sorti son couteau je l’ai vivement piqué avec le harpon, vu que je savais que ça serait lui ou moi. C’est comme cela qu’il est mort. Appelez ça un crime si vous voulez, mais je sais que j’aime encore mieux mourir la cordeau cou qu’avec le couteau de Peter le Noir dans le cœur.

– Comment en êtes-vous arrivé là ? demanda Holmes.

– Je vais vous le narrer depuis le début. Redressez-moi seulement un peu que je puisse parler plus facilement. Ça s’est passé en 1883, au mois d’août. Peter Carey était le patron de la Licorne des mers et moi harponneur en second. On sortait de la banquise et on rentrait avec des brises contraires et une tempête de vent du sud qui durait depuis huit jours quand on a recueilli une petite embarcation qui avait été poussée vers le nord  par la rafale. Il n’y avait qu’un homme à bord – un terrien.L’équipage, croyant que le yacht allait couler, était parti pour essayer de gagner la côte norvégienne dans la chaloupe. Ils ont tous dû se noyer.

L’homme, on l’a pris à bord et le capitaine et lui ils ont eu dans la cabine des conversations qui n’en finissaient pas. Tout ce  qu’il avait apporté avec lui sur notre navire, c’était une caisse en fer-blanc. Autant que je sache, on n’a jamais dit le nom de ce type et la seconde nuit, il a disparu comme s’il n’avait jamais existé. On a raconté qu’ ou bien il s’était jeté par-dessus bord, ou bien il était tombé à l’eau par le gros temps qu’il faisait à ce moment-là. Il n’y a qu’un homme qui a su ce qui lui était arrivé,et celui-là, c’est moi, parce que, de mes propres yeux, j’ai vu le capitaine l’empoigner par les talons et le basculer par-dessus le parapet au cœur et au plus noir de la nuit, deux jours avant qu’on n’aperçoive les phares du Shetland.

« Eh bien, j’ai gardé ce que je savais pour moi et j’ai attendu de voir ce qui en résultait. Rentrés en Écosse, l’affaire fut étouffée sans peine et personne ne posa de questions. Un inconnu était mort accidentellement et personne n’avait qualité pour se livrer à une enquête. Peu après, Peter Carey se retira et il me fallut des années pour trouver où il était. Je me doutais  qu’il avait fait le coup pour avoir le contenu de la boîte en fer,et qu’il devait avoir le moyen de bien payer pour que je ne parle pas.

« J’ai su où il était par un matelot qui l’avait rencontré à Londres et je suis allé le voir pour le pressurer. Le premier soir il était assez raisonnable et prêt à me donner de quoi me libérer du besoin de reprendre la mer. On devait régler la chose le surlendemain. Quand je revins, je le trouvai aux trois quarts ivre et d’une humeur atroce. On s’est assis, on a bu et parlé d’autrefois, mais plus il buvait, moins son air me plaisait. J’ai repéré le harpon au mur en me disant que j’en aurais peut-être besoin avant que ça ne soit fini. Puis, tout à coup, il s’est déchaîné contre moi et, crachant et jurant, son grand coutelas à la main, il s’est levé, une lueur de meurtre dans les yeux. Il n’a pas eu le temps de dégainer son couteau que je lui avais déjà passé le harpon au travers du corps. Tudieu, quel hurlement ! et cette figure, qui revient se mettre entre moi et le sommeil ! Je suis resté là, avec le sang qui coulait tout autour de moi et j’ai attendu. Mais tout était tranquille, alors j’ai repris du cœur.J’ai regardé autour de moi et j’ai vu la caisse en fer sur un rayon. Je l’ai prise – j’y avais, en tout cas, tout autant droit que Peter Carey – et je suis sorti de la cabane en laissant, comme un imbécile, ma blague à perlot sur la table.

« Maintenant, je vais vous dire le plus curieux de l’histoire. Je venais tout juste de sortir de la baraque quand j’ai entendu qu’on venait. Alors, je me suis caché dans les buis sons.Un homme s’est amené en se faufilant, est entré dans la hutte, a poussé un cri comme s’il voyait un fantôme et a détalé à toutes jambes. Qui c’était et ce qu’il voulait, c’est plus que je n’en peux dire. Pour ma part, j’ai marché quatre lieues, trouvé un train à Tunbridge Wells et atteint Londres comme ça sans que personne ait rien su.

« Eh bien, quand j’ai examiné la boîte, j’ai constaté qu’il n’y avait pas d’argent dedans, mais seulement des papiers que je n’oserais jamais vendre. J’avais perdu ce par quoi je tenais Peter le Noir, et je me trouvais tout seul à Londres sans un shilling. Je n’avais plus que mon état comme ressource. J’ai vu les annonces qui parlaient de harponneurs et de salaire élevé, alors je suis alléchez les agents maritimes qui m’ont envoyé ici. C’est tout ce que je sais et je répète que, si j’ai tué Peter le Noir, la loi m’en doit des remerciements, vu que je lui ai épargné le prix d’une corde en chanvre.

– Une déposition fort claire, dit Holmes en se levant pour allumer sa pipe. Je crois, Hopkins, qu’il ne faut pas perdre de temps à mettre votre prisonnier en sûreté. Cette pièce n’est nullement appropriée au rôle de cellule et M. Patrick Cairns tient trop de place sur notre tapis.

– Monsieur Holmes, dit Hopkins, je ne sais comment vous exprimer ma gratitude. Même maintenant, je ne comprends pas comment vous avez obtenu ce résultat.

– Simplement parce que j’ai eu la bonne fortune de tomber sur la bonne piste dès le début. Il est fort possible que si j’avais été au courant du carnet, cela aurait égaré mes réflexions comme ce fut le cas pour vous. Mais tout ce dont j’avais entendu parler,l’adresse dans le maniement du harpon et la force prodigieuse qu’il y fallait, le rhum et l’eau, la blague en phoque, tout cela indiquait un marin, et plus spécialement un chasseur de baleines.J’étais convaincu que les initiales « P. C. »sur la blague résultaient d’une coïncidence et n’étaient pas celles de Peter Carey, puisqu’il fumait si peu qu’on n’avait pas même trouvé de pipe dans sa cabine. Vous vous souvenez que je vous aide mandé s’il y avait du whisky et du cognac dans celle-ci ?Vous m’avez répondu que oui. Combien y a-t-il de terriens qui boiront du rhum là où ils peuvent avoir d’autres alcools ?Oui, j’étais sûr que c’était un matelot.

– Et comment l’avez-vous trouvé ?

– Mon cher, le problème dès lors devenait très simple. Si c’était un marin, ce ne pouvait plus être qu’un marin qui avait été sur la Licorne des mers avec Carey. J’ai passé trois jours à télégraphier à Dundee et, au bout de ce temps-là, j’avais la liste de l’équipage en 1883. Une fois trouvé le nom de Patrick Cairns parmi les harponneurs, mes recherches approchaient de leur fin. Je raisonnai que mon homme était probablement à Londres et qu’il aurait envie de quitter le pays un certain temps. Je passai  donc quelques jours dans le quartier du port, à mettre sur pied le projet d’une expédition arctique, laquelle annonça des conditions alléchantes ; pour les harponneurs qui voudraient servir sous les ordres du capitaine Basil… et en voici le résultat.

– Merveilleux ! s’écria Hopkins. Merveilleux !

– Il faut faire libérer le jeune Neligan aussi vite que possible, dit Holmes. J’avoue que je crois que vous lui devez des excuses. La boîte en fer doit lui être retournée mais, bien entendu, les valeurs que Peter Carey a vendues sont perdues pour toujours. Voilà le fiacre, Hopkins, vous allez pouvoir emmener votre homme. Si vous avez besoin de moi pour le procès, mon adresse et celle de Watson seront quelque part en Norvège – je vous enverrai les précisions plus tard.

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