Le Retour de Sherlock Holmes

Il n’a pas manqué d’entrées et de sorties dramatiques, sur notre petite scène de Baker Street, mais je ne puis rien me remémorer d’aussi soudain et d’aussi inattendu que la première apparition du docteur Thorneycroft Huxtable, licencié ès lettres, docteur en philosophie, etc. Sa carte, qui semblait trop petite pour porter tout le poids de ses distinctions académiques, le précéda de quelques secondes et puis il parut en personne – si vaste, si pompeux et si compassé qu’il était l’incarnation même de la maîtrise de soi et de sa solidité. Et pourtant, son premier geste,quand la porte se fut refermée derrière lui, fut d’aller en chancelant s’appuyer à la table, d’où il glissa à terre, de sorte que cette majestueuse silhouette se retrouva prostrée, sans connaissance, sur notre tapis de feu en peau d’ours.

Nous nous étions levés d’un bond et, pendant quelques instants,nous contemplâmes avec une silencieuse stupeur cette emphatique épave qui venait nous parler d’on ne savait quelle subite et fatale tempête survenue quelque part au loin, sur l’océan de la vie. Puis  Holmes lui logea un coussin sous la tête et moi du cognac entre les dents. Le pesant visage, tout pâle, était couturé des rides du souci ; les poches, sous les yeux clos, avaient des teintes de plomb ; la bouche molle s’abaissait douloureusement aux coins et le menton pendant n’était pas rasé. Chemise et col portaient les souillures d’un long voyage et les cheveux dépeignés se hérissaient sur le crâne bien modelé. C’était un homme fort éprouvé que celui qui gisait devant nous.

– Qu’est-ce que c’est, Watson ? me demanda Holmes.

– Un épuisement total – peut-être simplement la faim et la fatigue, dis-je, l’index sur le pouls qui, presque imperceptible,révélait que le flux vital était mince et menu.

– Un billet de retour pour Mackleton, dans le nord de l’Angleterre, dit Holmes en l’extrayant du gousset du malade. Il n’est pas encore midi. Il est certes parti de bien bonne heure !

Les paupières plissées commençaient à papilloter et bientôt deux yeux gris, l’air égaré, nous regardaient. Un instant plus tard,l’homme était debout, le visage cramoisi de confusion.

– Pardonnez cette faiblesse, monsieur Holmes ; je suis un peu surmené. Volontiers, si je pouvais avoir un verre de lait et un biscuit cela irait tout de suite mieux, j’en suis sûr. Je suis venu moi-même, monsieur Holmes, pour être certain que vous repartiriez avec moi. Je craignais que nul télégramme ne vous convainquît de l’urgence absolue de l’affaire.

– Quand vous serez tout à fait remis…

– Je me sens très bien, maintenant. Je ne comprends pas comment j’ai pu ainsi tomber de faiblesse. Je désire, monsieur Holmes, que vous preniez avec moi le prochain train pour Mackleton.

– Mon collègue, le docteur Watson, peut vous dire combien nous sommes pris pour l’instant. Je suis retenu dans cette affaire des documents Ferrers et on va juger l’assassinat Abergavenny. Il faudrait un événement très important pour m’appeler hors de Londres.

– Important ! (Notre visiteur leva les bras au ciel.) Vous n’avez pas entendu parler du rapt du fils unique du duc d’ Holdernesse ?

– Quoi ? le fils de l’ancien Premier ministre ?

– Exactement. Nous avons essayé que la presse n’en parle pas,mais il y avait un écho dans Le Globe d’hier soir. Je pensais qu’il avait pu vous venir aux oreilles.

Holmes étendit son long bras mince et prit le volume H de son encyclopédie de références.

– Holdernesse, duc de, sixième du nom… et ensuite tout un alphabet qui représente ses dignités et décorations… et là-dessus tout un palmarès qui énumère ses titres… lord, lieutenant du comté d’ Hallamshire depuis 1900. Marié à Edith, fille de sir Charles Appledore en 1888. Héritier du titre (et fils unique) : lord Saltire. Possède environ deux cent cinquante mille hectares.Exploitations minières dans le Lancashire et le pays de Galles.Adresses : Canton House Terrasse ; château d’ Holdernesse dans l’ Hallamshire et château de Carston à Bangor, pays de Galles.Eh bien, eh bien ! c’est sûrement l’un des plus éminents sujets de Sa Majesté !

– Le plus grand et peut-être le plus riche. Je sais, monsieur Holmes, que vous avez une haute idée de votre profession et que vous êtes parfaitement prêt à travailler pour l’amour de l’entreprise. Je suis néanmoins en mesure de vous préciser que le duc a déjà proclamé qu’un chèque de cinq mille livres serait remis à la personne qui pourrait lui dire où est son fils, et mille autres à celle qui lui donnerait le ou les noms de qui l’a enlevé.

– C’est une offre princière, dit Holmes. Watson, je crois que nous accompagnerons le docteur Huxtable dans son voyage de retour vers le Nord. Et maintenant, cher monsieur, quand vous aurez terminé votre lait, voudrez-vous avoir l’obligeance de me dire ce  qui s’est produit, quand cela s’est produit, comment cela s’est produit et, finalement, ce que le docteur Thorneycroft Huxtable, de l’école du Prieuré, près de Mackleton, vient faire dans cette affaire et pourquoi il arrive trois jours après l’événement –l’état de votre menton en fournit la date – pour solliciter mes humbles services.

Notre visiteur avait consommé son lait et ses biscuits. La lumière était revenue dans ses yeux et la couleur sur ses joues quand il se mit, avec beaucoup de vigueur et de lucidité, à nous exposer la situation.

– Je dois vous dire, messieurs, que le Prieuré est un établissement d’enseignement élémentaire dont je suis le fondateur et le principal. Mes Réflexions en marge d’ Horacer appelleront peut-être mon nom à votre mémoire. Le Prieuré est,sans conteste, la meilleure et la plus sélecte école de son genre.Lord Leverstoke, le comte de Blackwater, sir Cathcart Soames… tous ces personnages éminents m’ont confié leurs fils. Mais j’ai eu l’impression que mon école venait d’atteindre son apogée quand, il y a trois semaines, le duc de Holdernesse m’a envoyé son secrétaire, M. James Wilder, m’informer que le jeune lord Saltire, dix ans, son fils unique et héritier, allait être confié à mes soins. Je ne pensais guère que c’était là le prélude à la plus écrasante infortune de mon existence.

« Le premier mai, jour où s’ouvre le trimestre estival,l’enfant arriva. C’était un charmant garçon et il prit très vite les habitudes de la maison. Je puis vous dire – je ne pense pas que ce soit de l’indiscrétion et les demi-confidences sont ridicules en pareil cas – qu’il n’était pas complètement heureux chez lui. Il est de notoriété publique que le duc n’a pas été heureux en ménage et que cette union s’est soldée par une séparation d’un commun accord, la duchesse ayant choisi d’aller résider dans le midi de la France. Ce fait venait de se produire tout récemment et les préférences du garçon allaient notoirement à sa maman. Il se montra taciturne après qu’elle eut quitté le château d’ Holdernesse et ce fut pour cette raison que le duc voulut l’envoyer à mon établissement. Au bout de quinze jours le petit se sentait tout à fait chez lui et selon toute apparence était parfaitement heureux.

« C’est le lundi 13 mai au soir qu’on l’a vu pour la dernière fois. Lundi dernier par conséquent. Sa chambre était au second et, pour y aller, il fallait passer par une autre, plus grande, où couchaient deux élèves. Ceux-ci n’ont rien vu ni rien entendu, de sorte qu’il est certain que le jeune Saltire n’est pas  sorti par là. Sa fenêtre était ouverte et un gros lierre permet de descendre jusqu’au sol. Nous n’avons pas pu relever en bas la trace de ses pas, mais il est certain que c’est la seule sortie possible.

« Son absence fut découverte à sept heures du matin, le  mardi. Son lit était défait. Il s’est habillé complètement avant de partir dans la tenue habituelle de l’école : pantalon gris et veste d’ Eton. Rien ne dénotait que personne fût entré dans la pièce et il est tout à fait certain que s’il y avait eu quoi que ce fût qui ressemblât à des cris ou à une lutte, on l’aurait entendu, car Caunter, le plus âgé des élèves de la pièce voisine, a le sommeil très léger.

« Dès que fut découverte la disparition de lord Saltire, je fis aussitôt rassembler tout l’établissement – élèves, professeurs  et domestiques. Ce fut ainsi qu’on constata que l’enfant n’avait pas fui seul. Le professeur d’allemand Heidegger manquait. Sa chambre est au second, à l’autre bout du bâtiment, faisant face du même côté que celle de lord Saltire. Lui aussi s’était couché, car son lit était défait ; toutefois il était parti, semblait-il,partiellement vêtu, car sa chemise et ses chaussettes étaient restées par terre. Il avait certainement utilisé le lierre pour descendre jusqu’à terre car nous avons pu voir la trace de ses pas sur la pelouse là où il a atterri. Sa bicyclette, garée dans un abri voisin de cette pelouse, a disparu, elle aussi.

« L’Allemand était chez moi depuis deux ans et possédait d’excellentes références ; c’était un homme morose et taciturne qui n’était populaire ni auprès des maîtres ni auprès des  élèves. On ne put trouver nulle trace des fugitifs et maintenant,jeudi matin, nous demeurons aussi ignorants que nous l’étions mardi. On s’est, bien entendu, renseigné au château d’ Holdernesse.Il n’est qu’à quelques kilomètres et on pouvait croire que, pris d’une nostalgie soudaine, l’enfant était reparti retrouver son père ; mais on n’en avait pas de nouvelles. Le duc est extrêmement ému – quant à moi, vous avez pu constater dans quel état de prostration nerveuse l’inquiétude et la responsabilité  m’ont mis. Monsieur Holmes, s’il vous arrive jamais de mettre en action la totalité de vos pouvoirs, je vous conjure de le faire main tenant, car de votre vie vous ne vous êtes trouvé devant un cas qui le méritât davantage.

Sherlock Holmes avait écouté avec la plus grande attention l’exposé du malheureux principal. Ses sourcils froncés et le profond sillon qui se creusait en leur milieu attestaient qu’il n’y avait pas besoin de l’exhorter à concentrer toute son attention sur un problème qui, en dehors des formidables intérêts en cause, était bien fait pour le séduire par sa complexité et son étrangeté. Il tira son calepin et prit note d’une ou deux choses.

– C’est une grosse négligence que de ne pas être venu plus tôt,dit-il sévèrement. Vous me lancez dans mes investigations avec un sérieux handicap. On ne peut douter, par exemple, que le lierre et la pelouse auraient fourni des éléments appréciables à un observateur exercé.

– Ce n’est pas moi qu’il faut blâmer. Le duc désirait vivement éviter toute espèce de scandale public. Il craignait que ses  malheurs conjugaux ne fussent étalés dans les journaux. Il a horreur de tout cela.

– Mais il y a bien eu des recherches officielles ?

– Oui, monsieur, des investigations qui se sont révélées fort décevantes. On a tout de suite recueilli un semblant de piste car un enfant et un jeune homme avaient été vus quittant la gare voisine par un train qui partait de bonne heure. Hier seulement on a eu des nouvelles de ces deux personnes : retrouvées à Liverpool, elles n’ont absolument rien à voir avec le problème qui nous préoccupe. C’est alors que dans mon désespoir et ma déception  je suis, après une nuit d’insomnie, venu tout droit à vous, par le premier train.

– J’imagine que les recherches locales ont été suspendues pendant qu’on suivait cette fausse piste ?

– On les a totalement abandonnées.

– De sorte que trois jours ont été perdus. L’affaire a été menée d’une façon on ne peut plus déplorable.

– J’en ai le sentiment et je le reconnais.

– C’est pourtant un problème susceptible, en fin de compte,d’une solution. Je serai très heureux de l’approfondir. Avez-vous pu déterminer une relation entre l’enfant disparu et le professeur d’allemand ?

– Aucune.

– Était-il dans sa classe ?

– Non. Autant que je sache, il ne lui a jamais adressé la parole.

– Voilà qui est certes fort singulier. Le petit avait-il une bicyclette ?

– Non.

– En manque-t-il une seconde ?

– Non.

– Est-ce bien certain ?

– Tout à fait.

– Alors, voyons, vous ne prétendez pas suggérer sérieusement que cet Allemand est parti à bicyclette, en pleine nuit, en portant le gamin dans ses bras ?

– Certainement pas.

– Alors, quelle théorie envisagez-vous ?

– La bicyclette était peut-être destinée à nous égarer. Il se peut qu’on l’ait cachée quelque part et que tous deux soient partis à pied.

– En effet, mais le piège paraît assez absurde, hein ? Y avait-il d’autres bicyclettes dans le garage ?

– Plusieurs.

– Alors est-ce qu’on n’en aurait pas plutôt caché deux si on avait eu le dessein de faire croire qu’on était parti avec ?

– Sans doute.

– Mais bien entendu. Cette théorie de la fausse piste ne vaut rien. Néanmoins, l’incident constitue un admirable point de départ pour une investigation. Après tout, une bicyclette n’est pas un  objet facile à cacher ou à détruire. Une autre question encore : quelqu’un est-il venu voir l’enfant la veille de sa disparition ?

– Non.

– A-t-il reçu des lettres ?

– Oui, une.

– De qui ?

– De son père.

– Est-ce que vous ouvrez les lettres de vos élèves ?

– Non.

– Comment savez-vous qu’elle venait de son père ?

– Par les armes sur l’enveloppe dont l’adresse était de l’écriture caractéristique de raideur du duc. En outre, celui-ci se rappelle qu’il a écrit.

– Quand avait-il reçu une lettre, avant cela ?

– Pas depuis plusieurs jours.

– En recevait-il parfois de France ?

– Jamais.

– Vous voyez, naturellement, le but de mes questions. Ou bien l’enfant a été emmené de force, ou bien il est parti de son plein gré. Dans le second cas, on s’attendrait qu’un encouragement venu du dehors soit nécessaire pour qu’un garçon aussi jeune agisse comme il l’a fait. Si personne n’est passé le voir, cet encouragement a dû venir par lettre. Ce pour quoi j’essaie de déterminer quels furent ses correspondants.

– Je crains de ne pouvoir vous être d’un grand secours :son seul correspondant, que je sache, était son père.

– Qui lui a écrit le jour même de sa disparition. Les relations entre père et fils étaient-elles très amicales ?

– Le duc n’est jamais très amical avec personne. Il est complètement absorbé par les grands problèmes nationaux et demeure assez inaccessible aux émotions ordinaires. Mais, à sa façon, il a toujours été gentil avec son fils.

– Cependant les préférences de celui-ci allaient à sa mère ?

– Oui.

– L’a-t-il proclamé ?

– Non.

– C’est le duc, alors ?

– Grand Dieu, non !

– Alors, comment avez-vous pu le savoir ?

– J’ai eu une conversation confidentielle avec le secrétaire du duc, M. James Wilder. C’est lui qui m’a renseigné sur les sentiments de lord Saltire.

– Je vois. Au fait, cette dernière lettre du duc, l’a-t-on trouvée dans la chambre de l’enfant après son départ ?

– Non. Il l’a emportée. Je crois, monsieur Holmes, qu’il est temps que nous partions pour la gare.

– Je vais commander un fiacre. Dans un quart d’heure nous sommes à votre disposition. Si vous télégraphiez chez vous, monsieur Huxtable, il ne serait pas mauvais de laisser croire aux gens du voisinage que l’enquête se poursuit toujours à Liverpool ou n’importe où ailleurs, là où la fausse piste aura emmené la meute.Dans l’intervalle, je me livrerai à une discrète enquête à notre porte même et peut-être la piste ne sera-t-elle pas refroidie à tel point que deux vieux limiers comme Watson et moi n’y trouvions quelque chose à flairer.

La soirée nous trouva dans l’atmosphère froide et vivifiante du nord de l’Angleterre, où était située la fameuse école du docteur Huxtable. Il faisait déjà noir quand nous y arrivâmes. Une carte était posée sur la table du vestibule et le domestique murmura quelque chose à son patron qui se retourna vers nous, tous les traits de son pesant visage empreints d’agitation.

– Le duc est là ! dit-il. Le duc est dans mon bureau avec M. Wilder. Venez, messieurs, je vais vous présenter.

Bien entendu, les portraits du fameux homme d’État m’étaient familiers, mais l’homme était tout différent de ses effigies.C’était un monsieur de haute et imposante stature, vêtu avec un soin scrupuleux et dont le visage mince et tiré s’ornait d’un nez grotesquement long et crochu. Son teint était d’une mortelle pâleur, ce qui faisait un contraste encore plus frappant avec la longue barbe rousse effilée qui descendait sur son gilet blanc,assez bas pour que sa chaîne de montre brillât dans ses franges.Tel était le majestueux personnage qui, debout au milieu du tapis de foyer du docteur Huxtable, nous fixait d’un regard impassible. A côté de lui, se tenait un très jeune homme que je devinai comme étant Wilder, son secrétaire particulier. Petit, nerveux, alerte,il avait des yeux bleus intelligents et un visage d’une grande mobilité. Ce fut lui, qui, aussitôt, d’un ton incisif et catégorique, ouvrit la conversation.

– Je suis venu vous voir ce matin, docteur Huxtable, trop tard pour vous empêcher de partir pour Londres. J’ai appris que votre dessein était d’inviter M. Sherlock Holmes à se charger de cette enquête. Le duc est surpris, docteur, que vous ayez entrepris une pareille démarche sans le consulter.

– Quand j’ai appris que la police avait échoué…

– Le duc n’est en aucune façon convaincu que la police a échoué.

– Mais sûrement, monsieur Wilder…

– Vous savez parfaitement, docteur Huxtable, que le duc est tout particulièrement désireux d’éviter tout esclandre. Il préfère mettre le moins de gens possible dans la confidence.

– Il est facile de remédier au mal, dit le docteur, confondu.M. Sherlock Holmes peut rentrer à Londres par le train de demain matin.

– Tout de même pas, docteur, tout de même pas, dit Holmes de sa voix la plus suave. Cet air du Nord est à la fois stimulant et agréable, aussi je me propose de passer quelques jours sur vos landes et d’occuper de mon mieux mon intellect. Aurai-je l’abri de votre toit ou bien celui de l’auberge du village ? Cela, bien sûr, c’est à vous d’en décider.

Je voyais que l’infortuné docteur était au dernier stade de l’irrésolution, quand il en fut tiré par la voix sonore et profonde du duc à barbe rousse ; elle tonnait comme un gong appelant pour le dîner :

– Je suis de votre avis, monsieur Wilder, le docteur aurait agit sagement en me consultant. Mais puisque M. Holmes est déjà dans la confidence, il serait certes absurde de ne pas nous prévaloir de ses services. Bien loin d’aller à l’auberge du village, je serais heureux, monsieur Holmes, si vous pouviez être mon hôte, au château d’ Holdernesse.

– Je vous remercie, monsieur. Pour mon enquête, il est plus sage, je crois, de rester sur le théâtre du mystère.

– Comme vous voudrez, monsieur Holmes. Toute information que M. Wilder ou moi-même pouvons vous donner est, naturellement,à votre disposition.

– Il sera sans doute nécessaire que je vous voie au château, dit Holmes. Je désirerais seulement vous demander maintenant, monsieur,si vous avez, dans votre esprit, formé une explication à la mystérieuse disparition de votre fils ?

– Non, monsieur.

– Veuillez m’excuser de faire allusion à un sujet qui vous est pénible, mais je n’ai pas le choix. Croyez-vous que la duchesse soit pour quelque chose dans l’affaire ?

Le grand ministre marqua une perceptible hésitation.

– Je ne le pense pas, dit-il enfin.

– Une autre explication qui vient tout de suite à l’esprit,c’est que l’enfant a été kidnappé dans le but d’obtenir une rançon.Avez-vous été l’objet d’une exigence de ce genre ?

– Non, monsieur.

– Une dernière question encore, monsieur. J’ai cru comprendre que vous aviez écrit à votre fils le jour même où l’incident s’est  produit.

– Non, je lui ai écrit la veille.

– Exactement, mais il a reçu la lettre ce jour-là.

– Oui.

– Y avait-il dans votre lettre quelque chose qui fût de nature à  le déconcerter ou à l’inciter à un acte de ce genre ?

– Non, monsieur, certainement pas.

– Avez-vous mis cette lettre à la poste vous-même ?

La réponse du gentilhomme fut devancée par celle de son secrétaire qui s’interposa avec quelque chaleur.

– Le duc n’a pas l’habitude de porter les lettres à la poste lui-même, dit-il. Cette lettre fut placée, avec d’autres, sur la table du bureau et je les ai mises moi-même dans le sac postal.

– Vous êtes certain que celle-là était du nombre ?

– Oui, je l’ai remarquée.

– Combien de lettres avez-vous écrites ce jour-là ?

– Vingt ou trente. J’ai une grosse correspondance. Mais vous ne  croyez pas que tout cela est étranger à la question ?

– Pas totalement, dit Holmes.

– Pour ma part, poursuivit le duc, j’ai conseillé à la police de tourner son attention du côté du midi de la France. J’ai déjà dit que je ne crois pas que la duchesse encouragerait un geste aussi monstrueux, mais l’enfant avait les idées les plus fausses, et il se peut qu’il se soit sauvé pour aller la rejoindre, avec l’aide et l’appui de cet Allemand. Je crois, docteur Huxtable, que nous allons regagner le château.

Je voyais qu’il y avait d’autres questions que Holmes aurait bien voulu poser ; mais les manières catégoriques du grand seigneur montraient que l’entretien était terminé. Il allait de soi que, pour une nature aussi aristocratique, cette discussion de ses affaires de famille avec un étranger était plus qu’il n’en pouvait admettre et qu’il craignait toute nouvelle question susceptible d’éclairer d’une lumière plus vive les recoins discrètement ombrés de son histoire ducale.

Quand le gentilhomme et son secrétaire furent partis, mon ami se lança avec son ardeur habituelle dans ses investigations.

La chambre de l’enfant fut examinée avec soin et ne fournit aucun renseignement en dehors de la conviction qu’on en retira qu’il n’avait pu fuir que par la fenêtre. La chambre du professeur d’allemand ne fournit aucun nouvel indice et ses effets non plus.En ce qui le concernait, une branche du lierre avait cédé sous son  poids et nous vîmes, à la lueur d’une lanterne, la trace que ses talons avaient, en arrivant en bas, laissée sur le gazon. Cette unique entaille dans l’herbe courte était le seul témoignage matériel qu’il restait de l’inexplicable fuite nocturne.

Sherlock Holmes sortit seul de la maison et ne revint qu’après onze heures du soir. Il avait pu se procurer une grande carte d’ état-major des parages et il vint dans ma chambre l’étaler sur mon lit. Après quoi, ayant, en son milieu, posé la lampe en équilibre, il se mit à fumer la pipe en la considérant et en me désignant de temps à autre, du bout ambré de sa pipe, certains  éléments d’intérêt.

– Cette affaire m’envahit l’esprit, Watson, me dit-il. Certains points en sont extrêmement intéressants. A ce stade encore peu avancé, je voudrais que vous vous rendiez compte de ses particularités géographiques, car elles peuvent intervenir de façon  considérable dans nos investigations.

« Vous voyez cette carte. Le carré noir, c’est l’école du Prieuré. Je plante une épingle dessus. Maintenant, cette ligne-ci,c’est la route principale. Vous voyez qu’elle va d’est en ouest en passant devant l’école, et vous voyez aussi qu’il n’y a pas, ni d’un côté ni de l’autre, de route qui en parte à moins de quinze cents mètres de là. Si nos deux gaillards sont partis par la route,c’est forcément par celle-là.

– Exactement.

– Par une chance singulière, nous sommes en mesure de contrôler ce qui est passé sur cette route la nuit en question. A cet endroit, que je vous indique du bout de ma pipe, un garde de la police locale s’est trouvé de service de minuit à six heures du matin. C’est, comme vous le voyez, le premier croisement en allant vers l’est. Le bonhomme affirme qu’il n’a pas quitté son poste un seul instant et il est catégorique : ni homme ni enfant n’auraient pu passer inaperçus. Je lui ai parlé ce soir et il m’a tout l’air d’un garçon à qui on peut se fier. Cela bloque donc ce côté de la route. Occupons-nous de l’autre. Il y a ici une auberge,« Le Taureau rouge », dont la patronne était malade. Elle avait envoyé chercher un docteur à Mackleton, mais il n’est arrivé qu’au matin parce qu’il était retenu par une autre consultation.Les gens de l’auberge sont donc restés sur le qui-vive toute la nuit pour l’attendre et il semble que l’un d’eux a de façon continuelle surveillé la route. Ils affirment que personne n’est passé. Si leur témoignage est valable, alors nous sommes assez heureux pour avoir bloqué l’ouest aussi, ce qui nous met à même de dire que les fugitifs n’ont pas du tout suivi la route.

– Mais la bicyclette ? objectai-je.

– En effet. Nous allons arriver à la bicyclette dans un instant.Pour poursuivre notre raisonnement : si nos gaillards ne sont pas partis par la route, ils ont dû traverser la campagne au nord ou au sud de la maison. C’est un fait certain. Envisageons les deux éventualités. Au sud il y a, comme vous le voyez, un large secteur de terre arable, morcelée en petits champs, séparés par des murs en pierre. Là, je reconnais qu’une bicyclette est impossible. Nous pouvons en bannir l’idée. Tournons-nous donc vers la campagne nord.Là, nous trouvons un boqueteau, marqué comme « Le Fourré déchiqueté » et au-delà s’étend une grande lande ondulée, la lande du Bas-Jabot qui couvre bien une quinzaine de kilomètres et ne cesse de monter en pente douce. Ici, d’un côté de cet espace désertique, se place le château d’ Holdernesse, à une quinzaine de kilomètres par la route, mais à une dizaine seulement en traversant  cette lande qui est particulièrement désolée, car c’est tout juste  si quelques petits agriculteurs y élèvent des moutons et autres bestiaux. En dehors de ceux-ci, le pluvier et le courlis sont les seuls hôtes de ces parages jusqu’à ce qu’on arrive à la grand-route  de Chesterfield. Là, il y a une église, vous le voyez, plus quelques maisonnettes et une auberge. Après, les collines deviennent dangereusement accidentées. C’est sûrement au nord qu’il faut porter notre enquête.

– Mais la bicyclette ? m’entêtai-je.

– Eh bien, quoi ! un bon cycliste n’a pas besoin d’une grand-route, dit Holmes avec impatience. La lande est coupée des entiers et la lune était pleine. Tiens ! que se passe-t-il ?

On frappait précipitamment à la porte et un instant plus tard,le docteur Huxtable était dans la pièce. Il tenait à la main une casquette d’écolier ornée d’un chevron blanc sur la visière.

– Enfin un indice ! s’écria-t-il. Dieu soit loué, nous voici enfin sur la piste de ce cher enfant ! Voici sa casquette.

– Où l’a-t-on trouvée ?

– Dans la voiture des Bohémiens qui campaient sur la lande. Ils sont partis mardi. La police les a rattrapés et a fouillé leurs roulottes. Elle a déniché cela.

– Comment en expliquent-ils la présence ?

– Ils bafouillent et mentent – ils racontent qu’ils l’ont  ramassée sur la lande mardi matin. Ils savent où est le petit, les gredins ! Dieu merci, les voilà sous les verrous. La crainte du châtiment ou l’argent du duc arrivera bien à tirer d’eux tout ce qu’ils savent.

– C’est toujours cela, dit Holmes quand le docteur eut enfin quitté la pièce. Le fait vient du moins à l’appui de ma théorie que  c’est du côté de la lande du Bas-Jabot qu’il faut espérer obtenir des résultats. La police n’a rien fait d’efficace, localement, en dehors de cette arrestation des Bohémiens. Écoutez, Watson, il y a un cours d’eau qui traverse la lande. Vous le voyez, là sur la carte. En certains endroits il s’élargit jusqu’à former un marécage. Il en est plus spécialement ainsi dans la région située entre le château d’ Holdernesse et l’école. Il est vain, par ce temps de sécheresse, de chercher des traces ailleurs mais, à cet endroit-là, il y a certes une chance que quelque chose subsiste. Je vous appellerai de bonne heure demain matin et nous essaierons devoir si nous pouvons projeter sur le mystère une lumière nouvelle.

Le jour se levait tout juste quand je m’éveillai et vis à côté de mon lit la longue silhouette mince de Holmes. Il était tout habillé et semblait déjà être sorti.

– J’ai fait la pelouse et le garage de bicyclettes, dit-il.Maintenant, Watson, il y a du cacao qui vous attend dans la pièce voisine. Je suis forcé de vous demander de vous dépêcher car nous avons une journée bien remplie devant nous.

Ses yeux étincelaient, et ses joues s’empourpraient de l’ardeur du maître ouvrier qui considère son travail disposé devant lui. Un Holmes tout différent, en son activité alerte, du rêveur exsangue qui, à Baker Street, passait son temps à se livrer à des études d’introspection. J’eus l’impression, en considérant sa souple silhouette, débordante d’énergie nerveuse, que la journée qui se préparait allait certes comporter de rudes efforts.

Et pourtant, elle s’ouvrit par une noire déception. Pleins de grands espoirs nous nous mîmes en route sur la tourbe roussâtre de la lande coupée de mille sentiers de moutons, jusqu’au moment où nous arrivâmes à la large ceinture vert clair dont s’entourait le marécage qui nous séparait d’ Holdernesse. Si l’enfant était parti  en direction de son foyer, il avait forcément dû passer par là et il n’avait pu franchir ces marais sans y laisser de traces. Mais nous ne vîmes nul indice de son passage ou de celui de l’Allemand.Le visage assombri, mon ami parcourait le bord du marais en observant avec attention toutes les taches de boue qui trouaient la surface moussue. Des traces de moutons, il y en avait à profusion,et même, à un endroit, au bout de quelques kilomètres, des vaches avaient laissé des empreintes. Mais rien d’autre.

– Contrôle numéro un, dit Holmes en contemplant d’un air morose l’étendue ondulée de la lande. Il y a un autre marais là-bas de  l’autre côté, avec un étroit goulet entre les deux. Tiens, tiens,tiens, qu’est-ce que c’est que cela ?

Nous étions parvenus sur un petit sentier qui formait comme un ruban noir. En son milieu, nettement marquée sur le sol tassé, se voyait l’empreinte d’une bicyclette.

– Bravo ! m’écriai-je. Nous le tenons.

Mais Holmes secouait la tête et son visage semblait intrigué et curieux plutôt que satisfait.

– Une bicyclette, certainement, mais non pas la bicyclette. Je connais quarante-deux types différents d’impressions laissées par des pneus. Celui-ci, comme vous pouvez le voir, est un Dunlop, avec une pièce sur le bord extérieur. Les pneumatiques d’ Heidegger étaient des Palmer qui laissent une bande  longitudinale. Aveling, le professeur de mathématiques, était formel sur ce point. Ce n’est donc pas la trace d’ Heidegger.

– Celle de l’enfant, alors ?

– Peut-être, si nous pouvions prouver qu’il avait une bicyclette. Mais nous n’y sommes absolument pas parvenus. Cette  empreinte, comme vous le voyez, a été laissée par un cycliste qui s’éloignait de l’école.

– Ou qui y allait ?

– Non, non, mon cher Watson. L’empreinte la plus profonde est bien entendu celle de la roue arrière sur laquelle repose le poids.Vous voyez plusieurs endroits où elle traverse et oblitère la marque moins profonde laissée par la roue avant. Sans aucun doute,cela s’éloigne de l’école. Il se peut que cela ait ou n’ait pas un rapport avec notre enquête, mais nous allons la suivre en remontant en arrière avant de passer à autre chose.

Nous le fîmes et au bout de quelques centaines de mètres perdîmes la piste quand nous quittâmes la partie marécageuse de la lande. En remontant le sentier, nous trouvâmes un autre point, où une source le coupait d’un filet d’eau. Là encore, bien qu’à peu près effacée par les sabots de vaches, nous remarquâmes le sillage de la bicyclette. Après, il n’y avait plus le moindre indice, mais le sentier entrait droit dans le Fourré déchiqueté, ce boqueteau qui se trouvait adossé à l’école. C’était de ce bois que la bicyclette avait dû sortir. Holmes s’assit sur un rocher et posa son menton dans ses mains. J’avais fumé deux cigarettes quand il se décida à bouger.

– Eh bien, dit-il enfin, il se peut, bien entendu, qu’un homme rusé change les pneus de sa bicyclette pour laisser des traces quine le dénonceraient pas, et un criminel qui serait capable d’unetelle rouerie constituerait un adversaire auquel je serais fier d’avoir affaire. Nous laisserons quand même cette question sans solution et nous repartirons vers notre marécage, car il en reste une bonne partie à explorer.

Nous poursuivîmes notre arpentage systématique du bord de la partie fangeuse de la lande et bientôt notre persévérance fut magnifiquement récompensée.

Au beau milieu de la partie inférieure du marais courait un sentier bourbeux. Holmes ne put réprimer un cri de joie en s’en approchant : au centre se voyait une empreinte qui ressemblait à un fin réseau de fils télégraphiques. Celle d’un pneu Palmer.

– Cette fois, voici bien Herr Heidegger ! s’écria Holmes,ravi. Il semble que j’aie raisonné juste, Watson.

– Je vous en félicite.

– Mais nous avons encore loin à aller. Ayez l’obligeance de marcher sur le bord du sentier. Maintenant, suivons la piste. J’ai bien peur qu’elle ne nous mène pas très loin.

Nous constatâmes, toutefois, que cette partie de la lande était coupée de taches où le sol était mou, si bien que, tout en perdant souvent la piste de vue, nous la retrouvions toujours.

– Est-ce que vous remarquez, dit Holmes, que le cycliste,maintenant, force sûrement l’allure ? Cela ne fait pas de doute : regardez cette empreinte, où les deux pneus sont nettement visibles. Ils sont aussi profondément marqués l’un que l’autre. Cela ne peut que vouloir dire que l’homme pèse de tout son poids sur le guidon comme s’il faisait de la vitesse. Diable !il est tombé !

Il y avait en effet, pendant quelques mètres, une large traînée irrégulière, puis quelques traces de pas ; ensuite les roues  réapparaissaient.

– Un dérapage, suggérai-je.

Holmes tenait à la main, pour me la montrer, une branche d’ajonc en fleur, toute froissée. Avec horreur j’aperçus sur les pétales jaunes des taches écarlates. Sur le sentier aussi, ainsi que dans la bruyère, se remarquaient des taches sombres de sang caillé.

– Mauvais, dit Holmes. Sale histoire ! Écartez-vous,Watson. Pas un pas superflu ! Qu’est-ce que je lis là ?Il est tombé, s’est relevé, puis s’est remis en route sur sa machine. Mais il n’y a plus d’autres traces. Du bétail, sur ce sentier latéral. Sûrement, il ne s’est pas fait éventrer par un taureau ? Impossible ! Mais je ne vois plus trace de personne d’autre. Il faut continuer, Watson. Avec des taches de sang en plus des empreintes de pneus, il ne peut sûrement pas nous échapper maintenant.

Nos recherches ne furent pas très longues. Les traces de pneus se mirent à décrire, sur le sentier humide et brillant, des courbes fantastiques. Tout à coup, en regardant devant nous, j’aperçus,parmi les épaisses touffes d’ajoncs, un éclair métallique qui me tira l’œil. Des buissons, nous sortîmes une bicyclette munie de pneus Palmer ; une pédale en était tordue et tout l’avant en était affreusement souillé et taché de sang. De l’autre côté des touffes d’ajoncs un soulier dépassait. Nous courûmes jusque-là et nous y découvrîmes le cadavre du malheureux cycliste. Grand, il portait toute sa barbe et des lunettes dont un verre était brisé.Il était mort d’un formidable coup sur la tête qui lui avait en partie défoncé le crâne. Le fait qu’il avait pu continuer, après une pareille blessure, en disait long sur le courage et la vitalité du gaillard. Il portait des souliers bas, mais pas de chaussettes,et son veston ouvert laissait apercevoir une chemise de nuit.C’était indubitablement le professeur d’allemand.

Holmes, avec beaucoup d’égards, retourna le cadavre et l’examina minutieusement. Puis il resta à réfléchir un moment et je pus voir,à son front plissé, que cette sinistre découverte n’avait pas,selon lui, beaucoup avancé notre enquête.

– C’est un peu difficile de savoir quoi faire, Watson, me dit-il enfin. Mon désir serait de pousser nos recherches, car nous avons déjà tellement perdu de temps que nous ne pouvons plus gaspiller une seule heure. D’autre part, nous sommes forcés d’aviser la police de cette découverte et de veiller à ce qu’on s’occupe du corps de ce pauvre type.

– Je pourrais leur porter un mot.

– Mais j’ai besoin de votre compagnie et de votre assistance. Un instant ! Il y a là un bonhomme qui découpe de la tourbe.Allez le chercher et il servira de guide à la police.

J’amenai le paysan et Holmes expédia le malheureux, épouvanté,avec un message pour le docteur Huxtable.

– Maintenant, Watson, me dit-il, nous avons ce matin trouvé deux indices. L’un est la machine à pneus Palmer et nous savons où elle nous a menés. L’autre est la bicyclette avec ce pneu Dunlop rapiécé. Avant de pousser nos recherches de ce côté-là, essayons de nous rendre compte de ce qu’effectivement nous savons et de séparer l’essentiel de l’accidentel.

« Tout d’abord, je tiens à bien vous persuader de ce que le gamin est parti de son propre gré. Il est passé par la fenêtre et a filé, soit seul, soit accompagné. Cela, c’est sûr.

J’approuvai.

– Passons maintenant à ce malheureux professeur d’allemand.L’enfant était complètement vêtu quand il a pris la fuite. Donc, il savait ce qu’il allait faire. L’Allemand, lui, est parti sans chaussettes. Il a donc agi avec un préavis très bref.

– Cela ne fait pas de doute.

– Pourquoi est-il parti ? Parce que de la fenêtre de sa chambre il a vu le petit s’enfuir. Parce qu’il voulait le rejoindre et le ramener. Il a pris sa bicyclette, a poursuivi l’enfant et, en le poursuivant, a trouvé la mort.

– C’est ce qu’il me semble.

– J’arrive maintenant à la partie critique du raisonnement. Le geste tout naturel d’un homme qui poursuit un petit garçon, c’est de lui courir après. Il sait qu’il le rejoindra. Ce n’est pas ce qu’a fait l’Allemand. Il va chercher sa bicyclette. Il était,m’a-t-on dit, excellent cycliste. Mais il n’agirait pas ainsi s’il ne savait pas que le petit possède je ne sais quel moyen de s’échapper rapidement.

– L’autre bicyclette.

– Poursuivons notre reconstitution. Il trouve la mort à deux lieues de l’école. Pas d’une balle, notez bien, qu’un gamin même  pourrait à la rigueur tirer, mais d’un coup sauvage assené par un bras vigoureux. Le gamin, par conséquent, avait bien un compagnon dans sa fuite. Et cette fuite fut rapide, puisqu’il fallut huit kilomètres à un excellent cycliste pour les rejoindre. Cependant,en examinant le terrain autour de la scène de la tragédie, que trouvons-nous ? Quelques traces laissées par des bestiaux et rien de plus. Je suis allé voir plus loin et je n’ai pas trouvé de sentier à moins de cinquante pas de là. Un autre cycliste ne pourrait donc matériellement pas avoir été l’auteur du crime. Et il n’y a pas de traces de pas non plus.

– Holmes, m’écriai-je, c’est impossible !

– Admirable ! dit-il. Voilà une remarque qui éclaire tout.C’est effectivement impossible de la façon dont je l’expose et par conséquent mon exposé cloche à certains égards. Pourtant, vous avez comme moi vu ce qu’il en était. Découvrez-vous quelque erreur ?

– Il ne pourrait pas s’être fracturé le crâne en tombant ?

– Dans un marécage, Watson ?

– Je suis réduit à quia.

– Allons, allons, nous avons résolu des problèmes pires que celui-ci. Nous avons du moins quantité d’éléments, si seulement  nous parvenons à les utiliser. Eh bien, puisque les Palmer sont épuisés, voyons ce que le Dunlop rapiécé peut nous offrir.

Nous suivîmes la piste en allant de l’avant pendant une certaine distance, mais bientôt la lande s’éleva en pente douce par une courbe garnie de bruyères qui laissait derrière elle le cours d’eau. Il n’y avait plus de traces à espérer. Au point où nous perdîmes de vue le pneu Dunlop, il aurait pu indifféremment mener au château d’ Holdernesse dont nous apercevions à quelques kilomètres de là les tours majestueuses, ou à un village gris et bas qui, devant nous, marquait l’emplacement de la grand-route de Chesterfield.

Comme nous approchions de l’auberge sordide et peu engageante qui portait sur son enseigne un coq de combat, Holmes laissa échapper un subit gémissement et se raccrocha à mon épaule pour ne pas tomber. Il venait de se tordre la cheville d’une de ces façons qui vous laissent un homme incapable de bouger. Non sans difficulté il gagna en boitillant la porte où un homme figé, brun et trapu,fumait une pipe en terre noire.

– Comment allez-vous, monsieur Reuben Hayes ? demanda Holmes.

– Qui êtes-vous et comment savez-vous si bien mon nom ?répondit le paysan, avec un éclair soupçonneux dans ses yeux rusés.

– Eh bien, il est inscrit sur l’enseigne au-dessus de votre  tête. On voit sans peine que vous êtes le patron. Vous n’auriez pas une voiture, dans vos écuries ?

– Ça non.

– Je ne peux pas poser le pied par terre.

– Ne l’y posez pas.

– Mais je ne peux pas marcher.

– Sautez à cloche-pied, alors.

Les manières de M. Reuben Hayes étaient loin d’être  gracieuses, mais Holmes s’en accommoda avec une admirable bonne humeur.

– Écoutez, mon brave, dit-il. Pour moi, c’est vraiment  malencontreux et peu m’importe comment je continue mon chemin.

– Peu m’importe à moi aussi, dit le patron, morose.

– La question a de l’importance pour moi. Je vous offrirais bien un souverain si je pouvais avoir une bicyclette.

L’aubergiste dressa l’oreille.

– Où voulez-vous aller ?

– À Holdernesse, au château.

– Des copains du duc, je suppose ? dit l’autre, avec un regard ironique à nos vêtements tout maculés de boue.

Holmes rit de bon cœur.

– Il sera content de nous voir, en tout cas.

– Pourquoi ?

– Parce que nous lui apportons des nouvelles de son fils perdu.

L’aubergiste accusa visiblement le coup.

– Quoi, vous êtes sur sa trace ?

– Il a été signalé à Liverpool. On compte mettre la main dessus d’un moment à l’autre.

De nouveau un prompt changement se produisit sur le visage lourd et mal rasé du patron dont l’attitude se fit presque cordiale.

– J’ai moins de raisons de squatter du bien au duc que la plupart des gens, dit-il. J’ai été son premier cocher, fut un temps, et il m’a traité salement mal. C’est lui qui m’a congédié sans certificat sur les dires d’un menteur de grainetier. Mais je suis content d’apprendre que le jeune lord a été signalé à Liverpool et je vous aiderai à porter la nouvelle au château.

– Merci, dit Holmes. Nous allons commencer par manger un morceau, et puis vous pourrez apporter la bicyclette.

– J’ai pas de bicyclette.

Holmes lui tendit un souverain.

– Mais je vous dis, mon bon, que je n’en ai pas. Je vous prêterai deux chevaux pour aller jusqu’au château.

– Bon, bon, dit Holmes. On en reparlera après que nous aurons mangé.

Une fois seuls dans la cuisine dallée, ce fut surprenant avec quelle promptitude se remit la fameuse entorse de la cheville. Il faisait presque nuit et nous n’avions rien absorbé depuis l’aurore,de sorte que notre repas nous prit du temps. Holmes était perdu dans ses pensées et une ou deux fois il alla jusqu’à la fenêtre pour regarder au-dehors avec attention. La vue donnait sur une cour sordide. Dans le coin le plus éloigné, un valet malpropre travaillait. De l’autre côté se trouvaient les écuries. Holmes venait de se rasseoir après l’une de ses expéditions à la fenêtre quand il bondit soudain sur ses pieds avec une bruyante exclamation.

– Tudieu ! Watson, je crois que j’y suis !s’écria-t-il. Oui, oui, ça doit être ça. Watson, vous vous rappelez avoir vu des traces de passage de vaches, aujourd’hui ?

– Certes, plusieurs fois. Où ça ?

– Eh bien, mais, partout. Au marais, et puis dans le sentier, et de nouveau près de l’endroit où le pauvre Heidegger a trouvé la mort.

– Exactement. Eh bien, maintenant, combien de vaches avez-vous  vues sur la lande ?

– Je ne me souviens pas d’en avoir vu aucune.

– Étrange, Watson, que nous ayons trouvé tant de traces de vaches sur notre chemin et pas une seule bête dans toute la lande ; très étrange, hein, Watson ?

– Très étrange, en effet.

– Maintenant, Watson, faites un effort : par la pensée,reportez-vous en arrière. Est-ce que vous les voyez, ces traces de sabots sur le chemin ?

– Oui.

– Vous rappelez-vous qu’elles étaient parfois comme ceci, Watson(il arrangea quelques miettes de pain de la façon suivante 🙂 : : : : : – quelquefois comme cela : :. :. :. :. :. :et, à l’occasion, comme cela :.·.·.·.·., – Est-ce que vous arrivez à vous rappeler cela ?

– J’avoue que non.

– Moi si. Je pourrais en jurer. Quoi qu’il en soit, nous  retournerons vérifier à loisir. Quel cafard aveugle j’ai été de ne  pas en tirer de conclusion !

– Et quelle est votre conclusion ?

– Seulement que c’est une vache bien remarquable que celle qui  marche, trotte ou galope. Pardieu, Watson, ce n’est pas le cerveau  d’un bistrot de campagne qui a été penser à une fausse piste comme  celle-là. Il n’y a personne en vue si j’excepte le gars qui est dans la forge : glissons-nous dehors et voyons ce qu’il y a à  voir.

Il y avait, dans l’étable en désordre, deux chevaux au poil rude  et mal entretenu. Holmes souleva le sabot de derrière à l’un et se mit à rire bruyamment.

– De vieux fers, mais ferrés à neuf – de vieux fers, mais des  clous neufs. Cette affaire mérite de devenir un classique. Allons voir jusqu’à la forge.

Le garçon poursuivit son travail sans faire attention à nous. Je  vis le regard de Holmes fureter de droite et de gauche dans le tas de débris de ferrailles et de bois qui jonchaient le sol. Soudain,nous entendîmes un pas derrière nous et nous vîmes le cabaretier,ses gros sourcils froncés sur ses yeux sauvages et les traits mauvais convulsés de fureur.

Il tenait à la main une sorte de badine à tête métallique et s’avançait d’un air si menaçant que je fus heureux de sentir mon revolver dans ma poche.

– Maudits espions ! s’écria l’homme. Qu’est-ce que vous  faites là ?

– Eh bien, quoi, monsieur Reuben Hayes, dit Holmes avec calme,on pourrait croire que vous craignez que nous ne découvrions  quelque chose.

L’autre se maîtrisa au prix d’un violent effort et sa bouche  sinistre se détendit en un rire forcé, plus menaçant encore que ses  sourcils froncés.

– Tout ce que vous pourrez trouver dans ma forge est à votre  service, dit-il. Mais, écoutez voir, monsieur, ça ne me chante pas  qu’on fouine chez moi sans ma permission, alors, plus tôt vous  aurez payé votre compte et décampé, plus je serai content.

– Bien, monsieur Hayes… on ne voulait pas vous offenser, dit Holmes. On est venus jeter un coup d’œil à vos chevaux, mais je  crois tout compte fait que nous irons à pied. Ce n’est pas loin, à ce qu’il me semble.

– Pas plus de trois kilomètres d’ici les grilles. La route est  là à gauche.

Il nous suivit d’un œil maussade pendant que nous nous  éloignions. Nous ne continuâmes pas longtemps sur la route, car  Holmes s’arrêta dès qu’un tournant nous eut masqué le  cabaretier.

– Nous brûlions, comme disent les enfants, dans cette auberge,dit-il. J’ai l’impression de refroidir à chaque pas qui m’en  éloigne. Non, non, je me refuse à la quitter.

– Je suis convaincu, dis-je, que ce Reuben Hayes sait tout ce  qu’il y a à savoir. Jamais je n’ai vu un traître aussi avéré.

– Ah ! c’est l’impression qu’il vous a faite, hein ?Il y a les chevaux, il y a la forge. Oui, c’est un endroit  intéressant que ce « Coq de combat ». Je crois que nous y  jetterons un autre coup d’œil, de discrète façon.

Une longue colline en pente douce, parsemée de rochers calcaires  gris, s’étendait derrière nous. Nous avions quitté la route et nous  gravissions le coteau quand, en regardant dans la direction du  château d’ Holdernesse, je vis un cycliste qui venait à bonne  allure.

– Couchez-vous, Watson ! me cria Holmes, en pesant de sa  main sur mon épaule.

À peine nous étions-nous dissimulés que l’homme fila devant nous  sur la route. Au milieu d’un mouvant nuage de poussière j’aperçus  un visage livide et tourmenté – une figure dont tous les traits, la  bouche tordue et les yeux écarquillés exprimaient l’horreur.C’était comme une étrange caricature du gracieux James Wilder que  nous avions vu la veille.

– Le secrétaire du duc ! s’écria Holmes. Vite, Watson,voyons ce qu’il va faire !

Nous nous faufilâmes de roc en roc jusqu’à ce que, peu après,nous nous trouvâmes à un endroit d’où nous pouvions voir la porte  d’entrée de l’auberge. La bicyclette de Wilder était auprès,appuyée au mur. Personne ne bougeait dans les parages de la maison et nous ne pouvions pas non plus entrevoir de visages aux fenêtres.Lentement, le crépuscule tomba en même temps que le soleil déclinait derrière les hautes tours du château. Puis, dans la  pénombre, nous vîmes les deux lanternes d’une voiture s’allumer  dans la cour de l’auberge et, peu après, nous entendîmes le bruit  des sabots des chevaux qui l’emmenaient à furieuse allure dans la direction de Chesterfield.

– Qu’est-ce que vous pensez de cela, Watson ? me chuchota  Holmes.

– Ça ressemble à une fuite.

– Un homme seul dans un dog-cart, autant que je puisse en juger.Eh bien, ce n’était sûrement pas M. James Wilder, car le  revoici à la porte.

Un carré de lumière rouge venait de surgir dans l’obscurité. En son centre se découpait en noir la silhouette du secrétaire, qui,tendant le cou, semblait scruter l’obscurité. Il attendait  évidemment quelqu’un. Enfin, on entendit des pas sur la route, une  deuxième silhouette fut un instant visible devant l’écran de  lumière, et ce fut de nouveau l’obscurité. Cinq minutes plus tard,une lampe s’alluma dans une pièce du premier étage.

– Il semble qu’on s’adresse à une drôle de clientèle, dans ce« Coq de combat », dit Holmes.

– Le bar se trouve de l’autre côté.

– D’accord. Ceux-ci sont ce qu’on pourrait appeler les invités  particuliers du patron. Maintenant, que diable M. James Wilder  peut-il faire là à cette heure de la nuit et quel est le compère  qui vient l’y retrouver ? Allons, Watson, il faut absolument que nous prenions un risque et que nous essayions d’y voir plus  clair.

Ensemble, nous nous glissâmes sur la route et nous nous  avançâmes sans bruit jusqu’à la porte de l’auberge. La bicyclette se trouvait toujours appuyée contre le mur. Holmes gratta une  allumette et l’approcha de la roue arrière. Je l’entendis glousser   de satisfaction quand la lumière lui montra un pneu Dunlop muni  d’une pièce. Nous étions juste en dessous de la fenêtre  éclairée.

– Il faut à tout prix que je guigne là-haut, Watson. Si vous  vous arc-boutez au mur et me prêtez votre dos, je crois que je  pourrai y arriver.

Un instant plus tard, ses pieds étaient sur mes épaules.Toutefois il fut presque aussitôt descendu que monté.

– Allons, mon ami, me dit-il, nous avons bien assez travaillé  aujourd’hui. Nous avons, je crois, récolté tout ce que nous  pouvions. Le chemin est long d’ici l’école et plus vite nous nous  mettrons en route, mieux cela vaudra.

Il desserra à peine les dents durant notre harassant parcours à  travers la lande et une fois revenus à l’école il ne voulut pas y  entrer, mais poursuivit son chemin jusqu’à la gare de Mackleton,d’où il aurait la possibilité d’expédier des télégrammes. Tard dans  la soirée, je l’entendis remonter le moral du docteur Huxtable,anéanti par la mort tragique de son professeur et, plus tard encore  il entra dans ma chambre, aussi alerte et vigoureux qu’au début de  la journée.

– Tout va bien, mon cher, me dit-il. Je vous promets qu’avant  demain soir nous aurons trouvé la solution du mystère.

À onze heures, le lendemain matin, mon ami et moi parcourions à pied la fameuse allée d’yeuses du château d’ Holdernesse. Nous  franchîmes, escortés par un valet de pied, la célèbre et magnifique entrée Renaissance et pénétrâmes dans le bureau du duc. Nous y  trouvâmes M. James Wilder, réservé et courtois, mais avec encore dans ses yeux furtifs et dans ses traits nerveux quelque  chose de la folle terreur de la veille.

– Vous êtes venus voir le duc ? Je regrette, mais le fait est que le duc est loin d’être en bonne santé. Il a été très bouleversé par la tragique nouvelle. Nous avons reçu hier après-midi un télégramme du docteur Huxtable qui nous avisait de votre découverte.

– Il faut que je voie le duc, monsieur Wilder.

– Mais il est dans sa chambre.

– Eh bien, j’irai dans sa chambre.

– Je crois qu’il est couché.

– Je le verrai couché.

L’inexorable froideur de Holmes montra au secrétaire que toute  discussion était superflue.

– Bien, monsieur Holmes ; je vais lui dire que vous  êtes

Après une demi-heure d’attente, le grand seigneur parut. Son  visage était plus cadavérique que jamais, ses épaules s’étaient  voûtées et il me parut bien plus âgé que le jour d’avant. Il nous  souhaita la bienvenue avec une majestueuse courtoisie et s’assit à son bureau, sa barbe rouge déployée sur le sous-main.

– Eh bien, monsieur Holmes ? dit-il.

Mais les yeux de mon ami étaient rivés au secrétaire qui s’était  campé auprès du fauteuil de son maître.

– Je crois, monsieur, que je pourrais parler plus librement en  l’absence de M. Wilder.

L’autre pâlit un peu encore et jeta un coup d’œil mauvais à  Holmes.

– Si Monsieur le désire…

– Oui, oui, laissez-nous, ça sera mieux. Maintenant, monsieur  Holmes, qu’avez-vous à me dire ?

Mon ami attendit que la porte se fût refermée derrière le secrétaire.

– Le fait est, monsieur, dit-il, que mon collègue le docteur Watson, et moi, nous avions reçu du docteur Huxtable l’assurance qu’une récompense était offerte pour la solution de cette affaire.J’aimerais en avoir confirmation de votre propre bouche.

– Certainement, monsieur Holmes.

– Elle se montait, si ce que l’on m’a dit est exact, à cinq mille livres pour celui qui vous dirait où est votre  fils ?

– Exactement.

– Et mille autres pour celui qui désignerait la ou les personnes  qui le séquestrent ?

– Exact encore.

– Sous cette deuxième rubrique, il y a lieu de comprendre, sans  nul doute, non seulement ceux qui l’ont emmené, mais aussi ceux qui conspirent pour le maintenir dans sa séquestration  actuelle ?

– Mais oui, mais oui ! s’écria le duc avec impatience. Si  vous faites bien votre travail, monsieur Sherlock Holmes, vous  n’aurez pas lieu de vous plaindre d’avoir été traité avec mesquinerie.

Mon ami se frotta les mains avec une expression de cupidité qui me surprit, connaissant ses goûts simples.

– Il me semble apercevoir votre chéquier sur la table, dit-il.Je serais heureux si vous me faisiez un chèque de six mille livres.Ce serait aussi bien, peut-être, de le barrer. Ma banque est celle  de la capitale et des comtés, dans Oxford Street.

Le duc, très grave, restait assis très droit dans son fauteuil  et considérait Holmes d’un œil impassible.

– S’agit-il d’une plaisanterie, monsieur Holmes ? Le sujet ne s’y prête guère.

– Du tout, monsieur. Je n’ai jamais été plus sérieux de ma vie.

– Qu’est-ce que vous voulez dire, alors ?

– Je veux dire que j’ai gagné la récompense. Je sais où est votre fils et je connais certains de ceux, tout au moins, qui le  tiennent.

La barbe du duc était devenue d’un rouge plus agressif que jamais par contraste avec son visage d’une pâleur de spectre.

– Où se trouve-t-il ? demanda-t-il, haletant.

– Il est – ou du moins il était hier soir – à l’auberge du« Coq de combat », à trois kilomètres environ de la grille de  votre parc.

Le duc retomba en arrière dans son fauteuil.

– Et qui accusez-vous ?

La réponse de Sherlock Holmes fut stupéfiante. Il s’avança d’un  pas et frappant sur l’épaule du duc :

– Je vous accuse, vous, dit-il. Et maintenant,monsieur, si vous voulez bien me remettre le chèque en question.

Jamais je n’oublierai l’aspect du duc quand il bondit et battit  le vide de ses mains comme un homme qui s’enfonce dans un abîme.Puis, par un effort d’aristocratique maîtrise de soi, il se rassit,et enfouit son visage dans ses mains. Un long moment s’écoula.Puis :

– Que savez-vous au juste ? dit-il enfin, sans lever la tête.

– Je vous ai vus ensemble hier soir.

– Quelqu’un d’autre que votre ami est-il au courant ?

– Je n’ai parlé à personne.

Le duc prit sa plume entre ses doigts tremblants et ouvrit son chéquier.

– Je tiendrai parole, monsieur Holmes. Je vais vous faire ce chèque, bien que l’information que vous avez recueillie ne soit  guère la bienvenue. Quand j’ai annoncé la récompense, je ne pensais  guère que les événements allaient prendre un pareil tour. Mais vous et votre ami, vous êtes des gens discrets, monsieur  Holmes ?

– Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

– Il faut que je m’explique nettement, monsieur Holmes. Si vous  êtes seuls, tous les deux, à connaître l’incident, il n’y a aucune  raison pour qu’il n’en reste pas là. Je crois que je vous dois  douze mille livres, n’est-ce pas ?

Mais Holmes, en souriant, fit non de la tête.

– J’ai bien peur, monsieur, que les affaires ne puissent pas  s’arranger aussi facilement que ça. Il y a la mort du professeur  qu’il s’agit d’expliquer.

– Mais James n’en était pas au courant. Vous ne pouvez pas l’en  tenir responsable. Elle fut le fait de cette épouvantable brute que  nous avons eu le malheur d’employer.

– Je suis forcé de considérer, monsieur, que quand un homme est  l’instigateur d’un forfait, il est moralement coupable de tout  autre crime qui peut en découler.

– Moralement, monsieur Holmes, sans doute avez-vous raison. Mais  sûrement pas aux yeux de la loi. Un homme ne peut pas être condamné  pour un meurtre auquel il n’assistait pas et qu’il réprouve et abomine autant que vous pouvez le faire. A la minute où il l’a  appris, il m’a tout confessé, tellement il était saisi d’horreur et de remords. Il n’a pas perdu une heure pour rompre totalement avec  le meurtrier. Oh, monsieur Holmes, il faut le sauver ! vous le  devez ! je vous dis que vous le devez ! (Le duc avait  renoncé à toute tentative pour conserver sa maîtrise de soi et, le  visage convulsé, il marchait de long en large en battant l’air de  ses poings. Enfin il se domina et se rassit à sa table.) J’apprécie  le geste qui vous a poussé à venir ici avant d’en parler à  quiconque, reprit-il. Du moins, pouvons-nous tenir conseil pour  envisager le moyen de réduire le scandale au minimum.

– Exactement, dit Holmes. Je crois, monsieur, qu’on ne peut y  parvenir que s’il existe une totale et complète franchise entre  nous. Je suis disposé à vous aider au mieux de mes capacités. Mais  pour cela, il faut que je sache jusqu’au dernier détail comment se  présente l’affaire. Je suppose que vos paroles concernent  M. James Wilder et qu’il n’est pas l’assassin ?

– Non. Le meurtrier s’est échappé.

Sherlock Holmes eut un sourire discret.

– Vous n’avez sûrement pas la moindre connaissance de la petite  réputation que je possède, sans quoi vous ne vous imagineriez pas  qu’on m’échappe aussi facilement. M. Reuben Hayes a été  arrêté, sur ma demande, hier soir à onze heures à Chesterfield.J’ai reçu ce matin, avant de quitter l’école, un télégramme du chef  de la police locale m’en avisant.

Le duc se rejeta en arrière dans son fauteuil et regarda mon amiavec de grands yeux.

– Vous semblez posséder des pouvoirs surhumains, dit-il. Ainsion a pris Reuben Hayes ? Je suis heureux de l’apprendre, si  James n’est pas appelé à en subir le contrecoup.

– Votre secrétaire ?

– Non, monsieur, mon fils.

Ce fut au tour de Holmes d’avoir l’air médusé.

– Je reconnais que ce fait m’est entièrement inconnu. Je suis  forcé de vous demander d’être plus explicite.

– Je ne vous cèlerai rien. Je suis de votre avis qu’une complète  franchise, si douloureuse qu’elle puisse m’être, est la meilleure  politique dans la situation désespérée où m’ont réduit la folie et  la jalousie de James. Quand j’étais jeune, monsieur Holmes, j’ai  aimé d’un amour comme on n’en éprouve qu’un dans une vie entière.J’ai offert à la personne de m’épouser, mais elle a refusé parce  que cette union risquait de compromettre ma carrière. Si elle avait  vécu, je n’en aurais certainement pas épousé une autre. Mais elle  mourut et laissa cet enfant que j’ai chéri et dont j’ai pris soin  pour l’amour d’elle. Je ne pouvais en reconnaître la paternité aux  yeux du monde, mais je lui ai donné la meilleure éducation et,depuis qu’il a atteint l’âge d’homme, je l’ai gardé près de moi. Il a surpris mon secret et il n’a cessé, depuis lors, d’user  abusivement du pouvoir que cela lui donnait sur moi et de la  possibilité où il se trouvait de provoquer un scandale qui m’aurait  fait horreur. Sa présence fut pour quelque chose dans le tour  malheureux que prit mon mariage. Par-dessus tout, il poursuivit,dès le début, d’une haine tenace, mon héritier légitime. Vous  pouvez à bon droit demander pourquoi, dans ces conditions, je  gardais quand même James sous mon toit. Je vous répondrai que c’est  parce que je revoyais dans ses traits ceux de sa mère et que, à  cause de ce cher souvenir, mes souffrances s’éternisèrent. Toutes  ses manières gracieuses, aussi… il n’y avait rien d’elle qu’il ne  me rappelât ou me suggérât. Je n’avais pas la force de l’éloigner.Mais je craignais tellement qu’il ne jouât un mauvais tour à Arthur– je veux dire à lord Saltire – que, pour sa sécurité, j’envoyai  celui-ci à l’établissement du docteur Huxtable.

« James eut affaire avec le nommé Hayes parce que ce  dernier était mon locataire. James, en l’occurrence, me  représentait comme mon fondé de pouvoir. L’autre était une canaille  mais, je ne sais comment, James et lui se lièrent intimement. Il a  toujours été attiré par les mauvaises fréquentations. Quand James  décida de kidnapper lord Saltire, ce fut aux services de cet  individu qu’il eut recours. Vous vous souvenez que j’ai écrit à  Arthur le dernier jour. Eh bien, James ouvrit la lettre, et y  glissa un mot où il lui disait de venir le retrouver dans le petit  bois appelé le Fourré déchiqueté qui se trouve près de l’école. Il  invoqua le nom de la duchesse et ainsi parvint à engager le petit à  venir. Ce soir-là, James s’y rendit à bicyclette – je vous rapporte  ce que lui-même m’a confessé – et il dit à Arthur, qu’il retrouva  dans le bois, que sa mère voulait à toute force le voir, qu’elle  l’attendait dans la lande et que s’il voulait revenir dans le  boqueteau à minuit, il y trouverait un homme avec un cheval qui l’emmènerait retrouver sa mère. Le pauvre Arthur donna dans le  piège. Il vint au rendez-vous et trouva le nommé Hayes avec un poney à la longe. Arthur le monta et ils partirent ensemble. Il  paraît – mais cela James ne l’a appris qu’hier – qu’ils furent  poursuivis et que Hayes frappa d’un coup de bâton sur la tête l’homme qui était à leurs trousses. Le malheureux en est mort.Hayes emmena Arthur à son cabaret, au « Coq de combat », où il le séquestra dans une chambre du premier ; il y était soigné  par Mme Hayes, une brave femme, mais totalement dominée par sa  brute d’époux.

« Eh bien, monsieur Holmes, voilà où en étaient les choses  quand je vous ai vu pour la première fois, il y a deux jours. Je ne  soupçonnais pas plus que vous la vérité. Vous allez me demander quel mobile avait James d’agir ainsi. A quoi je réponds qu’il y avait une grande part de déraison et de fanatisme dans la haine qu’il avait vouée à l’héritier de mon titre. Dans son esprit c’était lui qui aurait dû hériter tous mes biens et il s’insurgeait contre les lois qui l’en privaient. En outre, il avait un mobile précis : il voulait me contraindre à disposer de ma fortune en sa faveur et pensait qu’il était en mon pouvoir de le faire. Sondes sein était de m’amener à conclure avec lui un marché : il me rendait Arthur à condition que je ferais de lui, James, mon héritier légitime. Il savait parfaitement que jamais je ne m’adresserais à la police pour le mater. Je dis qu’il m’aurait proposé ce marché, mais il ne l’a pas effectivement fait, car les événements marchèrent trop vite pour lui et il n’eut pas le temps de réaliser ses plans.

« Ce qui réduisit à néant ses abominables calculs, ce fut la découverte que vous fîtes du cadavre du malheureux Heidegger.James fut, à cette nouvelle, saisi d’horreur. Elle nous parvint pendant que nous étions ensemble dans ce bureau. Le docteur Huxtable nous avait expédié un télégramme et James se montra si anéanti de douleur et si agité que mes soupçons, déjà latents, se muèrent aussitôt en certitude, de sorte que je l’accusai du forfait. Il me confessa tout spontanément. Puis il me supplia de garder son secret trois jours encore, pour donner à son misérable  complice une possibilité de sauver sa tête. Je cédai – j’ai toujours cédé – à ses prières et, aussitôt, il se précipita au “Coq de combat ” pour prévenir Hayes et lui fournir les moyens de s’enfuir. Je ne pouvais aller là-bas de jour, sans provoquer des commentaires, mais sitôt la nuit tombée, je m’empressai de m’y rendre pour voir mon cher Arthur. Je le trouvai sain et sauf, mais horrifié au-delà de toute expression par l’épouvantable forfait auquel il avait assisté. Pour tenir ma promesse et bien contre ma volonté, je consentis à le laisser là-bas trois jours encore, aux soins de Mme Hayes, puisqu’il était évident qu’on ne pouvait  aviser la police de sa présence en cet endroit sans lui dire aussi qui était le meurtrier, et je ne voyais pas comment ce criminel  pourrait être puni sans entraîner dans sa ruine mon malheureux James. Vous m’avez demandé de la franchise, monsieur Holmes, et je  vous ai pris au mot, car je vous ai maintenant tout dit, sans  essayer de rien dissimuler ou déguiser. A votre tour, soyez franc avec moi.

– C’est ce que je vais faire, dit Holmes. Tout d’abord,monsieur, je suis forcé de vous dire que vous vous êtes placé,vis-à-vis de la loi, dans une situation extrêmement grave. Vous  avez pardonné un crime et vous avez aidé un meurtrier à  s’enfuir ; car je ne doute pas un instant que l’argent qu’a pu prendre James Wilder pour aider son complice à se sauver ne soit  sorti de votre bourse.

D’une inclinaison de tête le duc confirma le fait.

– C’est une chose extrêmement grave. Plus coupable encore, à mon  avis, est votre attitude vis-à-vis de votre plus jeune fils. Vous le laissez dans ce repaire pour trois jours…

– On m’a solennellement promis…

– Que sont des promesses pour des gens comme cela ? Rien ne vous garantit qu’il ne sera pas enlevé une seconde fois. Pour  rassurer votre fils aîné coupable, vous exposez votre cadet  innocent à un danger imminent et superflu. Rien ne peut justifier  un geste pareil.

L’orgueilleux seigneur d’ Holdernesse n’avait pas l’habitude  d’être ainsi tancé dans son propre palais ducal. Le sang lui monta  au front, mais sa conscience coupable le fit rester muet.

– Je viendrai à votre aide, mais à une seule condition :vous allez appeler le valet de pied et je lui donnerai les ordres  que je voudrai.

Sans mot dire, le duc appuya sur une sonnerie. Un domestique  entra.

– Je suis heureux de vous apprendre, lui dit Holmes, que votre  jeune maître est retrouvé. Le duc désire que la voiture aille  immédiatement chercher lord Saltire à l’auberge du « Coq de  combat ».

« Maintenant, reprit Holmes une fois que le valet de pied,tout heureux, fut parti, ayant garanti l’avenir, nous pouvons nous  montrer plus indulgents à l’égard du passé. Je n’agis pas à titre  officiel, et il n’y a aucune raison, dès l’instant que la justice  suit son cours, que je dévoile tout ce que je sais. Pour ce qui est  de Hayes, je n’ai rien à dire. La potence l’attend et je ne ferai  rien pour l’en sauver. Ce qu’il révélera, je l’ignore, mais je ne  doute pas que vous n’ayez le moyen de lui faire comprendre que son  intérêt est de garder le silence. Du point de vue de la police, il  sera considéré comme ayant enlevé l’enfant pour en tirer une  rançon. Si elle ne trouve pas elle-même quelle est la vérité, je ne vois pas pourquoi je la lui soufflerais. Je tiens toutefois à vous  avertir que la présence de M. James Wilder chez vous ne peut  dorénavant que provoquer des catastrophes.

– Je l’ai compris, monsieur Holmes, et il est déjà entendu qu’il  va me quitter pour toujours et aller se fixer en Australie.

– En ce cas, monsieur, puisque vous-même déclariez tout à  l’heure que c’était de sa présence qu’étaient résultées toutes vos  difficultés conjugales, je me permettrais de suggérer que vous  signaliez à la duchesse le nouvel état de choses et que vous  essayiez de reprendre les relations si malheureusement  interrompues.

– Cela va aussi s’arranger, monsieur Holmes. J’ai écrit à la  duchesse ce matin.

– Dès lors, dit Holmes en se levant, je crois que mon ami et moi  pouvons nous féliciter des heureux résultats de notre petite visite  dans ces parages. Il reste toutefois un petit point sur lequel  j’aimerais obtenir des éclaircissements : le dénommé Hayes a  muni ses chevaux de fers qui contrefaisaient des sabots de vaches.Est-ce de M. Wilder qu’il a appris un pareil  subterfuge ?

Le duc resta un instant songeur ; son visage reflétait une  intense surprise. Puis il ouvrit une porte et nous fit passer dans  une grande pièce qui avait des allures de musée. Il nous mena vers  une vitrine dans un coin et nous indiqua la notice.

« Ces fers, y lisait-on, ont été trouvés dans les douves du  château d’ Holdernesse. Destinés à être utilisés par des chevaux,ils n’en affectent pas moins, par-dessous, la forme d’un sabot  fourchu, de façon à lancer les poursuivants sur une fausse piste.On pense qu’ils ont appartenu à certains des barons de Holdernesse qui, au Moyen Age, ravageaient la contrée. »

Holmes ouvrit la vitrine et passa sur un des fers son doigt  humecté. Une mince couche de boue fraîche lui resta sur  l’épiderme.

– Merci, dit-il en replaçant la vitre. C’est, après un autre,l’objet le plus intéressant que j’ai vu au cours de ce voyage.

– Et quel est l’autre ?

Holmes plia son chèque et le plaça avec soin dans son portefeuille. « Je suis pauvre », dit-il en le tapotant avec  affection avant de l’enfouir dans les profondeurs de sa poche  intérieure de veston.

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