Le Retour de Sherlock Holmes

J’avais d’abord pensé que L’Aventure du Manoir de l’Abbaye serait le dernier récit consacré aux exploits de mon ami M. Sherlock Holmes. Cette résolution ne m’avait pas été  inspirée par un manque de matériel : je possède en effet des notes sur plusieurs centaines d’affaires auxquelles je n’ai jamais fait allusion. Je ne l’avais pas prise non plus parce que j’aurais noté de la part du public un affaiblissement de l’intérêt qu’il avait accordé à la singulière personnalité et aux méthodes extraordinaires de cet homme remarquable. Mais M. Holmes manifestait de la répugnance à l’égard d’une publication prolongée de ses expériences. Tant qu’il exerçait, la publicité faite autour de ses succès revêtait pour lui une valeur pratique. Depuis qu’il s’est définitivement retiré, et qu’il se consacre à la science et à l’apiculture, il a pris sa renommée en grippe, et il m’a sommé de ne pas contrarier son désir de silence. Il a fallu que je lui représente que La Deuxième Tache ne serait éditée que lorsque les temps seraient propices, et que je lui démontre à quel point la plus importante affaire internationale qu’il ait jamais prise en main serait une conclusion appropriée à cette longue suite d’épisodes. J’ai réussi à arracher son consentement, sous réserve des précautions habituelles. Si par conséquent certains détails de ce récit demeurent un tant soit peu dans le vague, que le lecteur  m’excuse : il comprendra vite que ma réserve est dictée par d’excellentes raisons.

Ceci se passait donc dans une année, et même dans une décade que je ne préciserai pas. Un mardi matin d’automne, deux visiteurs de réputation européenne se présentèrent dans notre modeste appartement de Baker Street. L’un, austère, au profil altier, avec des yeux d’aigle dominateurs, n’était autre que lord Bellinger,deux fois premier ministre de Grande-Bretagne. Le deuxième, brun,imberbe, élégant, ayant à peine dépassé la quarantaine, doté de toutes les grâces de l’esprit et du corps, était le très honorable Trelawney Hope, secrétaire aux Affaires européennes et le plus prometteur des jeunes hommes d’État anglais. Ils s’assirent côte à côte sur notre canapé encombré de papiers. D’après leurs visages tourmentés, il ne nous fut pas difficile de conjecturer que c’était une affaire de la plus haute importance qui les amenait. Les doigts minces, fins, veinés de bleu du premier ministre se crispaient sur le manche d’ivoire de son parapluie, tandis que sa figure décharnée, ascétique, se tournait lugubrement de Holmes à moi. Le secrétaire aux Affaires européennes tirait nerveusement sur sa moustache ou jouait avec les breloques de sa chaîne de montre.

– Quand j’ai découvert cette perte, monsieur Holmes, disait-il,c’est-à-dire à huit heures ce matin, j’ai aussitôt informé le premier ministre. Il a suggéré que nous allions ensemble vous voir.

– Avez-vous mis la police au courant ?

– Non, monsieur ! répondit le premier ministre sur le ton vif, incisif, qui l’avait rendu célèbre. Nous ne l’avons pas fait,et il n’est pas possible que nous le fassions. Mettre la police au courant, c’est, finalement, mettre le public au courant. Voilà justement ce que nous souhaitons particulièrement éviter.

–Et pourquoi, monsieur ?

– Parce que le document en question est d’une importance si considérable que sa publication provoquerait sans doute, et même probablement, des complications européennes très sérieuses. Il n’est pas excessif de dire que la paix ou la guerre en dépendent.Si on ne le retrouve pas dans le plus grand secret, alors peu importe qu’il soit récupéré : car le but de ceux qui l’ont dérobé est de le faire connaître, de le publier.

– Je comprends. Maintenant, monsieur Trelawney Hope, je vous serais très obligé si vous vouliez me dire exactement dans quelles  conditions ce document a disparu.

– Peu de mots suffiront, monsieur Holmes. La lettre (car il s’agit d’une lettre d’un souverain étranger) a été reçue voici six  jours. Elle était si importante que je ne la laissais pas la nuit dans le coffre de mon bureau, mais que chaque soir je l’emportais avec moi à mon domicile, à Whitehall Terrace, où je la déposais dans ma chambre dans un coffret fermé à clé. Elle était là la nuit dernière. De cela je suis sûr. Pendant que je m’habillais pour le dîner, j’ai ouvert le coffret et j’ai vu la lettre à l’intérieur.Ce matin, elle n’y était plus. Or toute la nuit le coffret est resté à côté de la glace sur la coiffeuse de ma chambre. J’ai le  sommeil léger ; ma femme aussi. Tous deux nous pourrions jurer que personne n’est entré. Et pourtant la lettre a disparu, je vous le répète.

– A quelle heure avez-vous dîné ?

– A sept heures et demie.

– Combien de temps après êtes-vous monté vous reposer ?

– Ma femme était allée au théâtre. Je l’ai attendue. Il était onze heures et demie quand nous sommes montés dans notre chambre.

– Donc pendant quatre heures le coffret est demeuré sans surveillance ?

– Personne n’est autorisé à pénétrer dans notre chambre, sauf la domestique qui nettoie le matin, et mon valet de chambre ou la femme de chambre de ma femme dans le courant de la journée. Ce sont tous des domestiques de confiance qui sont depuis longtemps à notre service. En outre, ils ne pouvaient pas supposer que dans mon coffret il y avait quelque chose d’une valeur plus grande que les papiers ordinaires de mon département.

– Qui connaissait l’existence de cette lettre ?

– Personne chez moi.

– Votre femme, certainement, le savait ?

– Non, monsieur. Je n’avais rien dit à ma femme avant d’avoir découvert ce matin que le papier manquait.

Le premier ministre approuva d’un signe de tête.

– Je connais depuis longtemps, monsieur, votre sens élevé du devoir. Je suis convaincu. que dans le cas d’un secret pareil,votre dévouement aux affaires publiques s’est haussé au-dessus des liens les plus intimes.

Le secrétaire aux Affaires européennes s’inclina.

– Vous ne faites que me rendre justice, monsieur. Avant ce matin je n’avais soufflé mot de l’affaire à ma femme.

– N’aurait-elle pas pu deviner ?

– Non, monsieur Holmes, elle n’aurait pas pu deviner… Personne n’aurait pu deviner !

– Aviez-vous auparavant perdu un document quelconque ?

– Non, monsieur.

– Qui en Angleterre connaissait l’existence de cette lettre ?

– Tous les membres du cabinet en ont été informés hier. Mais la garantie du secret qui entoure les délibérations du cabinet s’est trouvée renforcée par le solennel avertissement qu’a donné le premier ministre. Mon Dieu, quand je pense que quelques heures plus tard je l’avais perdue moi-même !

Un spasme de désespoir contracta son fier visage, et il porta une main crispée à ses cheveux. Pendant un moment nous distinguâmes l’homme au naturel : impulsif, ardent, profondément sensible.Mais le masque aristocratique retomba bientôt, et la voix rassérénée reprit

– En dehors des membres du cabinet, il y a deux fonctionnaires de mon département, peut-être trois, qui connaissent l’existence de la lettre. Personne d’autre en Angleterre, monsieur Holmes, je vous l’affirme !

– Mais à l’étranger ?

– Je crois que personne à l’étranger ne l’a vue, à l’exception de son auteur. Je suis persuadé que ses ministres… que les moyens habituels de transmission n’ont pas été employés.

Holmes réfléchit quelque temps.

– Maintenant, monsieur, il faut que je vous demande plus précisément ce qu’est ce document, et pourquoi sa disparition entraînerait des conséquences aussi terribles ?

Les deux hommes d’État échangèrent un rapide regard. Les sourcils broussailleux du premier ministre se rejoignirent dans un froncement subit.

– Monsieur Holmes, l’enveloppe est longue, mince, bleu pâle.Elle est cachetée d’un sceau de cire rouge représentant un lion couché. Elle est adressée à…

– Je crains, dit Holmes, que, pour aussi intéressants et même essentiels que soient ces détails, mes questions ne se rapportent davantage au fond des choses. Qu’y avait-il dans la lettre ?

– Il s’agit d’un secret d’État excessivement important, et j’ai peur de ne pouvoir vous le communiquer. D’ailleurs je ne vois pas que ce soit nécessaire. Si à l’aide des facultés que, paraît-il,vous possédez, vous pouvez retrouver une enveloppe comme celle que je vous ai décrite, avec son contenu à l’intérieur, vous aurez bien mérité de votre pays et vous aurez gagné toutes les récompenses qu’il nous sera possible de vous offrir.

Holmes se leva en souriant.

– Vous êtes les deux hommes les plus occupés de ce pays, dit-il.Moi aussi, plus modestement, je dois répondre à beaucoup d’appels urgents. Je regrette de ne pouvoir vous aider dans cette affaire.Toute prolongation de notre conversation serait une perte de temps.

Le premier ministre bondit en décochant à Holmes ce regard farouche devant lequel un cabinet s’était incliné.

– Je n’ai pas l’habitude… commença-t-il.

Il maîtrisa sa colère et se rassit. Pendant quelques instants nous demeurâmes tous silencieux. Puis le vieil homme d’État haussa les épaules.

– Nous sommes obligés d’accepter vos conditions, monsieur Holmes. Sans doute avez-vous raison : il est déraisonnable de notre part d’espérer que vous agirez si nous ne vous avons pas fait auparavant confiance absolue.

– Je partage votre sentiment, monsieur ! dit le plus jeune ministre.

– Je vais donc vous mettre au courant, me fiant en cela à votre honneur et à celui de votre collègue le docteur Watson. Je puis également en appeler à votre patriotisme, car je n’imaginerais pas de plus grand malheur pour notre pays que la divulgation de cette affaire.

– Vous pouvez vous reposer entièrement sur nous.

– La lettre émane d’un souverain étranger que contrarie notre récent développement colonial. Elle a été écrite à la hâte et elle n’engage que lui. Des sondages nous ont confirmé que ses ministres l’ignorent. D’autre part, elle est rédigée en des termes si malheureux, certaines de ses phrases rendent un son si provoquant que sa publication provoquerait dans ce pays des réactions de sensibilité extrêmement vives. La fermentation des esprits serait telle, monsieur, qu’en pesant mes mots je n’hésite pas à dire que dans les huit jours qui suivraient nous pourrions être engagés dans une grande guerre.

Holmes écrivit un nom sur une feuille de papier, qu’il tendit au premier ministre.

– Vous avez deviné. C’est lui. Et c’est sa lettre, une lettre qui peut engager des dépenses de plusieurs milliers de millions de livres ainsi que cent mille vies humaines, c’est sa lettre qui s’est égarée d’une manière incroyable.

– Avez-vous averti l’expéditeur ?

– Oui, monsieur. Un télégramme chiffré lui a été adressé.

– Peut-être souhaite-t-il la publication de la lettre ?

– Non, monsieur. Nous avons de solides raisons de croire qu’il comprend qu’il a agi d’une façon aussi importune qu’impulsive. Si cette lettre venait à sortir, les répercussions seraient encore plus graves pour lui que pour nous.

– Dans ce cas, pourquoi la lettre sortirait-elle ? Qui aurait intérêt à la voler et à la publier ?

– Là, monsieur Holmes, nous nous transportons dans les sphères  de la haute politique internationale. Mais si vous examinez la situation de l’Europe, vous ne serez pas long à deviner le motif.Toute l’Europe est un camp en armes. La puissance militaire s’équilibre par une double ligue. La Grande-Bretagne tient le fléau  de cette balance. Si la Grande-Bretagne était entraînée dans une guerre contre l’une de ces deux ligues, l’autre en retirerait la  suprématie, qu’elle se joigne ou non à nous. Me  suivez-vous ?

– Très facilement. Il est donc dans l’intérêt des ennemis de ce  monarque de s’emparer de cette lettre et de la publier, ceci afin de creuser une brèche entre son pays et le nôtre ?

– Oui, monsieur.

– Et si ce document tombait aux mains de l’un de ces ennemis, à qui serait-il envoyé ?

– À n’importe laquelle des grandes chancelleries européennes.Peut-être voyage-t-il déjà, au moment où nous parlons, à la vitesse maxima de la vapeur.

M. Trelawney Hope baissa la tête et poussa un gémissement.Le premier ministre posa gentiment une main sur son épaule.

– C’est un malheur, mon cher ami ! Personne ne peut vous en blâmer. Vous n’aviez négligé aucune précaution. Voyons, maintenant,monsieur Holmes, vous voilà en possession de tous les faits :quelle méthode nous recommandez-vous ?

Holmes secoua la tête tristement.

– Vous croyez, monsieur, que si ce document est irrécupérable,ce sera la guerre ?

– Je pense que c’est une forte probabilité.

– Alors, monsieur, préparez-vous pour la guerre !

– Voilà qui est dur à entendre.

– Considérez les faits, monsieur. Il est inconcevable que le document ait été volé après onze heures et demie, puisque M. Hope et sa femme se trouvaient tous deux dans la chambre à partir de cette heure-là et jusqu’au moment où le vol a été découvert. Il a donc été dérobé hier soir entre sept heures trente et onze heures trente, probablement plus près de sept heures trente que de onze heures trente puisque le voleur savait de toute évidence qu’il était là et qu’il avait donc intérêt à s’en emparer le plus tôt possible. Or, monsieur, si un document de cette importance a été volé à pareille heure, où peut-il être maintenant ? Personne n’a un motif pour le détenir. Il est entre les mains de ceux qui pourront l’utiliser. Quelle chance avons-nous de le rattraper ou même de retrouver sa trace ? Il est parti hors de notre portée.

Le premier ministre se leva.

– Ce que vous dites est parfaitement logique, monsieur Holmes.Je sens que l’affaire déjà nous a échappé.

– Supposons pour l’amour de l’argumentation que le document a été volé par la femme de chambre ou le valet…

– Tous deux sont de vieux serviteurs éprouvés.

– Vous m’avez dit que votre chambre était située au deuxième étage, qu’elle n’avait pas d’entrée directe de l’extérieur, et que de l’intérieur personne ne pouvait y pénétrer sous peine de se faire remarquer. Il faut donc que ce soit quelqu’un de la maison qui l’ait volé. A qui le voleur l’a-t-il porté ? A l’un de ces espions internationaux et agents secrets dont je connais assez bien les noms. Il y en a trois dont on peut dire qu’ils sont à la tête de leur profession. Je commencerai mes recherches en me renseignant pour savoir s’ils sont tous à leur poste. Si l’un d’eux est absent,et s’il s’est absenté spécialement depuis cette nuit, nous aurons une information sur la direction où est parti le document.

– Pourquoi serait-il absent ? questionna le secrétaire aux Affaires européennes. Il pourrait tout aussi bien porter la lettre à une ambassade étrangère à Londres.

– Cela m’étonnerait. Ces agents travaillent en dehors des  ambassades, avec lesquelles leurs rapports sont fréquemment  tendus.

Le premier ministre acquiesça.

– Je crois que vous êtes dans le vrai, monsieur Holmes. L’agent en question obtiendrait d’ailleurs une somme beaucoup plus  importante s’il portait lui-même la lettre à son quartier général.Je pense que votre point de vue est excellent. En attendant, Hope,nous ne pouvons négliger à cause de ce malheur les autres devoirs qui nous incombent. S’il y avait durant la journée des suites à cet événement, nous vous ferions signe. De votre côté, faites-nous connaître le résultat de vos démarches.

Les deux hommes d’État nous saluèrent gravement et nous quittèrent.

Aussitôt Holmes alluma une pipe et s’enfonça dans une profonde méditation. J’avais ouvert le journal du matin et je m’étais plongé dans le récit d’un crime sensationnel qui s’était déroulé à Londres dans le courant de la nuit, quand mon ami poussa une exclamation,sauta sur ses pieds et posa sa pipe sur la cheminée.

– Oui, dit-il, il n’y a pas de meilleure manière pour aborder là-dedans ! La situation est quasi désespérée, mais tout espoir n’est pas perdu ! Même maintenant, si nous pouvions être sûr de l’identité du voleur, il se pourrait que le document fût encore à notre portée. Après tout, avec ces gens-là, c’est une question d’argent, et j’ai la trésorerie britannique derrière moi.S’il se trouve sur le marché, je l’achète ! Même au prix d’un décime supplémentaire pour les contribuables assujettis à l’impôt sur le revenu. Peut-être le voleur le détiendra-t-il quelque temps  pour examiner les offres. Je ne connais que trois hommes pour jouer  ce jeu : Oberstein, La Rothière et Eduardo Lucas. Je vais  aller les voir tous les trois. Je jetai un coup d’œil à mon journal  du matin.

– Est-ce Eduardo Lucas de Godolphin Street ?

– Oui.

– Vous ne le verrez pas.

– Pourquoi ?

– Il a été assassiné cette nuit à son domicile.

Mon ami m’avait si souvent stupéfié au cours de nos aventures  que ce fut avec une vraie joie que je mesurai combien à mon tour je venais de l’abasourdir. Il me regarda, puis m’arracha le journal.Voilà l’article que j’étais en train de lire quand il se leva de sa chaise :

UN CRIME DANS WESTMINSTER

« Un crime d’un caractère monstrueux a été commis la nuit  dernière au 16 de Godolphin Street, l’une des artères les plus anciennes et les plus retirées qui, avec ses maisons du XVIIIe  siècle, sont situées entre la Tamise et l’abbaye, presque à l’ombre de la grande tour du Parlement. Cette maison, petite mais élégante,était habitée depuis plusieurs années par M. Eduardo Lucas,bien connu dans les cercles mondains tant en raison de sa personnalité pleine de charme que parce qu’il jouissait de la réputation parfaitement méritée d’être l’un des meilleurs ténors du pays. M. Lucas est célibataire, il a trente-quatre ans. Sa  domesticité se compose de Mme Pringle, femme de charge âgée,et de son valet de chambre Mitton. La femme de charge s’était  retirée de bonne heure et elle loge sous les toits. Le valet de chambre était sorti pour aller rendre visite à un ami dans  Hammersmith. A partir de dix heures, M. Lucas se trouva seul dans sa maison. Que se passa-t-il ? Nous ne pouvons pas encore  le dire avec exactitude. Toujours est-il qu’à minuit moins le quart  l’agent Barret, faisant sa ronde dans Godolphin Street, remarqua  que la porte du N° 16 était entrebâillée. Il frappa mais n’obtint pas de réponse. Il aperçut de la lumière dans la pièce du devant.Il avança dans le couloir, frappa à nouveau, toujours sans réponse.Alors il poussa la porte et entra. La pièce était tout en désordre.Tout le mobilier avait été rejeté d’un côté, une chaise était renversée au centre. A côté de la chaise dont il tenait encore l’un  des barreaux, gisait l’infortuné propriétaire de la maison. Il avait reçu un coup de couteau en plein cœur et sa mort dut être instantanée. L’arme du crime était un poignard hindou recourbé,arraché à une panoplie d’armes d’Orient qui décorait l’un des murs.Le vol ne semble pas être le mobile du crime, car l’assassin n’a rien fait pour s’emparer des objets de valeur de la pièce.M. Eduardo Lucas était si sympathiquement connu que sa mort violente et mystérieuse éveillera un intérêt douloureux ainsi qu’un immense regret dans un large cercle d’amis. »

– Hé bien ! Watson, qu’en pensez-vous ?

– C’est une amusante coïncidence !

– Une coïncidence ! Voilà l’un des trois hommes que nous  avons désignés comme les acteurs possibles de ce drame, et il trouve une mort violente au cours des heures qui ont suivi immédiatement le drame ! Contre cette coïncidence les chances sont énormes, indéchiffrables ! Non, mon cher Watson, les deux événements sont liés… Doivent être liés ! C’est à nous de découvrir le lien.

– Mais à présent toute la police officielle doit être sur l’affaire ?

– Oui, mais ils ne savent pas tout. Ils savent ce qu’ils ont vu à Godolphin Street. Ils ne savent rien, et ils ne sauront rien de ce qui s’est passé à Whitehall Terrace. Nous seuls sommes au fait des deux événements, nous seuls pouvons établir un rapport entre  les deux ! Il y a un point d’évidence qui aurait, en tout cas,tourné mes soupçons contre Eduardo Lucas. Godolphin Street,Westminster, ce n’est qu’à quelques minutes de Whitehall Terrace.Les autres agents secrets dont je vous ai donné les noms habitent à l’autre bout de West End. Il était par conséquent plus facile pour  Lucas que pour les autres d’organiser des liaisons et de recevoir un message émanant du personnel domestique du secrétaire aux Affaires européennes. Une petite chose ? Mais quand tant d’événements sont comprimés en quelques heures, cette petite chose peut s’avérer essentielle. Hello ! qu’est-ce que c’est ?

Mme Hudson était entrée avec une carte sur son plateau.Holmes y jeta un coup d’œil, haussa le sourcil et me la tendit.

– Priez lady Hilda Trelawney Hope d’avoir l’obligeance de monter, dit-il.

Un moment plus tard, notre modeste logis, déjà si noblement fréquenté ce matin, fut honoré de la visite de la plus jolie femme de Londres. J’avais souvent entendu vanter la beauté de la plus jeune fille du duc de Belminster, mais aucune description, aucune photographie en couleurs ne m’aurait préparé au charme délicat autant que subtil et à la merveilleuse carnation de ce visage exquis. Et cependant, telle qu’elle nous apparut par ce matin d’automne, ce n’était pas sa beauté qui nous impressionna davantage. Les joues étaient un velours, mais l’émotion les avait décolorées. Les yeux brillaient : la fièvre visiblement les allumait. La bouche sensible était crispée dans un effort douloureux pour acquérir la maîtrise de soi. La terreur, et non la beauté, voilà ce qui nous frappa d’abord quand notre blonde visiteuse s’encadra un moment sur le seuil.

– Mon mari est-il venu chez vous, monsieur Holmes ?

– Oui, madame, il est venu.

– Monsieur Holmes, je vous supplie de ne pas lui dire que, moi,je suis venue !

Holmes s’inclina froidement et indiqua un siège à lady Trelawney Hope. Il reprit :

– Vous me placez, madame, dans une situation très délicate. Je vous prie de vous asseoir et de me faire part de vos désirs. Mais je crains de ne pas pouvoir vous faire la promesse inconditionnelle.

Elle s’avança dans la pièce et s’assit le dos à la fenêtre. Elle avait un port de reine. Elle était grande, gracieuse, et merveilleusement féminine.

– Monsieur Holmes, dit-elle en nouant et dénouant ses mains, je vous parlerai franchement en espérant être payée de retour. Entre mon mari et moi il existe une confiance totale excepté sur un seul plan : celui de la politique. Sur ce plan-là, ses lèvres ne se  descellent jamais. Il ne me raconte rien. Je sais maintenant qu’il s’est produit dans notre maison cette nuit quelque chose d’infiniment déplorable. Je sais qu’un papier a disparu. Mais parce qu’il s’agit de politique, mon mari refuse de me donner des détails. Or maintenant il est essentiel… Oui, essentiel ! Il faut que je sache tout. Vous êtes, en dehors de ces hommes d’État,la seule personne qui connaissiez la vérité. Je vous demande,monsieur Holmes, de me raconter exactement ce qui s’est passé et les conséquences du vol. Dites-moi tout, monsieur Holmes ! La considération que vous avez des intérêts de votre client ne doit pas vous arrêter, car je vous jure que ses intérêts, si seulement il y consentait, seraient mieux servis, moi étant sa confidente.Quel papier a été volé ?

– Ce que vous me demandez, madame, est réellement impossible.

Elle gémit en cachant son visage entre ses mains.

– Admettez les choses telles qu’elles sont, madame. Si votre mari juge convenable de ne rien vous dire sur l’affaire, est-ce à moi, moi qui n’ai connu les faits que sous le sceau du secret professionnel, de révéler son contenu ? Il n’est pas loyal de me le demander. C’est à lui qu’il faut le demander.

– Je l’ai questionné. Je suis venue vous voir en dernier ressort. Mais sans me donner des renseignements précis, monsieur Holmes, vous pourriez me rendre un grand service si vous me répondiez sur un point.

– Lequel, madame ?

– Est-ce que la carrière politique de mon mari risque d’être compromise à la suite de cet incident ?

– Ma foi, madame, si les choses ne s’arrangent pas, les suites risquent d’être fort fâcheuses.

– Ah !

Elle aspira de l’air comme quelqu’un dont les derniers doutes sont ôtés.

– Encore une question, monsieur Holmes. D’une phrase que mon mari a prononcée sous le premier choc de cette catastrophe, j’ai déduit que de terribles événements pourraient survenir à la suite de la perte de ce document.

– S’il l’a dit, ce n’est pas à moi de le contredire.

– De quelle nature, ces événements ?

– Non, madame ! Là encore vous me demandez plus que je ne saurais raisonnablement vous répondre.

– Alors je ne veux pas prendre davantage de votre temps. Je ne peux pas vous blâmer, monsieur Holmes, pour avoir refusé de vous exprimer plus franchement. De votre côté vous ne me blâmerez pas non plus, j’en suis sûre, pour désirer partager, même contre son gré, les angoisses de mon mari. Encore une fois, je vous prie de ne pas faire état de ma visite.

A la porte elle se retourna, et j’eus une dernière image du beau visage troublé, des yeux alarmés et de la bouche serrée. Puis elle sortit.

– Dites, Watson, le beau sexe est votre département ?sourit Holmes quand le frou-frou de la robe se fut évanoui. Quel jeu joue cette dame blonde ? Que voulait-elle exactement ?

– Mais ce qu’elle vous a dit est certainement vrai ! Son anxiété me semble tout à fait normale !

– Hum ! Pensez à ses manières. Watson, à son attitude nerveuse, à son excitation, à son obstination pour me poser des questions. Rappelez-vous : elle est d’une caste qui n’exhibe pas facilement ses émotions.

– Il y avait de quoi être émue

– Rappelez-vous aussi le soin curieux qu’elle a mis pour nous affirmer que son mari s’en trouverait mieux s’il lui confiait : tout. Que voulait-elle dire ? Et vous avez certainement remarqué, Watson, comment elle a manœuvré pour tourner le dos à la lumière. Elle ne tenait pas à ce que nous vissions trop nettement ses expressions.

– Oui. Elle a choisi dans cette pièce la seule chaise qui tournait le dos à la lumière.

– Et cependant les mobiles qui font agir les femmes sont impénétrables ! Vous souvenez-vous de cette femme de Margate  que j’avais soupçonnée pour la même raison ? Elle n’avait pas de poudre sur le nez, voilà pourquoi elle s’était assise à contre-jour. Comment bâtir quelque chose sur ce sable mouvant ? Leurs actions les plus banales peuvent se rapporter à quelque chose de très grave, mais leur comportement extraordinaire dépend parfois d’une épingle à cheveux ou d’un fer à friser. Au revoir, Watson !

– Vous partez.

– Oui, je vais passer la matinée rue Godolphin avec nos amis de l’administration officielle. La solution de notre problème passe par Eduardo Lucas… Et pourtant je n’ai pas la moindre idée de ce qu’en définitive elle sera. Montez la garde, mon bon Watson, et accueillez bien tout nouveau visiteur. Si je peux, je vous retrouverai pour déjeuner.

Tout ce jour-là, et le lendemain, et le surlendemain, Holmes se montra d’une humeur que ses amis auraient baptisée taciturne, et les autres maussade. Il sortait en courant, il courait pour rentrer, il fumait sans arrêt, il jouait sur son violon des impromptus qu’il interrompait pour sombrer dans d’interminables rêveries, il dévorait des sandwiches à n’importe quelle heure, il répondait à peine aux questions qu’il m’arrivait de lui poser.Quelque chose clochait, j’en avais la conviction. Il ne me parla pas une fois de l’affaire, et ce fut par les journaux que j’appris les détails de l’enquête en cours sur la mort d’Eduardo Lucas,l’arrestation puis la relaxe de John Mitton, le valet de chambre.Le jury rendit une sentence concluant à un « homicide prémédité », mais les coupables demeurèrent inconnus. On cherchait vainement un mobile. La chambre du crime regorgeait d’objets de valeur : aucun n’avait disparu. On n’avait pas touché aux papiers de la victime. Les enquêteurs les avaient  soigneusement examinés, et ils avaient établis que Lucas étudiait avec beaucoup d’intérêt les problèmes de politique internationale,qu’il était un causeur infatigable, un linguiste remarquable, et qu’il écrivait avec autant de facilité qu’il parlait. Il avait été intimement lié avec les vedettes politiques de plusieurs pays.Mais, dans les documents qui remplissaient ses tiroirs, on n’avait rien découvert de sensationnel. Ses relations féminines semblaient avoir été nombreuses, mais superficielles. Il avait peu d’amies femmes, et il n’était amoureux d’aucune. Il avait des habitudes régulières. Sa conduite avait été irréprochable. Sa mort demeurait un mystère total ; elle le resterait sans doute longtemps.

L’arrestation de John Mitton, le valet de chambre, avait été opérée en désespoir de cause : il fallait agir ! Mais l’enquête échoua à retenir quoi que ce fût contre lui. Cette nuit-là, il était bien allé chez des amis dans Hammersmith. L’alibi était formel. Il est exact qu’il partit pour rentrer chez son maître à une heure qui aurait dû lui permettre d’être de retour avant la découverte du crime, mais il expliqua qu’il était rentré en partie à pied, ce que justifiait la douceur de la température.Il était arrivé à minuit, et ce drame imprévu l’avait visiblement bouleversé. Il s’était toujours bien entendu avec son maître.Plusieurs objets appartenant à la victime furent trouvés dans ses affaires, notamment une petite boîte de rasoirs. Mais il allégua que le défunt lui en avait fait cadeau, et la femme de charge le confirma. Mitton était au service de Lucas depuis trois ans. On remarqua que Lucas n’emmenait pas Mitton avec lui sur le continent.Par exemple il partait pour Paris, où il lui arriva même de rester trois mois, mais Mitton demeurait pour prendre soin de la maison de Godolphin Street. Quant à la femme de charge, elle n’avait rien vu,rien entendu. Lorsque son maître avait le soir un visiteur, il l’introduisait lui-même.

Ainsi, le mystère demeura entier pendant trois jours, du moins  d’après ce que je lisais dans les journaux. Si Holmes en savait plus, il le gardait pour lui. Mais quand il me dit que l’inspecteur Lestrade lui avait parlé de l’affaire, je compris qu’il suivait toujours de très près tout développement possible. Le quatrième jour, une dépêche de Paris parut dans la presse, et toute la question parut réglée.

« Une découverte vient d’être faite par la police parisienne, écrivit le Daily Telegraph, qui lève le voile entourant le sort tragique de M. Eduardo Lucas, qui mourut assassiné lundi dernier chez lui dans Godolphin Street. Nos lecteurs se rappellent que la victime fut trouvée poignardée dans un salon, et qu’un soupçon avait pesé sur son valet de chambre qui fournit un alibi irréfutable. Hier, une dame, connue sous le nom de Mme Henri Fournaye et demeurant rue d’Austerlitz dans une  petite villa, a été dénoncée comme folle par ses propres domestiques aux autorités de police. Un examen a révélé qu’elle était effectivement atteinte d’une manie dangereuse et pernicieuse.L’enquête de la police a établi que Mme Henri Fournaye était rentrée mardi dernier d’un voyage à Londres et que ce déplacement n’était pas sans rapport avec le crime de Godolphin Street. Une comparaison de photographies a clairement démontré que M. Henri Fournaye et M. Eduardo Lucas étaient en réalité une seule et même personne, et que le défunt avait mené pour une raison non encore précisée une double vie à Londres et à Paris.Mme Fournaye, d’origine créole, est d’un tempérament extrêmement irritable, et jadis elle a traversé des crises de jalousie qui la menaient au bord de la folie. On suppose que c’est sous l’emprise de cette jalousie qu’elle a commis le crime qui a provoqué à Londres une telle sensation. L’emploi de son temps dans  la soirée de lundi n’a pas été reconstitué exactement, mais il est incontestable qu’une femme dont la description correspond point pour point à la sienne a attiré l’attention des voyageurs à la gare de Charing Cross mardi matin par son air farouche et ses gestes violents. Deux hypothèses sont à retenir : ou bien elle aurait commis son crime sous l’emprise de la folie, ou bien l’effet immédiat de son acte a déclenché chez cette malheureuse femme une crise de démence. Pour l’instant elle n’est pas en état de faire le récit de son déplacement, et les médecins n’ont guère d’espoir qu’elle recouvre un jour la raison. Quoi qu’il en soit, il est désormais prouvé qu’une femme qui pourrait être Mme Fournaye a été remarquée pendant plusieurs heures dans Godolphin Street lundi soir, observant la maison de la victime. »

– Qu’en pensez-vous, Holmes ?

Je lui avais lu cet article à haute voix tandis qu’il terminait son petit déjeuner.

– Mon cher Watson, me dit-il en se levant de table et en arpentant notre salon, vous supportez mal mon silence ! Mais si je ne vous ai rien dit depuis trois jours, c’est parce qu’il n’y a rien à dire. Même ce rapport de Paris ne nous aide pas beaucoup.

– Il met tout de même un point final en ce qui concerne la mort de Lucas.

– La mort de Lucas est un accident, un épisode banal, qui ne saurait se comparer à notre tâche réelle, laquelle consiste, vousne l’ignorez pas, à retrouver la piste du document et à éviter une catastrophe européenne. La seule chose importante qui se soit produite depuis trois jours est qu’il ne s’est, justement, rien produit. J’ai des informations du gouvernement presque à chaque heure, et il est certain que nulle part en Europe personne ne bouge. Évidemment, si cette lettre s’était perdue… Non, elle ne peut pas s’être égarée ! Mais si elle ne s’est pas égarée,alors où peut-elle être ? Qui la détient ? Pourquoi la garde-t-il ? Voilà la question qui bat dans ma tête comme un marteau. Est-ce vraiment une coïncidence que Lucas ait été tué pendant la nuit où cette lettre a disparu ? Est-ce que la lettre lui est bien parvenue ? Si oui, pourquoi ne l’a-t-on pas trouvée dans ses papiers ? Sa folle de femme l’a-t-elle emportée ? Dans ce cas, est-elle dans sa maison de Paris ? Comment aller la chercher là-bas sans donner l’éveil à la police française ? C’est une affaire, mon cher Watson, où la loi joue aussi dangereusement que les criminels contre nous.Tout est contre nous, et pourtant les intérêts en jeu sont colossaux. Si je réussissais, ce serait le coup d’éclat de ma carrière. Ah ! voici les dernières nouvelles du front !…

Il lut rapidement le billet qui venait de lui être apporté.

– … Tiens ! Lestrade semble avoir observé quelque chose d’intéressant. Mettez votre chapeau, Watson, et allons faire un tour dans Westminster.

C’était ma première visite à la maison du crime. Elle était bâtie en hauteur, défraîchie, étroite, compassée, solide à l’image du siècle où elle avait été construite. La figure de bouledogue de Lestrade se détacha de la fenêtre du devant. Quand un agent rondouillard nous eut ouvert la porte, l’inspecteur nous accueillit chaleureusement. Il nous conduisit aussitôt dans la pièce où le meurtre avait été commis. Il ne restait plus aucune trace du drame,à l’exception d’une tache irrégulière sur le tapis. Ce tapis était un petit carré qui occupait le milieu de la pièce et qui faisait ressortir un parquet magnifiquement entretenu. Au-dessus de la cheminée il y avait une très belle panoplie dont un ornement avait été l’arme de la tragédie. Près de la fenêtre s’étalait un superbe bureau. Tous les détails témoignaient d’un goût de luxe presque efféminé.

– Vous avez vu les nouvelles de Paris ? interrogea Lestrade.

Holmes fit oui de la tête.

– Nos amis français ont l’air d’avoir mis cette fois-ci dans le mille. Sans aucun doute les choses se sont passées comme ils l’ont dit. Elle a frappé à la porte : visite-surprise, je pense, car il avait dans sa vie des cloisons étanches. Il l’a fait entrer. Il ne pouvait pas la laisser dans la rue ! Elle lui a déclaré qu’elle l’avait suivi, elle lui a adressé des reproches. La dispute s’est envenimée, et tout s’est terminé avec ce poignard qu’on tient si bien en main. L’affaire a dû cependant être chaude car ces sièges étaient renversés, et il en tenait un comme s’il avait essayé de se défendre. Tout cela est aussi évident que si nous l’avions vu.

Holmes leva les sourcils.

– Et pourtant vous m’avez demandé de venir ?

– Ah ! oui ! Il y a autre chose, un simple détail, une bagatelle, mais exactement le genre de choses qui vous plaît.Étrange, vous savez ? Bizarre même ! Ça n’a rien à voir avec le fait principal. Non, rien à voir, apparemment…

– Quoi donc ?

– Vous savez qu’après un crime pareil nous prenons bien soin de garder les meubles et les divers objets dans l’état où nous le savons trouvés. Rien n’a été déplacé. Un agent est resté de faction  ici nuit et jour. Ce matin, comme l’homme était enterré et l’enquête close, du moins en ce qui concerne cette pièce, nous avons pensé que nous pourrions nettoyer un brin… Ce tapis. Vous voyez, il n’est pas fixé ; il est simplement posé là, au milieu. Nous avons eu l’occasion de le soulever. Nous avons découvert…

 

– Oui. Vous avez découvert ?…

La figure de Holmes se tendit sous l’anxiété qui l’assaillait.

– Hé bien ! je parie qu’en mettant cent ans à réfléchir vous ne devineriez pas ce que nous avons découvert. Vous voyez cette tache sur le tapis ? Une grande partie du sang aurait dû s’infiltrer à travers le tapis, n’est-ce pas ?

– Naturellement !

– Hé bien ! vous serez bien surpris d’apprendre qu’il n’y a pas de tache sur le beau plancher correspondant.

– Pas de tache ? Mais il aurait dû…

– Oui. Vous avez raison de dire : il aurait dû… Mais le fait est qu’il n’y avait pas de tache.

Il prit dans sa main le coin du tapis, le retourna et montra qu’effectivement il n’y avait pas de tache sur le plancher.

– Mais le dessous est aussi taché que le dessus. Il aurait dû laisser une trace

Lestrade gloussa de satisfaction : il avait embarrassé le célèbre expert.

– Maintenant, je vais vous montrer l’explication. Il y a une deuxième tache, mais elle ne correspond pas avec la première.Regardez vous-même.

Tout en parlant, il avait retourné une autre partie du tapis et là, bien visible, s’étalait une grande tache rougeâtre sur le plancher étincelant.

– Qu’en pensez-vous, monsieur Holmes ?

– Cela me paraît simple. Les deux taches ont correspondu à un moment donné, mais le tapis a été tourné. Comme il n’était pas fixé et comme c’est un carré, l’exploit n’a pas été difficile.

– La police officielle, monsieur Holmes, n’avait pas besoin de vous pour savoir que le tapis a été tourné. C’est assez clair,puisque les deux taches vont juste l’une sur l’autre si l’on place le tapis comme cela. Mais ce que je voudrais savoir, c’est qui a tourné le tapis, et pourquoi ?

Je devinai qu’à l’abri du masque impassible de son visage,Holmes se débattait contre une excitation intense.

– Dites, Lestrade ! fit-il. L’agent dans le couloir est-il resté de faction continuellement ?

– Oui.

– Alors suivez mon avis. Interrogez-le avec soin. Pas devant nous. Nous attendrons ici. Prenez-le dans la chambre du fond. Vous parviendrez plus facilement à lui tirer une confession.Demandez-lui comment il a osé introduire des gens et les laisser seuls dans cette pièce. Ne lui demandez pas s’il l’a fait :agissez comme si vous en étiez sûr ! Dites-lui que vous savez que quelqu’un est venu ici. Bousculez-le. Dites-lui que des aveux complets sont sa seule chance de pardon. Faites exactement ce que je vous conseille.

– Je vous jure que s’il sait quelque chose, je le lui arracherai ! s’écria Lestrade.

Il se précipita dans les vestibules. Quelques instants plus tard, ses aboiements retentissaient dans la pièce du fond.

– Maintenant, Watson ! Maintenant ! s’exclama Holmes avec une passion qu’il ne contrôlait plus.

Toute sa force démoniaque qu’il camouflait sous une apparence si nonchalante se déploya soudain avec une incroyable énergie. Il rejeta le tapis et, à genoux, tenta de secouer de ses mains crochues chaque plinthe du plancher. Lorsqu’il enfonça ses ongles dans le rebord de l’une d’elles, je la vis se déplacer sur le côté,se relever comme le couvercle d’une boîte. Une petite cavité noire  apparut. Holmes plongea avidement sa main, la retira avec un ricanement de colère et de déception. Elle était vide.

– Vite, Watson ! Vite ! Replacez-la !

Je replaçai la plinthe, le couvercle retomba, je remis le tapis droit. A ce moment la voix de Lestrade se fit entendre dans le couloir. L’inspecteur entra pour trouver Holmes négligemment appuyé contre la cheminée, résigné, patient, essayant de dissimuler des bâillements irrésistibles.

– Désolé de vous avoir fait attendre, monsieur Holmes ! Je vois que toute cette affaire vous assomme. Entrez, Mac Pherson.Apprenez à ces messieurs votre conduite parfaitement  inexcusable.

Le gros agent, aussi rouge que contrit, se glissa dans la pièce.

– Je ne voulais pas faire du mal, monsieur ! Une jeune dame est venue frapper à la porte hier soir. Elle s’était trompée de maison, qu’elle m’a dit. Nous avons un peu parlé. On se sent seul quand on a été de garde ici toute une journée !

– Alors, que s’est-il passé ?

– Elle avait envie de regarder l’endroit où le crime avait été commis… Qu’elle l’avait lu dans les journaux, qu’elle m’a dit ! C’était une jeune femme bien respectable, qui parlait bien, monsieur. Et je n’ai pas vu de mal à lui laisser jeter un coup d’œil. Quand elle a repéré la tache sur le tapis, elle est  dégringolée comme si elle était morte sur le coup. J’ai couru dans le fond pour lui chercher un peu d’eau, mais ça ne lui a rien fait.Alors j’ai été demander au bar du coin, au Plant-de-Lierre, un peu de cognac. Le temps que j’y aille et que-je revienne, la jeune dame avait repris connaissance et elle s’était sauvée… un peu honteuse,je penserais ! Pour ne pas me voir ensuite, quoi !

– Ce tapis qui a été tourné ?

– Hé bien, Monsieur, quand je suis revenu, il était un peu dérangé, froissé. Vous comprenez : elle était tombée dessus,et ce tapis est disposé sur une surface cirée sans rien pour le tenir. Je l’ai remis en place après coup.

– Apprenez en tout cas, agent Mac Pherson, que vous êtes incapable de me rouler ! déclara Lestrade avec une grande dignité. Vous pensiez sans doute que personne ne découvrirait jamais cette défaillance dans votre service. Or du premier regard j’ai su que quelqu’un avait déplacé le tapis. C’est une chance pour vous, mon bonhomme, que rien n’ait disparu ! Autrement c’était un petit tour en prison ! Je suis désolé de vous avoir dérangé pour une affaire aussi peu importante, monsieur Holmes, mais je pensais que cette deuxième tache qui ne correspondait pas avec la première serait de nature à vous intéresser.

– Certainement, cela m’a vivement intéressé… Est-ce que cette femme n’est venue qu’une fois ici ?

– Oui, monsieur, une seule fois.

– Qui était-ce ?

– Sais pas le nom, monsieur. Elle venait pour répondre à une annonce au sujet d’une dactylo, et dans la rue elle s’est trompée de numéro. Très agréable, très gentille jeune femme,monsieur !

– Grande ? Jolie ?

– Oui, monsieur. Une jeune femme bien bâtie. Je crois que vous l’auriez trouvée jolie. Peut-être certains mêmes l’auraient-ils trouvée très jolie. »Oh ! Monsieur l’agent ! Juste un petit coup d’œil ! » qu’elle me disait. Elle avait des manières câlines, comme vous diriez. Et j’ai pensé qu’il n’y aurait pas de mal à lui faire passer la tête dans la pièce.

– Comment était-elle habillée ?

– Pas de façon voyante, monsieur. Un long manteau lui recouvrait les chevilles.

– Quelle heure était-il ?

– La nuit tombait. Quand je suis revenu avec le cognac, les allumeurs de réverbères passaient dans la rue.

– Très bien ! fit Holmes. Venez, Watson, je pense que du travail plus important nous attend ailleurs.

Quand nous quittâmes la maison, Lestrade demeura dans la pièce du devant, tandis que l’agent repentant ouvrit la porte pour nous faire sortir. Holmes se retourna sur le perron et leva quelque chose qu’il tenait dans sa main. L’agent s’immobilisa  stupéfait.

– Seigneur Dieu, monsieur ! s’écria-t-il.

Holmes posa un doigt sur ses lèvres, replaça sa main dans la poche de son gilet et éclata de rire quand nous eûmes fait quelques pas dans la rue.

– Excellent ! fit-il. Venez, Watson ! Le rideau va se lever sur le cinquième acte. Vous serez soulagé d’apprendre qu’il n’y aura pas de guerre, que le très honorable Trelawney Hope n’a pas compromis sa brillante carrière, que le monarque importun ne sera pas puni de son importunité, que le premier ministre n’aura pas à régler des complications européennes, et qu’avec un peu de tact et de ménagement personne n’aura à payer un penny supplémentaire d’impôt pour ce qui aurait pu devenir un événement très fâcheux.

Mon admiration pour cet homme extraordinaire explosa.

– Vous avez résolu le problème ? m’écriai-je.

– Presque, Watson. Il y a quelques détails qui ne sont pas encore éclaircis. Mais nous savons tant de choses que ce sera uniquement de notre faute si nous ne savons pas le reste. Nous allons droit à Whitehall Terrace.

Quand nous arrivâmes à la résidence du secrétaire aux Affaires européennes, ce fut lady Hilda Trelawney Hope que Sherlock Holmes demanda. Nous fûmes introduits dans un petit salon.

– Monsieur Holmes ! s’exclama lady Trelawney Hope dont le visage s’enflamma d’indignation. Voici qui est déloyal et peu généreux de votre part. Je désirais, comme je vous l’ai expliqué,que ma visite chez vous fût tenue secrète, sinon mon mari penserait que je me mêle de ses affaires. Et vous me compromettez en venant ici. C’est publier qu’il y a eu entre nous des rapports !

– Malheureusement, madame, je n’avais pas le choix. J’ai reçu la mission de récupérer ce papier si extrêmement important. Je dois donc vous prier, madame, d’avoir la bonté de me le remettre en main propre.

Lady Trelawney Hope bondit. Toute couleur avait disparu de son merveilleux visage. Ses yeux étincelèrent, elle chancela. Je crus qu’elle allait s’évanouir. Au prix d’un grand effort, elle se reprit. L’étonnement, la colère chassèrent sur ses traits tout autre sentiment.

– Vous… Vous m’insultez, monsieur Holmes !

– Allons, madame ! Inutile ! Donnez-moi la lettre.

Elle courut vers la sonnette.

– Le maître d’hôtel va vous reconduire à la porte.

– Ne sonnez pas, lady Hilda. Si vous sonnez, alors tous mes efforts pour éviter un scandale seront anéantis ! Donnez-moi la lettre, et tout ira bien. Si vous travaillez avec moi, je pourrai tout arranger. Si vous travaillez contre moi, je serai obligé de vous démasquer.

Elle demeura immobile, avec son maintien de reine, dans une attitude de défiance, les yeux fixés sur lui comme si elle voulait lire dans son âme. Sa main était posée sur le cordon de sonnette,mais elle ne le tirait pas.

– Vous essayez de m’intimider, de me faire peur. Ce n’est pas très joli, monsieur Holmes, de venir ici et de brusquer une femme.Vous dites que vous savez quelque chose. Que savez-vous donc ?

– Je vous prierai de vous asseoir, madame. Vous vous feriez du mal si vous tombiez. Je ne parlerai pas avant de vous voir assise.Merci.

– Je vous donne cinq minutes, monsieur Holmes.

– Une me suffira, lady Hilda. Je sais que vous vous êtes rendue chez Eduardo Lucas, que vous lui avez donné ce document, que vous  êtes astucieusement revenue chez lui, hier soir, et je sais aussi comment vous avez récupéré la lettre dans la cachette sous le tapis.

Elle le considéra avec stupéfaction. Son visage était gris comme  de la cendre. Elle ouvrit la bouche deux fois avant de pouvoir émettre un son.

– Vous êtes fou, monsieur Holmes ! Vous êtes fou !cria-t-elle enfin.

Il tira de sa poche un petit morceau de carton. C’était la tête d’une femme découpée dans une photographie :

– Je l’ai apportée, sachant que ce pourrait être utile, répondit Holmes. L’agent vous a reconnue.

Elle sursauta, hoqueta, sa tête glissa en arrière sur sa chaise.

– Allons, lady Hilda. Vous avez la lettre. L’affaire peut encore s’arranger. Je ne désire pas troubler votre vie. Mon devoir prend fin à partir du moment où je remets la lettre perdue à votre mari.Suivez mon conseil : soyez franche avec moi. C’est votre unique chance.

Son courage était admirable. Même à ce moment-là elle refusa d’admettre sa défaite.

– Je vous répète, monsieur Holmes, que vous vous trompez de la manière la plus absurde.

Holmes se leva.

– Je suis désolé pour vous, lady Hilda. J’ai fait tout ce que je pouvais pour vous. Je vois que j’ai eu tort…

Il sonna. Le maître d’hôtel entra.

– M. Trelawney Hope est-il chez lui ?

– Il rentrera, monsieur, à une heure moins le quart. Holmes regarda sa montre.

– Dans un quart d’heure ? dit-il. Très bien,j’attendrai.

A peine le maître d’hôtel avait-il refermé la porte que lady Hilda se traînait à genoux aux pieds de Holmes, levant vers lui ses mains jointes et son beau visage ruisselant de larmes.

– Épargnez-moi, monsieur Holmes ! Épargnez-moi !supplia-t-elle. Pour l’amour de Dieu, ne lui dites rien ! Je l’aime tant ! Je ne voudrais pas apporter la moindre ombre  dans sa vie, et cette histoire, je le sais, lui briserait le cœur !

Holmes la releva.

– Je vous suis reconnaissant, madame, de ce que vous ayez retrouvé tout votre bon sens, même à ce dernier quart d’heure. Il n’y a pas un instant à perdre. Où est la lettre ?

Elle se précipita vers un petit bureau, ouvrit un tiroir et en exhuma une longue enveloppe bleue.

– La voici, monsieur Holmes ! Puissé-je ne l’avoir jamais vue !

– Comment la lui restituer ? murmura Holmes. Vite, vite, il faut que nous trouvions un moyen ! Où est le coffret ?

– Toujours dans notre chambre.

– Quel coup de chance ! Vite, madame, allez me le chercher !

Elle reparut bientôt avec une boîte rouge.

– Comment l’avez-vous ouverte ? Vous possédiez une double clé ? Oui, naturellement. Ouvrez-le !

De son corsage, lady Hilda avait tiré une petite clé. Le coffret s’ouvrit. Il était rempli de papiers. Holmes enfouit l’enveloppe bleue parmi eux, entre les feuillets d’un autre document. Le  coffret une fois refermé, lady Hilda alla le reporter dans la chambre.

– Maintenant nous sommes parés ! dit Holmes. Il nous reste dix minutes. J’irai loin pour vous couvrir, lady Hilda. En échange,vous me raconterez de bonne foi ce que signifie cette affaire extraordinaire.

– Monsieur Holmes, je vous dirai tout ! s’écria-t-elle.Oh ! monsieur Holmes, moi qui me couperais la main droite plutôt que de lui causer un instant de tristesse ! Il n’y a pas une femme dans tout Londres qui aime plus son mari que moi. Et pourtant, s’il savait comment j’ai agi, comment j’ai été forcée d’agir, jamais il ne me pardonnerait ! Il a une telle passion pour son honneur qu’il ne pourrait pas oublier ni pardonner une défaillance dans l’honneur d’autrui. Aidez-moi, monsieur Holmes ! Mon bonheur, son bonheur, notre vie en dépendent !

– Vite, madame, les minutes passent !

– Il s’agit d’une lettre de moi, monsieur Holmes. D’une lettre que j’avais écrite avant mon mariage. Une lettre stupide, la lettre impulsive d’une amoureuse. Il n’y avait rien de mal, et pourtant,s’il l’avait lue, il l’aurait trouvée criminelle ! Sa confiance en moi aurait été à jamais détruite. Il y a des années de cela. J’avais cru que toute l’affaire était oubliée. Puis un jour  j’appris qu’elle était parvenue entre les mains de Lucas et qu’il allait la remettre à mon mari. Je l’ai supplié. Il m’a dit qu’il me rendrait ma lettre si en échange je lui transmettais un document que mon mari avait caché dans son coffret. Je ne sais pas quel espion au ministère l’avait informé de son existence. Il m’avait assuré que cette perte n’affecterait pas mon mari. Mettez-vous à ma place, monsieur Holmes, que devais-je faire ?

– Vous confier à votre mari.

– Mais. je ne pouvais pas, monsieur Holmes ! Je ne pouvais pas ! D’un côté, je devais m’attendre à la ruine totale de notre bonheur. De l’autre, malgré cette responsabilité terrible que j’assumais en prenant un papier à mon mari, j’ignorais les conséquences politiques qui pouvaient en découler, tout en me rendant fort bien compte que notre amour et sa confiance me demeureraient assurés par ce moyen. Alors je l’ai fait, monsieur Holmes ! J’ai pris une empreinte de la clé, et cet individu m’a procuré le double. J’ai ouvert le coffret et pris le papier que j’ai apporté aussitôt dans Godolphin Street.

– Et là, madame, que s’est-il passé ?

– J’ai frappé à la porte, comme convenu. Lucas m’a ouvert. Je l’ai suivi dans une pièce, mais j’ai laissé la porte de l’entrée  ouverte car j’avais peur de me trouver seule avec lui. Je me rappelle qu’il avait une femme dans la rue, quand je suis entrée.Notre affaire n’a pas traîné. Il avait ma lettre sur son bureau. Je lui ai remis le document. Il m’a donné la lettre. A ce moment nous avons entendu du bruit du côté de l’entrée, puis des pas dans le couloir. Lucas a rapidement retourné le tapis, placé le papier dans une cachette qu’il a aussitôt recouverte.

« Ce qui s’est passé ensuite ressemble à un drame effrayant. J’ai gardé la vision d’un visage brun, passionné, le  souvenir d’une voix de femme qui hurlait en français :« Ce n’est pas en vain que j’ai attendu ! Enfin je te trouve avec elle ! » Il y a eu une lutte sauvage. Je le sais vus tous deux, lui avec une chaise qu’il avait empoignée, elle avec un poignard qui luisait… Je me suis enfuie, j’ai couru jusque chez moi, et c’est le lendemain que, dans le journal, j’ai appris le dénouement. Mais cette nuit-là j’ai été heureuse : j’avais récupéré ma lettre, je ne me doutais pas de ce que l’avenir me réservait.

« Le lendemain matin, j’ai compris que je n’avais fait que changer de drame. L’angoisse de mon mari, quand il a découvert sa perte, m’a poignardé le cœur. J’ai eu bien du mal à ne pas tomber à ses genoux et à lui avouer tout : mais ç’aurait été encore une fois revenir sur le passé ! Je me suis donc rendue chez vous pour essayer de mesurer l’énormité de ma faute. A partir du moment où je l’ai réalisée, je n’ai plus eu qu’une idée en tête :reprendre le papier. Il avait dû rester là où Lucas l’avait caché,car il l’avait dissimulé avant que cette horrible femme n’entrât dans le salon. Si elle n’était pas venue, jamais je n’aurais connu sa cachette. Mais comment rentrer dans cette pièce ? Pendant deux jours j’ai surveillé les lieux, mais la porte était toujours fermée. Hier soir j’ai tenté le tout pour le tout. Vous savez déjà comment je m’y suis prise. J’ai rapporté le papier chez moi,j’avais pensé le détruire puisque je ne voyais pas le moyen de le restituer à mon mari sans lui confesser ma faute… Mon Dieu,j’entends son pas dans l’escalier

Le secrétaire aux Affaires européennes, très surexcité, entra dans le salon.

– Vous avez une nouvelle, monsieur Holmes ?

– Quelques espoirs.

– Ah ! que Dieu soit béni ! s’écria-t-il avec un visage radieux. Le premier ministre déjeune avec nous.Partagera-t-il vos espoirs ? Je sais qu’il a des nerfs d’acier, mais depuis ce terrible événement il a à peine dormi. Jacobs, voulez-vous prier le premier ministre de monter ?Quant à vous, ma chérie, je crains que nous ne parlions  exclusivement de politique. Nous vous rejoindrons dans la salle à manger.

Le premier ministre paraissait calme, mais il n’était pas difficile de lire dans ses yeux qu’il partageait intérieurement l’énervement de son jeune collaborateur.

– Je dois comprendre que vous avez une nouvelle à nous communiquer, monsieur Holmes ?

– Jusqu’ici elle est purement négative, répondit mon ami. Je me  suis informé, et je suis sûr qu’aucun danger n’est à redouter.

– Mais ce n’est pas suffisant, monsieur Holmes ! Nous ne pouvons pas continuer à vivre sur un volcan. Il nous faut quelque chose de précis.

– J’espère l’obtenir. Voilà pourquoi je suis ici. Plus j’ai réfléchi, plus j’ai acquis la conviction que cette lettre n’a jamais quitté la maison.

– Monsieur Holmes !

– Si elle était sortie d’ici, elle aurait été déjà publiée.

– Mais qui l’aurait prise pour la garder ici ?

– Je suis persuadé que personne ne l’a prise.

– Alors comment a-t-elle disparu du coffret ?

–Je ne crois pas qu’elle ait disparu du coffret.

– Monsieur Holmes, cette plaisanterie est déplacée ! Vous avez ma parole qu’elle a quitté mon coffret.

– L’avez-vous examiné depuis mardi matin ?

– Non. Pourquoi l’aurais-je fait ?

– Vous pouvez ne pas l’avoir vue alors qu’elle y était encore.

– Impossible !

– Je n’en suis pas persuadé. J’ai déjà assisté à des choses semblables. Je suppose que ce coffret contient d’autres papiers.Après tout, la lettre a peut-être été mélangée avec eux.

– Elle était sur le dessus.

– Quelqu’un peut avoir secoué le coffret et l’avoir déplacée.

– Non. J’ai tout sorti.

– En tout cas, Hope, il est facile de s’en assurer ! dit le  premier ministre. Faites apporter le coffret : nous verrons bien.

Le secrétaire aux Affaires européennes sonna.

– Jacobs, apportez ici mon coffret. C’est du temps dépensé en pure perte. Mais, si rien d’autre ne peut vous satisfaire,allons-y !… Merci, Jacobs. Posez-le là. J’ai toujours la clé attachée à ma chaîne de montre. Voici les papiers. Regardez :une lettre de lord Merrow, un rapport de sir Charles Hardy, le  mémorandum de Belgrade, une note sur les accords commerciaux russo-allemands, une lettre de Madrid, une note de lord Flowers…Mon Dieu ! Qu’est ceci ? Lord Bellinger ! Lord Bellinger l…

Le premier ministre lui arracha des mains l’enveloppe bleue.

– Oui. C’est l’enveloppe. Et la lettre est dedans, intacte.Hope, je vous félicite !

– Merci ! Merci ! Quel poids vous levez de mon cœur ! Mais c’est incroyable !… Impossible !Monsieur Holmes, vous êtes un sorcier, un magicien ! Comment avez-vous su qu’elle était là ?

– Parce que je savais qu’elle n’était nulle part ailleurs.

Il courut vers la porte comme un fou.

–… Où est ma femme ? Il faut que je lui dise que tout est dans l’ordre. Hilda ! Hilda l…

Nous entendîmes ses appels dans l’escalier.

Le premier ministre décocha à Holmes un clin d’œil.

– Allons, monsieur ! dit-il. Dans cette affaire tout n’a pas été dit. Comment cette lettre est-elle revenue dans le coffret ?

En souriant, Holmes détourna son regard de ces yeux extraordinaires.

– Nous avons aussi nos secrets diplomatiques ! fit-il.

Et, prenant son chapeau, il se dirigea vers la porte.

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