Le Rouge et le noir de Stendhal

CHAPITRE XXV

LE SÉMINAIRE

Trois cent trente-six dîners à 83 centimes trois cent trente-six soupers à 38 centimes; du chocolat à qui; de droit; combien y a-t-il à gagner sur la soumission?

LE VALENOD de BESANÇON.

Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte; il approcha lentement, ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir! Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit, comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux. Il trouva à ce portier une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s’arrondissait comme celle d’un chat; les contours immobiles de ses paupières annonçaient l’impossibilité de toute sympathie, ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime mais plutôt cette insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l’intérêt du ciel.

Julien releva les yeux avec effort, et d’une voix que le battement de coeur rendait tremblante, il expliqua qu’il désirait parler à M. Pirard, le directeur du séminaire. Sans dire une parole, l’homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à rampe de bois, dont les marches déjetées penchaient tout à fait du côté opposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte, surmontée d’une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficulté et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. Là, Julien fut laissé seul il était atterré, son coeur battait violemment, il eût été heureux d’oser pleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.

Au bout d’un quart d’heure, qui lui parut une journée, le portier à figure sinistre reparut sur le pas d’une porte à l’autre extrémité de la chambre, et, sans daigner parler lui fit signe d’avancer. Il entra dans une pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. Les murs aussi étaient blanchis, mais il n’y avait pas de meubles. Seulement dans un coin près de la porte, Julien vit en passant un lit de bois blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapin sans coussin. A l’autre extrémité de la chambre, près d’une petite fenêtre à vitres jaunies garnie de vases de fleurs tenus salement, il aperçut un homme assis devant une table, et couvert d’une soutane délabrée, il avait l’air en colère, et prenait l’un après l’autre une foule de petits carrés de papier qu’il rangeait sur sa table, après y avoir écrit quelques mots. Il ne s’apercevait pas de la présence de Julien. Celui-ci était immobile debout vers le milieu de la chambre, là où l’avait laissé le portier, qui était ressorti en fermant la porte.

Dix minutes se passèrent ainsi, l’homme mal vêtu écrivait toujours. L’émotion et la terreur de Julien étaient telles qu’il lui semblait être sur le point de tomber. Un philosophe eût dit, peut-être en se trompant: C’est la violente impression du laid sur une âme faite pour aimer ce qui est beau.

L’homme qui écrivait leva la tête, Julien ne s’en aperçut qu’au bout d’un moment, et même, après l’avoir vu, il restait encore immobile, comme frappé à mort par le regard terrible dont il était l’objet. Les yeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, excepté sur le front, qui laissait voir une pâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Le vaste contour de ce front était marqué par des cheveux épais, plats et d’un noir de jais.

—Voulez-vous approcher, oui ou non? dit enfin cet homme avec impatience.

Julien s’avança d’un pal mal assuré, et enfin, prêt à tomber et pâle, comme de sa vie il ne l’avait été, il s’arrêta à trois pas de la petite table de bois blanc couverte de carrés de papier.

—Plus près, dit l’homme.

Julien s’avança encore en étendant la main, comme cherchant à s’appuyer sur quelque chose.

—Votre nom?

—Julien Sorel.

—Vous avez bien tardé, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un oeil terrible.

Julien ne put supporter ce regard, étendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.

L’homme sonna. Julien n’avait perdu que l’usage des yeux et la force de se mouvoir; il entendit des pas qui s’approchaient.

On le releva, on le plaça sur le petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l’homme terrible qui disait au portier:

—Il tombe du haut mal apparemment, il ne manquait plus que ça.

Quand Julien put ouvrir les yeux, l’homme à la figure rouge continuait à écrire; le portier avait disparu. Il faut avoir du courage, se dit notre héros, et surtout cacher ce que je sens: il éprouvait un violent mal de coeur, s’il m’arrive un accident, Dieu sait ce qu’on pensera de moi. Enfin l’homme cessa d’écrire, et regardant Julien de côté:

—Êtes-vous en état de me répondre.

—Oui, monsieur, dit Julien, d’une voix affaiblie.

—Ah! c’est heureux.

L’homme noir s’était levé à demi et cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui, s’ouvrit en criant. Il la trouva, s’assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d’un air à lui arracher le peu de vie qui lui restait:

—Vous m’êtes recommandé par M. Chélan, c’était le meilleur curé du diocèse, homme vertueux s’il en fut, et mon ami depuis trente ans.

—Ah! c’est à M. Pirard que j’ai l’honneur de parler, dit Julien d’une voix mourante.

—Apparemment, répliqua le directeur du séminaire, en le regardant avec humeur.

Il y eut un redoublement d’éclat dans ses petits yeux, suivi d’un mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C’était la physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie.

—La lettre de Chélan est courte, dit-il, comme se parlant à lui-même. Intelligenti pauca; par le temps qui court, on ne saurait écrire trop peu. Il lut haut:

«Je vous adresse Julien Sorel de cette paroisse, que j’ai baptisé il y aura bientôt vingt ans; fils d’un charpentier riche, mais qui ne lui donne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur. La mémoire, l’intelligence ne manquent point, il y a de la réflexion. Sa vocation sera-t-elle durable? est-elle sincère?»

—Sincère! répéta l’abbé Pirard, d’un air étonné, et en regardant Julien; mais déjà le regard de l’abbé était moins dénué de toute humanité; sincère! répéta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture:

«Je vous demande pour Julien Sorel une bourse; il la méritera en subissant les examens nécessaires. Je lui ai montré un peu de théologie, de cette ancienne et bonne théologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi; le directeur du dépôt de mendicité, que vous connaissez bien, lui offre huit cents francs pour être précepteur de ses enfants.—Mon intérieur est tranquille, grâce à Dieu. Je m’accoutume au coup terrible. Vale et me ama.»

L’abbé Picard, ralentissant la voix comme il lisait la signature, prononça avec un soupir le mot Chélan.

—Il est tranquille dit-il, en effet sa vertu méritait cette récompense;

Dieu puisse-t-il me l’accorder, le cas échéant!

Il regarda le ciel et fit un signe de croix. A la vue de ce signe sacré, Julien sentit diminuer l’horreur profonde qui, depuis son entrée dans cette maison, l’avait glacé.

—J’ai ici trois cent vingt et un aspirants à l’état le plus saint, dit enfin l’abbé Pirard, d’un ton de voix sévère, mais non méchant: sept ou huit seulement me sont recommandés par des hommes tels que l’abbé Chélan; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez être le neuvième. Mais ma protection n’est ni faveur, ni faiblesse elle est redoublement de soins et de sévérité contré les vices. Allez fermer cette porte à clef.

Julien fit un effort pour marcher et réussit à ne pas tomber. Il remarqua qu’une petite fenêtre, voisine de la porte d’entrée, donnait sur La campagne. Il regarda les arbres; cette vue lui fit du bien, comme s’il eût aperçu d’anciens amis.

—Loquerisne linguam latinam? (Parlez-vous latin?) lui dit l’abbé Pirard, comme il revenait.

—Ita, pater optime (Oui, mon excellent père), répondit Julien, revenant un Feu à lui. Certainement jamais homme au monde ne lui avait paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.

L’entretien continua en latin. L’expression des yeux de l’abbé s’adoucissait; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faible, pensa-t-il, de m’en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon; et Julien s’applaudit d’avoir caché presque tout son argent dans ses bottes.

L’abbé Pirard examina Julien sur la théologie, il fut surpris de l’étendue de son savoir. Son étonnement augmenta quand il l’interrogea en particulier sur les saintes écritures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des Pères, il s’aperçut que Julien ignorait presque jusqu’aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Bonaventure de saint Basile, etc., etc.

Au fait, pensa l’abbé Pirard, voilà bien cette tendance fatale au protestantisme que j’ai toujours reprochée à Chélan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des saintes écritures.

(Julien venait de lui parler, sans être interrogé à ce sujet, du temps véritable où avaient été écrits la Genèse, le Pentateuque, etc.)

A quoi mène ce raisonnement infini sur les saintes écritures, pensa l’abbé Pirard, si ce n’est à l’examen personnel, c’est-à-dire au plus affreux protestantisme? Et à côté de cette science imprudente, rien sur les Pères qui puisse compenser cette tendance.

Mais l’étonnement du directeur du séminaire n’eut plus de bornes, lorsqu’interrogeant Julien sur l’autorité du Pape, et s’attendant aux maximes de l’ancienne église gallicane, le jeune homme lui récita tout le livre de M. de Maistre.

Singulier homme que ce Chélan, pensa l’abbé Pirard; lui a-t-il montré ce livre pour lui apprendre à s’en moquer?

Ce fut en vain qu’il interrogea Julien pour tâcher de deviner s’il croyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne répondait qu’avec sa mémoire. De ce moment, Julien fut réellement très bien, il sentait qu’il était maître de soi. Après un examen fort long, il lui sembla que la sévérité de M. Pirard envers lui n’était plus qu’affectée. En effet, sans les principes de gravité austère que, depuis quinze ans, il s’était imposés envers ses élèves en théologie, le directeur du séminaire eût embrassé Julien au nom de la logique tant il trouvait de clarté, de précision et de netteté dans ses réponses.

Voilà un esprit hardi et sain, se disait-il, mais corpus débile (le corps est faible).

—Tombez-vous souvent ainsi? dit-il à Julien en français et lui montrant du doigt le plancher.

—C’est la première fois de ma vie, la figure du portier m’avait glacé, ajouta Julien en rougissant comme un enfant.

L’abbé Pirard sourit presque.

—Voilà l’effet des vaines pompes du monde, vous êtes accoutumé apparemment à des visages riants, véritables théâtres de mensonge. La vérité est austère, monsieur. Mais notre tâche ici-bas n’est-elle pas austère aussi? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse: Trop de sensibilité aux vaines grâces de l’extérieur.

Si vous ne m’étiez pas recommandé, dit l’abbé Pirard, en reprenant la langue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m’étiez pas recommandé par un homme tel que l’abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse entière que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile à obtenir. Mais l’abbé Chélan a mérité bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s’il ne peut disposer d’une bourse au séminaire.

Après ces mots, l’abbé Pirard recommanda à Julien de n’entrer dans aucune société ou congrégation secrète sans son consentement.

—Je vous en donne ma parole d’honneur, dit Julien avec l’épanouissement de coeur d’un honnête homme.

Le directeur du séminaire sourit pour la première fois.

—Ce mot n’est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à des crimes. Vous me devez la sainte obéissance, en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre supérieur ecclésiastique. Dans cette maison, entendre, mon très-cher fils, c’est obéir. Combien avez-vous d’argent?

Nous y voici, se dit Julien; c’était pour cela qu’était le très-cher fils.

—Trente-cinq francs, mon père.

—Écrivez soigneusement l’emploi de cet argent; vous aurez à m’en rendre compte.

Cette pénible séance avait duré trois heures, Julien appela le portier.

—Allez installer Julien Sorel dans la cellule nº 103, dit l’abbé Pirard à cet homme.

Par une grande distinction, il accordait à Julien un logement séparé.

—Portez-y sa malle, ajouta-t-il.

Julien baissa les yeux et vit sa malle précisément en face de lui; il la regardait depuis trois heures, et ne l’avait pas reconnue.

En arrivant au nº 103 (c’était une petite chambrette de huit pieds en carré, au dernier étage de la maison), Julien remarqua qu’elle donnait sur les remparts, et par-delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs sépare de la ville.

Quelle vue charmante! s’écria Julien; en se parlant ainsi, il ne sentait pas ce qu’exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu’il avait éprouvées depuis le peu de temps qu’il était à Besançon, avaient entièrement épuisé ses forces. Il s’assit près de la fenêtre sur l’unique chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Il n’entendit point la cloche du souper, ni celle du salut; on l’avait oublié.

Quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matin, il se trouva couché sur le plancher.

CHAPITRE XXVI

LE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE

Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une dureté de coeur que je ne me sens point. Ils me haïssent à cause de ma bonté facile. Ah! bientôt je mourrai, soit de faim, soit du malheur de voir les hommes si durs.

YOUNG.

Il se hâta de brosser son habit et de descendre, il était en retard. Un sous-maître le gronda sévèrement, au lieu de chercher à se justifier, Julien croisa les bras sur sa poitrine:

—Peccavi, pater optime (j’ai pêché, j’avoue ma faute, ô mon père), dit-il d’un air contrit.

Ce début eut un grand succès. Les gens adroits parmi les séminaristes virent qu’ils avaient affaire à un homme qui n’en était pas aux éléments du métier. L’heure de la récréation arriva, Julien se vit l’objet de la curiosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence. Suivant les maximes qu’il s’était faites, il considéra ses trois cent vingt et un camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous, à ses yeux, était l’abbé Pirard.

Peu de jours après Julien eut à choisir un confesseur, on lui présenta une liste.

Eh! bon Dieu! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire? et il choisit l’abbé Pirard.

Sans qu’il s’en doutât, cette démarche était décisive. Un petit séminariste tout jeune, natif de Verrières, et qui dès le premier jour, s’était déclaré son ami, lui apprit que s’il eût choisi M. Castanède, le sous-directeur du séminaire, il eût peut-être agi avec plus de prudence.

—L’abbé Castanède est l’ennemi de M. Pirard qu’on soupçonne de jansénisme, ajouta le petit séminariste en se penchant vers son oreille.

Toutes les premières démarches de notre héros qui se croyait si prudent furent, comme le choix d’un confesseur, des étourderies. Égaré par toute la présomption d’un homme à imagination, il prenait ses intentions pour des faits, et se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu’à se reprocher ses succès dans cet art de la faiblesse.

Hélas! c’est ma seule arme! à une autre époque se disait-il, c’est par des actions parlantes, en face de l’ennemi, que j’aurais gagné mon pain.

Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui il trouvait partout l’apparence de la vertu la plus pure.

Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient des visions comme sainte Thérèse et saint François, lorsqu’il reçut les stigmates sur le mont Vernia dans l’Apennin. Mais c’était un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions étaient presque toujours à l’infirmerie. Une centaine d’autres réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand’chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel et, entre autres, un nommé Chazel; mais Julien se sentait de l’éloignement pour eux et eux pour lui.

Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que d’êtres grossiers qui n’étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu’ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en récitant quelques mots latins qu’en piochant la terre. C’est d’après cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin, il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j’eusse été sergent; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire.

Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manoeuvriers dès l’enfance, ont vécu jusqu’à leur arrivée ici de lait caillé et de pain noir. Dans leurs chaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.

Julien ne lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique satisfait après le dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels étaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer; mais ce que Julien ne savait pas, ce qu’on se gardait de lui dire, c’est que, être le premier dans les différents cours de dogme, d’histoire ecclésiastique, etc., etc., que l’on suit au séminaire, n’était à leurs yeux qu’un péché splendide. Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux chambres qui n’est au fond que méfiance et examen personnel, et donne à l’esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier, l’Église de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. C’est la soumission de coeur qui est tout à ses yeux. Réussir dans les études même sacrées lui est suspect et à bon droit. Qui empêchera l’homme supérieur de passer de l’autre côté, comme Sieyès ou Grégoire! L’Église tremblante s’attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l’examen personnel, et, par les pieuses pompes des cérémonies de sa cour, faire impression sur l’esprit ennuyé et malade des gens du monde.

Julien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait rapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtre, très fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n’avoir rien autre chose à faire.

Suis-je donc oublié de toute la terre? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon, et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieux, pensait l’abbé Pirard, ce n’est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimée.

Un jour l’abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par les larmes, c’était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel m’a fait la grâce de haïr, non l’auteur de ma faute, il sera toujours ce que j’aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n’est pas sans larmes comme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je me dois et que vous avez tant aimés, l’emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes.

Cette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une adresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais Julien ne répondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu’une femme revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.

La mélancolie de Julien, aidée par la médiocre nourriture que fournissait au séminaire l’entrepreneur des dîners à 83 centimes, commençait à influer sur sa santé lorsque un matin Fouqué parut tout à coup dans sa chambre.

—Enfin j’ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançon, sans reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J’ai aposté quelqu’un à la porte du séminaire; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais?

—C’est une épreuve que je me suis imposée.

—Je te trouve bien changé. Enfin je te revois. Deux beaux écus de cinq francs viennent de m’apprendre que je n’étais qu’un sot de ne pas les avoir offerts dès le premier voyage.

La conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de couleur, lorsque Fouqué lui dit:

—A propos, sais-tu? la mère de tes élèves est tombée dans la plus haute dévotion.

Et il parlait de cet air dégagé qui fait une si singulière impression sur l’âme passionnée de laquelle on bouleverse, sans s’en douter, les plus chers intérêts.

—Oui, mon ami, dans la dévotion la plus exaltée. On dit qu’elle fait des pèlerinages. Mais à la honte éternelle de l’abbé Maslon, qui a espionné si longtemps ce pauvre M. Chélan, Mme de Rênal n’a pas voulu de lui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besançon.

—Elle vient à Besançon! dit Julien, le front couvert de rougeur.

—Assez souvent, répondit Fouqué, d’un air interrogatif.

—As-tu des Constitutionnels sur toi?

—Que dis-tu? répliqua Fouqué.

—Je te demande si tu as des Constitutionnels, reprit Julien, du ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numéro ici.

—Quoi! même au séminaire, des libéraux! s’écria Fouqué. Pauvre France! ajouta-t-il, en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l’abbé Maslon.

Cette visite eût fait une profonde impression sur notre héros, si, dès le lendemain, un mot que lui adressa ce petit séminariste de Verrières, qui lui semblait si enfant, ne lui eût fait faire une importante découverte. Depuis qu’il était au séminaire, la conduite de Julien n’avait été qu’une suite de fausses démarches. Il se moqua de lui-même avec amertume.

A la vérité, les actions importantes de sa vie étaient savamment conduites mais il ne soignait pas les détails, et les habiles au séminaire ne regardent qu’aux détails. Aussi, passait-il déjà parmi ses camarades pour un esprit fort. Il avait été trahi par une foule de petites actions.

A leurs yeux, il était convaincu de ce vice énorme, il pensait, il jugeait par lui-même, au lieu de suivre aveuglément l’autorité et l’exemple. L’abbé Pirard ne lui avait été d’aucun secours; il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole hors du tribunal de la pénitence, où encore il écoutait plus qu’il ne parlait. Il en eût été bien autrement s’il eût choisi l’abbé Castanède.

Du moment que Julien se fut aperçu de sa folie, il ne s’ennuya plus. Il voulut connaître toute l’étendue du mal et, à cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu’on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mépris qui alla jusqu’à la dérision. Il reconnut que, depuis son entrée au séminaire, il n’y avait pas eu une heure, surtout pendant les récréations, qui n’eût porté conséquence pour ou contre lui, qui n’eût augmenté le nombre de ses ennemis, ou ne lui eût concilié la bienveillance de quelque séminariste sincèrement vertueux ou un peu moins grossier que les autres. Le mal à réparer était immense, fa tâche fort difficile. Désormais l’attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes; il s’agissait de se dessiner un caractère tout nouveau.

Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnèrent beaucoup de peine. Ce n’est pas sans raison qu’en ces lieux-là on les porte baissés. Quelle n’était pas ma présomption à Verrières! se disait Julien, je croyais vivre; je me préparais seulement à la vie; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai jusqu’à la fin de mon rôle, entouré de vrais ennemis. Quelle immense difficulté, ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute! c’est à faire pâlir les travaux d’Hercule. L’Hercule des temps modernes, c’est Sixte-Quint trompant quinze années de suite, par sa modestie quarante cardinaux qui l’avaient vu vif et hautain pendant toute sa Jeunesse.

La science n’est donc rien ici! se disait-il avec dépit; les progrès dans le dogme, dans l’histoire sacrée, etc., ne comptent qu’en apparence. Tout ce qu’on dit à ce sujet est destiné à faire tomber dans le piège les fous tels que moi. Hélas! mon seul mérite consistait dans mes progrès rapides, dans ma façon de saisir ces balivernes. Est-ce qu’au fond ils les estimeraient à leur vraie valeur? les jugent-ils comme moi? Et j’avais la sottise d’en être fier! Ces premières places que j’obtiens toujours n’ont servi qu’à me donner de mauvaises notes pour les véritables places que l’on obtient à la sortie du séminaire et où l’on gagne de l’argent. Chazel, qui a plus de science que moi jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait reléguer à la cinquantième place; s’il obtient la première, c’est par distraction. Ah! qu’un mot, un seul mot de M. Pirard m’eût été utile!

Du moment que Julien fut détrompé, les longs exercices de piété ascétique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au Sacré-Coeur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux, devinrent ses moments d’action les plus intéressants. En réfléchissant sévèrement sur lui-même, et cherchant surtout à ne pas s’exagérer ses moyens, Julien n’aspira pas d’emblée, comme les séminaristes qui servaient de modèles aux autres, à faire à chaque instant des actions significatives, c’est-à-dire prouvant un genre de perfection chrétienne. Au séminaire, il est une façon de manger un ouf à la coque, qui annonce les progrès faits dans la vie dévote.

Le lecteur, qui sourit peut-être, daignerait-il se souvenir de toutes les fautes que fit, en mangeant un ouf l’abbé Delille invité à déjeuner chez une grande dame de la cour de Louis XVI.

Julien chercha d’abord à arriver au non culpa; c’est l’état du jeune séminariste dont la démarche, dont la façon de mouvoir les bras, les yeux, etc., n’indiquent à la vérité rien de mondain, mais ne montrent pas encore l’être absorbé par l’idée de l’autre vie et le pur néant de celle-ci.

Sans cesse Julien trouvait écrites au charbon, sur les murs des corridors, des phrases telles que celle-ci: Qu’est-ce que soixante ans d’épreuves, mis en balance avec une éternité de délices ou une éternité d’huile bouillante en enfer! Il ne les méprisa plus; il comprit qu’il fallait les avoir sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie? se disait-il; je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible? par la différence de mon extérieur et de celui d’un laïc.

Après plusieurs mois d’application de tous les instants, Julien avait encore l’air de penser. Sa façon de remuer les yeux et de porter la bouche n’annonçait pas la foi implicite et prête à tout croire et à tout soutenir, même par le martyre. C’était avec colère que Julien se voyait primé dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu’ils n’eussent pas l’air penseur.

Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à ce front béat et étroit, à cette physionomie de foi fervente et aveugle, prête à tout croire et à tout souffrir, que l’on trouve si fréquemment dans les couvents d’Italie, et dont à nous autres laïcs, le Guerchin a laissé de si parfaits modèles dans ses tableaux d’église.[*]

[*] Voir, au musée du Louvre. François duc d’Aquitaine déposant la couronne et prenant l’habit de moine nº 1130.

Les jours de grande fête, on donnait aux séminaristes des saucisses avec de la choucroute. Les voisins de table de Julien avaient observé qu’il était insensible à ce bonheur ce fut là un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne lui fit plus d’ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez ce dédaigneux, disaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure pitance, des saucisses avec de la choucroute! fi, le vilain! l’orgueilleux! le damné! Il aurait dû s’abstenir par pénitence d’en manger une partie et faire ce sacrifice de dire à quelque ami, en montrant la choucroute:

—Qu’est-ce que l’homme peut offrir à un être tout-puissant, si ce n’est la douleur volontaire?

Julien n’avait pas l’expérience qui fait voir si facilement les choses de ce genre.

Hélas! l’ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux, un avantage immense, s’écriait-il, dans ses moments de découragement. A leur arrivée au séminaire, le professeur n’a point à les délivrer de ce nombre effroyable d’idées mondaines que j’y apporte, et qu’ils lisent sur ma figure quoi que je fasse.

Julien étudiait, avec une attention voisine de l’envie les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. Au moment où on les dépouillait de leur veste de ratine, pour leur faire endosser la robe noire, leur éducation se bornait à un respect immense et sans bornes pour l’argent sec et liquide, comme on dit en Franche-Comté.

C’est la manière sacramentelle et héroïque d’exprimer l’idée sublime d’argent comptant.

Le bonheur, pour ces séminaristes, comme pour les héros des romans de Voltaire, consiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l’homme qui porte un habit de drap fin. Ce sentiment apprécie la justice distributive, telle que nous la donnent nos tribunaux, à sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagner, répétaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros?

C’est le mot des vallées du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu’on juge de leur respect pour l’être le plus riche de tous: le gouvernement!

Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le préfet, passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence, or l’imprudence chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.

Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié: il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l’hiver à leur chaumière, et de n’y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre. Qu’y a-t-il donc d’étonnant, se disait Julien, si l’homme heureux, à leurs yeux, est d’abord celui qui vient de bien dîner, et ensuite celui qui possède un bon habit! Mes camarades ont une vocation ferme, c’est-à-dire qu’ils voient dans l’état ecclésiastique une longue continuation de ce bonheur: bien dîner et avoir un habit chaud en hiver.

Il arriva à Julien d’entendre un jeune séminariste, doué d’imagination, dire à son compagnon:

—Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte Quint, qui gardait les pourceaux?

—On ne fait papes que des Italiens, répondit l’ami; mais pour sûr on tirera au sort parmi nous, pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-être d’évêques. M. P…, évêque de Châlons, est fils d’un tonnelier: c’est l’état de mon père.

Un jour, au milieu d’une leçon de dogme, l’abbé Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l’atmosphère physique et morale au milieu de laquelle il était plongé.

Julien trouva chez M. le directeur l’accueil qui l’avait tant effrayé le jour de son entrée au séminaire.

—Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouer, lui dit-il, en le regardant de façon à le faire rentrer sous terre.

Julien lut:

«Amanda Binet, au café de la Girafe, avant huit heures. Dire que l’on est de Genlis, et le cousin de ma mère.»

Julien vit l’immensité du danger; la police de l’abbé Castanède lui avait volé cette adresse.

—Le jour où j’entrai ici, répondit-il en regardant le front de l’abbé Pirard, car il ne pouvait supporter son oeil terrible, j’étais tremblant: M. Chélan m’avait dit que c’était un lieu plein de délations et de méchancetés de tous les genres; l’espionnage et la dénonciation entre camarades y sont encouragés. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu’elle est aux jeunes prêtres, et leur inspirer le dégoût du monde et de ses pompes.

—Et c’est à moi que vous faites des phrases, dit l’abbé Pirard furieux.

Petit coquin!

—A Verrières, reprit froidement Julien, mes frères me battaient lorsqu’ils avaient sujet d’être jaloux de moi…

—Au fait! au fait! s’écria M. Pirard, presque hors de lu.

Sans être le moins du monde intimidé, Julien reprit sa narration.

—Le jour de mon arrivée à Besançon, vers midi, j’avais faim, j’entrai dans un café. Mon coeur était rempli de répugnance pour un lieu si profane; mais je pensai que mon déjeuner me coûterait moins cher là qu’à l’auberge. Une dame, qui paraissait être la maîtresse de la boutique, eut pitié de mon air novice. Besançon est rempli de mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, monsieur. S’il vous arrivait quelque mauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commission, dites que vous êtes mon cousin, et natif de Genlis…

—Tout ce bavardage va être vérifié, s’écria l’abbé Pirard, qui, ne pouvant rester en place, se promenait dans la chambre. Qu’on se rende dans sa cellule.

L’abbé suivit Julien et l’enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte était précieusement cachée. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs dérangements; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheur, se dit Julien, que, pendant le temps de mon aveuglement, je n’aie jamais accepté la permission de sortir, que M. Castanède m’offrait si souvent avec une bonté que je comprends main tenant. Peut-être j’aurais eu la faiblesse de changer d’habits et d’aller voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du renseignement de cette manière, pour ne pas le perdre on en a fait une dénonciation.

Deux heures après, le directeur le fit appeler.

—Vous n’avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins sévère; mais garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravité. Malheureux enfant! dans dix ans, peut-être, elle vous portera dommage.

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