Le Rouge et le noir de Stendhal

CHAPITRE XXXII

LE TIGRE

Hélas! pourquoi ces choses et non pas d’autres?

BEAUMARCHAIS.

Un voyageur anglais raconte l’intimité où il vivait avec un tigre; il n’avait élevé et le caressait, mais toujours sur sa table tenait un pistolet armé.

Julien ne s’abandonnait à l’excès de son bonheur que dans les instants où Mathilde ne pouvait en lire l’expression dans ses yeux. Il s’acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps à autre quelque mot dur.

Quand la douceur de Mathilde, qu’il observait avec étonnement, et l’excès de son dévouement étaient sur le point de lui ôter tout empire sur lui-même, il avait le courage de la quitter brusquement.

Pour la première fois Mathilde aima.

La vie, qui toujours pour elle s’était traînée à pas de tortue, volait maintenant.

Comme il fallait cependant que l’orgueil se fît jour de quelque façon, elle voulait s’exposer avec témérité à tous les dangers que son amour pouvait lui faire courir.

C’était Julien qui avait de la prudence, et c’était seulement quand il était question de danger qu’elle ne cédait as à sa volonté; mais soumise et presque humble avec lui, elle n’en montrait que plus de hauteur envers tout ce qui dans la maison l’approchait, parents ou valets.

Le soir au salon, au milieu de soixante personnes, elle appelait Julien pour lui parler en particulier et longtemps.

Le petit Tanbeau s’établissant un jour à côté d’eux, elle le pria d’aller lui chercher dans la bibliothèque le volume de Smollett où se trouve la révolution de 16882; et comme il hésitait:

—Que rien ne vous presse, ajouta-t-elle avec une expression d’insultante hauteur qui fut un baume pour l’âme de Julien.

—Avez-vous remarqué le regard de ce petit monstre? lui dit-il.

—Son oncle a dix ou douze ans de service dans ce salon, sans quoi je le ferais chasser à l’instant.

Sa conduite envers MM. de Croisenois, de Luz, etc., parfaitement polie pour la forme, n’était guère moins provocante au fond. Mathilde se reprochait vivement toutes les confidences faites jadis à Julien, et d’autant plus qu’elle n’osait lui avouer qu’elle avait exagéré les marques d’intérêt presque tout à fait innocentes dont ces messieurs avaient été l’objet.

Malgré les plus belles résolutions, sa fierté de femme l’empêchait tous les jours de dire à Julien:

—C’est parce que je parlais à vous que je trouvais du plaisir à décrire la faiblesse que j’avais de ne pas retirer ma main, lorsque M. de Croisenois posant la sienne sur une table de marbre, venait à l’effleurer un peu.

Aujourd’hui, à peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques instants, qu’elle se trouvait avoir une question à faire à Julien, et c’était un prétexte pour le retenir auprès d’elle.

Elle se trouva enceinte et l’apprit avec joie à Julien.

—Main tenant douterez-vous de moi? N’est-ce pas une garantie? Je suis votre épouse à jamais.

Cette annonce frappa Julien d’un étonnement profond. Il fut sur le point d’oublier le principe de sa conduite. Comment être volontairement froid et offensant envers cette pauvre jeune fille qui se perd pour moi? Avait-elle l’air un peu souffrant, même les jours où la sagesse faisait entendre sa voix terrible, il ne se trouvait plus le courage de lui adresser un de ces mots cruels si indispensables selon son expérience, à la durée de leur amour.

—Je veux écrire à mon père, lui dit un jour Mathilde; c’est plus qu’un père pour moi, c’est un ami: comme tel, je trouverais indigne de vous et de moi de chercher à le tromper, ne fût-ce qu’un instant.

—Grand Dieu! qu’allez-vous faire? dit Julien effrayé.

—Mon devoir, répondit-elle avec des yeux brillants de joie.

Elle se trouvait plus magnanime que son amant.

—Mais il me chassera avec ignominie!

—C’est son droit, il faut le respecter. Je vous donnerai le bras et nous sortirons par la porte cochère, en plein midi.

Julien étonné la pria de différer d’une semaine.

—Je ne puis, répondit-elle l’honneur parle, j’ai vu le devoir, il faut le suivre, et à l’instant.

—Eh bien! je vous ordonne de différer, dit enfin Julien. Votre honneur est à couvert, je suis votre époux. Notre état à tous les deux va être changé par cette démarche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C’est aujourd’hui mardi; mardi prochain c’est le jour du duc de Retz, le soir, quand M. de La Mole rentrera, le portier lui remettra la lettre fatale… Il ne pense qu’à vous faire duchesse, j’en suis certain, jugez de son malheur!

—Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance?

—Je puis avoir pitié de mon bienfaiteur, être navré de lui nuire; mais je ne crains et ne craindrai jamais personne.

Mathilde se soumit. Depuis qu’elle avait annoncé son nouvel état à Julien, c’était la première fois qu’il lui parlait avec autorité; jamais il ne l’avait tant aimée. C’était avec bonheur que la partie tendre de son âme saisissait le prétexte de l’état où se trouvait Mathilde pour se dispenser de lui adresser des mots cruels. L’aveu à M. de La Mole l’agita profondément. Allait-il être séparé de Mathilde? et avec quelque douleur qu’elle le vît partir, un mois après son départ, songerait-elle à lui?

Il avait une horreur presque égale des justes reproches que le marquis pouvait lui adresser.

Le soir, il avoua à Mathilde ce second sujet de chagrin, et ensuite, égaré par son amour, il fit l’aveu du premier.

Elle changea de couleur.

—Réellement, lui dit-elle, six mois passés loin de moi seraient un malheur pour vous!

—Immense, le seul au monde que je voie avec terreur.

Mathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son rôle avec tant d’application, qu’il était parvenu à lui faire penser qu’elle était celle des deux qui avait le plus d’amour.

Le mardi fatal arriva bien vite. A minuit, en rentrant, le marquis trouva une lettre avec l’adresse qu’il fallait pour qu’il l’ouvrît lui-même, et seulement quand il serait sans témoins.

«Mon père,

»Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que ceux de la nature. Après mon mari, vous êtes et serez toujours l’être qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe à la peine que je vous cause; mais pour que ma honte ne soit pas publique, pour vous laisser le temps de délibérer et d’agir, je n’ai pu différer plus longtemps l’aveu que je vous dois. Si votre amitié, que je sais être extrême pour moi, veut m’accorder une petite pension, j’irai m’établir où vous voudrez, en Suisse par exemple, avec mon mari. Son nom est tellement obscur, que personne ne reconnaîtra votre fille dans Mme Sorel, belle-fille d’un charpentier de Verrières. Voilà ce nom qui m »a fait tant de peine à écrire. Je redoute pour Julien votre colère, si juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon père; mais je le savais en l’aimant car c’est moi qui l’ai aimé la première, c’est moi qui l’ai séduit. Je tiens de vous et de nos aïeux une âme trop élevée pour arrêter mon attention à ce qui est ou me semble vulgaire. C’est en vain que, dans le dessein de vous plaire, j’ai songé à M. de Croisenois. Pourquoi aviez-vous placé le vrai mérite sous mes yeux? vous me l’avez dit vous-même à mon retour d’Hyères: ce jeune Sorel est le seul être qui m’amuse; le pauvre garçon est aussi affligé que moi, s’il est possible, de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empêcher que vous ne soyez irrité comme père; mais aimez-moi toujours comme ami.

»Julien me respectait. S’il me parlait quelquefois, c’était uniquement à cause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle de son caractère le porte à ne jamais répondre qu’officiellement à tout ce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et inné de la différence des positions sociales. C’est moi, je l’avoue, en rougissant, à mon meilleur ami, et jamais un tel aveu ne sera fait à un autre, c’est moi qui un jour au jardin lui ai serré le bras.

»Après vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irrité contre lui? Ma faute est irréparable. Si vous l’exigez, c’est par moi que passeront les assurances de son profond respect et de son désespoir de vous déplaire. Vous ne le verrez jamais, mais J’irai le rejoindre où il voudra. C’est son droit, c’est mon devoir, il est le père de mon enfant. Si votre bonté veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les recevrai avec reconnaissance: sinon Julien compte s’établir à Besançon où il commencera le métier de maître de latin et de littérature. De quelque bas degré qu’il parte, j’ai la certitude qu’il s’élèvera. Avec lui, je ne crains pas l’obscurité. S’il y a révolution, je suis sûre pour lui d’un premier rôle. Pourriez-vous en dire autant d’aucun de ceux qui ont demandé ma main? Ils ont de belles terres! Je ne puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien atteindrait une haute position même sous le régime actuel, s’il avait un million et la protection de mon père…»

Mathilde, qui savait que le marquis était un homme tout de premier mouvement, avait écrit huit pages.

Que faire? se disait Julien, en se promenant à minuit dans le jardin pendant que M. de La Mole lisait cette lettre, où est 1º mon devoir, 2º mon intérêt? Ce que je lui dois est immense: j’eusse été sans lui un coquin subalterne, et pas assez coquin pour n’être point haï et persécuté par les autres. Il m’a fait un homme du monde. Mes coquineries nécessaires seront 1º plus rares, 2º moins ignobles. Cela est plus que s’il m’eût donné un million. Je lui dois cette croix et l’apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair.

S’il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu’est-ce qu’il écrirait?…

Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de

La Mole.

—Le marquis vous demande à l’instant, vêtu ou non vêtu.

Le valet ajouta à voix basse, en marchant à côté de Julien:

—M. le marquis est hors de lui, prenez garde à vous.

CHAPITRE XXXIII

L’ENFER DE LA FAIBLESSE

En taillant ce diamant un lapidaire malhabile lui a ôté quelques-unes de ses plus vives étincelles. Au Moyen Âge, que dis-je? encore sous Richelieu, le Français avait la force de vouloir.

MIRABEAU.

Julien trouva le marquis furieux: pour la première fois de sa vie, peut-être, ce seigneur fut de mauvais ton; il accabla Julien de toutes les injures qui lui vinrent à la bouche. Notre héros fut étonné, impatienté, mais sa reconnaissance n’en fut point ébranlée. Que de beaux projets depuis longtemps chéris au fond de sa pensée le pauvre homme voit crouler en un instant! Mais je lui dois de lui répondre, mon silence augmenterait sa colère. La réponse fut fournie par le rôle de Tartuffe.

—Je ne suis pas un ange… Je vous ai bien servi, vous m’avez payé avec générosité… J’étais reconnaissant, mais j’ai vingt-deux ans… Dans cette maison, ma pensée n’était comprise que de vous et de cette personne aimable…

—Monstre! s’écria le marquis. Aimable! aimable! Le jour où vous l’avez trouvée aimable, vous deviez fuir.

—Je l’ai tenté; alors, je vous demandai de partir pour le Languedoc.

Las de se promener avec fureur, le marquis, dompté par la douleur, se jeta dans un fauteuil; Julien l’entendit se dire à demi-voix: Ce n’est point là un méchant homme.

—Non, je ne le suis pas pour vous, s’écria Julien en tombant à ses genoux.

Mais il eut une honte extrême de ce mouvement et se releva bien vite.

Le marquis était réellement égaré. A la vue de ce mouvement, il recommença à l’accabler d’injures atroces et dignes d’un cocher de fiacre. La nouveauté de ces jurons était peut-être une distraction.

—Quoi! ma fille s’appellera Mme Sorel! quoi! ma fille ne sera pas duchesse! Toutes les fois que ces deux idées se présentaient aussi nettement, M. de La Mole était torturé et les mouvements de son âme n’étaient plus volontaires. Julien craignit d’être battu.

Dans les intervalles lucides, et lorsque le marquis commençait à s’accoutumer à son malheur, il adressait à Julien des reproches assez raisonnables:

—Il fallait fuir, monsieur, lui disait-il… Votre devoir était de fuir… Vous êtes le dernier des hommes…

Julien s’approcha de la table et écrivit:

«Depuis longtemps ta vie m’est insupportable, j’y mets un terme. Je prie monsieur le marquis d’agréer, avec l’expression d’une reconnaissance sans bornes, mes excuses de l’embarras que ma mort dans son hôtel peut causer.»

—Que monsieur le marquis daigne parcourir ce papier… Tuez-moi, dit Julien, ou faites-moi tuer par votre valet de chambre. Il est une heure du matin, je vais me promener au jardin vers le mur du fond.

—Allez à tous les diables, lui cria le marquis comme il s’en allait.

Je comprends, pensa Julien; il ne serait pas fâché de me voir épargner la façon de ma mort à son valet de chambre… Qu’il me tue, à la bonne heure c’est une satisfaction que je lui offre… Mais, parbleu, j’aime la vie… Je me dois à mon fils.

Cette idée qui, pour la première fois, paraissait aussi nettement à son imagination, l’occupa tout entier après les premières minutes de promenade données au sentiment du danger.

Cet intérêt si nouveau en fit un être prudent. Il me faut des conseils pour me conduire avec cet homme fougueux… Il n’a aucune raison, il est capable de tout. Fouqué est trop éloigné, d’ailleurs il ne comprendrait pas les sentiments d’un coeur tel que celui du marquis.

Le comte Altamira… Suis-je sûr d’un silence éternel? Il ne faut pas que ma demande de conseils soit une action et complique ma position. Hélas! il ne me reste que le sombre abbé Pirard… Son esprit est rétréci par le jansénisme… Un coquin de jésuite connaîtrait le monde, et serait mieux mon fait… M. Pirard est capable de me battre, au seul énoncé du crime.

Le génie de Tartuffe vint au secours de Julien: Eh bien j’irai me confesser à lui. Telle fut la dernière résolution qu’il prit au jardin, après s’être prononcé deux grandes heures. Il ne pensait plus qu’il pouvait être surpris par un coup de fusil; le sommeil le gagnait.

Le lendemain, de très grand matin, Julien était à plusieurs lieues de Paris, frappant à la porte du sévère janséniste. Il trouva, à son grand étonnement, qu’il n’était point trop surpris de sa confidence.

—J’ai peut-être des reproches à me faire, se disait l’abbé plus soucieux qu’irrité. J’avais cru deviner cet amour… Mon amitié pour vous, petit malheureux, m’a empêché d’avertir le père…

—Que va-t-il faire? lui dit vivement Julien.

(Il aimait l’abbé en ce moment, et une scène lui eût été fort pénible.)

—Je vois trois partis, continua Julien: 1º M. de La Mole peut me faire donner la mort, et il raconta la lettre de suicide qu’il avait laissée au marquis. 2º Me faire tirer au blanc par le comte Norbert, qui me demanderait un duel.

—Vous accepteriez? dit l’abbé furieux, et se levant.

—Vous ne me laissez pas achever. Certainement je ne tirerai jamais sur le fils de mon bienfaiteur.

3º Il peut m’éloigner. S’il me dit: Allez à Edimbourg, à New York, j’obéirai. Alors on peut cacher la position de Mlle de La Mole; mais je ne souffrirai point qu’on supprime mon fils.

—Ce sera là, n’en doutez point, la première idée de cet homme corrompu…

A Paris, Mathilde était au désespoir. Elle avait vu son père vers les sept heures. Il lui avait montré la lettre de Julien, elle tremblait qu’il n’eût trouvé noble de mettre fin à sa vie: Et sans ma permission? se disait-elle avec une douleur qui était de la colère.

—S’il est mort, je mourrai, dit-elle à son père. C’est vous qui serez cause de sa mort… Vous vous en réjouirez peut-être… Mais je le jure à ses mânes, d’abord je prendrai le deuil, et serai publiquement Mme veuve Sorel; j’enverrai mes billets de faire-part, comptez là-dessus… Vous ne me trouverez ni pusillanime ni lâche.

Son amour allait jusqu’à la folie. A son tour, M. de La Mole fut interdit.

Il commença à voir les événements avec quelque raison. Au déjeuner, Mathilde ne parut point. Le marquis fut délivré d’un poids immense et surtout flatté, quand il s’aperçut qu’elle n’avait rien dit à sa mère.

Vers les midi Julien arriva. On entendit le pas du cheval retentir dans la cour. Julien descendit. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses bras presque à la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas très reconnaissant de ce transport, il sortait fort diplomate et fort calculateur de sa longue conférence avec l’abbé Pirard. Son imagination était éteinte par le calcul des possibles. Mathilde, les larmes aux yeux, lui apprit qu’elle avait vu sa lettre de suicide.

—Mon père peut se raviser; faites-moi le plaisir de partir à l’instant même pour Villequier. Remontez à cheval, sortez de l’hôtel avant qu’on ne se lève de table.

Comme Julien ne quittait point l’air étonné et froid elle eut un accès de larmes.

—Laisse-moi conduire nos affaires, s’écria-t-elle avec transport, et en le serrant dans ses bras. Tu sais bien que ce n’est pas volontairement que je me sépare de toi. Ecris sous le couvert de ma femme de chambre, que l’adresse soit d’une main étrangère, moi je t’écrirai des volumes. Adieu! fuis.

Ce dernier mot blessa Julien, il obéit cependant. Il est fatal, pensait-il, que, même dans leurs meilleurs moments, ces gens-là trouvent le secret de me choquer.

Mathilde résista avec fermeté à tous les projets prudents de son père. Elle ne voulut jamais établir la négociation sur d’autres bases que celles-ci: Elle serait Mme Sorel, et vivrait pauvrement avec son mari en Suisse, ou chez son père à Paris. Elle repoussait bien loin la proposition d’un accouchement clandestin.

—Alors commencerait pour moi la possibilité de la calomnie et du déshonneur. Deux mois après le mariage, j’irai voyager avec mon mari, et il nous sera facile de supposer que mon fils est né à une époque convenable.

D’abord accueillie par des transports de colère, cette fermeté finit par donner des doutes au marquis.

Dans un moment d’attendrissement:

—Tiens! dit-il à sa fille voilà une inscription de dix mille livres de rente, envoie-la à ton Julien, et qu’il me mette bien vite dans l’impossibilité de la reprendre.

Pour obéir à Mathilde, dont il connaissait l’amour pour le commandement Julien avait fait quarante lieues inutiles: il était à Villequier, réglant les comptes des fermiers; ce bienfait du marquis fut l’occasion de son retour. Il alla demander asile à l’abbé Pirard, qui, pendant son absence, était devenu l’allié le plus utile de Mathilde. Toutes les fois qu’il était interrogé par le marquis, il lui prouvait que tout autre parti que le mariage public serait un crime aux yeux de Dieu.

—Et par bonheur, ajoutait l’abbé, la sagesse du monde est ici d’accord avec la religion. Pourrait-on compter un instant, avec le caractère fougueux de Mlle de La Mole, sur le secret qu’elle ne se serait pas imposé à elle-même? Si l’on n’admet pas la marche franche d’un mariage public la société s’occupera beaucoup plus longtemps de cette mésalliance étrange. Il faut tout dire en une fois, sans apparence ni réalité du moindre mystère.

—Il est vrai, dit le marquis pensif. Dans ce système, parler de ce mariage après trois jours, devient un rabâchage d’homme qui n’a pas d’idées. Il faudrait profiter de quelque grande mesure anti-jacobine du gouvernement et se glisser incognito à la suite.

Deux ou trois amis de M. de La Mole pensaient comme l’abbé Pirard. Le grand obstacle, à leurs yeux, était le caractère décidé de Mathilde. Mais après tant de beaux raisonnements, l’âme du marquis ne pouvait s’accoutumer à renoncer à l’espoir du tabouret pour sa fille.

Sa mémoire et son imagination étaient nourries des roueries et des faussetés de tous genres qui étaient encore possibles dans sa jeunesse. Céder à la nécessité, avoir peur de la loi lui semblait chose absurde et déshonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces rêveries enchanteresses qu’il se permettait depuis dix ans sur l’avenir de cette fille chérie.

Qui l’eût ou prévoir? se disait-il. Une fille d’un caractère si altier, d’un génie si élevé, plus fière que moi du nom qu’elle porte! dont la main m’était demandée d’avance par tout ce qu’il y a de plus illustre en France!

Il faut renoncer à toute prudence. Ce siècle est fait pour tout confondre! nous marchons vers le chaos.

CHAPITRE XXXIV

UN HOMME D’ESPRIT

Le préfet cheminant sur son cheval se disait: Pourquoi ne serais-je pas ministre, président du conseil, duc? Voici comment je ferais la guerre… Par ce moyen je jetterais les novateurs dans les fers…

LE GLOBE

Aucun argument ne vaut pour détruire l’empire de dix années de rêveries agréables. Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se fâcher, mais ne pouvait se résoudre à pardonner. Si ce Julien pouvait mourir par accident! se disait-il quelquefois. C est ainsi que cette imagination attristée trouvait quelque soulagement à poursuivre les chimères les plus absurdes. Elles paralysaient l’influence des sages raisonnements de l’abbé Pirard. Un mois se passa ainsi sans que le négociation fît un pas.

Dans cette affaire de famille, comme dans celles de la politique, le marquis avait des aperçus brillants dont il s’enthousiasmait pendant trois jours. Alors, un plan de conduite ne lui plaisait pas parce qu’il était étayé par de bons raisonnements; mais les raisonnements ne trouvaient grâce à ses yeux qu’autant qu’ils appuyaient son plan favori. Pendant trois jours, il travaillait avec toute l’ardeur et l’enthousiasme d’un poète, à amener les choses à une certaine position; le lendemain, il n’y songeait plus.

D’abord Julien fut déconcerté des lenteurs du marquis; mais, après quelques semaines, il commença à deviner que M. de La Mole n’avait, dans cette affaire, aucun plan arrêté.

Mme de La Mole et toute la maison croyaient que Julien voyageait en province pour l’administration des terres, il était caché au presbytère de l’abbé Pirard, et voyait Mathilde presque tous les jours; elle, chaque matin, allait passer une heure avec son père, mais quelquefois ils étaient des semaines entières sans parler de l’affaire qui occupait toutes leurs pensées.

—Je ne veux pas savoir où est cet homme, lui dit un jour le marquis; envoyez-lui cette lettre. Mathilde lut:

«Les terres de Languedoc rendent 20.600 fr. Je donne 10.600 fr. à ma fille, et 10.000 fr. à M. Julien Sorel. Je donne les terres mêmes, bien entendu. Dites au notaire de dresser deux actes de donation séparés, et de me les apporter demain; après quoi, plus de relations entre nous. Ah! Monsieur, devais-je m’attendre à tout ceci?

»Le marquis de LA MOLE.»

—Je vous remercie beaucoup, dit Mathilde gaiement. Nous allons nous fixer au château d’Aiguillon, entre Agen et Marmande. On dit que c’est un pays aussi beau que l’Italie.

Cette donation surprit extrêmement Julien. Il n’était plus l’homme sévère et froid que nous avons connu. La destinée de son fils absorbait d’avance toutes ses pensées. Cette fortune imprévue et assez considérable pour un homme si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyait, à sa femme ou à lui 36.000 livres de rente. Pour Mathilde, tous ses sentiments étaient absorbés dans son adoration pour son mari, car c’est ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa grande, son unique ambition était de faire reconnaître son mariage. Elle passait sa vie à s’exagérer la haute prudence qu’elle avait montrée en liant son sort à celui d’un homme supérieur. Le mérite personnel était à la mode dans sa tête.

L’absence presque continue, la multiplicité des affaires, le peu de temps que l’on avait pour parler d’amour, vinrent compléter le bon effet de la sage politique autrefois inventée par Julien.

Mathilde finit par s’impatienter de voir si peu l’homme qu’elle était parvenue à aimer réellement.

Dans un moment d’humeur, elle écrivit à son père, et commença sa lettre comme Othello:

Que j’aie préféré Julien aux agréments que la société offrait à la fille de M. le marquis de La Mole, mon choix le prouve assez. Ces plaisirs de considération et de petite vanité sont nuls pour moi. Voici bientôt six semaines que je vis séparée de mon mari. C’est assez pour vous témoigner mon respect. Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle. Vos bienfaits nous ont enrichis. Personne ne connaît mon secret, que le respectable abbé Pirard. J’irai chez lui, il nous mariera, et une heure après la cérémonie, nous serons en route pour le Languedoc, et ne reparaîtrons jamais à Paris que d’après vos ordres. Mais ce qui me perce le coeur, c’est que tout ceci va faire anecdote piquante contre moi, contre vous. Les épigrammes d’un public sot ne peuvent-elles pas obliger notre excellent Norbert à chercher querelle à Julien? Dans cette circonstance, je le connais, je n’aurais aucun empire sur lui. Nous trouverions dans son âme du plébéien révolté. Je vous en conjure à genoux, ô mon père! venez assister à mon mariage, dans l’église de M. Pirard, jeudi prochain. Le piquant de l’anecdote maligne sera adouci, et la vie de votre fils unique, celle de mon mari seront assurées, etc., etc.

L’âme du marquis fut jetée par cette lettre dans un étrange embarras. Il fallait donc à la fin prendre un parti Toutes les petites habitudes, tous les amis vulgaires avaient perdu leur influence.

Dans cette étrange circonstance, les grands traits du caractère, imprimés par les événements de la jeunesse, reprirent tout leur empire. Les malheurs de l’émigration en avaient fait un homme à imagination. Après avoir joui pendant deux ans d’une fortune immense et de toutes les distinctions de la cour, 1790 l’avait jeté dans les affreuses misères des émigrés. Cette dure école avait changé une âme de vingt-deux ans. Au fond, il était campé au milieu de ses richesses actuelles, plus qu’il n’en était dominé. Mais cette même imagination qui avait préservé son âme de la gangrène de l’or, l’avait jeté en proie à une folle passion pour voir sa tille décorée d’un beau titre. Pendant les six semaines qui venaient de s’écouler, tantôt poussé par un caprice, le marquis avait voulu enrichir Julien, la pauvreté lui semblait ignoble, déshonorante pour lui M. de La Mole, impossible chez l’époux de sa fille; il jetait l’argent. Le lendemain, son imagination prenant un autre cours, il lui semblait que Julien allait entendre le langage muet de cette générosité d’argent, changer de nom, s’exiler en Amérique, écrire à Mathilde qu’il était mort pour elle… M. de La Mole supposait cette lettre écrite, il suivait son effet sur le caractère de sa fille…

Le jour où il fut tiré de ces songes si jeunes par la lettre réelle de Mathilde après avoir pensé longtemps à tuer Julien ou à le faire disparaître, il rêvait à lui bâtir une brillante fortune. Il lui faisait prendre le nom d’une de ses terres, et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa pairie? M. le duc de Chaulnes, son beau-père, lui avait parlé plusieurs fois, depuis que son fils unique avait été tué en Espagne, du désir de transmettre son titre à Norbert…

L’on ne peut refuser à Julien une singulière aptitude aux affaires, de la hardiesse, peut-être même du brillant se disait le marquis… mais au fond de ce caractère, je trouve quelque chose d’effrayant. C’est l’impression qu’il produit sur tout le monde. Donc il y a là quelque chose de réel (plus ce point réel était difficile à saisir, plus il effrayait l’âme imaginative du vieux marquis).

Ma fille me le disait fort adroitement l’autre jour (dans une lettre supprimée): Julien ne s’est affilié à aucun salon, à aucune coterie. Il ne s’est ménagé aucun appui contre moi, pas la plus petite ressource si je l’abandonne… Mais est-ce là ignorance de l’état actuel de la société?… Deux ou trois fois je lui ai dit: Il n’y a de candidature réelle et profitable, que celle des salons…

Non, il n’a pas le génie adroit et cauteleux d’un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunité… Ce n’est point un caractère à la Louis XI. D’un autre côté, je lui vois les maximes les plus antigénéreuses… Je m’y perds… Se répéterait-il ces maximes, pour servir de digue à ses passions?

Du reste, une chose surnage: il est impatient du mépris, je le tiens par là.

Il n’a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous respecte pas d’instinct… C’est un tort, mais enfin, l’âme d’un séminariste devrait n’être impatiente que du manque de jouissance et d’argent. Lui, bien différent, ne peut supporter le mépris à aucun prix.

Pressé par la lettre de sa fille, M. de La Mole vit la nécessité de se décider: Enfin, voici la grande question: l’audace de Julien est-elle allée jusqu’à entreprendre de faire la cour à ma fille, parce qu’il sait que je l’aime avant tout, et que j’ai cent mille écus de rente?

Mathilde proteste du contraire… Non, mon Julien, voilà un point sur lequel je ne veux pas me laisser faire illusion.

Y a-t-il eu amour véritable, imprévu? ou bien désir vulgaire de s’élever à une belle position? Mathilde est clairvoyante, elle a senti d’abord que ce soupçon peut le perdre auprès de moi, de là cet aveu: c’est elle qui s’est avisée de l’aimer la première…

Une fille d’un caractère si altier se serait oubliée jusqu’à faire des avances matérielles!… Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle horreur! comme si elle n’avait pas eu cent moyens moins indécents de lui faire connaître qu’elle le distinguait.

Qui s’excuse s’accuse; je me défie de Mathilde… Ce jour-là, les raisonnements du marquis étaient plus concluants qu’à l’ordinaire. Cependant l’habitude l’emporta il résolut de gagner du temps et d’écrire à sa fille. Car on s’écrivait d’un côté de l’hôtel à l’autre; M. de La Mole n’osait discuter avec Mathilde et lui tenir tête. Il avait peur de tout finir par une concession subite.

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