Le Rouge et le noir de Stendhal

CHAPITRE VIII

PETITS ÉVÉNEMENTS

Then there were sighs, the deeper for suppression,

And stolen glances, sweeter for the theft,

And burning blushes, though for no transgression.

Don Juan C. I, st 74.

L’angélique douceur que Mme de Rênal devait à son caractère et à son bonheur actuel n’était un peu altérée que quand elle venait à songer à sa femme de chambre Élisa. Cette fille fit un héritage, alla se confesser au curé Chélan et lui avoua le projet d’épouser Julien. Le curé eut une véritable joie du bonheur de son ami, mais sa surprise fut extrême, quand Julien lui dit d’un air résolu que l’offre de Mlle Élisa ne pouvait lui convenir.

—Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre coeur, dit le curé fronçant le sourcil; je vous félicite de votre vocation, si c’est à elle seule que vous devez le mépris d’une fortune plus que suffisante. Il y a cinquante-six ans sonnés que je suis curé de Verrières, et cependant, suivant toute apparence, je vais être destitué. Ceci m’afflige, et toutefois j ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce détail afin que vous ne vous fassiez pas d’illusions sur ce qui vous attend dans l’état de prêtre. Si vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle est assurée. Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misérables, flatter le sous-préfet, le maire, l’homme considéré et servir ses passions: cette conduite, qui dans le monde s’appelle savoir-vivre, peut, pour un laïc, n’être pas absolument incompatible avec le salut, mais, dans notre état, il faut opter il s’agit de faire fortune dans ce monde ou dans l’autre, il n’y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, réfléchissez, et revenez dans trois jours me rendre une réponse définitive. J’entrevois avec peine, au fond de votre caractère, une ardeur sombre qui ne m’annonce pas la modération et la parfaite abnégation des avantages terrestres nécessaires à un prêtre; j’augure bien de votre esprit; mais, permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curé, les larmes aux yeux, dans l’état de prêtre, je tremblerai pour votre salut.

Julien avait honte de son émotion, pour la première fois de sa vie, il se voyait aimé; il pleurait avec délices et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verrières.

Pourquoi l’état où je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélan et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu’un sot. C’est lui surtout qu’il m’importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrète dont il me parle, c’est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d’être prêtre, et cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rentes allait lui donner la plus haute idée de ma piété et de ma vocation.

A l’avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caractère que j’aurai éprouvées. Qui m’eût dit que je trouverais du plaisir à répandre des larmes! que j’aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu’un sot!

Trois jours après, Julien avait trouvé le prétexte dont il eût dû se munir dès le premier jour; ce prétexte était une calomnie, mais qu’importe? Il avoua au curé, avec beaucoup d’hésitation, qu’une raison qu’il ne pouvait lui expliquer parce qu’elle nuirait à un tiers, l’avait détourné tout d’abord de l’union projetée. C’était accuser la conduite d’Élisa. M. Chélan trouva dans ses manières un certain feu tout mondain, bien différent de celui qui eût dû animer un jeune lévite.

—Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne, estimable et instruit, plutôt qu’un prêtre sans vocation.

Julien répondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles: il trouvait les mots qu’eût employés un jeune séminariste fervent; mais le ton dont il les prononçait, mais le feu mal caché qui éclatait dans ses yeux alarmaient M. Chélan.

Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement les paroles d’une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n’est pas mal à son âge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards, il avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine lui eut-il été donné d’approcher de ces messieurs, qu’il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles.

Mme de Rênal fut étonnée que la nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rendît pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans cesse chez le curé, et en revenir les larmes aux yeux; enfin Élisa lui parla de son mariage.

Mme de Rênal se crut malade; une sorte de fièvre l’empêchait de trouver le sommeil; elle ne vivait que lorsqu’elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu’à eux et au bonheur qu’ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté de cette petite maison où l’on devrait vivre avec cinquante louis de rentes, se peignait à elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire avocat à Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières; dans ce cas elle le verrait quelquefois.

Mme de Rênal crut sincèrement qu’elle allait devenir folle; elle le dit à son mari, et enfin tomba malade. Le soir même, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait Élisa dans ce moment, et venait de la brusquer, elle lui en demanda pardon. Les larmes d’Élisa redoublèrent; elle lui dit que si sa maîtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur.

—Dites répondit Mme de Rênal.

—Eh bien, madame, il me refuse; des méchants lui auront dit du mal de moi, il les croit.

—Qui vous refuse? dit Mme de Rênal respirant à peine.

—Eh qui, madame, si ce n’est M. Julien? répliqua la femme de chambre, en sanglotant. M. le curé n’a pu vaincre sa résistance; car M. le curé trouve qu’il ne doit pas refuser une honnête fille, sous prétexte qu’elle a été femme de chambre. Après tout, le père de M. Julien n’est autre chose qu’un charpentier; lui-même comment gagnait-il sa vie avant d’être chez madame?

Mme de Rênal n’écoutait plus, l’excès du bonheur lui avait presque ôté l’usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l’assurance que Julien avait refusé d’une façon positive, et qui ne permettait plus de revenir à une résolution plus sage.

—Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je parlerai à M. Julien.

Le lendemain après le déjeuner, Mme de Rênal se donna la délicieuse volupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d’Élisa refusées constamment pendant une heure.

Peu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par répondre avec esprit aux sages représentations de Mme de Rênal. Elle ne put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle était profondément étonnée.

Aurais-je de l’amour pour Julien? se dit-elle enfin.

Cette découverte, qui dans tout autre moment l’aurait plongée dans les remords et dans une agitation profonde ne fut pour elle qu’un spectacle singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu’elle venait d’éprouver, n’avait plus de sensibilité au service des passions.

Mme de Rênal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil, quand elle se réveilla elle ne s’effraya pas autant qu’elle l’aurait dû. Elle était trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et innocente, jamais cette bonne provinciale n’avait torturé son âme, pour tâcher d’en arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. Entièrement absorbée, avant l’arrivée de Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d’une bonne mère de famille, Mme de Rênal pensait aux passions, comme nous pensons à la loterie: duperie certaine et bonheur cherché par les fous.

La cloche du dîner sonna; Mme de Rênal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu’elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d’un affreux mal de tête.

—Voilà comme sont toutes les femmes, lui répondit M. de Rênal, avec un gros rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces machines-là!

Quoique accoutumée à ce genre d’esprit, ce ton de voix choqua Mme de Rênal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien, il eût été l’homme le plus laid, que dans cet instant il lui eût plu.

Attentif à copier les allures des gens de coeur, dès les premiers beaux jours du printemps, M. de Rênal s’établit à Vergy, c’est le village rendu célèbre par l’aventure tragique de Gabrielle. A quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l’anciens église gothique, M. de Rênal possède un vieux château avec ses quatre tours, et un jardin dessiné comme celui des Tuileries, avec force bordures de bois et allées de marronniers taillés deux fois par an. Un champ voisin, planté de pommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques étaient au bout du verger; leur feuillage immense s’élevait peut-être à quatre-vingts pieds de hauteur.

Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rênal quand sa femme les admirait me coûte la récolte d’un demi-arpent, le blé ne peut venir sous leur ombre.

La vue de la campagne sembla nouvelle à Mme de Rênal, son admiration allait jusqu’aux transports. Le sentiment dont elle était animée lui donnait de l’esprit et de la résolution. Dès le surlendemain de l’arrivée à Vergy M. de Rênal étant retourné à la ville, pour les affairés de la mairie, Mme de Rênal prit des ouvriers à ses frais. Julien lui avait donné l’idée d’un petit chemin sablé, qui circulerait dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de se promener dès le matin, sans que leurs souliers fussent mouillés par la rosée. Cette idée fut mise à exécution, moins de vingt-quatre heures après avoir été conçue. Mme de Rênal passa toute la journée gaiement avec Julien à diriger les ouvriers.

Lorsque le maire de Verrières revint de la ville, il fut bien surpris de trouver l’allée faite. Son arrivée surprit aussi Mme de Rênal; elle avait oublié son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la hardiesse qu’on avait eue de faire, sans le consulter, une réparation aussi importante; mais Mme de Rênal l’avait exécutée à ses frais, ce qui le consolait un peu.

Elle passait ses journées à courir avec ses enfants dans le verger, et à faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres lépidoptères. C’est le nom barbare que Julien apprenait à Mme de Rênal. Car elle avait fait venir de Besançon le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait les moeurs singulières de ces insectes.

On les piquait sans pitié avec des épingles dans un grand cadre de carton arrangé aussi par Julien.

Il y eut enfin entre Mme de Rênal et Julien un sujet de conversation, il ne fut plus exposé à l’affreux supplice que lui donnaient les moments de silence.

Ils se parlaient sans cesse, et avec un intérêt extrême quoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du goût de tout le monde, excepté de Mlle Élisa, qui se trouvait excédée de travail. Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à Verrières, madame ne s’est donné tant de soins pour sa toilette; elle change de robes deux ou trois fois par Jour.

Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que Mme de Rênal, qui avait une peau superbe, ne se fît arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort découverts. Elle était très bien faite, et cette manière de se mettre lui allait à ravir.

—Jamais vous n’avez été si jeune, madame, lui disaient ses amis de Verrières qui venaient dîner à Vergy. (C’est une façon de parler du pays.)

Une chose singulière qui trouvera peu de croyance parmi nous, c’était sans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de soins. Elle y trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps qu’elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et Julien, elle travaillait avec Élisa à bâtir des robes. Sa seule course à Verrières fut causée par l’envie d’acheter de nouvelles robes d’été qu’on venait d’apporter de Mulhouse.

Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage, Mme de Rênal s’était liée insensiblement avec Mme Derville qui autrefois avait été sa compagne au Sacré-Coeur.

Mme Derville riait beaucoup de ce qu’elle appelait les idées folles de sa cousine: seule, jamais je n’y penserais, disait-elle. Ces idées imprévues qu’on eût appelées saillies à Paris, Mme de Rênal en avait honte comme d’une sottise, quand elle était avec son mari; mais la présence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d’abord ses pensées d’une voix timide; quand ces dames étaient longtemps seules, l’esprit de Mme de Rênal s’animait, et une longue matinée solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A cc voyage, la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse.

Julien, de son côté, avait vécu en véritable enfant depuis son se jour à la campagne, aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses élèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rênal, il se livrait au plaisir d’exister, si vif à cet âge, et au milieu des plus belles montagnes du monde.

Dès l’arrivée de Mme Derville il sembla à Julien qu’elle était son amie; il se hâta de lui montrer le point de vue que l’on a de l’extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers; dans le fait il est égal, si ce n’est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d’Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l’on monte la côte rapide qui commence à quelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par des bois de chênes, qui s’avancent presque jusque sur la rivière. C’est sur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre, et même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.

—C’est pour moi comme de la musique de Mozart disait Mme Derville.

La jalousie de ses frères, la présence d’un père despote et rempli d’humeur, avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verrières. A Vergy il ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la première fois de sa vie il ne voyait point d’ennemi. Quand M. de Rênal était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire; bientôt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d’un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil, le jour dans l’intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre, unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de découragement.

Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne, lui donnèrent alors, pour la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps.

Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l’habitude de passer les soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L’obscurité y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d’une de ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins.

Cette main se retira bien vite, mais Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir, et d’un ridicule ou plutôt d’un sentiment d’infériorité à encourir si l’on n’y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur.

CHAPITRE IX

UNE SOIRÉE A LA CAMPAGNE

La Didon de M. Guérin, esquisse charmante!

STROMBECK.

Ses regards le lendemain, quand il revit Mme de Rênal étaient singuliers; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards si différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à Mme de Rênal: elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.

La présence de Mme Derville permettait à Julien de moins parler et de s’occuper davantage de ce qu’il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme.

Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de Mme de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne.

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif fit battre le coeur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.

On s’assit enfin, Mme de Rênal à côté de Julien, et Mme Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.

Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra? se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état de son âme.

Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée, bientôt la voix de Mme de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit: Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.

Après un dernier moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit celle de Mme de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait, il la serrait avec une force convulsive, on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s’aperçût de rien, il se crut obligé de parler, sa voix alors était éclatante et forte. Celle de Mme de Rênal, au contraire, trahissait tant d’émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger: Si Mme de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.

Au moment où Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait.

Mme de Rênal, qui se levait déjà, se rassit en disant, d’une voix mourante:

—Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien.

Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême: il parla, il oublia de feindre, il parut l’homme le plus aimable aux deux amies qui l’écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que Mme Derville fatiguée du vent qui commençait à s’élever et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête-à-tête avec Mme de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir; mais il sentait qu’il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à Mme de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anéanti.

Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant Mme Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rênal la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien; elle se laissait vivre. Les heures qu’on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit planté par Chartes le Téméraire, furent pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l’épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eût bien rassuré; Mme de Rênal, qui avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu’elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu’elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà c’eût été entre eux une chose convenue.

Minuit était sonné depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin: on se sépara. Mme de Rênal, transportée du bonheur d’aimer, était tellement ignorante, qu’elle ne se faisait aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s’empara de Julien mortellement fatigué des combats que, toute la journée, la timidité et l’orgueil s’étaient livrés dans son coeur.

Le lendemain on le réveilla à cinq heures; et, ce qui eût été cruel pour Mme de Rênal, si elle l’eût su, à peine lui donna-t-il une pensée. Il avait fait son devoir, et un devoir héroïque. Rempli de bonheur par ce sentiment, il s’enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son héros.

Quand la cloche du déjeuner se fit entendre, il avait oublié, en lisant les bulletins de la grande armée, tous ses avantages de la veille. Il se dit, d’un ton léger, en descendant au salon: Il faut dire à cette femme que je l’aime.

Au lieu de ces regards chargés de volupté, qu’il s’attendait à rencontrer, il trouva la figure sévère de M. de Rênal, qui, arrivé depuis deux heures de Verrières, ne cachait point son mécontentement de ce que Julien passait toute la matinée sans s’occuper des enfants. Rien n’était laid comme cet homme important, ayant de l’humeur et croyant pouvoir la montrer.

Chaque mot aigre de son mari perçait le coeur de Mme de Rênal. Quant à Julien, il était tellement plongé dans l’extase, encore si occupé des grandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu’à peine d’abord put-il rabaisser son attention jusqu’à écouter les propos durs que lui adressait M. de Rênal. Il lui dit enfin, assez brusquement:

—J’étais malade.

Le ton de cette réponse eût piqué un homme beaucoup moins susceptible que le maire de Verrières, il eut quelque idée de répondre à Julien en le chassant à l’instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu’il s’était faite de ne jamais trop se hâter en affaires.

Ce jeune sot, se dit-il bientôt, s’est fait une sorte de réputation dans ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il épousera Élisa, et dans les deux cas au fond du coeur, il pourra se moquer de moi.

Malgré la sagesse de ses réflexions le mécontentement de M. de Rênal n’en éclata pas moins par une suite de mots grossiers qui, peu à peu, irritèrent Julien. Mme de Rênal était sur le point de fondre en larmes. A peine le déjeuner fut-il fini, qu’elle demanda à Julien de lui donner le bras pour la promenade; elle s’appuyait sur lui avec amitié. A tout ce que Mme de Rênal lui disait, Julien ne pouvait que répondre à demi-voix:

—Voilà bien les gens riches!

M. de Rênal marchait tout près d’eux; sa présence augmentait la colère de Julien. Il s’aperçut tout à coup que Mme de Rênal s’appuyait sur son bras d’une façon marquée; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa avec violence et dégagea son bras.

Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarquée que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du verger.

—Monsieur Julien, de grâce modérez-vous, songez que nous avons tous des moments d’humeur, dit rapidement Mme Derville.

Julien la regarda froidement avec des yeux où se peignait le plus souverain mépris.

Ce regard étonna Mme Derville, et l’eût surprise bien davantage si elle en eût deviné la véritable expression; elle y eût lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d’humiliation qui ont fait les Robespierre.

—Votre Julien est bien violent, il m’effraye, dit tout bas Mme Derville à son amie.

—Il a raison d’être en colère, lui répondit celle-ci. Après les progrès étonnants qu’il a fait faire aux enfants qu’importe qu’il passe une matinée sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien durs.

Pour la première fois de sa vie Mme de Rênal sentit une sorte de désir de vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre les riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son jardinier, et resta occupé avec lui à barrer avec des fagots d’épines le sentier abusif à travers le verger. Julien ne répondit pas un seul mot aux prévenances, dont pendant tout le reste de la promenade il fut l’objet. A peine M. de Rênal s’était-il éloigné, que les deux amies, se prétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un bras.

Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de rougeur et d’embarras, la pâleur hautaine, l’air sombre et décidé de Julien formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmes et tous les sentiments tendres.

Quoi, se disait-il, pas même cinq cents francs de rente pour terminer mes études. Ah! comme je l’enverrais promener!

Absorbé par ces idées sévères, le peu qu’il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot féminin.

A force de parler pour parler, et de chercher à maintenir la conversation vivante, il arriva à Mme de Rênal de dire que son mari était venu de Verrières parce qu’il avait fait marché, pour de la paille de maïs, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c’est avec de la paille de maïs que l’on remplit les paillasses des lits.)

—Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme de Rênal; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s’occuper d’achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de mais dans tous les lits du premier étage, maintenant il est au second.

Julien changea de couleur, il regarda Mme de Rênal d’un air singulier, et bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les laissa s’éloigner.

—Sauvez-moi la vie, dit Julien à Mme de Rênal, vous seule le pouvez; car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois vous avouer, madame, que j’ai un portrait je l’ai caché dans la paillasse de mon lit.

A ce mot Mme de Rênal devint pâle à son tour.

—Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre; fouillez, sans qu’il y paraisse, dans l’angle de la paillasse qui est le plus rapproché de la fenêtre, vous y trouverez une petite boîte de carton noir et lisse.

—Elle renferme un portrait! dit Mme de Rênal, pouvant à peine se tenir debout.

Son air de découragement fut aperçu de Julien, qui aussitôt en profita.

—J’ai une seconde grâce à vous demander, madame je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c’est mon secret.

—C’est un secret! répéta Mme de Rênal, d’une voix éteinte.

Mais, quoique élevée parmi les gens fiers de leur fortune et sensibles au seul intérêt d’argent, l’amour avait déjà mis de la générosité dans cette âme. Cruellement blessée, ce fut avec l’air du dévouement le plus simple que Mme de Rênal fit à Julien les questions nécessaires pour pouvoir bien s’acquitter de sa commission.

—Ainsi, lui dit-elle en s’éloignant, une petite boîte ronde, de carton noir, bien lisse.

—Oui, madame, répondit Julien, de cet air dur que le danger donne aux hommes.

Elle monta au second étage du château pâle comme si elle fût allée à la mort. Pour comble de misère, elle sentit qu’elle était sur le point de se trouver mal; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit des forces.

—Il faut que j’aie cette boîte, se dit-elle en doublant le pas.

Elle entendit son mari parler au valet de chambre dans la chambre même de Julien. Heureusement ils passèrent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu’elle s’écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n’eut pas la conscience de celle-ci, car presque en même temps elle sentit le poli de la boîte de carton. Elle la saisit et disparut.

A peine fut-elle délivrée de la crainte d’être surprise par son mari, que l’horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire décidément se trouver mal.

Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu’il aime!

Assise sur une chaise dans l’antichambre de cet appartement, Mme de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce moment, l’étonnement tempérait la douleur. Julien parut, saisit la boîte, sans remercier, sans rien dire et courut dans sa chambre où il fit du feu et la brûla à l’instant. Il était pâle, anéanti, il s’exagérait l’étendue du danger qu’il venait de courir.

Le portrait de Napoléon, se disait-il en hochant la tête, trouvé caché chez un homme qui fait profession d’une telle haine pour l’usurpateur! trouvé par M. de Rênal, tellement ultra et tellement irrité! et pour comble d’imprudence, sur le carton blanc derrière le portrait des lignes écrites de ma main! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l’excès de mon admiration! et chacun de ces transports d’amour est daté! Il y en a d’avant-hier.

Toute ma réputation tombée, anéantie en un moment! se disait Julien, en voyant brûler la boîte et ma réputation est tout mon bien, je ne vis que par elle… et encore, quelle vie, grand Dieu!

Une heure après, la fatigue et la pitié qu’il sentait pour lui-même le disposaient à l’attendrissement. Il rencontra Mme de Rênal et prit sa main qu’il baisa avec plus de sincérité qu’il n’avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et presque au même instant repoussa Julien avec la colère de la jalousie. La fierté de Julien si récemment blessée en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de Rênal qu’une femme riche, il laissa tomber sa main avec dédain et s’éloigna. Il alla se promener pensif dans le jardin, bientôt un sourire amer parut sur ses lèvres.

—Je me promène là, tranquille comme un homme maître de son temps! Je ne m’occupe pas des enfants! je m’expose aux mots humiliants de M. de Rênal, et il aura raison. Il courut à la chambre des enfants.

Les caresses du plus jeune qu’il aimait beaucoup calmèrent un peu sa cuisante douleur.

Celui-là ne me méprise pas encore, pensa Julien. Mais bientôt il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse. Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l’on a acheté hier.

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