Le Rouge et le noir de Stendhal

CHAPITRE XIX

PENSER FAIT SOUFFRIR

Le grotesque des événements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions.

BARNAVE.

En replaçant les meubles ordinaires dans la chambre qu’avait occupée M. de La Mole, Julien trouva une feuille de papier très fort, pliée en quatre. Il lut au bas de la première page:

A.S.E.M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc.

C’était une pétition en grosse écriture de cuisinière.

«Monsieur le marquis,

»J’ai eu toute ma vie des principes religieux. J’étais dans Lyon, exposé aux bombes, lors du siège, en 93, d’exécrable mémoire. Je communie, je vais tous les dimanches à la messe en l’église paroissiale. Je n’ai jamais manqué au devoir pascal, même en 93, d’exécrable mémoire. Ma cuisinière, avant la Révolution j’avais des gens, ma cuisinière fait maigre le vendredi. Je jouis dans Verrières d’une considération générale, et j’ose dire méritée. Je marche sous le dais dans les processions à côté de M. le curé et de M. le maire. Je porte, dans les grandes occasions, un gros cierge acheté à mes frais. De tout quoi les certificats sont à Paris au ministère des Finances. Je demande à Monsieur le marquis le bureau de loterie de Verrières, qui ne peut manquer d’être bientôt vacant d’une manière ou d’une autre, le titulaire étant fort malade, et d’ailleurs votant mal aux élections; etc.

»DE CHOLIN.»

En marge de cette pétition était une apostille signée De Moirod, et qui commençait par cette ligne:

«J’ai eu l’honneur de parler yert du bon sujet qui fait cette demande», etc.

Ainsi, même cet imbécile de Cholin me montre le chemin qu’il faut suivre, se dit Julien.

Huit jours après le passage du roi de *** à Verrières ce qui surnageait des innombrables mensonges, sottes interprétations, discussions ridicules, etc., etc., dont avaient été l’objet, successivement, le roi, l’évêque d’Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le pauvre tombé de Moirod, qui dans l’espoir d’une croix, ne sortit de chez lui qu’un mois après sa chute, ce fut l’indécence extrême d’avoir bombardé dans la garde d’honneur Julien Sorel, fils d’un charpentier. Il Fallait entendre, à ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et matin, s’enrouaient au café, à prêcher l’égalité. Cette femme hautaine, Mme de Rênal, était l’auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les joues si fraîches du petit abbé Sorel la disaient de reste.

Peu après le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fièvre; tout à coup Mme de Rênal tomba dans des remords affreux. Pour la première fois, elle se reprocha son amour d’une façon suivie, elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute énorme elle s’était laissé entraîner. Quoique d’un caractère profondément religieux, jusqu’à ce moment elle n’avait pas songé à la grandeur de son crime aux yeux de Dieu.

Jadis, au couvent du Sacré-Coeur elle avait aimé Dieu avec passion; elle le craignit de même en cette circonstance. Les combats qui déchiraient son âme étaient d’autant plus affreux qu’il n’y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien éprouva que le moindre raisonnement l’irritait, loin de la calmer, elle y voyait le langage de l’enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislas, il était mieux venu à lui parler de sa maladie: elle prit bientôt un caractère grave. Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu’à la faculté de dormir; elle ne sortait point d’un silence farouche: si elle eût ouvert la bouche, c’eût été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes.

—Je vous en conjure, lui disait Julien dès qu’ils se trouvaient seuls, ne parlez à personne que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m’aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas.

Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rênal s’était mis dans la tête que pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C’était Farce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait haïr son amant qu’elle était si malheureuse.

—Fuyez-moi dit-elle un jour à Julien au nom de Dieu, quittez cette maison: c’est votre présence ici qui tue mon fils.

Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste j’adore son équité, mon crime est affreux et je vivais sans remords! C’était le premier signe de l’abandon de Dieu: je dois être punie doublement.

Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni exagération. Elle croit tuer son fils en m’aimant, et cependant la malheureuse m’aime plus que son fils. Voilà, je n’en puis douter, le remords qui la tue; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes façons?

Une nuit, l’enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rênal vint le voir. L’enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne put reconnaître son père. Tout à coup Mme de Rênal se jeta aux pieds de son mari: Julien vit qu’elle allait tout dire et se perdre à jamais.

Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal.

—Adieu! adieu! dit-il en s’en allant.

—Non, écoute-moi, s’écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à le retenir. Apprends toute la vérité. C’est moi qui tue mon fils. Je lui ai donné la vie, et je la lui reprends. Le ciel me punit; aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m’humilie moi-même: peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur.

Si M. de Rênal eût été un homme d’imagination, il savait tout.

—Idées romanesques, s’écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à embrasser ses genoux. Idées romanesques que tout cela! Julien, faites appeler le médecin à la pointe du jour.

Et il retourna se coucher. Mme de Rênal tomba à genoux, à demi évanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir.

Julien resta étonné.

Voilà donc l’adultère! se dit-il. Serait-il possible que ces prêtres si fourbes… eussent raison? Eux qui commettent tant de péchés, auraient le privilège de connaître la vraie théorie du péché? Quelle bizarrerie!…

Depuis vingt minutes que M. de Rênal s’était retiré Julien voyait la femme qu’il aimait, la tête appuyée sur le petit lit de l’enfant, immobile et presque sans connaissance. Voilà une femme d’un génie supérieur, réduite au comble du malheur parce qu’elle m’a connu, se dit-il.

Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se décider. Il ne s’agit plus de moi ici. Que m’importent les hommes et leurs plates simagrées? Que puis-je pour elle?… la quitter? Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu’il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à force d’être grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre.

Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. Et que sait-on, peut-être, malgré l’héritage qu’elle doit lui apporter, il fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand dieu! à ce c…’ d’abbé Maslon, qui prend prétexte de la maladie d’un enfant de six ans, pour ne plus bouger de cette maison et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu’elle sait de l’homme; elle ne voit que le prêtre.

—Va-t’en, lui dit tout à coup Mme de Rênal, en ouvrant les yeux.

—Je donnerais mille fois ma vie, pour savoir ce qui peut t’être le plus utile, répondit Julien: jamais je ne t’ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant seulement, je commence à t’adorer comme tu mérites de l’être. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu’il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c’est avec ignominie qu’il te chassera de sa maison; tout Verrières, tout Besançon parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relèveras de cette honte…

—C’est ce que je demande, s’écria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux.

—Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui!

—Mais je m’humilie moi-même, je me jette dans la fange; et, par là peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c’est peut-être une pénitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger, n’est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?… Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils. Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j’y cours.

—Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe? L’austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu… Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas…

—Ah! tu l’aimes, toi, dit Mme de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras.

Au même instant, elle le repoussa avec horreur.

—Je te crois! je te crois! continua-t-elle, après s’être remise à genoux; ô mon unique ami! ô pourquoi n’es-tu pas le père de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible péché de t’aimer mieux que ton fils.

—Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t’aime que comme un frère? C’est la seule expiation raisonnable elle peut apaiser la colère du Très-Haut.

—Et moi, s’écria-t-elle, en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t’aimerai-je comme un frère? Est-il en mon pouvoir de t’aimer comme un frère?

Julien fondait en larmes.

—Je t’obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t’obéirai quoi que tu m’ordonnes c’est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé d’aveuglement; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l’effet de mon départ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute, en te quittant pour huit jours. J’irai les passer dans la retraite où tu voudras. A l’abbaye de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles.

Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.

—Il m’est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon mari, si tu n’es pas là constamment pour m’ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journée.

Enfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse. Peu à peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace était brisée, sa raison avait connu l’étendue de son péché: elle ne put plus reprendre l’équilibre. Les remords restèrent et ils furent ce qu’ils devaient être dans un coeur si sincère. Sa vie fut le ciel et l’enfer: l’enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle était à ses pieds.

—Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les moments où elle osait se livrer à tout son amour: je suis damnée, irrésistiblement damnée. Tu es jeune, tu as cédé à mes séductions, le ciel peut te pardonner mais moi je suis damnée. Je le connais à un signe certain. J’ai peur: qui n’aurait pas peur devant la vue de l’enfer? Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas dès ce monde, et dans mes enfants, et j’aurai plus que je ne mérite. Mais toi, du moins, mon Julien, s’écriait-elle dans d’autres moments, es-tu heureux? Trouves-tu que je t’aime assez?

La méfiance et l’orgueil souffrant de Julien qui avait surtout besoin d’un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d’un sacrifice si grand, si indubitable et fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rênal. Elle a beau être noble, et moi le fils d’un ouvrier, elle m’aime… Je ne suis pas auprès d’elle un valet de chambre chargé des fonctions d’amant. Cette crainte éloignée, Julien tomba dans toutes les folies de l’amour, dans ses incertitudes mortelles.

—Au moins, s’écriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer ensemble! Hâtons-nous; demain peut-être, je ne serai plus à toi. Si le ciel me frappe dans mes enfants, c’est en vain que je chercherai à ne vivre que pour t’aimer, à ne pas voir que c’est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre à ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais; je deviendrais folle.

—Ah! si je pouvais prendre sur moi ton péché, comme tu m’offrais si généreusement de prendre la fièvre ardente de Stanislas!

Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien à sa maîtresse. Son amour ne fut plus seulement de l’admiration pour la beauté, l’orgueil de la posséder.

Leur bonheur était désormais d’une nature bien supérieure, la flamme qui les dévorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur eût paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvèrent plus la sérénité délicieuse, la félicité sans nuages le bonheur facile des premières époques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de Rênal était de n’être pas assez aimée de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime.

Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles:

—Ah! grand Dieu! je vois l’enfer, s’écriait tout à coup Mme de Rênal, en serrant la main de Julien d’un mouvement convulsif. Quels supplices horribles! je les ai bien mérités.

Elle le serrait, s’attachant à lui comme le lierre à la muraille.

Julien essayait en vain de calmer cette âme agitée. Elle lui prenait la main, qu’elle couvrait de baisers. Puis, retombée dans une rêverie sombre:

—L’enfer, disait-elle, l’enfer serait une grâce pour moi; j’aurais encore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l’enfer dès ce monde, la mort de mes enfants… Cependant à ce prix, peut-être mon crime me serait pardonné… Ah! grand Dieu! ne m’accordez point ma grâce à ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offensé; moi, moi. Je suis la seule coupable! J’aime un homme qui n’est point mon mari.

Julien voyait ensuite Mme de Rênal arriver à des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait à prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu’elle aimait.

Au milieu de ces alternatives d’amour, de remords et de plaisir les journées passaient pour eux avec la rapidité de l’éclair. Julien perdit l’habitude de réfléchir.

Mlle Élisa alla suivre un petit procès qu’elle avait à Verrières. Elle trouva M. Valenod fort piqué contre Julien. Elle haïssait le précepteur, et lui en parlait souvent.

—Vous me perdriez, monsieur, si je disais la vérité!… disait-elle un jour à M. Valenod. Les maîtres sont tous d’accord entre eux pour les choses importantes… On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques…

Après ces phrases d’usage, que l’impatiente curiosité de M. Valenod trouva l’art d’abréger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre.

Cette femme la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait environnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde; cette femme si fière, dont les dédains l’avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur. Et afin que rien ne manquât au dépit de M. le directeur du dépôt, Mme de Rênal adorait cet amant.

—Et ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s’est point donné de peine pour faire cette conquête, il n’est point sorti pour madame de sa froideur habituelle.

Élisa n’avait eu des certitudes qu’à la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin.

—C’est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dépit, que dans le temps il a refusé de m’épouser. Et moi imbécile, qui allais consulter Mme de Rênal! qui là priais de parler au précepteur!

Dès le même soir, M. de Rênal reçut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui se passait chez lui. Julien le vit pâlir en lisant cette lettre écrite sur du papier bleuâtre, et jeter sur lui des regards méchants. De toute la soirée, le maire ne se remit point de son trouble; ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la généalogie des meilleures familles de la Bourgogne.

CHAPITRE XX

LES LETTRES ANONYMES

Do not give dalliance

Too much the rein; the strongest oaths are straw

To the fire i’ the blood.

TEMPEST.

Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à son amie:

—Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons; je jurerais que cette grande lettre qu’il lisait en soupirant est une lettre anonyme.

Par bonheur Julien se fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rênal eut la folle idée que cet avertissement n’était qu’un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête absolument, et à l’heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l’instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte était-ce Mme de Rênal était-ce un mari jaloux?

Le lendemain de fort bonne heure, la cuisinière qui protégeait Julien lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en italien: Guardate alla pagina 130.

Julien frémit de l’imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attachée, avec une épingle, la lettre suivante écrite à la hâte, baignée de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rênal la mettait fort bien il fut touché de ce détail et oublia un peu l’imprudence effroyable.

Tu n’as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments où je crois n’avoir jamais lu jusqu’au fond de, ton âme. Tes regards m’effrayent. J’ai peur de toi. Grand Dieu! ne m’aurais-tu jamais aimée? En ce cas, que mon mari découvre nos amours, et qu’il m’enferme dans une éternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.

Ne m’aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie? Veux-tu me perdre? je t’en donne un moyen facile Va, montre cette lettre dans tout Verrières ou plutôt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t’aime; mais non, ne prononce pas un tel blasphème; dis-lui que je t’adore, que la vie n’a commencé pour moi que le jour où je t’ai vu; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n’avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois; que je t’ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.

Mais se connaît-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui, dis-lui pour l’irriter, que je brave tous les méchants, et qu’il n’est plus au monde qu’un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l’offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants!

N’en doute pas cher ami, s’il y a une lettre anonyme, elle vient de cet être odieux qui, pendant six ans, m’a poursuivie de sa grosse voix, du récit de ses sauts à cheval, de sa fatuité, et de l’énumération éternelle de tous ses avantages.

Y a-t-il une Lettre anonyme? méchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être pour la dernière fois jamais je n’aurais pu discuter froidement, comme je fais étant seule. De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariété pour vous? Oui les jours où vous n’aurez pas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est fait; demain, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j’ai reçu une lettre anonyme et qu’il faut à l’instant te faire un pont d’or, trouver quelque prétexte honnête, et sans délai te renvoyer à tes parents.

Hélas, cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois peut-être! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin voilà le seul moyen de parer l’effet de cette lettre anonyme; ce n’est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore. Hélas! combien j’en riais!

Tout le but de ma conduite, c’est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu’il n’en soit l’auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d’aller t’établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon mari ait l’idée d’y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu’il n’y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à Verrières, lie-toi d’amitié avec tout le monde, même avec les libéraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.

Ne va pas te fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme

tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces.

L’essentiel est que l’on croie à Verrières que tu vas entrer chez le

Valenod, ou chez tout autre, pour l’éducation des enfants.

Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s’y résoudre, eh bien! au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t’aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j’aime mieux mes enfants, parce qu’ils t’aiment. Quel remords! comment tout ceci finira-t-il?… Je m’égare… Enfin tu comprends ta conduite; sois doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux: ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l’opinion publique.

C’est toi qui vas me fournir la lettre anonyme arme-toi de patience et d’une paire de ciseaux. Coupé dans un livre les mots que tu vas voir; colle-les ensuite, avec de la colle à bouche sur la feuille de papier bleuâtre que je t’envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition chez toi; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre par lettre. Pour épargner ta peine, j’ai fait la lettre anonyme trop courte. Hélas! si tu ne m’aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue!

LETTRE ANONYME

«MADAME,

»Toutes vos petites menées sont connues, mais les personnes qui ont intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d’amitié pour vous, je vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes assez sage pour cela, votre mari croira que l’avis qu’il a reçu le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j’ai votre secret tremblez, malheureuse; il faut à cette heure marcher droit devant moi.»

»Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les façons de parler du directeur?) sors dans la maison, je te rencontrerai.

»J’irai dans le village, et reviendrai avec un visage troublé; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu’est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu’un inconnu m’aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu’à l’heure du dîner.

»Du haut des rochers, tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires vont bien, j’y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n’y aura rien.

»Ton coeur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m’aimes, avant de partir pour cette promenade? Quoi qu’il puisse arriver, sois sûr d’une chose: je ne survivrais pas d’un jour à notre séparation définitive. Ah, mauvaise mère! Ce sont deux mots vains que je viens d’écrire là, cher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer qu’à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler? Oui! que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l’homme que j’adore! Je n’ai déjà que trop trompé en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m’aimes plus. Je n’ai pas le temps de relire ma lettre. C’est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu’ils me coûteront davantage.»

CHAPITRE XXI

DIALOGUE AVEC UN MAÎTRE

Alas, our frailty is the cause, not we,

For such as we are made of, such we be.

TWELFTH NIGHT.

Ce fut avec un plaisir d’enfant que pendant une heure Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses élèves et leur mère; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage dont le calme l’effraya.

—La colle à bouche est-elle assez séchée? lui dit-elle.

Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment? Il était trop fier pour le lui demander; mais, jamais peut-être, elle ne lui avait plu davantage.

—Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle, avec le même sang-froid, on m’ôtera tout. Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-être un jour ma seule ressource.

Elle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge, rempli d’or et de quelques diamants.

—Partez maintenant, lui dit-elle.

Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d’un pas rapide et sans le regarder.

Depuis l’instant qu’il avait ouvert la lettre anonyme, l’existence de M. de Rênal avait été affreuse. Il n’avait pas été aussi agité depuis un duel qu’il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l’avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: N’est-ce pas là une écriture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l’a écrite? Il passait en revue toutes celles qu’il connaissait à Verrières, sans pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre? quel est cet homme? Ici pareille incertitude; il était jalousé et sans doute haï de la plupart de ceux qu’il connaissait. Il faut consulter ma femme, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il était abîmé.

A peine levé:

—Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tête, c’est d’elle surtout qu’il faut que je me méfie; elle est mon ennemie en ce moment. Et de colère, les larmes lui vinrent aux yeux.

Par une juste compensation de la sécheresse de coeur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M. de Rênal redoutait le plus, étaient ses deux amis les plus intimes.

Après ceux-là, j’ai dix amis peut-être, et il les passa en revue, estimant à mesure le degré de consolation qu’il pourrait tirer de chacun. A tous! à tous, s’écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrême plaisir! Par bonheur, il se croyait fort envié, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de *** venait d’honorer à jamais en y couchant, il avait fort bien arrangé son château de Vergy. La façade était peinte en blanc, et les fenêtres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolé par l’idée de cette magnificence. Le fait est que ce château était aperçu de trois ou quatre lieues de distance, au grand détriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait laissé l’humble couleur grise donnée par le temps.

M. de Rênal pouvait compter sur les larmes et la pitié d’un de ses amis, le marguillier de la paroisse, mais c’était un imbécile qui pleurait de tout. Cet homme était cependant sa seule ressource.

Quel malheur est comparable au mien! s’écria-t-il avec rage; quel isolement!

Est-il possible se disait cet homme vraiment à plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n’aie pas un ami à qui demander conseil, car ma raison s’égare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros! s’écria-t-il avec amertume. C’étaient les noms de deux amis d’enfance qu’il avait éloignés par ses hauteurs en 1814. Ils n’étaient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d’égalité sur lequel ils vivaient depuis l’enfance.

L’un d’eux, Falcoz, homme d’esprit et de coeur, marchand de papier à Verrières, avait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du département et entrepris un journal. La congrégation avait résolu de le ruiner: son journal avait été condamné, son brevet d’imprimeur lui avait été retiré. Dans ces tristes circonstances, il essaya d’écrire à M. de Rênal pour la première fois depuis dix ans. Le maire de Verrières crut devoir répondre en vieux Romain: Si le ministre du roi me faisait l’honneur de me consulter, je lui dirais: Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de province et mettez l’imprimerie en monopole comme le tabac. Cette lettre à un ami intime, que tout Verrières admira dans le temps, M. de Rênal sen rappelait les termes avec horreur. Qui m’eût dit qu’avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regratterais un jour? Ce fut dans ces transports de colère, tantôt contre lui-même, tantôt contre tout ce qui l’entourait, qu’il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n’eut pas l’idée d’épier sa femme.

Je suis accoutumé à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la remplacer. Alors il se complaisait dans l’idée que sa femme était innocente; cette façon de voir ne le mettait pas dans la nécessité de montrer du caractère, et l’arrangeait bien mieux; combien de femmes calomniées n’a-t-on pas vues!

Mais quoi! s’écriait-il tout à coup en marchant d’un pas convulsif; souffrirai-je comme si j’étais un homme de rien, un va-nu-pieds, quelle se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout Verrières fasse des gorges chaudes sur ma débonnaireté? Que n’a-t-on pas dit de Charmier (c’était un mari notoirement trompé du pays)? Quand on le nomme, le sourire n’est-il pas sur toutes les lèvres? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah, Charmier, dit-on! le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi le nom de l’homme qui fait son opprobre.

Grâce au ciel, disait M. de Rênal dans d’autres moments, je n’ai point de fille, et la façon dont je vais punir la mère ne nuira point à l’établissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme et les tuer tous les deux dans ce cas le tragique de l’aventure en ôtera peut-être le ridicule. Cette idée lui sourit; il la suivit dans tous ses détails. Le code pénal est pour moi, et, quoiqu’il arrive, notre congrégation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son couteau de chasse qui était fort tranchant; mais l’idée du sang lui fit peur.

Je puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser; mais quel éclat dans Verrières et même dans tout le département! Après la condamnation du journal de Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de prison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet écrivailleur ose se remontrer dans Besançon, il peut me tympaniser avec adresse et de façon à ce qu’il soit impossible de l’amener devant les tribunaux. L’amener devant les tribunaux… L’insolent insinuera de mille façons qu’il a dit vrai. Un homme bien né, qui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris, ô mon Dieu! quel abîme! voir l’antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule… Si je voyage jamais, il faudra changer de nom quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma forcé. Quel comble de misère!

Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre à Paris avec Julien, on le saura à Verrières, et je serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s’aperçut alors à la pâleur de sa lampe que le jour commençait à paraître. Il alla chercher un peu d’air frais au jardin. En ce moment il était presque résolu à ne point faire d’éclat, par cette idée surtout qu’un éclat comblerait de joie ses bons amis de Verrières.

La promenade au jardin le calma un peu. Non, s’écria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m’est trop utile. Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n’avait pour toute parente que la marquise de R… vieille, imbécile et méchante.

Une idée d’un grand sens lui apparut, mais l’exécution demandait une force de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait. Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment où elle m’impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fière, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu’elle n’ait hérité de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de Verrières. Quoi, diront-ils, il n’a pas su même se venger de sa femme! Ne vaudrait-il as mieux m’en tenir aux soupçons et ne rien vérifier? A ors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.

Un instant après M. de Rênal repris par la vanité blessée se rappelait laborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou Cercle noble de Verrières, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s’égayer aux dépens d’un mari trompé. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles!

Dieu! que ma femme n’est-elle morte! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf! j’irais passer six mois à Paris dans les meilleures sociétés. Après ce moment de bonheur donné par l’idée du veuvage son imagination en revint aux moyens de s’assurer de la vérité. Répandrait-il à minuit, après que tout le monde serait couché une légère couche de son devant la porte de la chambré de Julien? Le lendemain matin, au jour, il verrait l’impression des pas.

Mais ce moyen ne vaut rien, s’écria-t-il tout à coup avec rage, cette coquine d’Élisa s’en apercevrait, et l’on saurait bientôt dans la maison que je suis jaloux.

Dans un autre conte fait au Casino, un mari s’était assuré de sa mésaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scellé la porte de sa femme et celle du galant.

Après tant d’heures d’incertitudes, ce moyen d’éclaircir son sort lui semblait décidément le meilleur, et il songeait à s’en servir, lorsque au détour d’une allée il rencontra cette femme qu’il eût voulu voir morte.

Elle revenait du village. Elle était allée entendre la messe dans l’église de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais à laquelle elle ajoutait foi, prétend que la petits église dont on se sert aujourd’hui était la chapelle du château du sire de Vergy. Cette idée obséda Mme de Rênal tout le temps qu’elle comptait passer à prier dans cette église. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien à la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son coeur.

Mon sort, se dit-elle, dépend de ce qu’il va penser en m’écoutant. Après ce quart d’heure fatal, peut-être ne trouverai-je plus l’occasion de lui parler. Ce n’est pas un être sage et dirigé par la raison. Je pourrais alors, à l’aide de ma faible raison, prévoir ce qu’il fera ou dira. Lui décidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habileté, dans l’art de diriger les idées de ce fantasque, que sa colère rend aveugle, et empêche de voir la moitié des choses. Grand Dieu! il me faut du talent, du sang-froid; où les prendre?

Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en désordre annonçaient qu’il n’avait pas dormi.

Elle lui remit une lettre décachetée mais repliée. Lui, sans l’ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous.

—Voici une abomination, lui dit-elle, qu’un homme de mauvaise mine, qui prétend vous connaître et vous devoir de la reconnaissance, m’a remise comme je passais derrière le jardin du notaire. J’exige une chose de vous, c’est que vous renvoyiez à ses parents, et sans délai, ce M. Julien.

Mme de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu avant le moment, pour se débarrasser de l’affreuse perspective d’avoir à le dire.

Elle fut saisie de joie en voyant celle qu’elle causait à son mari. A la fixité du regard qu’il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait deviné juste. Au lieu de s’affliger de ce malheur fort réel, quel génie, pensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans aucune expérience! A quoi n’arrivera-t-il pas par la suite? Hélas! alors ses succès feront qu’il m’oubliera.

Ce petit acte d’admiration pour l’homme qu’elle adorait la remit tout à fait de son trouble.

Elle s’applaudit de sa démarche. Je n’ai pas été indigne de Julien, se dit-elle, avec une douce et intime volupté.

Sans dire un mot, de peur de s’engager, M. de Rênal examinait la seconde lettre anonyme composée, si le lecteur s’en souvient, de mots imprimés collés sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de toutes les façons, se disait M. de Rênal accablé de fatigue.

Encore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma femme! Il fut sur le point de l’accabler des injures les plus grossières, la perspective de l’héritage de Besançon l’arrêta à grande peine. Dévoré du besoin de s’en prendre à quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit à se promener à grands pas, il avait besoin de s’éloigner de sa femme. Quelques instants après, il revint auprès d’elle, et plus tranquille.

—Il s’agit de prendre un parti et de renvoyer Julien lui dit-elle aussitôt; ce n’est après tout que le fils d’un ouvrier. Vous le dédommagerez par quelques écus, et d’ailleurs il est savant et trouvera facilement à se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-préfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort…

—Vous parlez là comme une sotte que vous êtes s’écria M. de Rênal d’une voix terrible. Quel bon sens peut-on espérer d’une femme? Jamais vous ne prêtez attention à ce qui est raisonnable, comment sauriez-vous quelque chose? Votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d’activité que pour la chasse aux papillons êtres faibles et que nous sommes malheureux d’avoir dans nos familles…

Mme de Rênal le laissait dire, et il dit longtemps; il passait sa colère, c’est le mot du pays.

—Monsieur, lui répondit-elle enfin, je parle comme une femme outragée dans son honneur, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de plus précieux.

Mme de Rênal eut un sang-froid inaltérable pendant toute cette pénible conversation, de laquelle dépendait la possibilité de vivre encore sous le même toit avec Julien. Elle cherchait les idées qu’elle croyait les plus propres à guider la colère aveugle de son mari. Elle avait été insensible à toutes les réflexions injurieuses qu’il lui avait adressées, elle ne les écoutait pas, elle songeait alors à Julien. Sera-t-il content de moi?

—Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de cadeaux, peut être innocent, dit-elle enfin, mais il n’en est pas moins l’occasion du premier affront que je reçois… Monsieur! quand j’ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.

—Voulez-vous faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi? vous faites bouillir du lait à bien des gens dans Verrières.

—Il est vrai, on envie généralement l’état de prospérité où la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville… Eh bien! je vais engager Julien à vous demander un congé pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier.

—Gardez-vous d’agir, reprit M. de Rênal avec assez de tranquillité. Ce que j exige avant tout, c’est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la colère, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit Monsieur est sur l’oeil.

—Ce jeune homme n’a point de tact, reprit Mme de Rênal, il peut être savant, vous vous y connaissez, mais ce n’est au fond qu’un véritable paysan. Pour moi, je n’en ai jamais eu bonne idée depuis qu’il a refusé d’épouser Élisa; c’était une fortune assurée; et cela sous prétexte que quelquefois, en secret, elle fait des visites à M. Valenod.

—Ah! dit M. de Rênal, élevant le sourcil d’une façon démesurée, quoi,

Julien vous a dit cela?

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