Le Rouge et le noir de Stendhal

CHAPITRE VI

L’ENNUI

Non so più cosa son,

Cosa faccio.

MOZART: Figaro.

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.

Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l’oreille:

—Que voulez-vous ici, mon enfant?

Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question.

—Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.

Mme de Rênal resta interdite; ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes, qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille; elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants!

—Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin?

Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu’il réfléchit un instant.

—Oui, madame, dit-il timidement.

Mme de Rênal était si heureuse, qu’elle osa dire à Julien:

—Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants?

—Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi?

—N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez?

S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien: dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal de son côté était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’à l’ordinaire parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et le ton rébarbatif. Pour l’âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.

—Entrons, monsieur, lui dit-elle d’un air assez embarrassé.

De sa vie, une sensation purement agréable n’avait aussi profondément ému Mme de Rênal; jamais une apparition aussi gracieuse n’avait succédé à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ses jolis enfants, si soignés par elle, ne tomberaient pas dans les mains d’un prêtre sale et grognon. A peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air étonné, à l’aspect d’une maison si belle, était une grâce de plus aux yeux de Mme de Rênal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir un habit noir.

—Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle, en s’arrêtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin?

Ces mots choquèrent l’orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d’heure.

—Oui, madame, lui dit-il, en cherchant à prendre un air froid. Je sais le latin aussi bien que M. le curé et même quelquefois il a la bonté de dire mieux que lui.

Mme de Rênal trouva que Julien avait l’air fort méchant; il s’était arrêté à deux pas d’elle. Elle s’approcha et lui dit à mi-voix:

—N’est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes enfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons?

Ce ton si doux et presque suppliant d’une si belle dame fit tout à coup oublier à Julien ce qu’il devait à sa réputation de latiniste. La figure de Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des vêtements d’été d’une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrêmement et dit avec un soupir, et d’une voix défaillante:

—Ne craignez rien, madame, je vous obéirai en tout.

Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut tout à fait dissipée, que Mme de Rênal fut frappée de l’extrême beauté de Julien. La forme presque féminine de ses traits, et son air d’embarras, ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide elle-même. L’air mâle que l’on trouve communément nécessaire à la beauté d’un homme lui eût fait peur.

—Quel âge avez-vous, monsieur? dit-elle à Julien.

—Bientôt dix-neuf ans.

—Mon fils aîné a onze ans, reprit Mme de Rênal tout à fait rassurée, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son père a voulu le battre; l’enfant a été malade pendant toute une semaine, et cependant c’était un bien petit coup.

Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon père m’a battu. Que ces gens riches sont heureux!

Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l’âme du précepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidité, et voulut l’encourager.

—Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une grâce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s’en rendre compte.

—On m’appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la première fois de ma vie dans une maison étrangère j’ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n’ai jamais été au collège, j’étais trop pauvre; je n’ai jamais parlé à d’autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la Légion d’honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de moi. Mes frères m’ont toujours battu, ne les croyez pas s’ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n’aurai jamais mauvaise intention.

Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rênal. Tel est l’effet de la grâce parfaite quand elle est naturelle au caractère, et que surtout là personne qu’elle décore ne songe pas à avoir de la grâce; Julien, qui se connaissait fort bien en beauté féminine eût juré dans cet instant qu’elle n’avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l’idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de son idée, un instant après, il se dit: Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m’être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal lui adressait deux ou trois mots d’instruction sur la façon de débuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pâle; il dit, d’un air contraint:

—Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rênal, et la porter à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et par réflexion choquée. Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres, l’avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-même, il lui sembla qu’elle n’avait pas été assez rapidement indignée.

M. de Rênal qui avait entendu parler, sortit de son cabinet, du même air majestueux et paterne qu’il prenait lorsqu’il faisait des mariages à la mairie, il dit à Julien:

—Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient.

Il fit entrer Julien dans un cabinet et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte fermée, M. de Rênal s’assit avec gravité.

—M. le curé m’a dit que vous étiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content j’aiderai à vous faire par la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois; mais j’exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent à votre père.

M. de Rênal était piqué contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait été plus fin que lui.

—Maintenant, monsieur, car d’après mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur et vous sentirez l’avantage d’entrer dans une maison de gens comme il faut, maintenant, monsieur, il n’est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l’ont-il aperçu? dit M. de Rênal à sa femme.

—Non, mon ami, répondit-elle, d’un air profondément pensif.

—Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand le marchand de draps.

Plus d’une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau précepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même place. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julien, en l’examinant elle oubliait d’en avoir peur. Julien ne songeait point à elle, malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce moment n’était que celle d’un enfant; il lui semblait avoir vécu des années depuis l’instant où, trois heures auparavant, il était tremblant dans l’église. Il remarqua l’air glacé de Mme de Rênal, il comprit qu’elle était en colère de ce qu’il avait osé lui baiser la main. Mais le sentiment d’orgueil que lui donnait le contact d’habits si différents de ceux qu’il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de lui-même, et il avait tant envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rênal le contemplait avec des yeux étonnés.

—De la gravité, monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être respecté de mes enfants et de mes gens.

—Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans ces nouveaux habits; moi, pauvre paysan, je n’ai jamais porté que des vestes; j’irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre.

—Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rênal à sa femme.

Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, Mme de Rênal déguisa la vérité à son mari.

—Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysan, vos prévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer avant un mois.

—Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu’il pourra m’en coûter, et Verrières sera accoutumée à voir un précepteur aux enfants de M. de Rênal. Ce but n’eût point été rempli si j’eusse laissé à Julien l’accoutrement d’un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai bien entendu l’habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l’ai couvert.

L’heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de Rênal. Les enfants auxquels l’on avait annoncé le nouveau précepteur, accablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C’était un autre homme. C’eût été mal parler que de dire qu’il était grave; c’était la gravité incarnée. Il fut présenté aux enfants, et leur parla d’un air qui étonna M. de Rênal lui-même.

—Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c’est que de réciter une leçon. Voici la sainte Bible dit-il en leur montrant un petit volume in-32, relié en noir. C’est particulièrement l’histoire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c’est la partie qu’on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent réciter des leçons faites-moi réciter la mienne.

Adolphe, l’aîné des enfants, avait pris le livre.

—Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi les trois premiers mots d’un alinéa. Je réciterai par coeur le livre sacré, règle de notre conduite à tous, jusqu’à ce que vous m’arrêtiez.

Adolphe ouvrit le livre, lut deux mots, et Julien récita toute la page, avec la même facilité que s’il eût parlé français. M. de Rênal regardait sa femme d’un air de triomphe. Les enfants voyant l’étonnement de leurs parents, ouvraient de grandes yeux. Un domestique vint à la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d’abord immobile, et disparut ensuite. Bientôt la femme de chambre de madame, et la cuisinière, arrivèrent près de la porte, alors Adolphe avait déjà ouvert le livre en huit endroits, et Julien récitait toujours avec la même facilité.

—Ah! mon Dieu! le joli petit prêtre, dit tout haut la cuisinière, bonne fille fort dévote.

L’amour-propre de M. de Rênal était inquiet; loin de songer à examiner le précepteur, il était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques mots latins enfin, il put dire un vers d’Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il répondit en fronçant le sourcil:

—Le saint ministère auquel je me destine m’a défendu de lire un poète aussi profane.

M. de Rênal cita un assez grand nombre de prétendus vers d’Horace. Il expliqua à ses enfants ce que c’était qu’Horace; mais les enfants, frappés d’admiration, ne faisaient guère attention à ce qu’il disait. Ils regardaient Julien.

Les domestiques étant toujours à la porte, Julien crut devoir prolonger l’épreuve:

—Il faut dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m’indique aussi un passade du livre saint.

Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d’un alinéa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât au triomphe de M. de Rênal, comme Julien récitait, entrèrent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-préfet de l’arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de monsieur; les domestiques eux-mêmes n’osèrent pas le lui refuser.

Le soir tout Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille. Julien répondait à tous d’un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire s’étendit si rapidement dans la ville, que peu de jours après M. de Rênal, craignant qu’on ne le lui enlevât, lui proposa de signer un engagement de deux ans.

—Non, monsieur, répondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à rien n’est point égal. Je le refuse.

Julien sut si bien faire que moins d’un mois après son arrivée dans la

maison, M. de Rênal lui-même le respectait. Le curé étant brouillé avec

MM. de Rênal et Valenod, personne ne put trahir l’ancienne passion de

Julien pour Napoléon, il n’en parlait qu’avec horreur..

CHAPITRE VII

LES AFFINITÉS ÉLECTIVES

Ils ne savent toucher le coeur qu’en le froissant.

UN MODERNE.

Les enfants l’adoraient, lui ne les aimait point; sa pensée était ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l’impatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son arrivée avait en quelque sorte chassé l’ennui de la maison, il fut un bon précepteur. Pour lui, il n’éprouvait que haine et horreur pour la haute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table ce qui explique peut-être la haine et l’horreur. Il y eut certains dîners d’apparat où il put à grand-peine contenir sa haine pour tout ce qui l’environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le de chez M. de Rênal, Julien fut sur le point de se trahir; il se sauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants. Quels éloges de la probité, s’écria-t-il! on dirait que c’est la seule vertu; et cependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui évidemment a doublé et triplé sa fortune, depuis qu’il administre le bien des pauvres! je parierais qu’il gagne même sur les fonds destinés aux enfants trouvés, à ces pauvres, dont la misère est encore plus sacrée que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je suis une sorte d’enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de toute ma famille.

Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son bréviaire dans un petit bois, qu’on appelle le Belvédère, et qui domine le Cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux frères, qu’il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel habit noir, par l’air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère qu’il avait pour eux, qu’ils l’avaient battu au point de le laisser évanoui et tout sanglant. Mme de Rênal, se promenant avec M. Valenod et le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu’il donna de la jalousie à M. Valenod.

Il prenait l’alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal fort belle, mais il la haïssait à cause de sa beauté; c’était le premier écueil qui avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l’avait porté à lui baiser la main.

Élisa, la femme de chambre de Mme de Rênal, n’avait pas manqué de devenir amoureuse du jeune précepteur; elle en parlait souvent à sa maîtresse. L’amour de Mlle Élisa avait valu à Julien la haine d’un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa: Vous ne voulez plus me parler, depuis que ce précepteur crasseux est entré dans la maison. Julien ne méritait pas cette injure; mais, par instinct de joli garçon, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé. A la soutane près c’était le costume que portait Julien.

Mme de Rênal remarqua qu’il parlait plus souvent que de coutume à Mlle Élisa; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu’il était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c’est pour ces petits soins qu’Élisa lui était utile. Cette extrême pauvreté, qu’elle ne soupçonnait pas, toucha Mme de Rênal, elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n’osa pas; cette résistance intérieure fut le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de Julien, et le sentiment d’une joie pure et tout intellectuelle, étaient synonymes pour elle. Tourmentée par l’idée de la pauvreté de Julien, Mme de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge:

—Quelle duperie! répondit-il. Quoi! faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? cc serait dans le cas où il se négligerait qu’il faudrait stimuler son zèle.

Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir; elle ne l’eût pas remarquée avant l’arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l’extrême propreté de la mise d’ailleurs fort simple du jeune abbé, sans se dire: Ce pauvre garçon, comment peut-il faire?

Peu à peu, elle eut pitié de tout ce qui manquait à Julien, au lieu d’en être choquée.

Mme de Rênal était une de ces femmes de province, que l’on peut très bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu’on les voit. Elle n’avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas de parler. Douée d’une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de bonheur naturel à tous les êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers, au milieu desquels le hasard l’avait jetée.

On l’eût remarquée pour le naturel et la vivacité d’esprit, si elle eût reçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d’héritière, elle avait été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées du Sacré-Coeur de Jésus, et animées d’une haine violente pour les Français ennemis des jésuites. Mme de Rênal s’était trouvée assez de sens pour oublier bientôt, comme absurde, tout ce qu’elle avait appris au couvent; mais elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries précoces dont elle avait été l’objet, en sa qualité d’héritière d’une grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée, lui avaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l’apparence de la condescendance la plus parfaite, et d’une abnégation de volonté, que les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui faisait l’orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme était en effet le résultat de l’humeur la plus altière. Telle princesse, citée à cause de son orgueil, prête infiniment plus d’attention à ce que ses gentilshommes font autour d’elle, que cette femme si douce, si modeste en apparence, n’en donnait à tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu’à l’arrivée de Julien, elle n’avait réellement eu d’attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilité de cette âme, qui, de la vie, n’avait adoré que Dieu, quand elle était au Sacré-Coeur de Besançon.

Sans qu’elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d’un de ses fils la mettait presque dans le même état que si l’enfant eût été mort. Un éclat de rire grossier, un haussement d’épaules, accompagné de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d’épanchement l’avait portée à faire à son mari, dans les premières années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le coeur de Mme de Rênal. Voilà ce qu’elle trouva au milieu des flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière pour parler de ce genre de chagrins, même à son amie Mme Derville, elle se figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent, de préséance ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre.

Après de longues années, Mme de Rênal n’était pas encore accoutumée à ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre.

De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté, dans la sympathie de cette âme noble et fière. Mme de Rênal lui eut bientôt pardonné son ignorance extrême gui était une grâce de plus, et la rudesse de ses façons qu’elle parvint à corriger. Elle trouva qu’il valait la peine de l’écouter, même quand on parlait des choses les plus communes, même quand il s’agissait d’un pauvre chien écrasé, comme il traversait la rue, par la charrette d’un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis qu’elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués de Julien. La générosité, la noblesse d’âme, l’humanité lui semblèrent peu à peu n’exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et même l’admiration que ces vertus excitent chez les âmes bien nées.

A Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite simplifiée; mais à Paris, l’amour est fils des romans. Le jeune précepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre romans et jusque dans les couplets du Gymnase, l’éclaircissement de leur position. Les romans leur auraient tracé le rôle à jouer, montré le modèle à imiter, et ce modèle, tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en rechignant, la vanité eût forcé Julien à le suivre.

Dans une petite ville de l’Aveyron ou des Pyrénées, le moindre incident eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres un jeune homme pauvre, et qui n’est qu’ambitieux parce que la délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l’argent, voit tous les jours une femme de trente ans sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel.

Souvent, en songeant à la pauvreté du jeune précepteur, Mme de Rênal était attendrie jusqu’aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant tout à fait.

—Eh, madame, vous serait-il arrivé quelque malheur!

—Non, mon ami, lui répondit-elle; appelez les enfants, allons nous promener.

Elle prit son bras et s’appuya d’une façon qui parut singulière à

Julien. C’était pour la première fois qu’elle l’avait appelé mon ami.

Vers fa fin de la promenade, Julien remarqua qu’elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas.

—On vous aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l’unique héritière d’une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de présents… Mes fils font des progrès… si étonnants… que je voudrais vous prier d’accepter un petit présent, comme marque de ma reconnaissance. Il ne s’agit que de quelques louis pour vous faire du linge. Mais… ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de parler.

—Quoi, madame? dit Julien.

—Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tête, de parler de ceci à mon mari.

—Je suis petit, madame mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s’arrêtant, les yeux brillants de colère, et se relevant de toute sa hauteur, c’est à quoi vous n’avez pas assez réfléchi. Je serais moins qu’un valet, si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi que ce soit de relatif à mon argent.

Mme de Rênal était atterrée.

—M. le maire, continua Julien, m’a remis cinq fois trente-six francs depuis que j’habite sa maison; je suis prêt à montrer mon livre de dépenses à M. de Rênal et à qui que ce soit, même à M. Valenod qui me hait.

A la suite de cette sortie, Mme de Rênal était restée pâle et tremblante, et la promenade se termina sans que ni l’un ni l’autre pût trouver un prétexte pour renouer le dialogue. L’amour pour Mme de Rênal devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien; quant à elle, elle le respecta elle l’admira, elle en avait été grondée. Sous prétexte de réparer l’humiliation involontaire qu’elle lui avait causée, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces manières fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rênal. Leur effet fut d’apaiser en partie la colère de Julien; il était loin d’y voir rien qui pût ressembler à un goût personnel.

—Voilà, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient et croient ensuite pouvoir tout réparer, par quelques singeries!

Le coeur de Mme de Rênal était trop plein, et encore trop innocent, pour que, malgré ses résolutions à cet égard, elle ne racontât pas à son mari l’offre qu’elle avait faite à Julien, et la façon dont elle avait été repoussée.

—Comment, reprit M. de Rênal vivement piqué, avez-vous pu tolérer un refus de la part d’un domestique?

Et comme Mme de Rênal se récriait sur ce mot:

—Je parle, madame, comme feu M. le prince de Condé, présentant ses chambellans à sa nouvelle épouse: «Tous ces gens-là, lui dit-il, sont nos domestiques.» Je vous ai lu ce passage des Mémoires de Besenval, essentiel pour les préséances. Tout ce qui n’est pas gentilhomme, qui vit chez vous et reçoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire deux mots à ce monsieur Julien, et lui donner cent francs.

—Ah! mon ami, dit Mme de Rênal tremblante, que ce ne soit pas du moins devant les domestiques!

—Oui, ils pourraient être jaloux et avec raison, dit son mari, en s’éloignant et pensant à la quotité de la somme.

Mme de Rênal tomba sur une chaise, presque évanouie de douleur. Il va humilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari et se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences.

Lorsqu’elle revit Julien, elle était toute tremblante, sa poitrine était tellement contractée qu’elle ne put parvenir à prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu’elle serra.

—Eh bien, mon ami, lui dit-elle enfin, êtes-vous content de mon mari?

—Comment ne le serais-je pas? répondit Julien avec un sourire amer; il m’a donné cent francs.

Mme de Rênal le regarda comme incertaine.

—Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que

Julien ne lui avait jamais vu.

Elle osa aller jusque chez le libraire de Verrières, malgré son affreuse réputation de libéralisme. Là, elle choisit pour dix louis de livres qu’elle donna à ses fils. Mais ces livres étaient ceux qu’elle savait que Julien désirait. Elle exigea que là, dans la boutique du libraire, chacun des enfants écrivît son nom sur les livres qui lui étaient échus en partage. Pendant que Mme de Rênal était heureuse de la sorte de réparation qu’elle avait l’audace de faire à Julien, celui-ci était étonné de la quantité de livres qu’il apercevait chez le libraire. Jamais il n’avait osé entrer en un lieu aussi profane; son coeur palpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le coeur de Mme de Rênal, il rêvait profondément au moyen qu’il y aurait, pour un jeune étudiant en théologie, de se procurer quelques-uns de ces livres. Enfin il eut l’idée qu’il serait possible, avec de l’adresse, de persuader à M. de Rênal qu’il fallait donner pour sujet de thème à ses fils l’histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Après un mois de soins, Julien vit réussir cette idée, et à un tel point, que, quelque temps après, il osa hasarder, en parlant à M. de Rênal, la mention d’une action bien autrement pénible pour le noble maire, il s’agissait de contribuer à la fortune d’un libéral, en prenant un abonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait bien qu’il était sage de donner à son fils aîné l’idée de visu de plusieurs ouvrages qu’il entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu’il serait à l’École militaire, mais Julien voyait M. le maire s’obstiner à ne pas aller plus loin. Il soupçonnait une raison secrète, mais ne pouvait la deviner.

—Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu’il y aurait une haute inconvenance à ce que le nom d’un bon gentilhomme tel qu’un Rênal parût sur le sale registre du libraire.

Le front de M. de Rênal s’éclaircit.

—Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d’un ton plus humble, pour un pauvre étudiant en théologie, si l’on pouvait un jour découvrir que son nom a été sur le registre d’un libraire loueur de livres. Les libéraux pourraient m’accuser d’avoir demandé les livres les plus infâmes; qui sait même s’ils n’iraient pas jusqu’à écrire après mon nom les titres de ces livres pervers.

Mais Julien s’éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l’expression de l’embarras et de l’humeur. Julien se tut. Je tiens mon homme, se dit-il.

Quelques jours après, l’aîné des enfants interrogeant Julien sur un livre annoncé dans la Quotidienne, en présence de M. de Rênal:

—Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobin dit le jeune précepteur, et cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolphe, on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos gens.

—Voilà une idée qui n’est pas mal, dit M. de Rênal évidemment fort joyeux.

—Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien, de cet air grave et presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient le succès des affaires qu’ils ont le plus longtemps désirées, il faudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madame, et le domestique lui-même.

—Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rênal, d’un air hautain. Il voulait cacher l’admiration que lui donnait le savant mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants.

La vie de Julien se composait ainsi d’une suite de petites négociations, et leur succès l’occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence marquée qu’il n’eût tenu qu’à lui de lire dans le coeur de Mme de Rênal.

La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verrières. Là, comme à la scierie de son père, il méprisait profondément les gens avec qui il vivait, et en était haï. Il voyait chaque jour dans les récits faits par le sous-préfet, par M. Valenod, par les autres amis de la maison, à l’occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à la réalité. Une action lui semblait-elle admirable? c’était celle-là précisément qui attirait le blâme des gens qui l’environnaient. Sa réplique intérieure était toujours: Quels monstres ou quels sots! Le plaisant, avec tant d’orgueil, c’est que souvent il ne comprenait absolument rien à ce dont on parlait.

De la vie, il n’avait parlé avec sincérité qu’au vieux chirurgien-major; le peu d’idées qu’il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit circonstancié des opérations les plus douloureuses; il se disait: Je n’aurais pas sourcillé.

La première fois que Mme de Rênal essaya avec lui une conversation étrangère à l’éducation des enfants, il se mit à parler d’opérations chirurgicales; elle pâlit et le pria de cesser.

Julien ne savait rien au-delà. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rênal, le silence le plus singulier s’établissait entre eux dès qu’ils étaient seuls. Dans le salon, quelle que fût l’humilité de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui, elle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiète, car son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n’était nullement tendre.

D’après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne société, telle que l’avait vue le vieux chirurgien-major, dès qu’on se taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se sentait humilié comme si ce silence eût été son tort particulier. Cette sensation était cent fois plus pénible dans le tête-à-tête. Son imagination remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles, sur ce qu’un homme doit dire quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était dans les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air sévère, pendant ses longues promenades avec Mme de Rênal et les enfants, était augmenté par les souffrances les plus cruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de misère, il voyait et s’exagérait son absurdité, mais ce qu’il ne voyait pas, c’était l’expression de ses yeux; ils étaient si beaux et annonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n’en avait pas. Mme de Rênal remarqua que, seul avec elle, il n’arrivait jamais à dire quelque chose de bien que lorsque, distrait par quelque événement imprévu, il ne songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison ne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et brillantes, elle jouissait avec délices des éclairs d’esprit de Julien.

Depuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est sévèrement bannie des moeurs de la province. On a peur d’être destitué. Les fripons cherchent un appui dans la congrégation; et l’hypocrisie a fait les plus beaux progrès même dans les classes libérales. L’ennui redouble. Il ne reste d’autre plaisir que la lecture et l’agriculture.

Mme de Rênal, riche héritière d’une tante dévote mariée à seize ans à un bon gentilhomme, n’avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l’amour. Ce n’était guère que son confesseur, le bon curé Chélan, qui lui avait parlé de l’amour, à propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une image si dégoûtante, que ce mot ne lui représentait que l’idée du libertinage le plus abject. Elle recardait comme une exception, ou même comme tout à fait hors de nature, l’amour tel qu’elle l’avait trouvé dans le très petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, Mme de Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin de se faire le plus petit reproche.

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