L’Épouvante

Chapitre 8L’inquiétude

 

Onésime Coche s’éveilla vers dix heures etdemie, la tête lourde et les membres reposés. Durant la nuit, tantde rêves fantastiques avaient traversé son sommeil, que ses idéesavaient peine à se réunir. Il s’étonna d’abord de se trouver danscette chambre qu’il n’avait jamais vue, et d’être tout habillé surson lit. Il faisait froid. Autour de lui tout était triste,inconfortable et sale. Des chiffons froissés dépassaient la trapperouillée à la cheminée. Aux murs, le papier clair à fleurs rosés etbleues, se moirait de taches d’humidité ou de graisse. Le lit étaitdouteux. Le couvre-pieds rapiécé laissait passer par endroits desflocons d’étoupe jaunâtre, et, à un porte-manteau planté de côté,pendait une vieille jupe de femme. Ce fut seulement après avoirregardé pendant un moment tout cela que le souvenir de son retourchez lui, de sa course à travers Paris, au hasard des boulevards etdes rues et de sa certitude d’avoir été suivi, au moins depuis leLuxembourg, lui revint. Il essaya de raisonnerfroidement :

« Il avait été suivi ?… Était-cebien vraisemblable ?… Pourquoi choisir l’hypothèse la pluscompliquée alors qu’il était si simple et si naturel de croire quel’homme qu’il avait croisé en haut du boulevard Saint-Michel, étaitun paisible passant ?… Cet homme avait exactement suivi saroute… Et après ? Il n’était pas dans un quartier perdu, enrase campagne !… L’homme pouvait fort bien rentrer chez lui,et pourtant il n’avait pu se défendre de frissonner quand leursregards s’étaient croisés. Son angoisse un instant apaisée lereprit. Il sentit le froid et la tristesse morne de cette chambrede rencontre, décor de drame pauvre, taudis où avaient défilé sansdoute toutes les laideurs et toutes les misères des hommes. Ilavait dormi son sommeil d’homme libre, innocent, sur ce lit défoncéou peut-être des escarpes, des criminels avaient passé la nuit,accroupis, l’œil grand ouvert dans l’obscurité, l’oreille au guet,les doigts crispés sur le couteau… Ces terreurs jadis obscures,vagues dans son esprit, lui devenaient familières. Il en comprenaitla torture, en excusait l’exaspération, et sentait comment lecriminel transformé soudain en bête aux abois, se ramasse dans soncoin pour faire tête à ceux qui le poursuivent, et se jette enavant, non pour vendre chèrement sa vie, mais pour la seule joieféroce d’apaiser, dans le meurtre, l’épouvante des nuits sans fin.Le drame terrible de la capture se jouait dans son imagination. Ilse voyait, lui, terrassé, empoigné par des mains brutales ; ilsentait des souffles chauds passer sur son visage, et tout celafaisait éclore en lui une sorte d’héroïsme de barrière… »

Il se leva, s’approcha de la fenêtre, et, sansoser soulever le rideau, regarda la rue. Sur le trottoir, un hommeallait et venait à pas lents. Croyant que cet homme levait les yeuxvers lui, il recula, sans cesser d’observer ; pour la secondefois l’homme leva les yeux. Alors, une sueur glacée descendit entreses épaules. Le doute n’était plus possible. Cet homme attendait,guettait quelqu’un, et ce quelqu’un, c’était lui !… Il voulutchasser cette pensée absurde, mais il ne pouvait plus en détacherson esprit, et de nouveau les visions de lutte, qui l’avaientassailli tout à l’heure, s’étalèrent devant lui.

À l’heure des pires dangers, l’homme sentantsa faiblesse, redevient enfant. L’état du premier âge laisse ennous une trace si profonde, qu’elle reparaît aussitôt que notreraison, notre intelligence acquises, fléchissent. La raison deCoche, épuisée par les transes de la nuit se troublaitinsensiblement. Sa crainte se muait en une sorte d’hébétement sicomplet qu’il en arrivait à croire que tout n’était qu’illusion,fantaisie. Et dans cette minute poignante, il se mit à jouerinvolontairement au coupable, comme lorsqu’il était petit, iljouait tout seul à la guerre, à la chasse, à la fois général etsoldat, chasseur et gibier, éprouvant tour à tour toutes lesémotions, s’effrayant du bruit de sa voix et de la fureur de songeste, mimant pour un spectateur imaginaire qui était lui, lesdrames gigantesques et insoupçonnés éclos dans son âmed’enfant.

Dans ce jeu sinistre, il était naturellementle coupable. Il se savait surveillé du dehors. Devant sa maison,des hommes montaient la garde. D’autres se glissaient dansl’escalier. Il entendait les marches craquer lentement sous leurspas. Le bruit cessait, puis reprenait. Un murmure étouffé de voixvenait jusqu’à lui. Il distinguait bientôt des mots, des bribes dephrase :

– Il y est… Faites attention… Pas debruit…

Et puis, plus rien… Que faire ? Il étaitcerné de toutes parts… Sous ses fenêtres, des espions étaientpostés. De ce côté, la fuite était impossible. Près de la cheminéeune porte communiquant avec une chambre voisine était fermée pardeux crampons de fer : jamais il n’aurait le temps de lesfaire sauter… Alors, quoi ? Attendre, que la porte de cepalier s’ouvrît et foncer la tête basse sur les assaillants ?…Oui, c’était bien cela…

Il prit son revolver, retira la baguette desûreté, et accroupi dans l’angle de la fenêtre attendit… Les voix(rêve, jeu, réalité ?) étaient plus distinctes. L’unedisait :

– Au moindre geste… C’est convenu ?

Le silence se fit. Pas une voiture ne passaitdans la rue. La vie semblait s’être arrêtée soudainement. D’unepièce voisine, arrivait net et cassant, le tic-tac d’unréveil-matin… Tout à coup on frappa à la porte… La chose paruttoute naturelle à Coche, non que l’idée lui vînt un seul instantque c’était le garçon entrant pour le service. N’était-il pas dansson jeu inconscient, traqué par la police ? Elle était là,derrière cette porte… La logique voulait qu’il ne répondîtpas : il se tint coi et assura son revolver. On frappa uneseconde fois : même silence ; soudain, la porte s’ouvrit.Il s’attendait si bien à la voir s’effondrer sous une pousséeviolente qu’il demeura stupéfait, oubliant que la veille, il avaitomis de la fermer. À peine eut-il le temps de braquer son revolver,déjà des mains s’abattaient sur lui, maintenant ses épaules,tordant ses poignets. La surprise, la douleur furent si fortes,qu’il lâcha son arme, et se laissa passer les poucettes sansrésistance. Alors seulement il comprit ce qui venait de se passer,que le jeu était devenu une réalité, et qu’il était pris. Ilrestait debout, arraché avec une telle violence à son espèce derêve, que les événements les plus extraordinaires ne parvenaientplus à l’étonner. Peu à peu, avec la notion exacte des choses, lesang-froid lui revint ; il entendit la voix narquoise duCommissaire qui disait :

– Mes compliments, Monsieur Coche !

Et cette voix suffit pour lui rendre lesentiment de la réalité.

Or, par un revirement étrange il éprouva unsoulagement réel. Ce qu’il redoutait tant depuis quatre jourss’était produit : il était pris !

Il allait donc pouvoir se reposer et dormir,innocent, le sommeil paisible de ceux qui n’ayant rien à sereprocher, abaissent leurs paupières sur des yeux où nulle visionde crime n’a passé. Enfin et, pour la première fois peut-être,depuis la nuit du 13, il eut la notion exacte qu’il atteignait sonbut, et que son reportage triomphal commençait. Ses traits sedétendirent insensiblement, il prit une respiration large,tranquille, et sourit avec un peu d’ironie méprisante.

Quand on l’eut fouillé des pieds à la tête, etqu’on eût retourné le lit, les matelas, les draps, les oreillers,le Commissaire dit :

– En route…

– Pardon, fit Coche, – et il se réjouit deréentendre le son de sa voix – serait-il indiscret de vousdemander, Monsieur le Commissaire, ce que signifie toutcela ?…

– Vous ne vous en doutez pas un peu ?

– J’entends bien que vos hommes se sont jetéssur moi, qu’ils m’ont terrassé, ligoté… j’ajoute même qu’ils ontserré les poucettes plus que de raison… mais je ne saisis pas trèsexactement pourquoi ces violences… J’imagine qu’on voudra bien merenseigner sur ce point… J’ai beau chercher dans ma mémoire, je n’ytrouve pas le moindre souvenir d’un délit de presse ; et enaurais-je commis un, vous ne m’appréhenderiez pas ainsi, escorté dedix agents de la sûreté dont Monsieur, ajouta-t-il en désignantJavel, qui a eu l’attention charmante de me tenir compagnie depuishier soir…

Il avait repris une telle assurance qu’uninstant Javel, le Commissaire et tous les autres sedirent :

– Ce n’est pas possible ! Nous noussommes trompés…

Mais une réflexion identique leurvint :

– Pourquoi, s’il n’a rien sur la conscience,nous a-t-il reçus le revolver au poing ?

Réflexion qui se doubla pour le Commissaire etpour Javel, d’une question autrement plus précise et plusgrave :

– Comment expliquer qu’un de ses boutons demanchettes ait été trouvé près du cadavre ?…

Cela suffit à leur ôter jusqu’à l’ombre d’undoute. Coche, le cabriolet au poignet, descendit l’escalier entredeux inspecteurs.

L’hôtelier, debout sur le pas de sa porte,grogna :

– Et avec ça, j’y suis de ma nuit dechambre !…

– Mon pauvre homme, fit Coche, vous m’en voyeztout à fait désolé, mais ces Messieurs ont cru devoir s’emparer demon porte-monnaie. En attendant qu’ils me le rendent, adressez-vousà eux…

On le poussa dans une voiture à galerie. Entraversant la foule amassée sur son passage, il eut un mouvement dehonte. Quand la voiture se mit en marche, une voix stridentes’éleva :

– À mort l’assassin ! À mort !

Dans une foule il se trouve toujours quelqu’unpour être au courant de tout. Cette fois encore le secret avaittranspiré. Aussitôt, de nouvelles huées partirent en fusée,féroces, haletantes, et un grondement monta menaçant :

– À mort ! À mort !…

En un clin d’œil, la voiture fut entourée deshommes, des femmes, des enfants, accrochés aux ressorts, cramponnésà la tête des chevaux, hurlaient :

– Lâchez-le ! qu’on le tue ! Àmort !…

Un inspecteur se pencha vivement à la portièreet cria au cocher :

– Qu’est-ce que vous attendez ? Au trot,nom de…

Des agents accourus dégagèrent enfin le fiacrequi s’ébranla parmi les vociférations. Les plus acharnés se mirentà courir derrière, s’essoufflant à clamer :

– À mort ! À la guillotine !…

Les gens qui, sur le pas de leur portevoyaient passer cette voiture escortée d’agents cyclistes, sejoignaient pendant quelques mètres au cortège, criantaussi :

– À mort ! À mort !…

Enfin, à la hauteur de la rue d’Alésia, unencombrement de la chaussée où deux tramways Montrouge-Gare del’Est arrivaient en sens inverse, permit au cocher de prendre unpeu d’avance et de semer les braillards.

Enfoncé dans son coin, Coche n’avait pasouvert la bouche depuis le départ. Tout au plus avait-il dit untimide merci quand un des inspecteurs avait baissé les stores pourle soustraire à la curiosité du public. Les cris, les menaces detous ces gens l’avaient d’abord effrayé puis écœuré. Ainsi c’étaitlà ce peuple de Paris, le plus intelligent du monde ? Dans cepays, berceau de toutes les libertés, dans cette ville d’oùs’étaient levées toutes les paroles de justice et de raison, voilàde quelle haine aveugle on entourait un homme dont on ne savaitrien que ceci : qu’il était traîné en prison ; voilà dequelles imprécations effroyables on l’accablait, parce qu’une voix,une seule voix, avait crié : « À mort ! » Laterrible partie qu’il avait engagée ne lui eût-elle fait sentir etcomprendre que cela, il n’eût rien regretté des angoissestraversées, des vexations à subir. Les choses maintenant allaientprendre une marche normale ; l’aventure prodigieuse etparadoxale commençait de la souris jouant avec le chat.

Son ironie facile, un instant retrouvée aprèsson arrestation, était tombée. La justice lui apparaissait commeune machine infiniment plus complexe qu’il n’avait cru, d’abord. Àcôté des policiers, des magistrats, des juges, restait cette choseobscure et formidable : Le Public.

Certes, en principe, la voix populaires’éteignait aux portes du prétoire ; certes les jugesn’avaient pour les guider que leur connaissance des faits appuyéesur leur science des lois. Mais quel homme oserait se dire assezfort, assez juste, assez grand, pour se soustraire totalement à lavolonté impérieuse des foules ?… Un vrai coupable a presqueautant à redouter le verdict du peuple que celui de ses juges. Lespeines, quoi qu’on dise, varient avec les mouvements d’opinions.Tel crime, aujourd’hui puni de quelques mois de prison neconduisait-il pas autrefois son auteur aux galères ? Damiens,roué vif pour avoir porté à Louis XV un coup de canif insignifiant,aurait-il été condamné au vingtième siècle à plus de deux ans deprison pour insulte envers le chef de l’État ?…

Le premier interrogatoire sommaire terminé,Coche fut enfermé dans une petite cellule du poste.

Derrière sa porte, il entendait causer lesagents, et de temps en temps, l’un d’eux venait jeter un coup d’œilsur lui, par un judas.

Vers midi, on lui demanda s’il avait faim. Ilrépondit : « Oui ». Mais il avait la gorge serrée,et la seule pensée de la nourriture lui soulevait le cœur.Pourtant, pour ne pas avoir l’air trop ému, quand on lui tendit lacarte d’un restaurant voisin, il fit son menu – au hasardd’ailleurs. On lui apporta sa viande toute découpée, et seslégumes, dans de petites assiettes épaisses et lourdes. À forced’avoir été heurtées et lavées, leur émail avait éclaté parendroit, et l’eau grasse s’infiltrant entre les fentes, y avaitétendu des taches grises craquelées. Il essaya de manger, ne putavaler une bouchée, mais il but avidement sa bouteille de vin et sacarafe d’eau, après quoi, il se mit à aller et venir dans sacellule, pris d’un désir de mouvement, d’air, de liberté. Sauf lesmenottes qui lui avaient un peu serré les pouces, il n’avait pasété maltraité. Il avait cru les agents plus brutaux, plus revêches,et s’était déjà préparé à parler haut, au nom de son droit d’hommeinnocent et devant être traité comme tel, tant que les tribunaux nel’ont pas frappé. Il s’était imaginé, surtout, que lui-même seraitbien différent de ce qu’il avait été.

Au cours des derniers jours écoulés, quand ilréfléchissait à ce que serait son attitude après son arrestation,il croyait conserver sa vigueur et sa gaîté, quelques heures deprison avaient suffi à modifier ses pensées. Peu à peu,l’exceptionnelle gravité de son acte commençait à lui apparaître,et, avant même que d’avoir pris contact avec la justice, ils’effrayait de tout ce qui l’entourait. Cependant, toutes sespensées avaient une conclusion rassurante.

« Quand j’en aurai assez, je ferai cesserla comédie, et voilà. »

Avec le jour tombant, ses idées prirent untour plus triste.

Rien n’évoque mieux les douceurs del’intimité, la chambre tiède, où brûle la bûche silencieuse, lalampe et le grand rond étalé sur la nappe, et la tiédeur de labonne maison, que le petit froid traître qui, le soir, se répanddans les pièces sombres où viennent mourir assourdis, tous lesbruits de la rue. Les agents groupés autour d’une table avaientallumé une mauvaise lampe, et l’odeur du pétrole se mêlait aurelent de cuir et de drap mouillé qui le gênait depuis le matin.Pourtant, dressé sur la pointe des pieds, l’œil au judas, ilregardait avidement ces gens paisibles accoudés dans des poseslasses, et surtout cette lampe au verre ébréché, piqué de tachesrousses, mais d’où venait un peu de la clarté qui lui manquait danssa cellule. Vers six heures, on ouvrit sa porte. Il crut qu’onallait l’interroger, mais un agent lui passa le cabriolet et lepoussa dans le poste. Il se trouva là avec deux pauvres diablesdéguenillés, un pâle voyou qui ricanait, la cigarette au coin deslèvres, et deux filles qui lui rappelèrent celle qu’il avait vue lanuit sur le boulevard Lannes. Un garde municipal fit défiler devantlui les prisonniers, les compta, puis un par un, les fit monterdans la voiture cellulaire qui stationnait devant la porte. Cochepassa le dernier et entendit un des agents dire au garde en ledésignant :

– Tâche un peu d’ouvrir l’œil pourcelui-là !

Il n’eut qu’un pas à faire pour traverser letrottoir, et, machinalement détourna la tête pour ne pas rencontrerles regards des badauds.

Comme il avait les mains liées, on dut l’aiderà monter. On le fit entrer dans le dernier boxe. Il s’assit, lesgenoux heurtant les planches. La porte se ferma sur lui et lavoiture, au trot de ses deux vieux chevaux, se mit en route,dansant sur le pavé.

Cette fois, la grande épreuve commençait. Elles’annonçait dure, mais quelle joie ce serait pour lui de se jouerdes magistrats, de la police ; de les surprendre en flagrantdélit d’erreur ou de partialité, et de leur arracher enfin, sansqu’en aucun moment, ils pussent se défier, ces interviews uniquesqui le classeraient en tête des plus ingénieux parmi lesjournalistes…

Il se disait cela, plutôt pour se donner ducourage que par conviction, conservant, il est vrai, l’espoir deretrouver sa bonne humeur et la lucidité de son esprit après unenuit de repos.

Le lendemain, et le jour qui suivit, il ne vitque ses gardiens. Bien que la solitude lui pesât, il se sentitd’abord moins angoissé qu’il ne l’avait été, lorsqu’il se promenaitlibre dans Paris.

Tout le jour, il restait étendu sur sonlit ; la nuit il dormait assez bien, gêné seulement par lalumière de la lampe électrique placée exactement au-dessus de satête. Puis, peu à peu, la surveillance constante dont il étaitl’objet, l’irrita. Après avoir redouté la solitude, il la souhaitacomplète. La pensée que tous ses gestes étaient épiés, tous sesmouvements suivis, lui devint odieuse, et un doute, repousséd’abord, puis, d’heure en heure plus poignant, grandit enlui :

« Pourquoi ? Sur quel indicel’avait-on arrêté ? »

Certes, il s’en doutait, mais, jusqu’ici,personne ne le lui avait déclaré d’une façon formelle, si bienqu’il se trouvait emprisonné, au secret, sans connaîtreofficiellement la raison de son arrestation. Si pourtant il étaitaccusé d’un autre crime ? Vingt histoires de forçats reconnusinnocents dans la suite venaient à son esprit. Il se sentait armésuffisamment pour se défendre contre une accusation dont il avaitlui-même établi toutes les bases, mais non contre les charges quele seul hasard pouvait avoir amassées sur lui.

Quand son esprit parvenait à s’affranchir decette angoisse, une autre question se posait :

« Comment avait-il pu être pris aussivite ? Quelle imprudence avait mis la sûreté sur satrace ? Qu’avait-on trouvé qui permît de le désignerformellement ? Tout ce qu’il avait placé à dessein dans lachambre du crime, le bouton de manchette aussi bien que les boutsd’enveloppe, était destiné à fortifier, à appuyer des présomptions,mais il ne trouvait rien dans son attitude qui fût capabled’expliquer comment on avait été amené à chercher de soncôté. »

Il se demandait si, dès la première heure, desforces inconnues ne l’avaient pas environné. S’il n’avait pas étésuivi la nuit même du crime.

Il essayait de se remémorer tous les visagesentrevus, dans la rue, au restaurant, à l’hôtel : Aucun nerépondait à l’idée qu’il se faisait de l’être mystérieux qui,durant quatre jours aurait évolué dans son ombre. Et là encorel’inconnu l’épouvantait.

D’invraisemblable qu’elle était d’abord, cettepensée lui sembla possible, de possible elle lui sembla probable,certaine…

« Ainsi, pensait-il, j’ai vécu quatrejours, accompagné d’un être qui ne m’a pas quitté, dont les regardspesant sur moi, m’ont peut-être dicté tous mes gestes !… Quisait ?… peut-être aussi, cet être fut-il mon maître avant monentrée dans la maison du crime ?… Si, pourtant, il m’avaitsuggéré l’idée de la comédie que j’ai jouée et que je joueencore ?… Je serais en son pouvoir, je serais sa chose ;il me dicterait mes actes, mes paroles… À travers les murs de maprison, il substituerait sa volonté à la mienne, et moi, vivant,agissant et pensant, je ne serais plus qu’une loque avec la formehumaine, et l’apparence de la. vie, l’apparence de lavolonté ?… Alors, s’il lui plaisait, demain, dans une heure,de me faire m’accuser d’un crime que je n’ai pas commis, d’effacerde ma mémoire les détails précis de cette nuit… j’obéiraisencore ? »

Son exaltation croissait de minute en minute.Il se mettait à écrire nerveusement, consignant les moindres faitsde sa vie, les relisant pour s’assurer qu’ils s’enchaînaientlogiquement, qu’il retrouvait dans ses notes la trace de sa penséepropre.

De tous temps, il avait redouté lemerveilleux. Sans jamais parvenir à n’y pas croire, il n’osait nierl’influence des esprits, leur présence immatérielle dans le mondedes vivants, leur intervention dans les événements de l’existence.Bien qu’il ne fût pas spirite, il ne s’était jamais senti lecourage de rire devant une table tournante, et chaque fois qu’ilavait entendu les coups mystérieux frappés par les pieds, il avaitreçu la même commotion violente, et frémi du même doutemenaçant.

Tout cela, loin de le pousser à l’aveuspontané de la supercherie, le réduisait à un état de faiblesse etde docilité prodigieux. Il se disait : « Si nul autre quemoi n’a voulu ce qui arrive, je saurai délier ce que j’ai lié,dévider l’écheveau emmêlé par mes doigts ; mais si desvolontés supérieures m’ont fait agir, si je ne fus qu’un instrumententre les mains d’un autre… tout ce que je voudrais ne servirait àrien, puisque aussi bien je ne pourrais rien tenter, qui ne me soitdicté par celui auquel il est impossible que je n’obéissepas… »

Bientôt il vécut dans un rêve, insensible àtout, attendant avec une patience et un fatalisme d’Oriental, queles événements, se succédant, voulussent donner corps à ses doutes.Ainsi coula en lui une sorte de bonheur vague, fait surtoutd’indifférence, et le troisième jour, quand il monta en voiturepour se rendre au cabinet du juge d’instruction, il eut devant sesgardiens une attitude telle qu’ils crurent un instant que le secretavait abattu sa volonté, et qu’il avouerait avant un quartd’heure.

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