L’Épouvante

Chapitre 6L’inconnu du 22

 

La journée s’écoula monotone pour la policecomme pour Coche. Cette affaire, à qui la curiosité publiquedonnait d’heure en heure de plus grandes proportions, n’avançaitpas. En dehors du nom de la victime, on ne savait rien. Lescommerçants du quartier interrogés, se souvenaient vaguement d’unpetit vieux, tranquille, peu bavard, et à qui on ne connaissait niamis, ni parente. Il vivait là depuis plusieurs années, sortantpeu, parlant moins encore, et ne recevait de lettres qu’à de trèsrares intervalles. Le facteur ne se rappelait pas avoir sonné chezlui depuis des mois.

– Même, ajouta-t-il, je n’ai pas osé luiporter de calendrier au premier janvier. On ne peut vraiment pasdemander d’étrennes à quelqu’un qu’on ne sert jamais.

Quant à Onésime Coche, il s’énervait dansl’attente. Il aurait voulu à la fois brusquer les événements, etretarder leur cours. Il commençait à se rendre compte descomplications formidables qu’il avait apportées dans son existence,et voyait sous des aspects moins brillants les résultats utilesqu’il tirerait de l’aventure. Le certain, pour l’instant, c’estqu’il vivait en errant, n’osant s’arrêter nulle part, incapable dese renseigner, tenaillé du désir impérieux de revoir les lieux ducrime… comme un véritable criminel.

« Et, ajoutait-il, ce ne serait pas déjàsi bête. On a sûrement établi une souricière autour du boulevardLannes, et, parmi la foule qui défile devant la maison, il y aautant d’agents en bourgeois que de badauds ; on meconnaît ; le Monde, avec l’allure mystérieuse de sesarticles, gêne la police, et on ne manquerait pas de me filer… Toutirait grand train après cela. »

Mais la seule pensée du contact définitif avecla Sûreté l’effrayait.

La solitude totale dans laquelle il vivaitdepuis deux jours lui avait enlevé cette énergie, cet« allant » qui en faisait – quand l’affaire l’intéressait– un reporter incomparable. Il avait besoin pour agir, del’influence du milieu, de la griserie des paroles, de ladiscussion, de la lutte, de l’activité trépidante de tous lesinstants. Privé de cet excitant, il se sentait sans force,hésitant. Noyé dans la foule, frôlant à chaque pas des inconnus,s’asseyant solitaire, aux tables de cafés ou de restaurants,n’entendant qu’à de rares intervalles, quand il faisait son menu oucommandait une consommation, le son de sa propre voix, il avait,libre encore dans Paris et coudoyant des milliers d’êtres,l’impression poignante d’être au secret, dans la plus sûre et laplus silencieuse des prisons.

Vers cinq heures, il téléphona auMonde. On lui répondit d’abord que le Monden’était pas libre. Il attendit un moment, et appela de nouveau. Laligne était très encombrée. Des bribes de phrases lui arrivaientconfuses, traversées par la voix nasillarde des demoiselles,s’envoyant des numéros d’appel. Et, tout à coup, parmi tout cebruit, toute cette friture, il entendit quelqu’un qui disait :« Le journal le Monde ? ».

Il se pencha vivement sur la plaque etprotesta :

– Pardon, Monsieur, pardon, j’ai demandé avantvous…

– Désolé, mais c’est moi qu’on a servi. Allô,le Monde ?…

– C’est un peu violent ! Allô,Mademoiselle !

On riait à l’autre bout du fil.

Il trépigna de rage.

– Allô, Mademoiselle, nous sommes deux sur laligne…

– J’entends bien. Mais ce n’est pas de mafaute. Retirez-vous…

– Non, non !… Voilà un quart d’heure quej’attends, j’en ai assez. Passez-moi la surveil…

Il n’acheva pas sa phrase, et décrochant sansbruit l’autre récepteur, se mit à écouter. La conversation luiarrivait subitement distincte. Il entendait les questions et lesréponses. Jamais la ligne ne lui avait semblé aussi tranquille, etjamais, surtout, conversation ne l’avait plus intéressé quecelle-là. La voix qui lui avait parlé un instant disait :

– C’est fâcheux, à quelle heure vient-ild’habitude ?

Et une autre voix, qu’il reconnut pour celledu secrétaire de la rédaction, répondit :

– Vers quatre heures et demie, cinq heures…Mais il ne faut pas compter.

– Comme c’est ennuyeux, reprit la voix.Savez-vous où on pourrait le trouver ?

– Où diable ai-je entendu cette voix-là ?disait Coche.

– Non, pas du tout, répondit Avyot.

– Enfin, il viendra bien dans la soirée ?Soyez assez aimable pour le prier de passer chez moi… unecommunication urgente…

– Tout à fait impossible. Je suis désolé… Maisil est absent, et je n’ai pas du tout…

« Hé, hé… songea Coche, en appuyant plusfortement les récepteurs sur ses oreilles… »

– Mais quand revient-il ?… fit lavoix.

– Je ne sais pas… Son absence peut seprolonger ; il peut revenir bientôt…

– Il n’a pas quitté Paris ?

– Je ne puis vous renseigner sur ce point… Jesuis désolé, tout à fait désolé…

« Ah çà ! songea Coche de plus enplus attentif, mais c’est de moi qu’on parle, et cette voix… cettevoix… »

– Ne coupez pas, Mademoiselle, nous causons,cria Avyot.

Et Coche, terriblement intéressé par cedialogue, cria machinalement aussi : « Nouscausons ».

Mais aussitôt il se mordit les lèvres. Unsimple hasard, très fréquent, mais qu’il bénissait en cet instant,l’avait mis en tiers dans une conversation qui pouvait se rapporterà lui. C’était folie de l’interrompre par une exclamationmaladroite. La téléphoniste, par bonheur, avait quitté la ligne, etn’entendit pas son appel ; le dialogue continua :

– En tous cas, disait la voix, vous pouvez medonner son adresse ?

– Parfaitement…

– Ai-je des chances de le trouver chezlui ?

« Nom d’un chien, murmura Coche ! jene me trompais pas. C’est le Commissaire ! »

Un petit frisson le secoua. Ses doigts secrispèrent sur les récepteurs, et il se sentit pâlir. Pourquoi leCommissaire insistait-il tellement pour le voir, pour savoir sonadresse, sinon afin de… Il n’osa formuler, même mentalement, la finde sa phrase, mais le mot qu’il redoutait se dressa devant lui,avec une force, une netteté prodigieuses :« M’arrêter ! Je vais être arrêté ».

Le recul n’était plus possible. Il en avaittrop fait pour hésiter, même un instant. Les trois journéesécoulées avaient fui avec une rapidité si vertigineuse, qu’iln’avait pas senti passer le temps, il lui sembla qu’il allait êtrepris au piège dans une seconde. Il eut l’espoir que le secrétairede rédaction ne répondrait pas ; il aurait voulucrier :

– Taisez-vous, ne dites pas monadresse !

Mais, c’était là se compromettre gravement,car, en somme, s’il voulait bien être arrêté, interrogé, accusé, iltenait à garder le pouvoir de faire s’écrouler d’un seul mot toutesles charges relevées contre lui. Or, comment pourrait-il expliquerce cri d’angoisse ?…

La voix poursuivit :

– Je ne sais pas si vous le trouverez chezlui, mais voici son adresse…

Un dixième de seconde, la pensée qu’il nes’agissait pas de lui, traversa l’esprit de Coche. Déjà Avyotcontinuait :

– 16, rue de Douai.

– Merci bien, pardon de vous avoirdérangé.

– Il n’y a pas de quoi, au revoir, Monsieur leCommissaire.

– Au revoir, Monsieur.

Coche entendit claquer les crochets, résonnerla sonnette avertissant que la communication était finie… Un petitbruit de friture… puis, plus rien.

Pourtant il restait là, l’oreille tendue,attendant, espérant, redoutant, il ne savait quoi, cloué sur placepar une émotion intense. Il ne reprit la notion exacte des chosesqu’au bout de deux ou trois minutes. Alors, percevant cebourdonnement confus, pareil à celui qui résonne avec un bruit deflot, dans les larges coquilles marines, il comprit que laconversation était finie, et qu’il n’avait plus rien à faire là. Lamain sur le bouton de la porte, il hésita.

« S’il y avait quelqu’un derrière, si unemain venait s’abattre sur lui ? »

Le souvenir de son innocence n’effleurait mêmeplus sa pensée. Une seule chose y demeurait : son arrestationprobable, certaine !…

À bien y réfléchir, il pouvait, au risque depasser pour un fantoche, avouer la vérité. Tout au plus,risquait-il quelques jours de prison avec sursis, ou simplement uneadmonestation un peu sévère et humiliante… Mais, cela même, il nele pouvait plus. Il était hypnotisé, fasciné, par cette idéefixe : je vais être arrêté.

Et cette pensée, qui l’effrayait cependant,l’attirait, l’amenait à elle avec une puissance obscure etformidable, effrayante, comme le gouffre sur qui se penche levoyageur, tentatrice comme l’appel voluptueux des sirènes qui, lanuit, dans les détroits sonores, entraînaient les marins versl’abîme.

Il sortit enfin. Personne ne fit attention àlui. Seul, l’employé, derrière son guichet, lui dit :

– Il y a deux communications.

– Ah ! bien, fit Coche.

Et il donna un second ticket sans faireobserver qu’il n’avait pas causé un seul instant. Au moment degagner la rue, il eut une courte hésitation :

« Tout de même, si je téléphonais auMonde ? »

Mais il pensa qu’à présent toute démarcheétait devenue inutile et gagna la rue, cherchant les raisons quiavaient pu mettre aussi vite la police sur ses traces, un peu vexé,au fond, de n’avoir pas eu besoin de plus d’adresse et de ruse pourl’amener à regarder de son côté.

En quittant l’appareil, le Commissairetraversa une petite salle où se réunissaient les inspecteurs. L’und’eux, assis devant une table, paraissait plongé dans un travailtrès important.

– Dites-moi donc, fit le Commissaire, est-cetrès urgent ce que vous faites là ?

L’homme sourit :

– Très urgent… non, mais plus tôt ce serafini, mieux ça vaudra… Je cherche dans l’Annuaire les ruesde, rapport au papier trouvé ce matin… ça ne coûte riend’essayer…

– Eh bien, laissez donc ça un instant, prenezune voiture, et voyez si M. Onésime Coche est chez-lui, 16, rue deDouai.

– Rue de ?… fit vivementl’inspecteur.

– Rue de Douai, 16… Vous savez oùc’est ?…

– Oui, oui… Ce n’est pas ça qui m’étonne…c’est ce numéro 16, et puis rue de…

Le Commissaire tressaillit à son tour :ce numéro auquel il n’avait prêté aucune attention tout d’abord,sembla prendre une signification. N’était-ce pas celui qu’il avaitlu le matin même sur le bout d’enveloppe ramassé boulevardLannes ?… Il regarda l’inspecteur, l’inspecteur le regarda ettous deux demeurèrent ainsi quelques secondes, n’osant formuler ledoute qui, brusquement, les avait traversés…

– Allons, dit le Commissaire en haussant lesépaules, qu’est-ce que nous cherchons !… C’est par ceprocédé-là qu’on se met dedans. Une idée passe, on saute dessus, onne la lâche plus, on s’entête… et rien du tout. Si vous vous mettezà regarder de côté tous les gens qui habitent à un numéro 16…

– Je ne dis pas, mais ça me fait drôle… Jepars de suite…

Parce que, dès le matin, il n’avait attachéaucune importance à ce chiffre, et que, maintenant, il n’avait pasrelevé la coïncidence assez bizarre en somme, le Commissaire nevoulut pas paraître faire cas du soupçon de son agent. Mais, restéseul, il regretta de n’avoir pas fait, lui, la découverte dupapier, et de n’avoir pas vu le rapprochement possible. Il n’yattachait encore aucune valeur : quelle vraisemblance queCoche fût mêlé à cette affaire ? Fallait-il, pour une simpleconcordance de chiffres, échafauder tout un roman ? Il rentradans son cabinet en se disant :

« Non… c’est absurde… »

Mais, si absurde qu’il jugeât la chose, il neput la chasser de son esprit. Elle restait en lui, et sa pensée yrevenait sans cesse. Il prit un dossier, le parcourut. En arrivantau bas de la première page, bien qu’il fût certain d’en avoir lutoutes les lignes, il s’aperçut que les mots n’avaient fait quetraverser ses yeux : de leur signification, nul souvenir… Àleur place le chiffre 16 dansait devant lui, insensiblement, lestraits d’Onésime Coche s’y joignaient, d’abord assez vagues puistout à fait précis.

Peu à peu, une foule de petits détails seglissaient dans sa mémoire.

D’abord l’information étrange duMonde, information dont il n’avait pu trouver lasource ; puis les phrases énigmatiques de Coche, son attitudeironique jusqu’à l’insolence, ses réponses mystérieuses, ladécouverte de la trace des pas, son émotion dans la chambre ducrime… Il y avait là jusqu’à un certain point des indices… Mais, sile journaliste avait joué un rôle quelconque dans le crime, commentadmettre tant d’audace ?… Et, pourtant !…

Arrivé à ce point de son raisonnement, il sesentait arrêté, un obstacle barrait sa route, et il n’osaits’avouer à lui-même qu’il s’irritait autant de n’avoir pas lepremier pensé à tout cela, que de l’impossibilité où il se trouvaitd’assigner un mobile aux actes de Coche. Au reste, dans quelquesminutes, il allait être fixé ; sans lui laisser soupçonner ledoute qui avait effleuré son esprit, il lui ferait comprendre cequ’il y avait de gênant dans son attitude. Qu’il en sût long sur lecrime, il en était sûr à présent. Le difficile ne serait pas de luifaire dire ce qu’il savait, mais bien comment il le savait. Cochene lui avait-il pas déclaré :

« La Presse possède des moyensd’investigation multiples… »

Quels avaient été ces moyens ?… Voilà cequ’il importait de connaître, et, pour y arriver, il ne reculeraitpas devant l’intimidation. Il ne se souciait plus guère, à présent,de l’allusion à l’empreinte de pas faite dans le Monde. Lapartie était engagée à fond, et Coche seul pouvait apporter lavictoire. Aussi bien l’affaire allait passer aux mains d’un juged’instruction, et il aurait voulu la lui remettre toute simple,dégagée du mystère qui l’entourait depuis la première heure.

La sonnerie du téléphone retentit :

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

– Javel, l’inspecteur que vous avez envoyé ruede Douai.

– Bon, et bien ?

– M. Coche n’a pas reparu chez lui depuistrois jours.

Une stupéfaction violente se peignit sur levisage du Commissaire. Ainsi, depuis trois jours, pas plus aujournal qu’à son domicile on n’avait vu le reporter ? Siinvraisemblable que parût la chose, il fallait se résoudre pourtantà accorder à cette disparition des raisons graves.

Or, étant donnés les événements, leursuccession rapide et mystérieuse, une raison grave ne pouvait êtrequ’une raison se rapportant au crime du boulevard Lannes. Dès lorsdeux hypothèses se présentaient : ou bien Onésime Coche avaitfait semblant de disparaître afin de poursuivre seul et pour soncompte une enquête parallèle à celle de la police ; ou bien ilavait été mêlé d’une façon quelconque au drame, et alors deuxsolutions se présentaient de nouveau : la première, assezfavorable : il avait mis quelques centaines de kilomètres etla frontière entre lui et la police ; la deuxième solution (serapprochant peut-être de la vérité) : des gens ayant intérêtau silence, et craignant qu’un mot imprudent de sa part ne lesperdit, l’avaient simplement supprimé…

Toujours, d’après la même méthode hâtive etfantaisiste, le Commissaire s’arrêta à cette dernière version.

Il se pencha sur la plaque et dit àl’Inspecteur :

– Pas d’autres renseignements ?

L’inspecteur ne répondant pas tout desuite ; il insista :

– Allo ! Vous m’entendez ?

– Oui, Monsieur le Commissaire. C’esttout.

– Alors, c’est bien, je verrai moi-même demainmatin.

Et il raccrocha les récepteurs.

« Demain matin, mon bonhomme, songeal’inspecteur, tu arriveras probablement après la bataille, cardemain, si Coche n’est pas entre mes pattes, il ne s’en faudra pasde beaucoup. »

Il n’avait pas tout dit, en effet, auCommissaire, se réservant de travailler son idée à lui.Trop jeune dans le métier pour qu’on écoutât ses avis, il entendaitsuivre son inspiration personnelle. Depuis la découverte du morceaud’enveloppe, il avait eu la sensation que la partie devait se jouerautour de ce bout de papier, et cette sensation, vague d’abord,s’était tout à coup précisée lorsqu’il avait entendu le numéro del’adresse de Coche. Il regretta presque d’avoir laissé deviner sonémotion devant le Commissaire, mais se consola de ce manque desang-froid, sachant son chef trop orgueilleux, pour adopter lamanière de voir d’un simple inspecteur. Bien mieux, ce qu’il avaitconsidéré un instant comme une maladresse, lui apparut comme unesuprême habileté. Le seul fait qu’il avait établi un rapport entreles deux 16, l’assurait que le Commissaire n’y attacherait pas lamoindre importance, tout au contraire. Dès lors, il pouvaittravailler en paix, sans contrôle, sans discussion.

Javel, on l’a vu, se trompait. Mais, lerésultat ne différait pas beaucoup cependant, grâce aux déductionsprécipitées du Commissaire. Tandis que son chef interprétait lesévénements, lui se bornait à les constater. Aussi bien, ladécouverte du matin, et le renseignement recueilli au domicile deCoche, n’étaient-ils rien auprès de celui qu’il conservaitprécieusement, l’ayant obtenu avec une rare facilité.

En descendant la rue de Douai, ses yeuxs’était portés machinalement sur le numéro d’une maison, il lut 22.Le hasard, décidément, voulait que ce chiffre revint devant lui etil considérait le hasard comme un trop grand maître pour ne passuivre ses indications. Il réfléchit très vite que, s’il setrompait, nul n’en saurait jamais rien, que la démarche n’était nilongue ni compromettante, et entra.

La loge de la concierge se trouvait sous lavoûte. Il entr’ouvrit la porte :

– M. Onésime Coche, s’il vous plaît ?

– Connais pas.

Il prit un air désappointé, et insistatimidement :

– C’est un journaliste. Vous ne pourriez pasme dire ?…

Le concierge, qui se chauffait les mains,hocha la tête sans se retourner. Mais sa femme sortit d’une piècevoisine et s’enquit de ce qu’on voulait. Javel la devinantcomplaisante, ou tout au moins curieuse, répéta :

– C’est un journaliste, M. Onésime Coche. Onm’a dit qu’il habitait ici. On a dû se tromper d’adresse, et jevoudrais savoir si vous ne pourriez pas…

Le mari haussa les épaules, la femmes’avança :

– Quoi ! Tu ne te souviens pas ?

Et s’adressant à l’inspecteur, elleajouta :

– Nous n’avons pas de locataire de ce nom,mais nous avons eu un journaliste qui a quitté il y a sixmois ; depuis, deux ou trois fois, le facteur s’est trompé eta déposé des lettres au nom que vous dites…

Et se tournant vers son mari :

– Tu te rappelles. Il n’y a pas un mois, il ena porté une… Voyez donc si ce ne serait pas des fois au 16 ou au18.

Javel s’excusa du dérangement, remercia et,dans la rue, donna libre cours à sa joie en disant presquehaut :

– Veine ! Veine ! Je letiens !

Un monsieur qu’il bouscula au passage seretourna et grommela :

– Il est fou, celui-là !

L’inspecteur était si content qu’il nel’entendit même pas. Il entra rapidement au 16 etdemanda :

– M. Coche ?

– Il n’est pas chez lui.

– Savez-vous quand il rentrera ?

– Non. Il a dû partir en voyage.

– Diable, murmura Javel, voilà qui est bienennuyeux… Alors vous ne pourriez pas me dire quand il sera deretour ?…

– Non… Laissez un mot. On le lui remettra avecses lettres qui l’attendent depuis trois jours.

– Trois jours ! songea Javel, est-ce queje tiendrais le bon bout, par hasard ?

Et il ajouta, comme se parlant àlui-même :

– Lui laisser une lettre ?…Peuh !…

Puis, réfléchissant qu’il y avait peut-êtredes renseignements à glaner et que, tout en écrivant, il pourraitfaire parler la concierge, moins défiante vis-à-vis d’un monsieurassis dans sa loge qu’envers un visiteur debout sur le pas de saporte, il répondit :

– Oui, si ça ne vous dérangeait pas,j’écrirais bien un mot.

– Du tout. Asseyez-vous… vous avez de quoiécrire ?…

– Non, fit-il.

Quand on lui eut apporté plume, encre etpapier, il s’assit devant la table, et commença à écrire une vaguelettre de sollicitation, se disant journaliste, sans situation,acculé à la misère, et priant son confrère de lui venir enaide.

Arrivé au bas de la page, il s’arrêta, prit safeuille de papier par le coin et l’agita en l’air, pour lasécher.

– Un peu de buvard ? demanda laconcierge…

– Oh ! mais, Madame, je vous dérange…

– Ça ne fait rien… Une enveloppe ?

– Oui, s’il vous plaît…

Tout en séchant avec soin son écriture, ildemanda :

– M. Coche ne vous avait pas prévenu de sondépart ?

– Non. Sa femme de ménage est venueavant-hier, comme d’habitude ; elle ne savait rien et m’ademandé la même chose que vous. Elle revient tous les matins pourdonner un coup au ménage, mais elle n’a pas de nouvelles… C’estsurprenant, parce que, d’ordinaire, toutes les fois qu’ils’absente, il ne manque pas de dire :

– Madame Isabelle, je pars pour tant de jours.Je rentrerai lundi, ou mardi…, enfin, tout ce qu’il faut pourrépondre en cas qu’on vienne le demander…

Javel, la plume en l’air, écoutait. Pour lui,ce départ prenait de plus en plus l’aspect d’une fuite, et, enrapprochant l’extraordinaire coïncidence du 22 et du 16, il nepouvait s’empêcher de relier cette disparition à l’affaire duboulevard Lannes.

La concierge parla encore, disant l’existencerégulière de Coche, les heures auxquelles il sortait et rentrait.Mais tout cela – pour l’instant, du moins – était sans importance.À un moment, pourtant, le policier dressa l’oreille :

– La dernière fois qu’il a couché ici,disait-elle, il est rentré vers les deux heures du matin, commed’habitude. On ne reconnaît pas bien les voix, la nuit, mais jesais sa façon de fermer la porte : tout doucement, sans bruit.Il y en a d’autres qui la tapent, à réveiller toute la maison. Surle coup de cinq heures, quelqu’un est venu le demander. Cettepersonne n’est pas restée longtemps chez lui, car, cinq minutesaprès, elle a demandé le cordon, et au bout d’un instant, M. Cocheest sorti à son tour. Je pense qu’il a été appelé dans sa famille,près d’un malade. Son père et sa mère habitent la province.

– C’est possible, songea l’inspecteur, mais cen’est que possible. Il y a vraiment trop de coïncidencesdans tout ça…

Il se remit à écrire, signa d’un nomquelconque et cacheta l’enveloppe. La concierge avait dit tout cequ’elle savait, il n’y avait plus rien d’utile à en attendre.Peut-être la femme de ménage serait-elle renseignée.

Il se leva :

– Vous seriez bien aimable de lui remettrececi avec son courrier. Comme c’est assez urgent, je repasseraidemain matin, vers neuf heures, si par hasard il était deretour…

– C’est ça, Monsieur. Vous trouverez toujourssa femme de ménage.

Il remercia et sortit. Pour lui, il n’y avaitplus aucun doute. Le destinataire de la lettre déchirée trouvéeboulevard Lannes et Onésime Coche, ne faisaient qu’un. Maintenantfallait-il voir dans le départ précipité du journaliste, la nuitmême du crime, plus qu’une simple coïncidence ? C’était uneautre affaire, et qui demandait à être examinée sans nerfs et detrès près. Dans cette pensée, il téléphona au Commissaire lerésultat de sa démarche, en se bornant à répondre à la questionprécise qui lui avait été posée : On l’avait envoyé 16, rue deDouai, pour s’informer si Coche était chez lui : Coche n’yétait pas. Il n’avait rien à ajouter pour l’instant. Le reste luiappartenait en propre. À lui de s’en servir.

Javel avait pour habitude, lorsqu’ilrecherchait un individu, de se demander, non pas ce que lui,pourrait trouver de plus intelligent, mais bien ce que sonadversaire pourrait trouver de plus bête, ou de plus maladroit. Or,la pire faute pour Coche coupable, était de revenir à son domicile.De là à admettre la probabilité de cette faute, il n’y avait qu’unpas. Lorsqu’un homme a le choix entre deux solutions, il est rare,surtout s’il redoute la police, qu’il choisisse la bonne. Laprudence la plus élémentaire conseillait au journaliste de ne pasreparaître rue de Douai : c’était donc rue de Douai qu’ilconvenait de l’attendre. Ayant ainsi raisonné, Javel se posta àquelques pas de la porte, et attendit.

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