L’Épouvante

Chapitre 10L’épouvante

 

Le séjour de la prison avait fortement dépriméCoche. L’énervement des premiers jours avait fait place à del’abattement. Au début, il aurait pu, à la rigueur, tout avouer,maintenant, il lui semblait impossible d’agir ainsi après tant depetits mensonges. Il attendait l’occasion. Un fait quelconque, unincident imprévu, pouvait et devait la fournir. Mais les jourssuccédaient aux jours, et l’incident ne se produisait pas. Bienplus, et c’était là un de ses sujets d’irritation les plus aigus,Coche, dans sa prison, pas plus qu’à l’instruction, ne voyait riende sensationnel. Il ne lui eût pas été désagréable d’avoir àconsigner des injustices, des brutalités, des illégalités. Tout sepassait le plus naturellement du monde. Sans être avec lui d’unetendresse exagérée, ses gardiens se montraient humains, plutôtdoux, si bien qu’il en arrivait à se demander :

– Qu’est-ce que je pourrai bien écrire ensortant de là ?…

Parfois, il revenait à son objection dudébut : l’être mystérieux le poussant à s’embarquer dans cetteaffaire. Alors, la peur le reprenait, la peur de l’inexplicable, del’inconnu, et il restait tout le jour effondré sur son lit, secouéde frissons si violents que plusieurs fois on lui avait demandés’il était malade.

Un matin, le médecin était venu, et Cocheavait refusé de répondre à ses questions, se bornant àdire :

– Le mal dont je souffre ne saurait être guérini soulagé par vous. Je ne suis pas fou, je ne fais pas le fou, jedésire seulement qu’on me laisse en repos.

Il ne causait plus à personne, écoutant àpeine son avocat, envahi par une tristesse immense, un doute detous les instants qui se traduisait par une excitabilitéextraordinaire. La pensée qu’il était le jouet de forcessurnaturelles, avait tant passé et repassé dans son esprit, qu’elleétait devenue une certitude.

Il essayait encore de se débattre. Un jour,n’y tenant plus, sentant sa raison se perdre, fuir son cerveau, ilse dressa brusquement, décidé à faire cesser cette terriblecomédie, à tout avouer, à tout subir, peines, humiliations, pourvuqu’il pût revoir le jour, le grand ciel et la vie, pourvu surtoutqu’il se convainquît une fois pour toutes qu’il était demeurél’arbitre de ses décisions, le maître de sa volonté. Il se rua versla porte et appela le gardien. Mais dès qu’il fut devant lui, ilbégaya des paroles sans suite :

– Je vous ai demandé… je voulais vous dire…non… ce n’est plus la peine… une idée qui m’avait passé par latête…

La conviction était brusquement entrée en luiqu’il ne pourrait pas parler, qu’on l’avait condamné au silence. Ilsuffisait d’un mot pour le sauver : ce mot, lui seul pouvaitle prononcer, mais il ne le prononcerait pas, parce qu’on nevoulait pas !

Par un phénomène d’auto-suggestion, il sepersuadait qu’il était la victime, l’instrument d’un autre, lequel,en vérité, n’était que lui-même. Depuis le début, il n’avait euqu’un ennemi : sa propre imagination. Il n’était captif que desa faiblesse maladive, et ce dernier effort, cette tentativesuprême pour s’arracher à ce qu’il croyait être une possessiondiabolique, n’avait abouti qu’à lui prouver, d’une façonindiscutable cette fois, que seule la puissance occulte, la volontémystérieuse qui agissaient sur lui, étaient capables de lui faireprendre une décision !

Les fous qui retrouvent après une crise, assezde lucidité d’esprit pour se rendre compte de leur démence etredouter l’accès qui peut les reprendre d’un instant à l’autre,sont les plus malheureux des êtres. Est-il une torture pluseffroyable que de se dire :

– Tout à l’heure, ma raison va sombrer ;peut-être, alors, d’effrayants instincts feront-ils de moi unmonstre… et, sauf à la seconde précise où mon poing frappera, je necesserai de savoir vers quel horrible but me pousse lafatalité !

Pareil à ces fous, Coche était certain qu’ilne pouvait plus se soustraire à la force mystérieuse. Sa pensée,dès qu’il voulait avouer, s’arrêtait dans sa tête, comme la voixs’étrangle dans la gorge sous le coup d’une trop vive émotion. Ilvoyait devant ses yeux, il lisait dans sa tête les mots qu’ilfaudrait dire, la phrase libératrice qui mettrait fin au cauchemar,mais ces mots, il ne pouvait plus les prononcer, cette phrase, ilne pouvait plus la dire. Et cependant, tout seul, roulé sur sonlit, la tête cachée dans ses mains, il la répétait :

« À l’heure où le crime a été commis,j’étais chez mon ami, M. Ledoux, et c’est en sortant de chez luique l’idée m’est venue de cette comédie sinistre… »

Tout en la répétant en lui-même, il entendaitexactement les moindres inflexions de sa voix. Mais aussitôt qu’ilse trouvait en présence de quelqu’un, ses lèvres se refusaient àprononcer les mots qui dansaient dans sa tête, et il assistait,impuissant, à la lente agonie de sa volonté.

C’est dans cet état d’esprit qu’il arriva à laCour d’assises.

Depuis trois mois, l’affaire, avec son alluremystérieuse, passionnait tout Paris, et Coche avait des partisansdéterminés et des adversaires résolus.

Rien n’ayant pu, au cours de l’instruction,fixer le mobile du crime, parmi ses adversaires, les uns letenaient pour un fou, les autres pour un assassin vulgaire.Successivement, tous les aliénistes de Paris avaient étéconsultés ; aucun n’avait osé se prononcer. À ceux quiaffirmaient sa culpabilité, ceux qui proclamaient son innocencerépondaient :

– Souvenez-vous de Lesurque, le courrier deLyon !…

Aussi, la salle présentait-elle, le jour del’ouverture des débats, une animation extraordinaire. On était venulà, comme au spectacle, autant pour être vu que pour voir. Lesfemmes – en majorité – avaient, pour la circonstance, arboré destoilettes neuves. On s’étouffait dans la partie réservée au public,au banc des avocats, et, pour répondre à d’innombrables demandes,le Président avait fait placer trois rangs de chaises, sur sonestrade. Dans la salle surchauffée, flottait une odeur irritante deparfums et de chairs moites. La lumière trop crue, venue des vitreshautes, mettait sur les visages des taches violentes. Et lemurmure, timide tout d’abord, qui montait de cette foule, sechangea bientôt en un bourdonnement, coupé de petits rires malétouffés, d’exclamations, d’appels.

Un huissier cria :

– La Cour !

Il y eut un grand bruit de chaises repoussées,de pieds remués, on entendit encore des bribes de phrasescommencées presque haut achevées très vite à voix basse, quelquestoux nerveuses, un ou deux « chut » et le silence se fitprofond et solennel. Le Président ordonna d’introduire l’accusé, lapoussée fut telle, que des cris partirent du public, et qu’unejeune femme, hissée sur une barrière, perdit l’équilibre ettomba.

Onésime Coche parut… Il était excessivementpâle, mais son maintien ne décelait ni forfanterie, ni crainte.Lorsque la porte s’était ouverte devant lui, il s’était dit, unedernière fois :

« Je parlerai, je veux parler. »

Puis son regard avait erré sur cette foule oùil ne trouva pas un seul visage ami, sur tous ces yeux où il ne lutqu’une curiosité féroce, une curiosité malsaine des gens venus pourregarder, pour entendre souffrir, comme ils entrent dans uneménagerie avec l’espoir de voir les fauves déchirer le dompteur.Mais il n’eut pas une révolte, pas une pensée de haine.

Un moment vient où la torture morale, lafatigue physique sont telles, qu’on n’a pour ainsi dire plus laforce de souffrir. Tout être a une capacité de douleurdéterminée : lorsqu’il est parvenu à la limite extrême decette douleur, il est insensible. Coche crut avoir atteint cettelimite, et s’en réjouit presque. Si le soir où il avait téléphonéla grande nouvelle au Monde, quelqu’un avait pu luidire : « Voilà quel mouvement de curiosité vous allezprovoquer », il eût tressailli de joie. Maintenant, iln’éprouvait plus, avec une immense lassitude, qu’une sorted’hébétement dont rien ne pouvait le tirer. La fatalité avaittraversé sa vie, pesait sur lui, l’heure des vaines révoltes étaitpassée ; il n’avait plus qu’à se soumettre et à attendre.

Quand il eut donné d’une voix nette son nom,son âge et tous les renseignements concernant son état civil, ils’assit pour entendre l’acte d’accusation. Cet acte, avec lespreuves qu’il dressait contre lui en faisceau, lui fit l’effet duplus terrible des réquisitoires. À mesure que les charges seprécisaient, il comprenait comment la conviction du juge avait puse faire, inébranlable. Malgré tout, il se disait :

– Si je veux parler, je réduirai celaà néant. Mais pourrai-je parler ?…

L’interrogatoire fut assez terne ; onespérait des révélations sensationnelles, certains journaux ayantaffirmé – de source certaine – que l’accusé se réservait pour lesAssises. Mais à toutes les questions Coche répondaitinvariablement :

– Je ne sais pas, je ne m’explique pas, jesuis innocent.

Le Président lui ayant fait observer tout ceque ce système de défense offrait de dangereux il leva les épauleset murmura :

– Que voulez-vous, Monsieur le Président, jene peux pas vous dire autre chose…

Et il reprit son attitude impassible,indifférente presque. Lorsque le défilé des témoins commença, sonattention parut s’éveiller, son regard jusqu’alors lointain devintplus direct, les coudes aux genoux, le menton dans les paumes, ilécouta. Ce fut d’abord Avyot, le Secrétaire de la rédaction duMonde, qui dit de quelle façon Coche avait quitté lejournal après avoir pris durant quelques heures l’Affaire en mains.À une question du Président qui lui demandait si à aucun moment iln’avait cru reconnaître la voix de celui qui, dans la nuit du 13,l’avait appelé au téléphone, il répondit : « Non »avec assurance, et précisa encore quelques points de détail :la somme que le reporter avait touchée à la Caisse, l’heure àlaquelle il l’avait vu pour la dernière fois, l’attitude qu’ilavait eue au cours de cet entretien. Mais tout cela n’avait plusqu’une importance secondaire. Ensuite, ce fut la femme de ménagequi raconta ce qu’elle savait de son ancien maître, de seshabitudes, de ses relations. Sans omettre les moindres détails,elle dit comment elle avait trouvé la chemise tachée de sang, lepoignet arraché, et le bouton d’or et turquoises. Tout cela luiavait semblé louche dès le premier instant, et, n’était ladiscrétion « les domestiques n’ont pas à se mêler des affairesde leurs patrons » elle eût fait part de ses soupçons à laJustice, bien avant que le « Monsieur de la Sûreté »l’interrogeât. Après elle, des garçons du Journal, le bijoutier quiavait vendu les boutons, le facteur qui, trois ou quatre fois,avait déposé au 22 des lettres adressées à Coche, défilèrent sansapporter le moindre renseignement intéressant. Le médecin légistefit à la barre une conférence émaillée de termes scientifiques, dechiffres et de calculs, d’où il résultait que la mort avait étéprovoquée par un coup de couteau qui, partant dusterno-cleido-mastoïdien, avait déchiré la parotide, sectionnéobliquement, de haut en bas et d’arrière en avant, la carotideexterne, puis, rebondissant sur l’angle maxillaire, et sectionnantencore le sterno-cleido-mastoïdien, ne s’était arrêté que sur lafourchette sternale.

Il restait encore un témoin, l’horloger,commis par la Justice pour examiner la pendule que l’on avaittrouvée renversée sur la cheminée, dans la chambre du crime. Ildéposa au milieu de l’indifférence générale. Seul, Coche ne perditpas une de ses paroles ; sa déposition fut, du reste, courte,et très précise :

– La pendule qu’on m’a donnée à examiner,dit-il, est une pendule d’un modèle ancien, mais au mouvementexcellent et en très bon état, je dirai même qu’on n’en trouve plusguère dans le commerce d’aussi solides, d’aussi finies. Lesaiguilles étaient arrêtées sur minuit 20, or les pendules de cegenre ne se remontent que tous les huit jours, et celle-ci pouvaitencore marcher pendant quarante-huit heures ; elle ne s’estdonc pas arrêtée du fait que le ressort était à bout, maissimplement parce qu’elle a été renversée, et que le balancier,couché sur le côté, n’a plus pu fonctionner. Dès qu’elle a étéreplacée d’aplomb, un léger mouvement d’oscillation a suffi pour laremettre en marche. J’en tire donc cette conclusion que l’heuremarquée par les aiguilles est précisément l’heure à laquelle lapendule fut renversée.

– Le crime aurait donc été commis à cetteheure-là ? fit distraitement le Président.

L’audition des témoins était terminée. Il yeut une suspension d’audience de quelques minutes, puis la parolefut donnée au Ministère public.

Coche, un peu rassuré par la déclaration sinette de l’horloger, écouta le réquisitoire sans émotion apparente,et pourtant, il était terrible pour lui dans sa simplicité un peusèche, presque mathématique.

La salle, déjà favorablement impressionnée parl’interrogatoire et les différents témoignages, fit entendre à deuxou trois reprises des murmures d’approbation, et il y eut d’asseznombreux applaudissements, vite réprimés, lorsque le Procureurtermina en demandant pour le journaliste, qui n’avait ni l’excusede la misère, ni celle de la colère, la peine capitale.

Coche frissonna, enfonça un peu ses onglesdans ses mains, mais sembla impassible. Il pensait surtout, ilpensait seulement :

« Il faut que je parle, je veuxparler ! Je parlerai ».

Et à voix basse il répétait :

« Je veux, je veux, jeveux !… »

Pendant tout le temps que dura la plaidoiriede son avocat, les yeux fixes, les poings serrés, l’oreille et lapensée absentes, il répétait : « Je veux parler, je leveux, je le veux ! » L’avocat se rassit au milieu d’uneffrayant silence. Par pure courtoisie, Coche se pencha vers lui etle remercia. Mais il n’avait rien entendu de sa défense, défensepitoyable à la vérité mais impossible.

Les débats allaient être clos. Le Président setourna vers l’accusé et lui dit :

– Avez-vous quelque chose à ajouter pour votredéfense ?

Coche se leva, raidi dans un terrible effort,si pâle que l’on crut qu’il allait tomber et que les gardestendirent les bras vers lui. Mais il les écarta d’un geste, etd’une voix forte, qui fit passer un frisson sur le jury et surl’assistance, il répondit :

– J’ai à dire, Monsieur le Président, que jesuis innocent, et je le prouve.

Il prit une large respiration et se tut.L’espace d’une seconde ses yeux devinrent d’une effrayantefixité : il ouvrit la bouche : ceux qui étaient les plusrapprochés de lui, crurent l’entendre murmurer : « Jeveux !… Je suis mon maître » et d’un trait, la mainlevée, les doigts ouverts comme pour écarter une vision menaçante,il cria plutôt qu’il ne dit :

– À minuit vingt, à l’heure où le crime secommettait, moi, innocent, je me trouvais chez mon ami M. Ledoux,14, rue du Général-Appert.

Et épuisé par l’effort qu’il venait de faire,épouvanté par la victoire remportée sur l’inconnu mystérieux dontla volonté jusqu’à cet instant avait étranglé la sienne, ils’écroula sur son banc en sanglotant de fatigue, d’énervement et dejoie.

Tous les assistants s’étaient dressés. Unetelle clameur s’éleva que le Président dut menacer de faire évacuerla salle. Enfin, quand un silence relatif se fut établi, ildit :

– Coche, n’essayez pas de nous tromper unedernière fois. Songez aux conséquences de votre déclaration, sielle est reconnue fausse. Réfléchissez avant de la jeter dans ledébat.

– J’ai réfléchi ! j’ai réfléchi :j’ai dit la vérité ! Je le jure ! Qu’on interroge mon amiLedoux…

– Monsieur le Président, dit l’avocat, jedemande que ce témoin soit entendu immédiatement.

– Telle est bien mon intention, Maître. Envertu de mon pouvoir discrétionnaire, j’ordonne que le témoininvoqué par l’accusé soit amené sur l’heure aux pieds de la Cour.Garde, vous allez vous rendre chez M. Ledoux, 14, rue duGénéral-Appert, et vous le conduirez ici. L’audience estsuspendue.

La déclaration de Coche avait produit unevéritable stupeur. Les rares partisans qu’il comptait dansl’auditoire triomphaient ; les autres, sans pouvoir nierl’importance décisive d’un pareil alibi, doutaient encore de savéracité. Dans le jury surtout, l’étonnement avait étéextraordinaire. Après le réquisitoire, le siège des jurés étaitfait, et c’est à peine s’ils avaient écouté la plaidoirie del’avocat. Si l’alibi de Coche était reconnu valable, l’accusations’écroulait, ou du moins recevait un coup terrible. Quant àl’avocat, il disait à son client : « Mais pourquoin’avoir pas parlé plus tôt », et Coche répondait cette choseinvraisemblable, et pourtant vraie :

– Parce que je ne pouvais pas !

Pendant une heure, la salle et les couloirsenvironnants présentèrent une animation extraordinaire. Cetteaffaire qui depuis le matin avait, par sa banalité, déconcerté tantde gens, avait soudain rebondi, plus passionnante que jamais. Quandla sonnette retentit, on se rua dans la salle. Des gens quin’avaient pu entrer le matin se mêlèrent au flot des invitésporteurs de cartes. Il n’y avait plus de service d’ordre possible.Les gardes débordés, durent laisser passer tout le monde. Enfin, laCour entra, les conversations cessèrent, et le Président ordonna defaire entrer le témoin.

Alors, au milieu d’un effrayant silence, ungarde s’avança seul à la barre, joignit les talons, salua etdit :

– Au numéro 14 de la rue du Général-Appert, onm’a appris que M. Ledoux, rentier, était mort depuis le 15 du moisde mars.

Coche se dressa livide, prit sa tête dans sesmains, poussa un cri, et retomba comme assommé.

Déjà le Procureur s’était levé :

– Messieurs les jurés, je n’ai pas besoind’insister sur la gravité d’une pareille nouvelle. Le sieur Ledoux,eût-il témoigné ici même, l’accusation n’en aurait pas moinsconservé toute sa force, mais vous ne vous laisserez pas émouvoirpar cet alibi audacieux, grâce auquel on a essayé de jeter un doutedans vos consciences. Je n’ajoute rien à mon réquisitoire, je n’enretire rien : vous jugerez et vous condamnerez sans pitié.

L’avocat s’écria :

– Monsieur le Président…

Mais Coche balbutia en lui mettant les mainssur l’épaule :

– Par pitié… Maître… plus un mot… C’est fini…je vous en supplie… C’est fini… fini… fini…

Le jury déjà mal disposé avant la suspensiond’audience ne délibéra pas longtemps. Au bout de dix minutes, ilrevint. Sa réponse était « Oui » à l’unanimité à toutesles questions et « Non » à l’unanimité pour lescirconstances atténuantes.

Coche n’était plus qu’une chose inerte, unpauvre corps défaillant. L’épouvante était descendue sur lui. Savolonté avait triomphé trop tard de sa terreur superstitieuse, etil se rendait compte maintenant de l’espèce de folie contrelaquelle il s’était débattu pendant trois mois, il se rendaitcompte surtout que rien ne pouvait plus le sauver qu’un miracle, etla fatalité venait d’abattre trop brutalement ses mains sur sanuque pour qu’il escomptât ce miracle. Il connaissait enfinl’horreur des épouvantes humaines, la peur monstrueuse, et l’appeleffroyable à la vie qui s’en va. Ses yeux, ses pauvres yeux de bêtetorturée se posaient sur ces gens qui tout à l’heure allaientrevoir la rue, la gaîté de l’air libre et retrouver la joie de labonne maison, du foyer familial où l’homme sage vient abriter sesrêves, comme le matelot vient abriter sa barque dans la petite baieoù dansent les étoiles. Et tandis que ces visions traversaient sonâme éperdue, une voix s’éleva qui fut d’abord à ses oreilles unmurmure confus, puis un tonnerre quand elle prononça :

– Onésime Coche est condamné à la peine demort.

Après il entendit encore vaguement…

– Trois jours francs pour vous pourvoir encassation…

Il sentit qu’on l’emmenait, qu’une mainserrait sa main… il se trouva sur son lit, dans sa cellule, sanssavoir comment ni pourquoi, et il s’endormit d’un sommeil debrute.

Or, pendant la nuit, il eut un effrayantcauchemar :

Il venait d’assassiner le vieux du boulevardLannes. Il gagnait la porte en rampant, descendait l’escalier et setrouvait dans la rue.

Dehors, sous la bise coupante, il s’arrêtait,la tête vide, les jambes molles, comme un homme ivre : pas unmurmure, pas un bruit. Grelottant, il relevait le col de sonpardessus, faisait un pas, s’arrêtait pour s’orienter dans la nuitnoire, et se mettait en route.

Il marchait lentement, roulant dans sa penséeconfuse, l’horreur de son crime et l’effroi du mort étendu, lagorge béante, les paupières ouvertes sur ses prunelles chavirées.Un carrefour désert et sombre s’ouvrait au-devant de ses pas.Harassé, les genoux tremblants, il s’adossait à un mur. Soudain,dans le silence, il croyait entendre un bruit de pas. Il s’arrêtaitles muscles ramassés, prêtant l’oreille. Le même bruit résonnaitplus fort et plus précis. Il partait, rasant les maisons, droitdevant lui. Le bruit se mettait en marche, le suivant. Il couraitet le bruit courait avec lui… La rue, plus large bornée de lueurshésitantes, se déroulait déserte, et silencieuse. Il galopait laterreur accrochée aux flancs comme des chiens de meute… Tout unbrasier flambait dans sa poitrine. Il courait toujours, perdant lanotion du temps, de l’heure qui mourait lentement. Tout ce qui luirestait de force et d’énergie ne vivait plus que dans l’espoir dumatin blême qui bientôt monterait à l’horizon, ramenant avec luil’éveil des choses et des gens, faisant surgir d’autres visagesd’êtres humains, repeuplant ce désert sombre qui l’épouvantait. Etil courait toujours. Il avait fait tant de détours, croisé tant dechemins, qu’il s’en allait vers l’inconnu, perdu dans Parissommeillant. Il courait, râlant de fatigue et de peur, et voiciqu’au bout de l’horizon, le jour monta, triste, pluvieux… Lejour ! le jour !… Un murmure confus s’éleva : on eûtdit le chuchotement d’une foule. Là-bas, toute une masse sombreondulait avec des souplesses de vague. Était-ce encore l’obsessionde la nuit ? Non pas… des hommes étaient là devant lui !…Enfin ! il n’allait plus être plus seul avec son épouvante… ilallait coudoyer des êtres vivants… les frôler… Il tendit l’oreille…Une voix brève domina le bruit… un cliquetis, rapide comme celuique fait un coup de vent parmi les feuilles sèches… une blancheurdescendit dans le ciel plus léger, finie l’angoisse de la nuit,l’horrible solitude… sa poitrine s’appuyait contre d’autrespoitrines… À ce moment la vague s’ouvrit, comme pour lui livrerpassage… il s’avança, et tout d’un coup tomba sur les genoux :dans sa terreur il n’avait pas vu où sa fuite l’amenait, et devantlui venait de surgir, goule effroyable, avec ses deux grands brasdressés dans le ciel pâle… la Guillotine !…

Coche s’éveilla en poussant un cri… Pendantune seconde, il retrouva la joie du réveil qui brise lescauchemars, mais aussitôt la réalité, plus effroyable que le rêve,reprit :

La Guillotine ! le couteau blanc, et lepanier où bondissent les têtes… il verrait cela ! Il morditses draps pour ne pas hurler… Adieu les nuits paisibles, les jourscalmes ! Entre tout ce qu’il avait aimé, souhaité, espéré, etlui, l’horrible chose (il n’osait plus penser le mot guillotine) sedressait maintenant…

Le lendemain, son avocat vint le voir pour luifaire signer son pourvoi en cassation et son recours en grâce. Ilbégaya : « À quoi bon ? », et signa tout demême. Quand il eut posé la plume, il dit en regardant son défenseuravec des yeux grandis par l’épouvante et par la fièvre :

– Écoutez… il faut que vous sachiez, il fautque je vous dise…

D’une voix haletante, coupant ses phrases degestes saccadés, de mots sans suite, il raconta toute sa nuit du13 : son dîner chez Ledoux, son départ, la rencontre desrôdeurs, sa visite à la maison du crime, et l’idée soudained’égarer la police, de simuler une fuite pour attirer sur lui,l’attention…

Il se tut. L’avocat prit sa main et lui ditdoucement :

– Non, vraiment, ce n’est pas la peine… LePrésident vous fera grâce… Là-bas, vous pourrez… plus tard… refairevotre existence.

– Alors, s’écria le malheureux, vous croyezque je mens ?… Mais je ne mens pas, vous m’entendez… je nemens pas… Allez-vous-en !… Allez-vous-en…

Et au comble de l’exaspération, il se jeta surlui, hurlant :

– Mais allez-vous-en donc ! Vous ne voyezpas que vous me rendez fou !…

Resté seul, il fut pris d’un effrayant accèsde désespoir. Ainsi, même celui qui avait pris la parole pour ledéfendre ne pouvait le croire innocent ! En même temps, lapeur de la mort de la douleur, grandissait en lui, et il seraccrochait à la vie désespérément, s’arrachant les cheveux, segriffant le visage, sanglotant :

– Je ne veux pas mourir ! je n’ai rienfait !

Il était doux, craintif, suppliant enverstous, comme si le moindre de ses gardiens avait pu faire agir en safaveur des influences considérables, et l’arracher à l’échafaud.Lorsqu’on le transporta à la Roquette, ce fut pis encore !Jusque-là, il avait pu parfois pendant quelques secondes oublierl’échafaud, mais là, entre ces murs qui n’avaient vu que descondamnés à mort, comme lui, l’obsédante pensée se faisait plusprécise, les images plus nettes : toutes les gloires du crimeavaient défilé là, dormi sur ce lit, et le coude appuyé à cettetable, frissonné d’horreur à la seule pensée du châtiment plusproche chaque jour. Déjà, il n’était plus pareil aux autreshommes ; il faisait partie d’une classe à part, hors la loi,et presque hors la vie. On avait coupé ses cheveux à la tondeuse,rasé ses moustaches, et en passant ses mains sur son visage, il nese reconnaissait plus. Il avait désappris presque tous les mots,pour ne se souvenir que de ceux qui avaient trait à sa mortprochaine, et durant des heures entières, accroupi dans un coin desa cellule, les coudes aux genoux, les poings aux dents, ilregardait défiler en lui toutes les images d’épouvante, toutes lesscènes d’exécution pareilles à ce que serait la sienne.

Il voyait la dernière Nuit, le Réveil etl’effrayante place, grise sous le ciel gris, les toits humides, lepavé luisant, mais il voyait surtout la Veuve avec sesimmenses bras rouges et le rire édenté de sa lunette surmontée ducouperet.

L’aumônier le visitait chaque jour. Peu à peu,une terreur superstitieuse, un besoin de se réfugier en quelqu’un,d’être écouté et d’être plaint, le poussait vers une sorte de piétécraintive, remplie de visions superstitieuses. Il ne parlait plus,mais écoutait avidement, prenant d’un geste machinal et répété sanscesse son cou amaigri dans ses mains, puis le lâchant brusquement,comme s’il avait senti la place où le couteau tracerait son chemin.Même avec le prêtre il évitait de s’entretenir de sa finprochaine ; il écoutait parler de repentir, d’expiation… cesmots n’avaient pas de sens pour lui : de quel crime aurait-ila répondre ?… quel forfait devait-il expier ? Si Dieu, envérité, tenait compte des gestes des hommes, il saurait bien, levoyant arriver devant son Tribunal, qu’il était innocent… Un jour,pourtant, le quarantième jour de sa captivité approchait, il savaitque son pourvoi en cassation avait été rejeté, et ne comptait plusque sur la clémence présidentielle, il dit brusquement àl’aumônier :

– Monsieur l’abbé, en votre âme et conscience,si vous étiez à la place du Président, signeriez-vous magrâce ? Répondez-moi dans toute la sincérité de votre cœurd’homme loyal. Il faut que je sache. J’ai besoin de savoir.

Et l’aumônier l’ayant regardé bien en facerépondit :

– Non, mon enfant, je ne signerais pas, ilfaut payer…

Chose étrange, cette réponse le calma presque.La pire torture de son existence était le doute. Il n’osait sepréparer à mourir, craignant d’attirer la mauvaise chance sur lui.Maintenant, c’était fini, il se considérait comme mort ets’imaginait qu’ainsi prévenu il saurait mieux résister àl’épouvante du réveil. Pourtant à mesure que la date fataleapprochait, ses nuits se peuplaient de cauchemars. Il se dressaitsur son lit au moindre bruit, collait l’oreille au mur, essayant dedeviner ce qui se passait dans la rue, sur la place. Et quand lejour était venu, quand il était sûr que ce n’était pas pour cematin, il s’endormait d’un sommeil coupé de soupirs et desanglots…

Vers la fin de la quarante-troisième nuit, ilcrut percevoir une vague rumeur, des bruits de maillet frappant lebois, des pas assourdis. Il se mit à claquer des dents, n’osantplus écouter, redoutant d’entendre, les yeux rivés à la porte de sacellule, attendant la seconde effroyable où elle s’ouvrirait,livrant passage au bourreau ! Et la porte s’ouvrit.

Il regarda d’un œil hébété les hommes quil’entouraient et se leva sans dire un mot, sans faire un geste. Onlui demanda :

– Voulez-vous entendre la Messe ?

Il fit oui d’un signe machinal. Pendantl’office, il regarda obstinément le sillon qui séparait deuxdalles, songeant que le couteau ne ferait pas sur son cou unemarque plus large… Il s’étonnait seulement, avec le reste de penséequi flottait dans son esprit, de vivre encore. Ensuite ce fut latoilette, mais déjà il avait perdu la notion des choses ; àpeine frémit-il quand les ciseaux frôlèrent sa nuque et qu’on luipassa des cordes aux mains et des entraves aux pieds. On lui offritune cigarette, du cognac… il refusa… Et soudain, l’horizon qui,depuis près de cinq mois s’était arrêté pour lui aux murs de sacellule, s’élargit ; une fraîcheur coula sur ses épaules, uneffroyable silence envahit ses oreilles, un silence si profond, siformidable, que son cœur y battait comme une cloche. Son rêve d’unenuit s’était réalisé… Au-dessus des épaules du prêtre, il vit laguillotine… Le jour venait très doucement.

Derrière les maisons, une traînée laiteuse etrosé moirait le ciel. Ses yeux ouverts, pour la dernière foisregardaient, regardaient… Il fit un pas, buta dans ses liens,soutenu par les aides. Le prêtre bégaya :

– Le Bon Dieu vous pardonnera…

Le Procureur lui dit, d’une voix quitremblait :

– Vous n’avez plus un aveu, plus unerévélation à faire ?

Rassemblant tout ce qui lui restait de force,il ouvrit la bouche pour crier :

– Je suis innocent…

Déjà ses genoux frôlaient la bascule, il jetaun coup d’œil de côté, et tout à coup, malgré les aides, malgré sesentraves, il fit un bond en arrière et poussa un crisurhumain :

– Là ! Là ! Là !…

Et tandis qu’on essayait de le pousser, raidi,fort à briser un chêne, les talons accrochés aux pavés, le mentonjeté en avant, il hurlait toujours :

– Là ! Là !

Son appel avait quelque chose de si furieux etde si déchirant à la fois que les aides eux-mêmes hésitèrent uneseconde. Le prêtre avait suivi son geste, et de la cohue des crisd’épouvante partirent.

Un soldat, l’arme aux pieds, tomba à larenverse ; deux hommes, une femme essayaient de fendre lafoule qui déjà, dans une poussée formidable, avait rompu lesbarrages, envahi l’espace vide où le condamné se débattait enhurlant :

– Arrêtez-les !… Les assassins !…Là… Là…

L’aumônier se jeta en avant et cria :

– Les deux hommes !… La fille !…Arrêtez ! Arrêtez…

Vingt mains s’abattirent sur eux. L’un deshommes tira son couteau. La fille se mit à pousser des criseffrayants. L’aumônier se précipita sur Coche, l’entoura de sesbras et supplia le Procureur :

– Au nom du Ciel ! Ne touchez pas à cethomme…

Le condamné demeurait immobile à présent. Degrandes larmes coulaient sur sa face exsangue. Il y eut un colloquede quelques secondes entre le Procureur et le Commissaire de policequi disait :

– Je décline toute responsabilité, l’exécutionest impossible pour le moment, Monsieur le Procureur. Je n’ai pasassez de monde pour tenir cette foule, il va y avoir un massacre.Songez-y, je vous en conjure…

Alors le Procureur balbutia :

–… Faites rentrer le condamné.

Étrange mentalité des masses ! cettefoule accourue là pour voir mourir un homme, hurla de joie levoyant arracher au bourreau !

Or, voici simplement ce qui s’étaitpassé : Au premier rang des spectateurs, à l’instant où onallait le jeter sur la bascule, Coche avait reconnu les deux hommeset la femme entrevus la nuit du crime. Cette seconde-là, plusimmense pour lui qu’un siècle, lui avait suffi : leurs traitsétaient trop présents à sa mémoire pour qu’il hésitât devanteux : d’un coup d’œil il avait détaillé les cheveux rouges dela femme, la bouche tordue du petit et la face de l’autre déchiréepar la cicatrice qui lui balafrait le visage de la tempe à l’ailedu nez.

Quelle sinistre pensée les avait poussés toustrois à venir voir guillotiner celui qui expiait leur crime ?Aux jours d’exécution, tous ceux que guette l’échafaud viennentregarder avidement comme s’ils voulaient apprendre à mourir. Aubesoin de voir se mêlait chez ceux-ci l’effroyable plaisir del’impunité, du triomphe qui les sauvait à tout jamais…

Arrêtés, ils essayèrent d’abord de nier, maisCoche avait repris tout son sang-froid et toute sa raison. Sesdéclarations précises, les détails qu’il fournit sur leur marche,tout, jusqu’à la description qu’il donna de la blessure du plusgrand les fit bégayer, se contredire… La femme, la première,balbutia un aveu, les hommes suivirent, et ce fut l’éternelle scèneimmonde et dramatique des complices se chargeant réciproquement. Onretrouva dans leur taudis presque tous les objets volés et lecouteau qui avait servi à égorger la victime. Alors l’aventureinvraisemblable de Coche apparut claire – et au bout de quinzejours, il fut remis en liberté – non pas innocent pour la loi, maisgracié, en attendant que la Cour de Cassation eût révisé sonprocès.

Lorsque, pour la première fois, il se trouvaseul, libre, dans la rue, il eut comme un éblouissement et se mit àpleurer.

Un printemps précoce mettait de la joie dansle ciel. Jamais la vie ne lui était apparue plus légère. il frémiten songeant à l’horreur du drame qu’il venait de vivre, à labeauté, à la douceur, à la bonté de toutes ces choses qu’il avaitfailli perdre, à l’abîme où sa raison avait roulé, et, contemplantprès d’un jardin les arbres bruns où les bourgeons piquaient destaches vertes, les pelouses au gazon luisant, et le grand ciel oùvoltigeaient des nuages, il comprit qu’il n’aurait plus assez detout de ce qui lui restait à vivre pour regarder cela, et souritavec une immense pitié en songeant que, ni la fortune ni la gloirene valent qu’on risque, pour les conquérir, la simple joie deregarder la vie.

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