L’Épouvante

Chapitre 9L’angoisse

 

La légende se plaît à peindre les jugesd’instruction avec une face maigre, des lèvres minces, et une lueurmenaçante dans les yeux. Au dire de certains, leur regard aurait onne sait quel pouvoir fascinateur pareil à celui des grands oiseauxde proie ; par définition, le magistrat instructeur est lepremier et le plus redoutable ennemi de l’accusé. Il est (malgréque la loi ait voulu garantir les prisonniers contre son caprice,son parti pris, son arbitraire), le maître de leur honneur, de leurliberté, de leur vie. Cynique et retors, il frôle le code, sansjamais le heurter ; il n’a plus le droit de mettre le prévenuau secret, de l’interroger hors de la présence de son avocat, maisil tourne la difficulté en retardant sa comparution devant lui, enne posant que des questions d’apparence assez simple pour ne paséveiller ses craintes ; et si, par aventure, le prévenudevinant le piège refuse de parler s’il n’est assisté de sondéfenseur, il souscrit à sa demande, se réservant de l’interrogerdans la suite de telle sorte que l’avocat ne puisse lui êtred’aucun secours.

Onésime Coche savait tout cela, et c’est pouren rendre compte avec toute l’exactitude possible, qu’il s’étaitengagé dans cette affaire.

Or, le juge était un petit homme tout rond,avec une figure replète, et de bons petits yeux qui semblaient riresous les lunettes. Il fit asseoir le journaliste devant lui etfouilla dans ses dossiers tout en le regardant à la dérobée. Cetexamen sournois acheva d’énerver Coche qui se mit à tapoter du boutdu doigt sur le bord de son chapeau.

Un homme peut dissimuler sa pensée, mentiravec les yeux, conserver malgré tout un regard et une impassibilitétels que pas un de ses muscles ne bouge, réagir même contre larougeur qui monte à son front ou la pâleur qui l’envahit, mais sesmains ne peuvent pas, ne savent pas mentir.

Nos mains ne nous appartiennent pas ;notre volonté demeure sans prise sur elles ; nos mainsintelligentes, sottes, câlines ou brutales, sont les traîtressesque nous portons avec nous, et le juge ne quittait pas des yeux lesmains de Coche. Quand il les vit frémir, il se dit que le moment defrapper le premier coup approchait ; quand il les vit secrisper, il releva la tête et commença l’interrogatoire parquelques formalités indispensables : nom, âge, profession,etc., puis il reprit l’examen de ses dossiers tandis que Coche, deplus en plus énervé, crispait les poings sur ses genoux. Alors,jugeant la minute propice, sans autre préambule, le juge luidit :

– Voulez-vous m’expliquer pourquoi vous avezbrusquement disparu de votre domicile, et comment il se fait qu’onvous ait retrouvé il y a trois jours dans un hôtel borgne del’avenue d’Orléans ?…

Coche s’attendait à toute autre entrée enmatière aussi ne fût-ce pas d’une voix aussi assurée qu’il l’eûtsouhaitée, qu’il répondit :

– Je désirerais avant de vous renseigner surce point, savoir pour quel motif je suis ici.

– Vous êtes ici parce que vous avez assassinéM. Forget, boulevard Lannes.

Coche respira. Jusqu’à cette minute, bien quela chose fût invraisemblable, il n’avait pu oublier sa premièrecrainte : « Si j’étais accusé d’un autrecrime ? » Il répliqua donc avec un étonnement qu’il avaittrop longuement préparé pour bien le jouer :

– Ça, par exemple, c’est plus fort quetout !…

Et après un temps, il ajouta :

– D’autant que si je saisis la nuance, vous nedites pas que je suis accusé de ce crime, mais bien que j’en suisconvaincu ?

– Il y a vraiment plaisir à causer avec vous,fit le juge. Vous comprenez à demi-mot.

– Vous me flattez, en vérité, Monsieur, mais,même pour répondre à votre politesse par une autre, il ne me paraîtpas possible de me reconnaître coupable d’un crime que je n’ai pascommis…

– Je vais reprendre ma premièrequestion ; vous y répondrez, et si vous me prouvez que vousêtes innocent, je vous remets en liberté, instantanément.

– Ah ! songea Coche, tu me la donnes tropbelle ; voilà qui ne fera pas mal comme début de mesarticles !…

Et, pesant tous ses mots, ilrépliqua :

– Pardon, Monsieur le juge, il ne faudrait pasintervertir les rôles : ce n’est pas à moi de prouver que jesuis innocent, mais à vous de prouver que je suis coupable. Ceciposé et admis, je m’empresserai de répondre à toutes les questionsqu’il vous plaira de me poser, pourvu qu’elles ne portent atteinteni au repos, ni à l’honorabilité de tierces personnes…

– Voici qui n’est pas compliqué comme moyen dedéfense. Vous laissez entendre que vous ne pourrez pas direcertaines choses, les choses capitales sans doute ?

– Je ne laisse rien entendre du tout. J’aiindiqué dans ma phrase que je faisais deux réserves deprincipe : vous venez d’interpréter à votre façon la seconde,je vous rappelle la première, c’est que je ne parlerai que souscertaines conditions, comme par exemple, la présence de monavocat.

– C’est trop naturel, et j’allais précisémentvous le dire. Choisissez-vous donc un défenseur et nous remettronsla suite de l’interrogatoire à un autre jour…

– Mais je tiens, au contraire, à ce que moninterrogatoire ne soit pas retardé. Si le garde ou votre greffierveut bien descendre dans la galerie des pas perdus et me ramener lepremier avocat venu, fût-il stagiaire de la veille, je m’encontenterai. Coupable j’essaierais de décider une sommité duBarreau à prendre ma cause en mains ; innocent je demande unavocat parce que la loi exige cette formalité et que je suisrespectueux de la loi, tout simplement.

Le garde revint au bout d’un instantaccompagné d’un jeune avocat.

– Je vous remercie, Maître, de vouloir bienm’assister. En reste, les choses iront très vite. Maintenant,Monsieur le juge, je suis tout à fait à vos ordres.

– Alors, je reprends ma premièrequestion : Pourquoi avez-vous brusquement disparu de votredomicile, et comment se fait-il qu’on vous ait retrouvé il y atrois jours dans un hôtel borgne de l’avenue d’Orléans ?

– J’ai quitté mon domicile parce qu’il ne medéplaisait pas de vivre quelque temps en dehors de chez moi, etj’ai couché Avenue d’Orléans parce que le hasard m’a conduit devantun hôtel, à une heure où il était trop tard pour redescendre dansParis.

– D’où veniez-vous ?…

– Ma foi, je ne sais plus…

– Je vais vous le dire, moi. Vous veniez dechez vous, 16, rue de Douai…

– Comment ? balbutia Coche stupéfait…

– Mais oui, de chez vous, où avez changé delinge, et cherché, à la manchette d’une certaine chemise de soirée,un bouton qui pouvait être compromettant à un moment donné. Cebouton vous ne l’avez pas trouvé. Il n’était pas bien loin pourtantpuisque le voici… Vous le reconnaissez ?

– Oui, murmura Coche, véritablement effrayé dela rapidité et de la précision avec laquelle on l’avait pris enfilature.

– Voudriez-vous me dire, maintenant, où vousavez perdu l’autre ?

– Je ne sais pas.

– Je ne sais pas, je ne sais pas, vous nesortez pas de là ! Tout à l’heure, vous disiez :« C’est à vous de me prouver ma culpabilité et non à moid’établir mon innocence. » Il y a des limites à tout.Cependant cette fois encore, c’est moi qui répondrai pourvous : Vous avez perdu l’autre bouton dans la chambre oùForget a été assassiné… on l’y a trouvé…

– Cela n’a rien de surprenant. J’y suis entréavec le Commissaire de police. Ce bouton a pu se détacher ettomber…

– Oui. Mais comme vous portiez une chemise deflanelle dont les boutons devaient être cousus, votre explicationn’en est plus une. D’ailleurs il est d’usage, quand on met unbouton de manchette à un poignet, de mettre l’autre à l’autrepoignet. Or, je vous le répète, l’un des deux était resté aprèsvotre chemise de soirée d’où votre femme de ménage l’a détaché…

– Je ne m’explique pas…

– Moi non plus, ou plutôt, je ne m’expliqueque trop…

– Alors, Monsieur le juge, sur un simpleindice, vous me croyez coupable ? Voyons, ce n’est paspossible…

– Un simple indice, peste comme vous yallez ! Moi j’appelle cela une charge, et une chargeterriblement grave encore. Mais j’en ai d’autres. Que diriez-vousd’une lettre oubliée par vous sur les lieux du crime ? Simpleindice encore ?…

– Je ne peux pas avoir oublié de lettre surles lieux du crime, pour l’excellente raison que je m’y suis rendu,je vous le répète, avec le Commissaire de police, que je n’y suispas resté plus de trois minutes, et que…

– Approchez-vous. Approchez-vous, Maître.Regardez ces bouts de papier. Placés au hasard, ils ne veulent riendire, mais dans cet ordre, que voyez-vous ?« Monsieur…ési… 22…ue de… E.V. », ce que je lis, enremplaçant les lettres disparues : « Monsieur Onésime…22, rue de… E. V. ». Votre prénom, admettez-le, n’est pas sirépandu, que je ne puisse, par une simple supposition, le fairesuivre de votre nom de famille qui n’y est pas, je le reconnais.Cela me donne : « Monsieur Onésime Coche, 22 ruede… ».

– Ah ! non ! non ! non !je proteste de toutes mes forces contre votre procédé dedéduction ! Avec quelques lettres éparses vous bâtissez unprénom, et vous y ajoutez délibérément mon nom. En admettant mêmevotre manière de voir, la suite de votre traduction détruit tout ceque le commencement voulait établir. Voilà « 22, ruede… » Rue de quoi, d’abord ? Et puis, je n’ai jamaisdemeuré au numéro 22. Puisqu’on vous a si bien renseigné sur mavisite à mon appartement vous devez le savoir. Je désire que maprotestation figure au procès-verbal.

Et en lui-même il pensa :

« Voilà un petit moyen que tu me paierascher à ma sortie de prison ! Décidément, je medocumente. »

– Votre protestation figurera auprocès-verbal, soyez sans crainte. Mais nous la ferons suivre de lalégère observation que voici : Retournons ces bouts de papier,et ces lettres éparses. – Hé, hé, vous regardez ? – Lisez (entoutes lettres cette fois) : « Inconnu au 22, voir au16 », – Vous demeurez 16, rue de Douai. Cette lettre, adresséepar erreur au 22, vous a été retournée à votre domicile, et cen’est pas la première fois qu’il y a eu confusion de numéros survotre correspondance. Vous voyez qu’en affirmant qu’elle vousappartient, je ne me livre pas à des déductions fantaisistes.Maintenant, si vous avez quelque chose à répondre, je vousécoute…

Coche baissa la tête. En déchirantl’enveloppe, il n’avait pas songé à la rectification portée auverso, et il vit nettement que la conviction du juge était faite.Il se borna donc à répondre :

– Je ne sais pas, je ne m’explique pas. Ce queje puis vous affirmer, vous jurer, c’est que je suis innocent, queje ne connaissais pas la victime, que je ne l’ai jamais connue, etqu’enfin toute mon existence passée dément une pareilleaccusation.

– Je ne dis pas, fit le juge ; mais envoilà assez pour aujourd’hui. On va vous relire votreinterrogatoire, et vous le signerez, si vous voulez.

Coche écouta distraitement la lecture etsigna. D’un geste machinal, il tendit les poings au garde qui luipassa les menottes, et sortit.

Dans le couloir, son avocat lui dit :

– Je viendrai vous voir demain matin, nousavons à causer longuement…

– Je vous remercie, fit Coche.

Et il se laissa emmener par les petitscorridors jusqu’à la sortie du Palais. Seul de nouveau dans sacellule, il se prit à réfléchir longuement, fortement. Il étaitloin le reporter aventureux, prompt à la riposte, ingénieux etrisque-tout quand il fallait ! Il commençait à se repentird’avoir engagé une telle partie. Non qu’il eût la moindre craintesur son issue ; il savait que d’un seul mot il réduiraittoutes les charges à néant. Mais, malgré tout, il sentait le cerclemenaçant se resserrer autour de lui, et le doigt pris dansl’engrenage redoutable de la machine judiciaire, il comprenaitqu’il lui faudrait faire un gigantesque effort pour ne pas ylaisser le bras tout entier. Il s’était imaginé jeter à la faveurde la ruse, le trouble dans la police, l’acculer aux maladresses,aux imprudences : il s’apercevait qu’il avait accumulé descharges telles contre lui, que l’homme le moins prévenu n’auraitpas hésité à dire en le voyant !

« Voilà le coupable ! »

La conviction du juge était naturelle, ensomme. Qu’avait-il pu répliquer… ? Rien ! Il avait criéson innocence : Et puis ? l’accent de la vérité ?Cela se reconnaît à peu près comme « la voix du sang ».C’est quand il dit la vérité qu’un menteur a l’air de mentir.L’angoisse de l’inconnu s’ajoutait à ses craintes. Quelles chargesnouvelles le juge allait-il relever contre lui ? Il n’avait suque répondre à des questions dont deux tout au moins étaientprévues : quelle serait son attitude en face d’une accusationqu’il ne soupçonnait pas ? – Nier, nier, contre touteévidence, contre toute vraisemblance : tel devait être sonsystème. Quant à faire naître l’ombre d’un doute dans l’esprit dumagistrat, il n’y fallait pas songer. Cependant – et il comptaitlà-dessus pour faire hésiter l’instruction – quand on en viendraitaux mobiles, il serait invulnérable. L’enquête révélerait qu’ilignorait même l’existence de ce Forget, que personne dans sonentourage n’avait entendu parler de lui ; or, on ne pouvaitretenir prisonnier un homme au passé irréprochable, alors qu’onétait hors d’état d’affirmer : « Voilà pourquoi cet hommea tué. » Le lendemain, son avocat vint le voir. Il lui parlad’abord en termes vagues, lui demandant des renseignements sur savie, ses fréquentations, ses habitudes. Il lui fit précisercertains détails insignifiants, sans oser aborder nettement laquestion du crime. Au bout d’un quart d’heure de conversation,Coche de plus en plus nerveux lui dit :

– Voyons, Maître, la vérité : vous mecroyez coupable…

L’avocat l’arrêta d’un geste :

– Ne m’en dites pas plus, je vous en prie. Jetiens pour sincères, pour vraies, entendez-vous, pour vraies, vosprotestations d’innocence. Quel que lourdes que soient les chargesrelevées contre vous, je n’y veux voir que l’effet d’un terriblecaprice du hasard. Votre système de défense est d’être innocent,vous êtes innocent : je le proclame !

– Mais je vous jure, Maître, je vous jure surce que j’ai de plus cher au monde que je suis innocent.

En cette minute, Coche eut la tentation follede tout raconter. Mais quel avocat aurait osé le défendre après unpareil aveu ? Il s’était condamné lui-même au seul systèmepossible : tout nier, sans se préoccuper de lavraisemblance.

Encore voulait-il que son avocat crût à sasincérité. Il reprit avec passion :

– Je suis innocent ! Je suisinnocent ! Plus tard, bientôt peut-être, vous verrez, je vousdirai…

– Mais je vous crois, je vous l’affirme…

Et Coche comprit, à l’attitude, au regard deson avocat qu’il déguisait sa pensée, qu’il était convaincu, luiaussi, de sa culpabilité. Ils causèrent encore, doucement, neparlant presque plus du crime. Coche oubliait un peu tout ce que sasituation présentait de grotesque et de dramatique à la fois, etl’avocat essayait de déchiffrer ce qu’il y avait au fond de cetteespèce d’insouciance blagueuse, succédant à l’indignationremarquablement simulée du début.

Dans l’après-midi du lendemain, on vintchercher l’accusé dans sa prison, et on le fit monter dans lavoiture cellulaire. Il crut qu’on le conduisait à l’instruction,mais le trajet lui sembla plus long que l’autre fois. Dressé,autant qu’il le pouvait, il essaya de voir par les prises d’air,mais les lattes étant placées dans le sens inverse de celui desvolets ordinaires, c’est-à-dire obliques de bas en haut, il ne putdistinguer qu’un peu de ciel gris, triste et froid. La voitures’arrêta enfin ; il en descendit, et on le poussa rapidement –pas assez vite cependant pour qu’il n’eût le temps d’apercevoir laSeine qui roulait une eau lourde et boueuse, et de se rendre comptequ’il était à la Morgue.

– C’est complet, se dit-il, la confrontationmaintenant !

La pensée de ce spectacle dont la seuleannonce emplit d’effroi les vrais criminels, ne l’ennuya pas.Quelle menace auraient pour lui les yeux éteints de ce pauvremort ? Il verrait sans peur ce corps qu’il avait contemplé pardeux fois : la nuit presque palpitant encore de vie, le matindéjà raidi et froid. Cependant, lorsqu’il se trouva dans la salleaux murs blancs, aux fenêtres hautes, où la lumière mettait destaches pâles sur les tables de marbre, il eut une sensationdésagréable. Une odeur vague d’acide phénique et d’essence de thym,une odeur qui tenait de la pharmacie et du cimetière, flottait dansl’air humide. Et il s’imaginait sentir l’odeur terrible et fade quise dégage des êtres morts depuis peu. Pourtant il regardaitavidement, s’efforçant de noter les moindres détails dans samémoire afin de pouvoir au prochain jour les consignerexactement.

On le fit pénétrer enfin dans une pièce où uneforme recouverte d’un drap était étendue sur une table. On leva ledrap, et, bien qu’il fût prêt à ce spectacle, il eut un mouvementde recul involontaire. Il ne reconnaissait pas ce cadavre, ou dumoins, au premier coup d’œil il ne le reconnut pas. La mort, pourachever son œuvre, avait tassé, ratatiné les chairs. La face qu’ilavait vue pleine et ronde, était émaciée, des ombres grises,vertes, s’y écrasaient descendant des tempes au menton, comme siquelque pouce énorme s’était plu à modeler la cire jaune de cevisage.

Quand il l’eut contemplé quelques secondes, lejuge lui dit :

– Voilà votre victime.

– Encore une fois, je proteste contre unepareille accusation. Je ne connais pas cet homme, je ne l’ai jamaisconnu.

Et il songeait : Dire que la vérité apassé devant ces yeux, et qu’à présent, tout est fini, qu’il nereste rien de ce que cet être a vu, souffert, et qu’on pourrait metrancher la tête ici même, sans qu’un frisson secouât cette chairinerte…

La confrontation dura peu. Pour lesmagistrats, Coche s’entêterait à nier encore, à nier toujours, etil était de taille à ne pas faiblir.

On crut l’user par l’énervement : peineinutile. À toutes les questions, l’accusé répondaitinvariablement :

– Je ne sais rien.

Puis, après avoir accumulé charge sur charge,quand on lui demandait :

– Qu’avez-vous à objecter à ceci ?Comment expliquez-vous cela ?

Il levait les bras, et se bornait àmurmurer :

– Je ne comprends pas. Je ne m’expliquepas…

L’instruction, longue, difficile, n’amenaaucune découverte intéressante. Il était impossible de briser lamuraille mystérieuse qui, de son vivant, avait entouré Forget.Personne ne le connaissait, personne n’était au courant de seshabitudes. On ne put relever aucune charge morale contre Coche,mais il fut facile, par là même, de les lui faire supporter toutes.De ce que nul ne savait les fréquentations de la victime, onconcluait simplement que Coche avait fort bien pu être en rapportavec elle, sans que qui que ce soit pût en témoigner. Quant aumobile qui l’avait poussé à commettre ce forfait, il n’apparaissaitpas clairement. Une enquête minutieuse sur sa vie, ses ressources,n’apprit rien, sinon qu’il ne faisait pas la fête, qu’il payaitexactement son terme et qu’on ne lui savait pas de liaisonsérieuse. On ne put davantage établir la liste des objets dérobésboulevard Lannes, et le hasard, sur lequel on comptait pourapporter quelques éclaircissements sur ce point, ne se mit pas dela partie. Si bien qu’au bout de trois mois, malgré tout le zèle dela Sûreté, l’acharnement du juge, et les recherches personnelles detous les journaux de Paris, l’instruction en était exactement aumême point que le premier jour : c’est-à-dire que deux chargesprécises et d’une gravité extrême pesaient sur Onésime Coche :le bout d’enveloppe et le bouton de manchette ramassés dans lachambre de la victime. À ces charges, dont l’accusé n’avait pu sedégager en aucun moment, s’ajoutait la présomption grave résultantde son brusque départ du Monde, et sa fuite à traversParis, où l’on avait relevé en trois jours son passage dans troishôtels différents, sous de faux noms. Si l’on ajoutait à cela sonattitude étrange à l’heure de l’arrestation, son essai de défense àmain armée contre les agents, son retour clandestin à son domicile,on se trouvait en face d’une situation assez nette pour autorisertous les soupçons et presque des certitudes. Le dossier, il estvrai, manquait de preuves morales ; les preuves matériellesles remplaçaient. L’instruction fut donc close, transmise à laChambre des mises en accusation, et l’affaire du boulevard Lannesfut inscrite au rôle des assises pour la session d’avril.

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