Contes et Nouvelles – Tome II

Contes et Nouvelles – Tome II

de Lev Nikolayevich Tolstoy

LA MATINÉE D’UN SEIGNEUR

I

Le jeune Nekhludov avait dix-neuf ans, lorsqu’encore étudiant de troisième année à l’Université, il vint passer les vacances dans sa campagne et y resta seul tout l’été.L’automne vint. D’une écriture juvénile, pas encore bien formée, il écrivit en français à sa tante, la comtesse Bielorietzkaia, qu’il considérait comme sa meilleure amie et en même temps comme la femme la plus éminente au monde, la lettre suivante :

« Chère Tante,

« Je viens de prendre une décision d’où dépend tout le sort de ma vie. Je quitte l’Université pour me consacrer à la vie de la campagne, car je me sens né pour elle.Pour Dieu, chère tante ne vous moquez pas de moi. Vous direz que je suis jeune, peut-être est-ce vrai, je ne suis encore qu’un enfant mais cela ne m’empêche pas de sentir ma vocation, d’aimer le bien et de désirer le faire.

« Comme je vous l’ai déjà écrit, j’aitrouvé les affaires en une confusion indescriptible. Désirant lesremettre en ordre, et après les avoir bien étudiées, j’ai découvertque le mal principal tient à la situation plus que miséreuse despaysans, et c’est un mal tel qu’on ne peut y remédier que par letravail et la persévérance. Si seulement vous pouviez voir deux demes paysans, David et Ivan, et la vie qu’ils mènent eux et leursfamilles, je suis persuadé que la vue seule de ces deux malheureuxvous convaincrait plus que tout ce que je puis vous dire pour vousexpliquer ma décision. N’est-ce pas mon devoir strict, sacré, de mevouer au bonheur de ces sept cents âmes dont j’aurai à rendrecompte à Dieu ? N’est-ce pas un péché de les laisser la proiede gérants et d’intendants grossiers, pour mes plaisirs ou messatisfactions ? Et pourquoi chercherais-je dans un autremilieu des occasions d’être utile et de faire le bien, quand seprésente à moi un devoir si noble, si grand et si proche ! Jeme sens capable d’être un bon maître et pour l’être comme jecomprends ce mot, il ne faut ni diplôme de l’Université, ni lestitres que vous ambitionnez pour moi. Chère tante, ne formez paspour moi de projets ambitieux, habituez-vous à la pensée que j’aipris une route tout à fait spéciale qui est bonne et qui, je lesens, me mènera au bonheur. J’ai réfléchi beaucoup et beaucoup àmes devoirs futurs, j’ai écrit ma règle de conduite, et si Dieum’en donne la force, je réussirai dans mon entreprise.

« Ne montrez pas cette lettre à mon frèreVassia : je crains ses moqueries. Il est habitué à mecommander et moi à me soumettre à lui. Quant à Vania, si même iln’approuve pas ma décision, il la comprendra. »

La comtesse répondit par la lettre suivante,écrite aussi en français :

« Ta lettre, cher Dmitri, ne m’a rienprouvé sauf que tu as bon cœur, ce dont je n’ai jamais douté. Mais,cher ami, dans la vie, nos bonnes qualités nous nuisent plus queles mauvaises. Je ne te dirai pas que tu fais une sottise, que taconduite m’attriste, mais je tâcherai d’agir sur toi en teconvainquant. Raisonnons, mon ami. Tu dis que tu sens ta vocationpour la vie de la campagne, que tu désires faire le bonheur de tespaysans, et que tu espères être un bon maître : Primoje dois te dire que nous ne sentons notre vocation que quand nousnous trompons sur elle ; secundo qu’il est plusfacile de faire son bonheur que celui des autres ; ettertio que pour être un bon maître il est nécessaired’être froid et sévère et que tu n’y arriveras jamais même enessayant de feindre.

« Tu crois tes raisons indiscutables etmême tu les prends pour règles de vie, mais à mon âge, mon ami, onne croit plus aux résolutions ni aux règles, mais àl’expérience ; et l’expérience me dit que tes plans sont ceuxd’un enfant. J’ai déjà près de cinquante ans et j’ai connu beaucoupde personnes très dignes, mais jamais je n’ai entendu dire qu’unjeune homme de bonne famille et bien doué, sous prétexte de fairele bien, se soit enfoui à la campagne. Toujours tu as vouluparaître original, et ton originalité n’est autre chose qu’un excèsd’amour-propre. Ah ! mon ami, choisis plutôt les voies déjàtracées : elles conduisent plus près du succès, et si lesuccès n’est pas nécessaire pour toi, il est nécessaire pour avoirla possibilité de faire le bien que tu aimes.

« La misère de quelques paysans est unmal nécessaire, ou du moins c’est un mal qu’on ne peut soulagersans oublier tous ses devoirs envers la société, envers ses parentset envers soi-même. Avec ton esprit, ton cœur et ton amour pour lavertu, il n’y a pas de carrière où tu n’aies de succès, maischoisis au moins une carrière qui soit digne de toi et te fassehonneur.

« Je crois en ta franchise quand tu disque tu n’as pas d’ambition, mais tu te trompes toi-même. L’ambitionà ton âge et avec ta fortune, c’est une vertu, mais elle devientdéfaut et vulgarité quand l’homme n’est pas capable d’y satisfaire.Et tu sentiras cela si tu ne changes pas d’intention. Au revoircher Mitia ! Il me semble que je t’aime encore plus pour tonenthousiasme éthéré, mais noble et magnanime. Fais comme tul’entends, mais je l’avoue, je ne puis être de ton avis.

Le jeune homme, en recevant cette lettre, yréfléchit longuement et décida que même une femme de génie peut setromper, il envoya sa démission à l’Université et resta pourtoujours à la campagne.

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