Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau

Le mariage de M. de Chenonceaux me rendit la maison de sa

mère encore plus agréable, par le mérite et l’esprit de la nouvelle
mariée, jeune personne très aimable et qui parut me distinguer
parmi les scribes de M. Dupin. Elle était fille unique de Mme la
vicomtesse de Rochechouart, grande amie du comte de Friese, et
par contrecoup de Grimm qui lui était attaché. Ce fut pourtant
moi qui l’introduisis chez sa fille : mais leurs humeurs ne se
convenant pas, cette liaison n’eut point de suite ; et Grimm, qui
dès lors visait au solide, préféra la mère, femme du grand monde,
à la fille, qui voulait des amis sûrs et qui lui convinssent, sans se
mêler d’aucune intrigue ni chercher du crédit parmi les grands.
Mme Dupin, ne trouvant pas dans Mme de Chenonceaux toute la
docilité qu’elle en attendait, lui rendit sa maison fort triste, et
Mme de Chenonceaux, fière de son mérite, peut-être de sa nais-
sance, aima mieux renoncer aux agréments de la société, et rester
presque seule dans son appartement, que de porter un joug pour
lequel elle ne se sentait pas faite. Cette espèce d’exil augmenta
mon attachement pour elle, par cette pente naturelle qui m’attire
vers les malheureux. Je lui trouvai l’esprit métaphysique et pen-
seur, quoique parfois un peu sophistique. Sa conversation, qui
n’était point du tout celle d’une jeune femme qui sort du couvent,

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était pour moi très attrayante. Cependant elle n’avait pas vingt
ans. Son teint était d’une blancheur éblouissante ; sa taille eût été
grande et belle si elle se fût mieux tenue ; ses cheveux, d’un blond
cendré et d’une beauté peu commune, me rappelaient ceux de ma
pauvre Maman dans son bel âge, et m’agitaient vivement le cœur.
Mais les principes sévères que je venais de me faire, et que j’étais
résolu de suivre à tout prix, me garantirent d’elle et de ses char-
mes. J’ai passé, durant tout un été, trois ou quatre heures par jour
tête-à-tête avec elle, à lui montrer gravement l’arithmétique, et à
l’ennuyer de mes chiffres éternels, sans lui dire un seul mot galant
ni lui jeter une œillade. Cinq ou six ans plus tard je n’aurais pas
été si sage ou si fou ; mais il était écrit que je ne devais aimer
d’amour qu’une fois en ma vie, et qu’une autre qu’elle aurait les
premiers et les derniers soupirs de mon cœur.

Depuis que je vivais chez Mme Dupin, je m’étais toujours

contenté de mon sort, sans manquer aucun désir de le voir amé-
liorer. L’augmentation qu’elle avait faite à mes honoraires,
conjointement avec M. de Francueil, était venue uniquement de
leur propre mouvement. Cette année, M. de Francueil, qui me
prenait de jour en jour plus en amitié, songea à me mettre un peu
plus au large et dans une situation moins précaire. Il était rece-
veur général des finances. M. Dudoyer, son caissier, était vieux,
riche, et voulait se retirer. M. de Francueil m’offrit cette place et,
pour me mettre en état de la remplir, j’allai pendant quelques
semaines chez M. Dudoyer prendre les instructions nécessaires.
Mais, soit que j’eusse peu de talent pour cet emploi, soit que Du-
doyer, qui me parut vouloir se donner un autre successeur, ne
m’instruisit pas de bonne foi, j’acquis lentement et mal les
connaissances dont j’avais besoin, et tout cet ordre de comptes
embrouillés à dessein ne put jamais bien m’entrer dans la tête.
Cependant, sans avoir saisi la fin du métier, je ne laissai pas d’en
prendre la marche courante assez pour pouvoir l’exercer ronde-
ment. J’en commençai même les fonctions ; je tenais les registres
et la caisse ; je donnais et recevais de l’argent, des récépissés, et
quoique j’eusse aussi peu de goût que de talent pour ce métier, la
maturité des ans commençant à me rendre sage, j’étais déterminé
à vaincre ma répugnance pour me livrer tout entier à mon emploi.

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Malheureusement, comme je commençais à me mettre en train,
M. de Francueil fit un petit voyage, durant lequel je restai chargé
de sa caisse, où il n’y avait cependant pour lors que vingt-cinq à
trente mille francs. Les soucis, l’inquiétude d’esprit que me donna
ce dépôt me firent sentir que je n’étais point fait pour être cais-
sier, et je ne doute point que le mauvais sang que je fis durant
cette absence n’ait contribué à la maladie où je tombai après son
retour.

J’ai dit, dans ma première partie, que j’étais né mourant. Un

vice de conformation dans la vessie me fit éprouver, durant mes
premières années, une rétention d’urine presque continuelle, et
ma tante Suson, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables à
me conserver. Elle en vint à bout cependant ; ma robuste consti-
tution prit enfin le dessus, et ma santé s’affermit tellement, du-
rant ma jeunesse, qu’excepté la maladie de langueur dont j’ai ra-
conté l’histoire, et de fréquents besoins d’uriner, que le moindre
échauffement me rendit toujours incommodes, je parvins jusqu’à
l’âge de trente ans sans presque me sentir de ma première infir-
mité. Le premier ressentiment que j’en eus fut à mon arrivée à
Venise. La fatigue du voyage et les terribles chaleurs que j’avais
souffertes me donnèrent une ardeur d’urine et des maux de reins
que je gardai jusqu’à l’entrée de l’hiver. Après avoir vu la Padoa-
na, je me crus mort, et n’eus pas la moindre incommodité. Après
m’être épuisé plus d’imagination que de corps pour ma Zulietta,
je me portai mieux que jamais. Ce ne fut qu’après la détention de
Diderot, que l’échauffement contracté dans mes courses de Vin-
cennes, durant les terribles chaleurs qu’il faisait alors, me donna
une violente néphrétique, depuis laquelle je n’ai jamais recouvré
ma première santé.

Au moment dont je parle, m’étant peut-être un peu fatigué au

maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas
qu’auparavant, et je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines,
dans le plus triste état que l’on puisse imaginer. Mme Dupin
m’envoya le célèbre Morand, qui, malgré son habileté et la délica-
tesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables, et ne put
jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à

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Daran, dont les bougies, plus flexibles parvinrent en effet à
s’insinuer ; mais, en rendant compte à Mme Dupin de mon état,
Morand lui déclara que dans six mois je ne serais pas en vie. Ce
discours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses réflexions sur
mon état et sur la bêtise de sacrifier le repos et l’agrément du peu
de jours qui me restaient à vivre, à l’assujettissement d’un emploi
pour lequel je ne sentais que du dégoût. D’ailleurs, comment ac-
corder les sévères principes que je venais d’adopter avec un état
qui s’y rapportait si peu et n’aurais-je pas bonne grâce, caissier
d’un receveur général des finances, à prêcher le désintéressement
et la pauvreté ? Ces idées fermentèrent si bien dans ma tête, avec
la fièvre, elles s’y combinèrent avec tant de force, que rien depuis
lors ne les en put arracher, et durant ma convalescence je me
confirmai de sens froid dans les résolutions que j’avais prises
dans mon délire. Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune
et d’avancement. Déterminé à passer dans l’indépendance et la
pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre, j’appliquai toutes
les forces de mon âme à briser les fers de l’opinion, et à faire avec
courage tout ce qui me paraissait bien, sans m’embarrasser aucu-
nement du jugement des hommes. Les obstacles que j’eus à com-
battre et les efforts que je fis pour en triompher, sont incroyables.
Je réussis autant qu’il était possible et plus que je n’avais espéré
moi-même. Si j’avais aussi bien secoué le joug de l’amitié que ce-
lui de l’opinion, je venais à bout de mon dessein, le plus grand
peut-être, ou du moins le plus utile à la vertu, que mortel ait ja-
mais conçu ; mais, tandis que je foulais aux pieds les jugements
insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands et des soi-
disant sages, je me laissais subjuguer et mener comme un enfant
par de soi-disant amis, qui, jaloux de me voir marcher seul dans
une route nouvelle, tout en paraissant s’occuper beaucoup à me
rendre heureux, ne s’occupaient en effet qu’à me rendre ridicule,
et commencèrent par travailler à m’avilir, pour parvenir dans la
suite à me diffamer. Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma
réforme personnelle, dont je marque ici l’époque, qui m’attira
leur jalousie : ils m’auraient pardonné peut-être de briller dans
l’art d’écrire, mais ils ne purent me pardonner de donner par ma
conduite un exemple qui semblait les importuner. J’étais né pour
l’amitié ; mon humeur facile et douce la nourrissait sans peine.

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Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui
me connurent, et je n’eus pas un seul ennemi. Mais sitôt que j’eus
un nom, je n’eus plus d’amis. Ce fut un très grand malheur ; un
plus grand encore fut d’être environné de gens qui prenaient ce
nom, et qui n’usèrent des droits qu’il leur donnait que pour
m’entraîner à ma perte. La suite de ces Mémoires développera
cette odieuse trame ; je n’en montre ici que l’origine : on en verra
bientôt former le premier nœud.

Dans l’indépendance où je voulais vivre, il fallait cependant

subsister. J’en imaginai un moyen très simple : ce fut de copier de
la musique à tant la page.

Si quelque occupation plus solide eût rempli le même but, je

l’aurais prise ; mais ce talent étant de mon goût, et le seul qui,
sans assujettissement personnel, pût me donner du pain au jour
le jour, je m’y tins. Croyant n’avoir plus besoin de prévoyance, et
faisant taire la vanité, de caissier d’un financier je me fis copiste
de musique. Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix, et je m’en
suis si peu repenti, que je n’ai quitté ce métier que par force, pour
le reprendre aussitôt que je pourrai. Le succès de mon premier
discours me rendit l’exécution de cette résolution plus facile.
Quand il eut remporté le prix, Diderot se chargea de le faire im-
primer. Tandis que j’étais dans mon lit, il m’écrivit un billet pour
m’en annoncer la publication et l’effet. Il prend, me marquait-il,
tout par-dessus les nues ; il n’y a pas d’exemple d’un succès pa-
reil. Cette faveur du public, nullement briguée, et pour un auteur
inconnu, me donna la première assurance véritable de mon ta-
lent, dont, malgré le sentiment interne, j’avais toujours douté jus-
qu’alors. Je compris tout l’avantage que j’en pouvais tirer pour le
parti que j’étais prêt à prendre, et je jugeai qu’un copiste de quel-
que célébrité dans les lettres ne manquerait vraisemblablement
pas de travail.

Sitôt que ma résolution fut bien prise et bien confirmée,

j’écrivis un billet à M. de Francueil pour lui en faire part, pour le
remercier, ainsi que Mme Dupin, de toutes leurs bontés, et pour
leur demander leur pratique. Francueil, ne comprenant rien à ce

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billet, et me croyant encore dans le transport de la fièvre, accou-
rut chez moi ; mais il trouva ma résolution si bien prise qu’il ne
put parvenir à l’ébranler. Il alla dire à Mme Dupin et à tout le
monde que j’étais devenu fou. Je laissai dire et j’allai mon train.
Je commençai ma réforme par ma parure ; je quittai la dorure et
les bas blancs, je pris une perruque ronde, je posai l’épée, je ven-
dis ma montre, en me disant avec une joie incroyable : « Grâce au
ciel, je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est. »
M. de Francueil eut l’honnêteté d’attendre assez longtemps en-
core avant de disposer de sa caisse. Enfin, voyant mon parti bien
pris, il la remit à M. d’Alibard, jadis gouverneur du jeune Che-
nonceaux, et connu dans la botanique par sa Flora parisiensis.

Quelque austère que fût ma réforme somptuaire, je ne

l’étendis pas d’abord jusqu’à mon linge, qui était beau et en quan-
tité, reste de mon équipage de Venise, et pour lequel j’avais un
attachement particulier. À force d’en faire un objet de propreté,
j’en avais fait un objet de luxe, qui ne laissait pas de m’être coû-
teux. Quelqu’un me rendit le bon office de me délivrer de cette
servitude. La veille de Noël, tandis que les Gouverneuses étaient à
vêpres et que j’étais au Concert spirituel, on força la porte d’un
grenier où était étendu tout notre linge, après une lessive qu’on
venait de faire. On vola tout, et entre autres quarante-deux che-
mises à moi, de très belle toile, et qui faisaient le fond de ma
garde-robe en linge. À la façon dont les voisins dépeignirent un
homme qu’on avait vu sortir de l’hôtel, portant des paquets à la
même heure, Thérèse et moi soupçonnâmes son frère, qu’on sa-
vait être un très mauvais sujet. La mère repoussa vivement ce
soupçon ; mais tant d’indices le confirmèrent qu’il nous resta,
malgré qu’elle en eût. Je n’osai faire d’exactes recherches, de peur
de trouver plus que je n’aurais voulu. Ce frère ne se montra plus
chez moi, et disparut enfin tout à fait. Je déplorai le sort de Thé-
rèse et le mien de tenir à une famille si mêlée, et je l’exhortai plus
que jamais de secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure
me guérit de la passion du beau linge, et je n’en ai plus eu depuis
lors que de très commun, plus assortissant au reste de mon équi-
page.

– 368 – Ayant ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu’à la

rendre solide et durable, en travaillant à déraciner de mon cœur
tout ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui
pouvait me détourner, par la crainte du blâme, de ce qui était bon
et raisonnable en soi. À l’aide du bruit que faisait mon ouvrage,
ma résolution fit du bruit aussi, et m’attira des pratiques ; de
sorte que je commençai mon métier avec assez de succès. Plu-
sieurs causes cependant m’empêchèrent d’y réussir comme
j’aurais pu faire en d’autres circonstances. D’abord ma mauvaise
santé. L’attaque que je venais d’essuyer eut des suites qui ne
m’ont laissé jamais aussi bien portant qu’auparavant ; et je crois
que les médecins auxquels je me livrai me firent bien autant de
mal que la maladie. Je vis successivement Morand, Daran, Helvé-
tius, Malouin, Thierry, qui, tous très savants, tous mes amis, me
traitèrent chacun à sa mode, ne me soulagèrent point, et
m’affaiblirent considérablement. Plus je m’asservissais à leur di-
rection, plus je devenais jaune, maigre, faible. Mon imagination
qu’ils effarouchaient, mesurant mon état sur l’effet de leurs dro-
gues, ne me montrait avant la mort qu’une suite de souffrances,
les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui soulage les autres,
les tisanes, les bains, la saignée, empirait mes maux. M’étant
aperçu que les sondes de Daran, qui seules me faisaient quelque
effet, et sans lesquelles je ne croyais plus pouvoir vivre, ne me
donnaient cependant qu’un soulagement momentané, je me mis à
faire à grands frais d’immenses provisions de sondes, pour pou-
voir en porter toute ma vie, même au cas que Daran vînt à man-
quer. Pendant huit ou dix ans que je m’en suis servi si souvent, il
faut, avec tout ce qui m’en reste, que j’en aie acheté pour cin-
quante louis. On sent qu’un traitement si coûteux, si douloureux,
si pénible, ne me laissait pas travailler sans distraction, et qu’un
mourant ne met pas une ardeur bien vive à gagner son pain quo-
tidien.

Les occupations littéraires firent une autre distraction non

moins préjudiciable à mon travail journalier. À peine mon dis-
cours eut-il paru, que les défenseurs des lettres fondirent sur moi
comme de concert. Indigné de voir tant de petits messieurs Josse,
qui n’entendaient pas même la question, vouloir en décider en

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maîtres, je pris la plume, et j’en traitai quelques-uns de manière à
ne pas laisser les rieurs de leur côté. Un certain M. Gauthier, de
Nancy, le premier qui tomba sous ma plume, fut rudement mal-
mené dans une lettre à M. Grimm. Le second fut le roi Stanislas
lui-même, qui ne dédaigna pas d’entrer en lice avec moi.
L’honneur qu’il me fit me força de changer de ton pour lui répon-
dre ; j’en pris un plus grave, mais non moins fort ; et, sans man-
quer de respect à l’auteur, je réfutai pleinement l’ouvrage. Je sa-
vais qu’un jésuite appelé le P. de Menou y avait mis la main. Je
me fiai à mon tact pour démêler ce qui était du prince et ce qui
était du moine ; et, tombant sans ménagement sur toutes les
phrases jésuitiques, je relevai, chemin faisant, un anachronisme
que je ne crus pouvoir venir que du Révérend. Cette pièce, qui, je
ne sais pourquoi, a fait moins de bruit que mes autres écrits, est
jusqu’à présent un ouvrage unique dans son espèce. J’y saisis
l’occasion qui m’était offerte d’apprendre au public comment un
particulier pouvait défendre la cause de la vérité contre un souve-
rain même. Il est difficile de prendre en même temps un ton plus
fier et plus respectueux que celui que je pris pour lui répondre.
J’avais le bonheur d’avoir affaire à un adversaire pour lequel mon
cœur plein d’estime pouvait, sans adulation, la lui témoigner ;
c’est ce que je fis avec assez de succès, mais toujours avec dignité.
Mes amis, effrayés pour moi, croyaient déjà me voir à la Bastille.
Je n’eus pas cette crainte un seul moment, et j’eus raison. Ce bon
prince, après avoir vu ma réponse, dit : J’ai mon compte ; je ne
m’y frotte plus. Depuis lors, je reçus de lui diverses marques
d’estime et de bienveillance, dont j’aurais quelques-unes à citer,
et mon écrit courut tranquillement la France et l’Europe, sans que
personne y trouvât rien à blâmer.

J’eus peu de temps après un autre adversaire auquel je ne

m’étais pas attendu : ce même M. Bordes, de Lyon, qui dix ans
auparavant m’avait fait beaucoup d’amitiés et rendu plusieurs
services. Je ne l’avais pas oublié, mais je l’avais négligé par pa-
resse ; et je ne lui avais pas envoyé mes écrits, faute d’occasion
toute trouvée pour les lui faire passer. J’avais donc tort, et il
m’attaqua, honnêtement toutefois, et je répondis de même. Il ré-
pliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma dernière ré-

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ponse, après laquelle il ne dit plus rien ; mais il devint mon plus
ardent ennemi, saisit le temps de mes malheurs pour faire contre
moi d’affreux libelles, et fit un voyage à Londres exprès pour m’y
nuire.

Toute cette polémique m’occupait beaucoup, avec beaucoup

de perte de temps pour ma copie, peu de progrès pour la vérité, et
peu de profit pour ma bourse ; Pissot, alors mon libraire, me
donnant toujours très peu de chose de mes brochures, souvent
rien du tout, et par exemple, je n’eus pas un liard de mon premier
Discours ; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre
longtemps, et tirer sou à sou le peu qu’il me donnait. Cependant
la copie n’allait point. Je faisais deux métiers : c’était le moyen de
faire mal l’un et l’autre.

Ils se contrariaient encore d’une autre façon, par les diverses

manières de vivre auxquelles ils m’assujettissaient. Le succès de
mes premiers écrits m’avait mis à la mode. L’état que j’avais pris
excitait la curiosité ; l’on voulait connaître cet homme bizarre qui
ne recherchait personne, et ne se souciait de rien que de vivre li-
bre et heureux à sa manière : c’en était assez pour qu’il ne le pût
point. Ma chambre ne désemplissait pas de gens qui, sous divers
prétextes, venaient s’emparer de mon temps. Les femmes em-
ployaient mille ruses pour m’avoir à dîner. Plus je brusquais les
gens, plus ils s’obstinaient. Je ne pouvais refuser tout le monde.
En me faisant mille ennemis par mes refus, j’étais incessamment
subjugué par ma complaisance, et de quelque façon que je m’y
prisse, je n’avais pas par jour une heure de temps à moi.

Je sentis alors qu’il n’est pas toujours aussi aisé qu’on se

l’imagine d’être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon
métier, le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits
moyens de me dédommager du temps qu’on me faisait perdre.
Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle à tant par
personne. Je ne connais pas d’assujettissement plus avilissant et
plus cruel que celui-là. Je n’y vis de remède que de refuser les ca-
deaux grands et petits et de ne faire d’exception pour qui que ce
fût. Tout cela ne fit qu’attirer les donneurs, qui voulaient avoir la

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gloire de vaincre ma résistance, et me forcer de leur être obligé
malgré moi. Tel qui ne m’aurait pas donné un écu, si je l’avais
demandé, ne cessait de m’importuner de ses offres, et, pour se
venger de les voir rejetées, taxait mes refus d’arrogance et
d’ostentation.

On se doutera bien que le parti que j’avais pris, et le système

que je voulais suivre, n’étaient pas du goût de Mme Le Vasseur.
Tout le désintéressement de la fille ne l’empêchait pas de suivre
les directions de sa mère, et les Gouverneuses, comme les appe-
lait Gauffecourt, n’étaient pas toujours aussi fermes que moi dans
leurs refus. Quoiqu’on me cachât bien des choses, j’en vis assez
pour juger que je ne voyais pas tout, et cela me tourmenta, moins
par l’accusation de connivence qu’il m’était aisé de prévoir, que
par l’idée cruelle de ne pouvoir jamais être maître chez moi ni de
moi. Je priais, je conjurais, je me fâchais, le tout sans succès ; la
maman me faisait passer pour un grondeur éternel, pour un
bourru. C’était, avec mes amis, des chuchoteries continuelles ;
tout était mystère et secret pour moi dans mon ménage, et pour
ne pas m’exposer sans cesse à des orages, je n’osais plus
m’informer de ce qui s’y passait. Il aurait fallu, pour me tirer de
tous ces tracas, une fermeté dont je n’étais pas capable. Je savais
crier, et non pas agir ; on me laissait dire et l’on allait son train.

Ces tiraillements continuels, et les importunités journalières

auxquelles j’étais assujetti, me rendirent enfin ma demeure et le
séjour de Paris désagréables. Quand mes incommodités me per-
mettaient de sortir, et que je ne me laissais pas entraîner ici ou là
par mes connaissances, j’allais me promener seul ; je rêvais à
mon grand système, j’en jetais quelque chose sur le papier, à
l’aide d’un livret blanc et d’un crayon que j’avais toujours dans ma
poche. Voilà comment les désagréments imprévus d’un état de
mon choix me jetèrent par diversion tout à fait dans la littérature,
et voilà comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la
bile et l’humeur qui m’en faisaient occuper.

Une autre chose y contribuait encore. Jeté malgré moi dans le
monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de

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m’y pouvoir assujettir, je m’avisai d’en prendre un à moi qui m’en
dispensât. Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vain-
cre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances,
je pris, pour m’enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis
cynique et caustique par honte ; j’affectai de mépriser la politesse
que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que cette âpreté,
conforme à mes nouveaux principes, s’ennoblissait dans mon
âme, y prenait l’intrépidité de la vertu, et c’est, je l’ose dire, sur
cette auguste base qu’elle s’est soutenue mieux et plus longtemps
qu’on aurait dû l’attendre d’un effort si contraire à mon naturel.
Cependant, malgré la réputation de misanthropie que mon exté-
rieur et quelques mots heureux me donnèrent dans le monde, il
est certain que, dans le particulier, je soutins toujours mal mon
personnage ; que mes amis et mes connaissances menaient cet
ours si farouche comme un agneau, et que, bornant mes sarcas-
mes à des vérités dures, mais générales, je n’ai jamais su dire un
mot désobligeant à qui que ce fût.

Le Devin du Village acheva de me mettre à la mode, et bien-

tôt il n’y eut pas d’homme plus recherché que moi dans Paris.
L’histoire de cette pièce, qui fait époque, tient à celle des liaisons
que j’avais pour lors. C’est un détail dans lequel je dois entrer
pour l’intelligence de ce qui doit suivre.

J’avais un assez nombre de connaissances, mais deux seuls

amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que j’ai de
rassembler tout ce qui m’est cher, j’étais trop l’ami de tous les
deux pour qu’ils ne le fussent pas bientôt l’un de l’autre. Je les
liai, ils se convinrent, et s’unirent encore plus étroitement entre
eux qu’avec moi. Diderot avait des connaissances sans nombre ;
mais Grimm, étranger et nouveau venu, avait besoin d’en faire. Je
ne demandais pas mieux que de lui en procurer. Je lui avais don-
né Diderot, je lui donnai Gauffecourt. Je le menai chez
Mme de Chenonceaux, chez Mme d’Épinay, chez le baron
d’Holbach, avec lequel je me trouvais lié presque malgré moi.
Tous mes amis devinrent les siens, cela était tout simple : mais
aucun des siens ne devint jamais le mien, voilà ce qui l’était
moins. Tandis qu’il logeait chez le comte de Friese, il nous don-

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nait souvent à dîner chez lui ; mais jamais je n’ai reçu aucun té-
moignage d’amitié ni de bienveillance du comte de Friese, ni du
comte de Schomberg, son parent, très familier avec Grimm, ni
d’aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec lesquel-
les Grimm eut par eux des liaisons. J’excepte le seul abbé Raynal,
qui, quoique son ami, se montra des miens, et m’offrit dans
l’occasion sa bourse avec une générosité peu commune. Mais je
connaissais l’abbé Raynal longtemps avant que Grimm le connût
lui-même, et je lui avais toujours été attaché depuis un procédé
plein de délicatesse et d’honnêteté qu’il eut pour moi dans une
occasion bien légère, mais que je n’oubliai jamais.

Cet abbé Raynal est certainement un ami chaud. J’en eus la

preuve à peu près au temps dont je parle envers le même Grimm,
avec lequel il était très étroitement lié. Grimm, après avoir vu
quelque temps de bonne amitié Mlle Fel, s’avisa tout d’un coup
d’en devenir éperdument amoureux, et de vouloir supplanter Ca-
husac. La belle, se piquant de constance, éconduisit ce nouveau
prétendant. Celui-ci prit l’affaire au tragique et s’avisa d’en vou-
loir mourir. Il tomba tout subitement dans la plus étrange mala-
die dont jamais peut-être on ait ouï parler. Il passait les jours et
les nuits dans une continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le
pouls bien battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger,
paraissant quelquefois entendre, mais ne répondant jamais, pas
même par signe, et du reste sans agitation, sans douleur, sans
fièvre, et restant là comme s’il eût été mort. L’abbé Raynal et moi
nous partageâmes sa garde : l’abbé, plus robuste et mieux por-
tant, y passait les nuits, moi les jours, sans le quitter jamais en-
semble ; et l’un ne partait jamais que l’autre ne fût arrivé. Le
comte de Friese, alarmé, lui amena Senac, qui, après l’avoir bien
examiné, dit que ce ne serait rien, et n’ordonna rien. Mon effroi
pour mon ami me fit observer avec soin la contenance du méde-
cin, et je le vis sourire en sortant. Cependant le malade resta plu-
sieurs jours immobile, sans prendre ni bouillon, ni quoi que ce fût
que des cerises confites que je lui mettais de temps en temps sur
la langue, et qu’il avalait fort bien. Un beau matin il se leva,
s’habilla, et reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais il
m’ait reparlé, ni, que je sache, à l’abbé Raynal, ni à personne, de

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cette singulière léthargie, ni des soins que nous lui avions rendus
tandis qu’elle avait duré.

Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit, et c’eût été réel-

lement une anecdote merveilleuse, que la cruauté d’une fille
d’Opéra eût fait mourir un homme de désespoir. Cette belle pas-
sion mit Grimm à la mode ; bientôt il passa pour un prodige
d’amour, d’amitié, d’attachement de toute espèce. Cette opinion
le fit rechercher et fêter dans le grand nombre, et par là l’éloigna
de moi, qui jamais n’avais été pour lui qu’un pis aller. Je le vis
prêt à m’échapper tout à fait, car tous les sentiments vifs dont il
faisait parade étaient ceux qu’avec moins de bruit j’avais pour lui.
J’étais bien aise qu’il réussît dans le monde, mais je n’aurais pas
voulu que ce fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour : « Grimm,
vous me négligez ; je vous le pardonne. Quand la première ivresse
des succès bruyants aura fait son effet, et que vous en sentirez le
vide, j’espère que vous reviendrez à moi, et vous me retrouverez
toujours. Quant à présent, ne vous gênez point ; je vous laisse li-
bre, et je vous attends. » Il me dit que j’avais raison, s’arrangeant
en conséquence, et se mit si bien à son aise, que je ne le vis plus
qu’avec nos amis communs.

Notre principal point de réunion, avant qu’il fût aussi lié avec

Mme d’Épinay qu’il le fut dans la suite, était la maison du baron
d’Holbach. Ce dit baron était un fils de parvenu, qui jouissait
d’une assez grande fortune, dont il usait noblement, recevant
chez lui des gens de lettres et de mérite, et, par son savoir et ses
lumières, tenant bien sa place au milieu d’eux. Lié depuis long-
temps avec Diderot, il m’avait recherché par son entremise,
même avant que mon nom fût connu. Une répugnance naturelle
m’empêcha longtemps de répondre à ses avances. Un jour qu’il
m’en demanda la raison, je lui dis : « Vous êtes trop riche. » Il
s’obstina et vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut toujours
de ne pouvoir résister aux caresses. Je ne me suis jamais bien
trouvé d’y avoir cédé.

Une autre connaissance, qui devint amitié sitôt que j’eus un

titre pour y prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avait plusieurs

– 375 –

années que je l’avais vu pour la première fois, à la Chevrette, chez
Mme d’Épinay, avec laquelle il était très bien. Nous ne fîmes que
dîner ensemble ; il repartit le même jour. Mais nous causâmes
quelques moments après le dîner. Mme d’Épinay lui avait parlé
de moi et de mon opéra des Muses galantes. Duclos, doué de trop
grands talents pour ne pas aimer ceux qui en avaient, s’était pré-
venu pour moi, m’avait invité à l’aller voir. Malgré mon ancien
penchant renforcé par la connaissance, ma timidité, ma paresse
me retinrent tant que je n’eus aucun passeport auprès de lui que
sa complaisance ; mais encouragé par mon premier succès et par
ses éloges qui me revinrent, je fus le voir, il vint me voir, et ainsi
commencèrent entre nous des liaisons qui me le rendront tou-
jours cher et à qui je dois de savoir, outre le témoignage de mon
propre cœur, que la droiture et la probité peuvent s’allier quel-
quefois avec la culture des lettres.

Beaucoup d’autres liaisons moins solides, et dont je ne fais

pas ici mention, furent l’effet de mes premiers succès, et durèrent
jusqu’à ce que la curiosité fût satisfaite. J’étais un homme sitôt
vu, qu’il n’y avait rien à voir de nouveau dès le lendemain. Une
femme cependant qui me rechercha dans ce temps-là tint plus
solidement que toutes les autres : ce fut Mme la marquise de Cré-
qui, nièce de M. le bailli de Froulay ambassadeur de Malte, dont
le frère avait précédé M. de Montaigu dans l’ambassade de Ve-
nise, et que j’avais été voir à mon retour de ce pays-là.
Mme de Créqui m’écrivit ; j’allai chez elle : elle me prit en amitié.
J’y dînai quelquefois ; j’y vis plusieurs gens de lettres, et entre
autres M. Saurin, l’auteur de Spartacus, de Barizevelt, etc., deve-
nu depuis lors mon très cruel ennemi, sans que j’en puisse imagi-
ner d’autre cause, sinon que je porte le nom d’un homme que son
père a bien vilainement persécuté.

On voit que, pour un copiste qui devait être occupé de son

métier du matin jusqu’au soir, j’avais bien des distractions qui ne
rendaient pas ma journée fort lucrative, et qui m’empêchaient
d’être assez attentif à ce que je faisais pour le bien faire ; aussi
perdais-je à effacer ou gratter mes fautes, ou à recommencer ma
feuille, plus de la moitié du temps qu’on me laissait. Cette impor-

– 376 –

tunité me rendait de jour en jour Paris plus insupportable, et me
faisait rechercher la campagne avec ardeur. J’allai plusieurs fois
passer quelques jours à Marcoussis, dont Mme Le Vasseur
connaissait le vicaire, chez lequel nous nous arrangions tous de
façon qu’il ne s’en trouvait pas mal. Grimm y vint une fois avec
nous. Le vicaire avait de la voix, chantait bien, et quoiqu’il ne sût
pas la musique, il apprenait sa partie avec beaucoup de facilité et
de précision. Nous y passions le temps à chanter mes trios de
Chenonceaux. J’y en fis deux ou trois nouveaux, sur des paroles
que Grimm et le vicaire bâtissaient tant bien que mal. Je ne puis
m’empêcher de regretter ces trios faits et chantés dans des mo-
ments de bien pure joie, et que j’ai laissés à Wooton avec toute ma
musique. Mlle Davenport en a peut-être déjà fait des papillotes ;
mais ils méritaient d’être conservés et sont pour la plupart d’un
très bon contrepoint. Ce fut après quelqu’un de ces petits voyages,
où j’avais le plaisir de voir la tante à son aise, bien gaie, et où je
m’égayais fort aussi, que j’écrivis au vicaire, fort rapidement et
fort mal, une épître en vers qu’on trouvera parmi mes papiers.

J’avais, plus près de Paris, une autre station fort de mon goût

chez M. Mussard, mon compatriote, mon parent et mon ami, qui
s’était fait à Passy une retraite charmante, où j’ai coulé de bien
paisibles moments. M. Mussard était un joaillier, homme de bon
sens, qui, après avoir acquis dans son commerce une fortune
honnête, et avoir marié sa fille unique à M. de Valmalette, fils
d’un agent de change, et maître d’hôtel du roi, prit le sage parti de
quitter sur ses vieux jours le négoce et les affaires, et de mettre un
intervalle de repos et de jouissance entre les tracas de la vie et la
mort. Le bonhomme Mussard, vrai philosophe de pratique, vivait
sans souci, dans une maison très agréable qu’il s’était bâtie, et
dans un très joli jardin qu’il avait planté de ses mains. En fouil-
lant à fond de cuve les terrasses de ce jardin, il trouva des coquil-
lages fossiles, et il en trouva en si grande quantité, que son imagi-
nation exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature, et qu’il
crut enfin tout de bon que l’univers n’était que coquilles, débris
de coquilles, et que la terre entière n’était que du cron. Toujours
occupé de cet objet et de ses singulières découvertes, il s’échauffa
si bien sur ces idées, qu’elles se seraient enfin tournées dans sa

– 377 –

tête en système, c’est-à-dire en folie, si, très heureusement pour
sa raison, mais bien malheureusement pour ses amis auxquels il
était cher, et qui trouvaient chez lui l’asile le plus agréable, la
mort ne fût venue le leur enlever par la plus étrange et cruelle
maladie. C’était une tumeur dans l’estomac toujours croissante,
qui l’empêchait de manger, sans que durant très longtemps on en
trouvât la cause, et qui finit, après plusieurs années de souffran-
ces, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler, sans des
serrements de cœur, les derniers temps de ce pauvre et digne
homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir, Lenieps et
moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu’il souffrait
n’écarta pas de lui jusqu’à sa dernière heure, qui, dis-je, était ré-
duit à dévorer des yeux le repas qu’il nous faisait servir, sans pou-
voir presque humer quelques gouttes d’un thé bien léger, qu’il
fallait rejeter un moment après. Mais avant ces temps de dou-
leurs, combien j’en ai passés chez lui d’agréables, avec les amis
d’élite qu’il s’était faits ! À leur tête je mets l’abbé Prévôt, homme
très aimable et très simple, dont le cœur vivifiait ses écrits, digne
de l’immortalité, et qui n’avait rien dans l’humeur, ni dans sa so-
ciété, du sombre coloris qu’il donnait à ses ouvrages ; le médecin
Procope, petit Ésope à bonnes fortunes ; Boulanger, le célèbre
auteur posthume du Despotisme oriental, et qui, je crois, étendait
les systèmes de Mussard sur la durée du monde. En femmes,
Mme Denis, nièce de Voltaire, qui, n’étant alors qu’une bonne
femme, ne faisait pas encore du bel esprit ; Mme Vanloo, non pas
belle assurément, mais charmante, qui chantait comme un ange ;
Mme de Valmalette elle-même, qui chantait aussi, et qui, quoique
fort maigre, eût été très aimable si elle en eût moins eu la préten-
tion. Telle était à peu près la société de M. Mussard, qui m’aurait
assez plu si son tête-à-tête avec sa conchyliomanie ne m’avait plu
davantage, et je puis dire que pendant plus de six mois j’ai travail-
lé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-même.

Il y avait longtemps qu’il prétendait que pour mon état les

eaux de Passy me seraient salutaires, et qu’il m’exhortait à les ve-
nir prendre chez lui. Pour me tirer un peu de l’urbaine cohue, je
me rendis à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui
me firent plus de bien parce que j’étais à la campagne que parce

– 378 –

que j’y prenais les eaux. Mussard jouait du violoncelle, et aimait
passionnément la musique italienne. Un soir, nous en parlâmes
beaucoup avant de nous coucher, et surtout des opere buffe que
nous avions vus l’un et l’autre en Italie, et dont nous étions tous
deux transportés. La nuit, ne dormant pas, j’allais rêver comment
on pourrait faire pour donner en France l’idée d’un drame de ce
genre ; car les Amours de Ragonde n’y ressemblaient point du
tout. Le matin en me promenant et en prenant les eaux, je fis
quelque manière de vers très à la hâte, et j’y adaptai des chants
qui me vinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une es-
pèce de salon voûté qui était au haut du jardin ; et au thé je ne
pus m’empêcher de montrer ces airs à Mussard et à Mlle Duver-
nois, sa gouvernante, qui était en vérité une très bonne et aimable
fille. Les trois morceaux que j’avais esquissés étaient le premier
monologue, J’ai perdu mon serviteur, l’air du Devin, L’amour
croît s’il s’inquiète, et le dernier duo, À jamais, Colin, je t’engage,
etc. J’imaginais si peu que cela valût la peine d’être suivi, que,
sans les applaudissements et les encouragements de l’un et de
l’autre, j’allais jeter au feu mes chiffons et n’y plus penser, comme
j’ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi bonnes : mais
ils m’excitèrent si bien, qu’en six jours mon drame fut écrit, à
quelques vers près, et toute ma musique esquissée, tellement que
je n’eus plus à faire à Paris qu’un peu de récitatif et tout le rem-
plissage, et j’achevai le tout avec une telle rapidité, qu’en trois
semaines mes scènes furent mises au net et en état d’être repré-
sentées. Il n’y manquait que le divertissement, qui ne fut fait que
longtemps après.

Échauffé de la composition de cet ouvrage, j’avais une grande

passion de l’entendre, et j’aurais donné tout au monde pour le
voir représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme on dit
que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne
m’était pas possible d’avoir ce plaisir qu’avec le public, il fallait
nécessairement, pour jouir de ma pièce, la faire passer à l’Opéra.
Malheureusement elle était dans un genre absolument neuf, au-
quel les oreilles n’étaient point accoutumées ; et, d’ailleurs, le
mauvais succès des Muses galantes me faisait prévoir celui du
Devin, si je le présentais sous mon nom. Duclos me tira de peine,

– 379 –

et se chargea de faire essayer l’ouvrage en laissant ignorer
l’auteur. Pour ne pas me déceler, je ne me trouvai point à cette
répétition ; et les petits violons qui la dirigèrent, ne surent eux-
mêmes quel en était l’auteur qu’après qu’une acclamation géné-
rale eut attesté la bonté de l’ouvrage. Tous ceux qui l’entendirent
en étaient enchantés, au point que dès le lendemain, dans toutes
les sociétés, on ne parlait d’autre chose. M. de Cury, intendant des
Menus, qui avait assisté à la répétition, demanda l’ouvrage pour
être donné à la cour. Duclos, qui savait mes intentions, jugeant
que je serais moins le maître de ma pièce à la cour qu’à Paris, la
refusa. Cury la réclama d’autorité ; Duclos tint bon, et le débat
entre eux devint si vif, qu’un jour à l’Opéra ils allaient sortir en-
semble, si on ne les eût séparés. On voulut s’adresser à moi : je
renvoyai la décision de la chose à M. Duclos. Il fallut retourner à
lui. M. le duc d’Aumont s’en mêla. Duclos crut enfin devoir céder
à l’autorité, et la pièce fut donnée pour être jouée à Fontaine-
bleau.

La partie à laquelle je m’étais le plus attaché, et où je

m’éloignais le plus de la route commune, était le récitatif. Le mien
était accentué d’une façon toute nouvelle, et marchait avec le dé-
bit de la parole. On n’osa laisser cette horrible innovation, l’on
craignait qu’elle ne révoltât les oreilles moutonnières. Je consen-
tis que Francueil et Jelyote fissent un autre récitatif, mais je ne
voulus pas m’en mêler.

Quand tout fut prêt et le jour fixé pour la représentation l’on

me proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la
dernière répétition. J’y fus avec Mlle Fel, Grimm, et, je crois,
l’abbé Raynal, dans une voiture de la cour. La répétition fut pas-
sable ; j’en fus plus content que je ne m’y étais attendu.
L’orchestre était nombreux, composé de ceux de l’Opéra et de la
musique du roi. Jelyote faisait Colin ; Mlle Fel, Colette ; Cuvilier,
le Devin ; les chœurs étaient ceux de l’Opéra. Je dis peu de chose :
c’était Jelyote qui avait tout dirigé ; je ne voulus pas contrôler ce
qu’il avait fait, et malgré mon ton romain, j’étais honteux comme
un écolier au milieu de tout ce monde.

– 380 – Le lendemain, jour de la représentation, j’allai déjeuner au

café du Grand-Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On
parlait de la répétition de la veille, et de la difficulté qu’il y avait
eu d’y entrer. Un officier qui était là dit qu’il y était entré sans
peine, conta au long ce qui s’y était passé, dépeignit l’auteur, rap-
porta ce qu’il avait fait, ce qu’il avait dit ; mais ce qui m’émerveilla
de ce récit assez long, fait avec autant d’assurance que de simpli-
cité, fut qu’il ne s’y trouva pas un seul mot de vrai. Il m’était très
clair que celui qui parlait si savamment de cette répétition n’y
avait point été, puisqu’il avait devant les yeux, sans le connaître,
cet auteur qu’il disait avoir tant vu. Ce qu’il y eut de plus singulier
dans cette scène fut l’effet qu’elle fit sur moi. Cet homme était
d’un certain âge ; il n’avait point l’air ni le ton fat et avantageux ;
sa physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix de
Saint-Louis annonçait un ancien officier. Il m’intéressait malgré
son impudence et malgré moi ; tandis qu’il débitait ses menson-
ges je rougissais, je baissais les yeux, j’étais sur les épines ; je
cherchais quelquefois en moi-même s’il n’y aurait pas moyen de
le croire dans l’erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que quel-
qu’un ne me reconnût et ne lui en fît l’affront, je me hâtai
d’achever mon chocolat sans rien dire, et baissant la tête en pas-
sant devant lui, je sortis le plus tôt qu’il me fut possible, tandis
que les assistants péroraient sur sa relation. Je m’aperçus dans la
rue que j’étais en sueur, et je suis sûr que si quelqu’un m’eût re-
connu et nommé avant ma sortie, on m’aurait vu la honte et
l’embarras d’un coupable, par le seul sentiment de la peine que ce
pauvre homme aurait à souffrir si son mensonge était reconnu.

Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie où il est

difficile de ne faire que narrer, parce qu’il est presque impossible
que la narration même ne porte empreinte de censure ou
d’apologie. J’essayerai toutefois de rapporter comment et sur
quels motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louange ni blâme.

J’étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m’était

ordinaire ; grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant
ce défaut de décence pour un acte de courage, j’entrai de cette
façon dans la même salle où devaient arriver, peu de temps après,

– 381 –

le Roi, la Reine, la famille royale et toute la cour. J’allai m’établir
dans la loge où me conduisit M. de Cury, et qui était la sienne.
C’était une grande loge sur le théâtre, vis-à-vis une petite loge
plus élevée, où se plaça le Roi avec Mme de Pompadour. Envi-
ronné de dames, et seul homme sur le devant de la loge, je ne
pouvais douter qu’on ne m’eût mis là précisément pour être en
vue. Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage, au mi-
lieu de gens tous excessivement parés, je commençai d’être mal à
mon aise : je me demandai si j’étais à ma place, si j’y étais mis
convenablement, et après quelques minutes d’inquiétude, je me
répondis, oui, avec une intrépidité qui venait peut-être plus de
l’impossibilité de m’en dédire que de la force de mes raisons. Je
me dis : « Je suis à ma place, puisque je vois jouer ma pièce, que
j’y suis invité, que je ne l’ai faite que pour cela, et qu’après tout
personne n’a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon
travail et de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux ni
pis. Si je recommence à m’asservir à l’opinion dans quelque
chose, m’y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour être tou-
jours moi-même, je ne dois rougir en quelque lieu que ce soit
d’être mis selon l’état que j’ai choisi : mon extérieur est simple et
négligé, mais non crasseux ni malpropre ; la barbe ne l’est point
en elle-même, puisque c’est la nature qui nous la donne, et que,
selon les temps et les modes, elle est quelquefois un ornement.
On me trouvera ridicule, impertinent ; eh ! que m’importe ! Je
dois savoir endurer le ridicule et le blâme, pourvu qu’ils ne soient
pas mérités. » Après ce petit soliloque, je me raffermis si bien,
que j’aurais été intrépide si j’eusse eu besoin de l’être. Mais, soit
effet de la présence du maître, soit naturelle disposition des
cœurs, je n’aperçus rien, que d’obligeant et d’honnête dans la
curiosité dont j’étais l’objet. J’en fus touché jusqu’à recommencer
d’être inquiet sur moi-même et sur le sort de ma pièce, craignant
d’effacer des préjugés si favorables, qui semblaient ne chercher
qu’à m’applaudir. J’étais armé contre leur raillerie ; mais leur air
caressant, auquel je ne m’étais pas attendu, me subjugua si bien,
que je tremblais comme un enfant quand on commença.

J’eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très mal jouée
quant aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant à la

– 382 –

musique. Dès la première scène, qui véritablement est d’une naï-
veté touchante, j’entendis s’élever dans les loges un murmure de
surprise et d’applaudissement jusqu’alors inouï dans ce genre de
pièces. La fermentation croissante alla bientôt au point d’être
sensible dans toute l’assemblée et, pour parler à la Montesquieu,
d’augmenter son effet par son effet même. À la scène des deux
petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne claque point
devant le Roi ; cela fit qu’on entendit tout : la pièce et l’auteur y
gagnèrent. J’entendais autour de moi un chuchotement de fem-
mes qui me semblaient belles comme des anges, et qui s’entre-
disaient à demi-voix : « Cela est charmant, cela est ravissant, il
n’y a pas un son là qui ne parle au cœur. » Le plaisir de donner de
l’émotion à tant d’aimables personnes m’émut moi-même jus-
qu’aux larmes ; et je ne les pus contenir au premier duo, en re-
marquant que je n’étais pas seul à pleurer. J’eus un moment de
retour sur moi-même en me rappelant le concert de
M. de Treytorens. Cette réminiscence eut l’effet de l’esclave qui
tenait la couronne sur la tête des triomphateurs ; mais elle fut
courte, et je me livrai bientôt pleinement et sans distraction au
plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sûr qu’en ce mo-
ment la volupté du sexe y entrait beaucoup plus que la vanité
d’auteur ; et sûrement s’il n’y eût eu là que des hommes, je
n’aurais pas été dévoré, comme je l’étais sans cesse, du désir de
recueillir de mes lèvres les délicieuses larmes que je faisais couler.
J’ai vu des pièces exciter de plus vifs transports d’admiration,
mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce, aussi tou-
chante, régner dans tout un spectacle, et surtout à la cour, un jour
de première représentation. Ceux qui ont vu celle-là doivent s’en
souvenir ; car l’effet en fut unique.

Le même soir, M. le duc d’Aumont me fit dire de me trouver

au château le lendemain sur les onze heures, et qu’il me présente-
rait au Roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta qu’on
croyait qu’il s’agissait d’une pension, et que le Roi voulait me
l’annoncer lui-même.

Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée

fut une nuit d’angoisse et de perplexité pour moi ? Ma première

– 383 –

idée, après celle de cette présentation, se porta sur un fréquent
besoin de sortir, qui m’avait fait beaucoup souffrir le soir même
au spectacle, et qui pouvait me tourmenter le lendemain, quand
je serais dans la galerie ou dans les appartements du Roi, parmi
tous ces grands, attendant le passage de Sa Majesté. Cette infir-
mité était la principale cause qui me tenait écarté des cercles, et
qui m’empêchait d’aller m’enfermer chez des femmes. L’idée
seule de l’état où ce besoin pouvait me mettre était capable de me
le donner au point de m’en trouver mal, à moins d’un esclandre
auquel j’aurais préféré la mort. Il n’y a que les gens qui connais-
sent cet état qui puissent juger de l’effroi d’en courir le risque.

Je me figurais ensuite devant le Roi, présenté à Sa Majesté,

qui daignait s’arrêter et m’adresser la parole. C’était là qu’il fallait
de la justesse et de la présence d’esprit pour répondre. Ma mau-
dite timidité, qui me trouble devant le moindre inconnu,
m’aurait-elle quitté devant le Roi de France, ou m’aurait-elle
permis de bien choisir à l’instant ce qu’il fallait dire ? Je voulais,
sans quitter l’air et le ton sévère que j’avais pris, me montrer sen-
sible à l’honneur que me faisait un si grand monarque. Il fallait
envelopper quelque grande et utile vérité dans une louange belle
et méritée. Pour préparer d’avance une réponse heureuse, il au-
rait fallu prévoir juste ce qu’il pourrait me dire ; et j’étais sûr
après cela de ne pas retrouver en sa présence un mot de ce que
j’aurais médité. Que deviendrais-je en ce moment et sous les yeux
de toute la cour, s’il allait m’échapper dans mon trouble quel-
qu’une de mes balourdises ordinaires ? Ce danger m’alarma
m’effraya, me fit frémir au point de me déterminer, à tout risque,
à ne m’y pas exposer.

Je perdais, il est vrai, la pension qui m’était offerte en quel-

que sorte ; mais je m’exemptais aussi du joug qu’elle m’eût impo-
sé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormais
parler d’indépendance et de désintéressement ? Il ne fallait plus
que flatter ou me taire, en recevant cette pension : encore qui
m’assurait qu’elle me serait payée ? Que de pas à faire, que de
gens à solliciter ! Il m’en coûterait plus de soins, et bien plus dé-
sagréables, pour la conserver, que pour m’en passer. Je crus donc,

– 384 –

en y renonçant, prendre un parti très conséquent à mes principes,
et sacrifier l’apparence à la réalité. Je dis ma résolution à Grimm,
qui n’y opposa rien. Aux autres j’alléguai ma santé, et je partis le
matin même.

Mon départ fit du bruit et fut généralement blâmé. Mes rai-

sons ne pouvaient être senties par tout le monde. M’accuser d’un
sot orgueil était bien plus tôt fait, et contentait mieux la jalousie
de quiconque sentait en lui-même qu’il ne se serait pas conduit
ainsi. Le lendemain, Jelyote m’écrivit un billet, où il me détailla
les succès de ma pièce et l’engouement où le Roi lui-même en
était. Toute la journée, me marquait-il, Sa Majesté ne cesse de
chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume : J’ai perdu
mon serviteur ; j’ai perdu tout mon bonheur. Il ajoutait que, dans
la quinzaine, on devait donner une seconde représentation du
Devin, qui constaterait aux yeux de tout le public le plein succès
de la première.

Deux jours après, comme j’entrais le soir sur les neuf heures

chez Mme d’Épinay, où j’allais souper, je me vis croisé par un fia-
cre à la porte. Quelqu’un qui était dans ce fiacre me fit signe d’y
monter ; j’y monte : c’était Diderot. Il me parla de la pension avec
un feu que sur pareil sujet je n’aurais pas attendu d’un philoso-
phe. Il ne me fit pas un crime de n’avoir pas voulu être présenté
au Roi ; mais il m’en fit un terrible de mon indifférence pour la
pension. Il me dit que, si j’étais désintéressé pour mon compte, il
ne m’était pas permis de l’être pour celui de Mme Le Vasseur et
de sa fille ; que je leur devais de n’omettre aucun moyen possible
et honnête de leur donner du pain et comme on ne pouvait pas
dire, après tout, que j’eusse refusé cette pension, il soutint que,
puisqu’on avait paru disposé à me l’accorder, je devais la solliciter
et l’obtenir, à quelque prix que ce fût. Quoique je fusse touché de
son zèle, je ne pus goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet
une dispute très vive, la première que j’aie eue avec lui ; et nous
n’en avons jamais eu que de cette espèce, lui me prescrivant ce
qu’il prétendait que je devais faire, et moi m’en défendant, parce
que je croyais ne le devoir pas.

– 385 – Il était tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener

souper chez Mme d’Épinay ; il ne le voulut point, et quelque effort
que le désir d’unir tous ceux que j’aime m’ait fait faire en divers
temps pour l’engager à la voir, jusqu’à la mener à sa porte, qu’il
nous tint fermée, il s’en est toujours défendu, ne parlant d’elle
qu’en termes très méprisants. Ce ne fut qu’après ma brouillerie
avec elle et avec lui qu’ils se lièrent, et qu’il commença d’en parler
avec honneur.

Depuis lors, Diderot et Grimm semblèrent prendre à tâche

d’aliéner de moi les Gouverneuses, leur faisant entendre que si
elles n’étaient pas plus à leur aise, c’était mauvaise volonté de ma
part, et qu’elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils tâchaient de
les engager à me quitter, leur promettant un regrat de sel, un bu-
reau à tabac et je ne sais quoi encore, par le crédit de
Mme d’Épinay. Ils voulurent même entraîner Duclos, ainsi que
d’Holbach, dans leur ligue, mais le premier s’y refusa toujours.
J’eus alors quelque vent de tout ce manège ; mais je ne l’appris
bien distinctement que longtemps après et j’eus souvent à déplo-
rer le zèle aveugle et peu discret de mes amis, qui cherchant à me
réduire, incommodé comme j’étais, à la plus triste solitude, tra-
vaillaient dans leur idée à me rendre heureux par les moyens les
plus propres en effet à me rendre misérable.

Le carnaval suivant, 1753, Le Devin fut joué à Paris et j’eus le

temps, dans cet intervalle, d’en faire l’ouverture et le divertisse-
ment. Ce divertissement, tel qu’il est gravé, devait être en action
d’un bout à l’autre, et dans un sujet suivi, qui, selon moi, fournis-
sait des tableaux très agréables. Mais quand je proposai cette idée
à l’Opéra, on ne m’entendit seulement pas, et il fallut coudre des
chants et des danses à l’ordinaire : cela fit que ce divertissement,
quoique plein d’idées charmantes, qui ne déparent point les scè-
nes, réussit très médiocrement. J’ôtai le récitatif de Jelyote, et je
rétablis le mien, tel que je l’avais fait d’abord et qu’il est gravé ; et
ce récitatif, un peu francisé, je l’avoue, c’est-à-dire traîné par les
acteurs, loin de choquer personne, n’a pas moins réussi que les
airs, et a paru, même au public, tout aussi bien fait pour le moins.
Je dédiai ma pièce à M. Duclos, qui l’avait protégée, et je déclarai

– 386 –

que ce serait ma seule dédicace. J’en ai pourtant fait une seconde
avec son consentement : mais il a dû se tenir encore plus honoré
de cette exception, que si je n’en avais fait aucune.

J’ai sur cette pièce beaucoup d’anecdotes, sur lesquelles des

choses plus importantes à dire ne me laissent pas le loisir de
m’étendre ici. J’y reviendrai peut-être un jour dans le supplé-
ment. Je n’en saurais pourtant omettre une qui peut avoir trait à
tout ce qui suit. Je visitais un jour dans le cabinet du baron
d’Holbach sa musique ; après en avoir parcouru de beaucoup
d’espèces, il me dit, en me montrant un recueil de pièces de clave-
cin : « Voilà des pièces qui ont été composées pour moi ; elles
sont pleines de goût, bien chantantes ; personne ne les connaît ni
ne les verra que moi seul. Vous en devriez choisir quelqu’une
pour l’insérer dans votre divertissement. » Ayant dans la tête des
sujets d’airs et de symphonies beaucoup plus que je n’en pouvais
employer, je me souciais très peu des siens. Cependant il me
pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorale que
j’abrégeai, et que je mis en trio pour l’entrée des compagnes de
Colette. Quelques mois après, et tandis qu’on représentait Le De-
vin, entrant un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour de
son clavecin, d’où il se leva brusquement à mon arrivée. En re-
gardant machinalement sur son pupitre, j’y vis ce même recueil
du baron d’Holbach, ouvert précisément à cette même pièce qu’il
m’avait pressé de prendre, en m’assurant qu’elle ne sortirait ja-
mais de ses mains. Quelque temps après je vis encore ce même
recueil ouvert sur le clavecin de M. d’Épinay, un jour qu’il avait
musique chez lui. Grimm ni personne ne m’a jamais parlé de cet
air, et je n’en parle ici moi-même que parce qu’il se répandit
quelque temps après un bruit que je n’étais pas l’auteur du Devin
du Village. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je suis
persuadé que sans mon Dictionnaire de Musique on aurait dit à
fa fin que je ne la savais pas.

Quelque temps avant qu’on donnât Le Devin du Village, il

était arrivé à Paris des bouffons italiens, qu’on fit jouer sur le
théâtre de l’Opéra sans prévoir l’effet qu’ils y allaient faire. Quoi-
qu’ils fussent détestables, et que l’orchestre, alors très ignorant,

– 387 –

estropiât à plaisir les pièces qu’ils donnèrent, elles ne laissèrent
pas de faire à l’Opéra français un tort qu’il n’a jamais réparé. La
comparaison de ces deux musiques, entendues le même jour, sur
le même théâtre, déboucha les oreilles françaises. Il n’y en eut
point qui pût endurer la traînerie de leur musique, après l’accent
vif et marqué de l’italienne. Sitôt que les bouffons avaient fini,
tout s’en allait. On fut forcé de changer l’ordre, et de mettre les
bouffons à la fin. On donnait Eglé, Pygmalion, Le Sylphe ; rien ne
tenait. Le seul Devin du Village soutint la comparaison, et plus
encore après la Serva Padrona. Quand je composai mon inter-
mède, j’avais l’esprit rempli de ceux-là ; ce furent eux qui m’en
donnèrent l’idée, et j’étais bien éloigné de prévoir qu’on les passe-
rait en revue à côté de lui. Si j’eusse été un pillard, que de vols
seraient alors devenus manifestes, et combien on eût pris soin de
les faire sentir ! Mais rien : on a eu beau faire, on n’a pas trouvé
dans ma musique la moindre réminiscence d’aucune autre ; et
tous mes chants, comparés aux prétendus originaux, se sont trou-
vés aussi neufs que le caractère de musique que j’avais créé. Si
l’on eût mis Mondonville ou Rameau à pareille épreuve, ils n’en
seraient sortis qu’en lambeaux.

Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs très

ardents. Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés que s’il
se fût agi d’une affaire d’État ou de religion. L’un, plus puissant,
plus nombreux, composé des grands, des riches et des femmes
soutenait la musique française ; l’autre, plus vif, plus fier, plus
enthousiaste, était composé des vrais connaisseurs, des gens à
talents, des hommes de génie. Son petit peloton se rassemblait à
l’Opéra, sous la loge de la Reine. L’autre parti remplissait tout le
reste du parterre et de la salle ; mais son foyer principal était sous
la loge du Roi. Voilà d’où vinrent ces noms de partis célèbres dans
ce temps-là, de Coin du Roi et de Coin de la Reine. La dispute, en
s’animant, produisit des brochures. Le coin du Roi voulut plai-
santer ; il fut moqué par Le Petit Prophète : il voulut se mêler de
raisonner ; il fut écrasé par la Lettre sur la musique française.
Ces deux petits écrits, l’un de Grimm, et l’autre de moi, sont les
seuls qui survivent à cette querelle ; tous les autres sont déjà
morts.

– 388 – Mais Le Petit Prophète, qu’on s’obstina longtemps à

m’attribuer malgré moi, fut pris en plaisanterie, et ne fit pas la
moindre peine à son auteur ; au lieu que la Lettre sur la musique
fut prise au sérieux, et souleva contre moi toute la nation qui se
crut offensée dans sa musique. La description de l’incroyable effet
de cette brochure serait digne de la plume de Tacite. C’était le
temps de la grande querelle du Parlement et du Clergé. Le Parle-
ment venait d’être exilé ; la fermentation était au comble ; tout
menaçait d’un prochain soulèvement. La brochure parut ; à
l’instant toutes les autres querelles furent oubliées ; on ne songea
qu’au péril de la musique française, et il n’y eut plus de soulève-
ment que contre moi. Il fut tel que la nation n’en est jamais bien
revenue. À la cour on ne balançait qu’entre la Bastille et l’exil, et
la lettre de cachet allait être expédiée si M. de Voyer n’en eût fait
sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-être
empêché une révolution dans l’État, on croira rêver. C’est pour-
tant une vérité bien réelle, que tout Paris peut encore attester,
puisqu’il n’y a pas aujourd’hui plus de quinze ans de cette singu-
lière anecdote.

Si l’on n’attenta pas à ma liberté, l’on ne m’épargna pas du

moins les insultes ; ma vie même fut en danger. L’orchestre de
l’Opéra fit l’honnête complot de m’assassiner quand j’en sortirais.
On me le dit ; je n’en fus que plus assidu à l’Opéra ; et je ne sus
que longtemps après que M. Ancelet, officier des mousquetaires,
qui avait de l’amitié pour moi, avait détourné l’effet du complot
en me faisant escorter à mon insu à la sortie du spectacle. La Ville
venait d’avoir la direction de l’Opéra. Le premier exploit du pré-
vôt des marchands fut de me faire ôter mes entrées, et cela de la
façon la plus malhonnête qu’il fût possible, c’est-à-dire en me les
faisant refuser publiquement à mon passage ; de sorte que je fus
obligé de prendre un billet d’amphithéâtre, pour n’avoir pas
l’affront de m’en retourner ce jour-là.

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