Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau

Telles étaient avec mon hôte, M. Mathas, qui était un bon

homme, mes principales connaissances de campagne. Il m’en res-
tait assez à Paris pour y vivre, quand je voudrais, avec agrément,
hors de la sphère des gens de lettres, où je ne comptais que le seul
Duclos pour ami : car Deleyre était encore trop jeune, et quoique,
après avoir vu de près les manœuvres de la clique philosophique à
mon égard, il s’en fût tout à fait détaché, du moins je le crus ainsi,
je ne pouvais encore oublier la facilité qu’il avait eue à se faire
auprès de moi le porte-voix de tous ces gens-là.

J’avais d’abord mon ancien et respectable ami M. Roguin.

C’était un ami du bon temps, que je ne devais point à mes écrits,
mais à moi-même, et que pour cette raison j’ai toujours conservé.
J’avais le bon Lenieps, mon compatriote, et sa fille alors vivante,

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Mme Lambert. J’avais un jeune Genevois, appelé Coindet, bon
garçon, ce me semblait, soigneux, officieux, zélé, mais ignorant,
confiant, gourmand, avantageux, qui m’était venu voir dès le
commencement de ma demeure à l’Hermitage, et, sans autre in-
troducteur que lui-même, s’était bientôt établi chez moi, malgré
moi. Il avait quelque goût pour le dessin, et connaissait les artis-
tes. Il me fut utile pour les estampes de la Julie ; il se chargea de
la direction des dessins et des planches, et s’acquitta bien de cette
commission.

J’avais la maison de M. Dupin, qui, moins brillante que du-

rant les beaux jours de Mme Dupin, ne laissait pas d’être encore,
par le mérite des maîtres, et par le choix du monde qui s’y ras-
semblait, une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne leur
avais préféré personne, que je ne les avais quittés que pour vivre
libre, ils n’avaient point cessé de me voir avec amitié, et j’étais sûr
d’être en tout temps bien reçu de Mme Dupin. Je la pouvais
même compter pour une de mes voisines de campagne, depuis
qu’ils s’étaient fait un établissement à Clichy, où j’allais quelque-
fois passer un jour ou deux, et où j’aurais été davantage, si
Mme Dupin et Mme de Chenonceaux avaient vécu de meilleure
intelligence. Mais la difficulté de se partager dans la même mai-
son, entre deux femmes qui ne sympathisaient pas, me rendait
Clichy trop gênant. Attaché à Mme de Chenonceaux d’une amitié
plus égale et plus familière, j’avais le plaisir de la voir plus à mon
aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avait loué une petite mai-
son, et même chez moi, où elle me venait voir assez souvent.

J’avais Mme de Créqui, qui, s’étant jetée dans la haute dévo-

tion, avait cessé de voir les d’Alembert, les Marmontel, et la plu-
part des gens de lettres, excepté, je crois, l’abbé Trublet, manière
alors de demi-cafard, dont elle était même assez ennuyée. Pour
moi, qu’elle avait recherché, je ne perdis ni sa bienveillance ni sa
correspondance. Elle m’envoya des poulardes du Mans aux
étrennes, et sa partie était faite pour venir me voir l’année sui-
vante, quand un voyage de Mme de Luxembourg croisa le sien. Je
lui dois ici une place à part ; elle en aura toujours une distinguée
dans mes souvenirs.

– 514 – J’avais un homme qu’excepté Roguin, j’aurais dû mettre le

premier en compte : mon ancien confrère et ami de Carrio, ci-
devant secrétaire titulaire de l’ambassade d’Espagne à Venise,
puis en Suède, où il fut, par sa cour, chargé des affaires, et enfin
nommé réellement secrétaire d’ambassade à Paris. Il me vint sur-
prendre à Montmorency, lorsque je m’y attendais le moins. Il
était décoré d’un ordre d’Espagne dont j’ai oublié le nom, avec
une belle croix en pierreries. Il avait été obligé, dans ses preuves,
d’ajouter une lettre à son nom de Carrio, et portait celui de cheva-
lier de Carrion. Je le trouvai toujours le même, le même excellent
cœur, l’esprit de jour en jour plus aimable. J’aurais repris avec lui
la même intimité qu’auparavant, si Coindet, s’interposant entre
nous à son ordinaire, n’eût profité de mon éloignement pour
s’insinuer à ma place et en mon nom dans sa confiance, et me
supplanter à force de zèle à me servir.

La mémoire de Carrion me rappelle celle d’un de mes voisins

de campagne, dont j’aurais d’autant plus de tort de ne pas parler,
que j’en ai à confesser un bien inexcusable envers lui. C’était
l’honnête M. Le Blond, qui m’avait rendu service à Venise, et qui,
étant venu faire un voyage en France avec sa famille, avait loué
une maison de campagne à La Briche, non loin de Montmorency.
Sitôt que j’appris qu’il était mon voisin, j’en fus dans la joie de
mon cœur, et me fis encore plus une fête qu’un devoir d’aller lui
rendre visite. Je partis pour cela dès le lendemain. Je fus ren-
contré par des gens qui me venaient voir moi-même, et avec les-
quels il fallut retourner. Deux jours après, je pars encore ; il avait
dîné à Paris avec toute sa famille. Une troisième fois il était chez
lui : j’entendis des voix de femmes, je vis à la porte un carrosse
qui me fit peur. Je voulais du moins, pour la première fois, le voir
à mon aise, et causer avec lui de nos anciennes liaisons. Enfin je
remis si bien ma visite de jour à autre, que la honte de remplir si
tard un pareil devoir fit que je ne le remplis point du tout : après
avoir osé tant attendre, je n’osai plus me montrer. Cette négli-
gence, dont M. Le Blond ne put qu’être justement indigné, donna
vis-à-vis de lui l’air de l’ingratitude à ma paresse ; et cependant je
sentais mon cœur si peu coupable, que si j’avais pu faire à M. Le

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Blond quelque vrai plaisir, même à son insu, je suis bien sûr qu’il
ne m’eût pas trouvé paresseux. Mais l’indolence, la négligence, et
les délais dans les petits devoirs à remplir, m’ont fait plus de torts
que de grands vices. Mes pires fautes ont été d’omission : j’ai ra-
rement fait ce qu’il ne fallait pas faire, et malheureusement j’ai
plus rarement encore fait ce qu’il fallait.

Puisque me voilà revenu à mes connaissances de Venise je

n’en dois pas oublier une qui s’y rapporte et que je n’avais inter-
rompue, ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de
temps. C’est celle de M. de Jonville, qui avait continué, depuis son
retour de Gênes, à me faire beaucoup d’amitiés. Il aimait fort à
me voir et à causer avec moi des affaires d’Italie et des folies de
M. de Montaigu, dont il savait, de son côté, bien des traits par les
bureaux des affaires étrangères, dans lesquels il avait beaucoup
de liaisons. J’eus le plaisir aussi de revoir chez lui mon ancien
camarade Dupont, qui avait acheté une charge dans sa province,
et dont les affaires le ramenaient quelquefois à Paris.
M. de Jonville devint peu à peu si empressé de m’avoir qu’il en
devint même gênant, et, quoique nous logeassions dans des quar-
tiers fort éloignés, il y avait du bruit entre nous quand je passais
une semaine entière sans aller dîner chez lui. Quand il allait à
Jonville, il m’y voulait toujours emmener ; mais y étant une fois
allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je n’y voulus
plus retourner. M. de Jonville était assurément un honnête et ga-
lant homme, aimable même à certains égards ; mais il avait peu
d’esprit, il était beau, tant soit peu Narcisse, et passablement en-
nuyeux. Il avait un recueil singulier, et peut-être unique au
monde, dont il s’occupait beaucoup, dont il occupait aussi ses hô-
tes, qui quelquefois s’en amusaient moins que lui. C’était une col-
lection très complète de tous les vaudevilles de la cour et de Paris,
depuis plus de cinquante ans, où l’on trouvait beaucoup
d’anecdotes qu’on aurait inutilement cherchées ailleurs. Voilà des
Mémoires pour l’histoire de France, dont on ne s’aviserait guère
chez toute autre nation.

Un jour, au fort de notre meilleure intelligence, il me fit un

accueil si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire, qu’après

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lui avoir donné occasion de s’expliquer, et même l’en avoir prié, je
sortis de chez lui avec la résolution, que j’ai tenue, de n’y plus re-
mettre les pieds ; car on ne me voit guère où j’ai été une fois mal
reçu, et il n’y avait point ici de Diderot qui plaidât pour
M. de Jonville. Je cherchai vainement dans ma tête quel tort je
pouvais avoir avec lui : je ne trouvai rien. J’étais sûr de n’avoir
jamais parlé de lui ni des siens que de la façon la plus honorable,
car je lui étais sincèrement attaché, et outre que je n’en avais que
du bien à dire, ma plus inviolable maxime a toujours été de ne
parler qu’avec honneur des maisons que je fréquentais.

Enfin, à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La der-

nière fois que nous nous étions vus, il m’avait donné à souper
chez des filles de sa connaissance, avec deux ou trois commis des
affaires étrangères, gens très aimables, et qui n’avaient point du
tout l’air ni le ton libertin, et je puis jurer que de mon côté la soi-
rée se passa à méditer assez tristement sur le malheureux sort de
ces créatures. Je ne payai pas mon écot, parce que M. de Jonville
nous donnait à souper, et je ne donnai rien à ces filles, parce que
je ne leur fis point gagner, comme à la Padoana, le payement que
j’aurais pu leur offrir. Nous sortîmes tous assez gais et de très
bonne intelligence. Sans être retourné chez ces filles, j’allai trois
ou quatre jours après dîner chez M. de Jonville, que je n’avais pas
revu depuis lors, et qui me fit l’accueil que j’ai dit. N’en pouvant
imaginer d’autre cause que quelque malentendu relatif à ce sou-
per, et voyant qu’il ne voulait pas s’expliquer, je pris mon parti et
cessai de le voir ; mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages.
Il me fit faire souvent des compliments, et l’ayant un jour ren-
contré au chauffoir de la Comédie, il me fit, sur ce que je n’allais
plus le voir, des reproches obligeants qui ne m’y ramenèrent pas.
Ainsi cette affaire avait plus l’air d’une bouderie que d’une rup-
ture. Toutefois ne l’ayant pas revu, et n’ayant plus ouï parler de
lui depuis lors, il eût été trop tard pour y retourner au bout d’une
interruption de plusieurs années. Voilà pourquoi M. de Jonville
n’entre point ici dans ma liste, quoique j’eusse assez longtemps
fréquenté sa maison.

– 517 – Je n’enflerai point la même liste de beaucoup d’autres

connaissances moins familières, ou qui, par mon absence, avaient
cessé de l’être, et que je ne laissai pas de voir quelquefois en cam-
pagne, tant chez moi qu’à mon voisinage, telles par exemple, que
les abbés de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de Lalive, de
Boisgelou, Watelet, Ancelet, et d’autres qu’il serait trop long de
nommer. Je passerai légèrement aussi sur celle de
M. de Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre
de la coterie holbachique, qu’il avait quittée, ainsi que moi, et an-
cien ami de Mme d’Épinay, dont il s’était détaché, ainsi que moi,
ni sur celle de son ami Desmahis, auteur célèbre, mais éphémère,
de la comédie de L’Impertinent. Le premier était mon voisin de
campagne, sa terre de Margency étant près de Montmorency.
Nous étions d’anciennes connaissances ; mais le voisinage et une
certaine conformité d’expérience nous rapprochèrent davantage.
Le second mourut peu après. Il avait du mérite et de l’esprit :
mais il était un peu l’original de sa comédie, un peu fat auprès des
femmes, et n’en fut pas extrêmement regretté.

Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce

temps-là, qui a trop influé sur le reste de ma vie pour que je né-
glige d’en marquer le commencement. Il s’agit de
M. de Lamoignon de Malesherbes, premier président de la cour
des aides, chargé pour lors de la librairie, qu’il gouvernait avec
autant de lumières que de douceur, et à la grande satisfaction des
gens de lettres. Je ne l’avais pas été voir à Paris une seule fois ;
cependant j’avais toujours éprouvé de sa part les facilités les plus
obligeantes, quant à la censure, et je savais qu’en plus d’une occa-
sion il avait fort malmené ceux qui écrivaient contre moi. J’eus de
nouvelles preuves de ses bontés au sujet de l’impression de la Ju-
lie ; car les épreuves d’un si grand ouvrage étant fort coûteuses à
faire venir d’Amsterdam par la poste, il permit, ayant ses ports
francs, qu’elles lui fussent adressées, et il me les envoyait fran-
ches aussi, sous le contre-seing de M. le Chancelier, son père.
Quand l’ouvrage fut imprimé, il n’en permit le débit dans le
royaume qu’en suite d’une édition qu’il en fit faire à mon profit,
malgré moi-même : comme ce profit eût été de ma part un vol fait
à Rey, à qui j’avais vendu mon manuscrit, non seulement je ne

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voulus point accepter le présent qui m’était destiné pour cela,
sans son aveu, qu’il accorda très généreusement, mais je voulus
partager avec lui les cent pistoles à quoi monta ce présent et dont
il ne voulut rien. Pour ces cent pistoles, j’eus le désagrément, dont
M. de Malesherbes ne m’avait pas prévenu, de voir horriblement
mutiler mon ouvrage, et empêcher le débit de la bonne édition
jusqu’à ce que la mauvaise fût écoulée.

J’ai toujours regardé M. de Malesherbes comme un homme

d’une droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m’est arrivé
ne m’a fait douter un moment de sa probité : mais aussi faible
qu’honnête, il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il
s’intéresse, à force de les vouloir préserver. Non seulement il fit
retrancher plus de cent pages dans l’édition de Paris, mais il fit un
retranchement qui pouvait porter le nom d’infidélité dans
l’exemplaire de la bonne édition qu’il envoya à
Mme de Pompadour. Il est dit quelque part, dans cet ouvrage, que
la femme d’un charbonnier est plus digne de respect que la maî-
tresse d’un prince. Cette phrase m’était venue dans la chaleur de
la composition, sans aucune application, je le jure. En lisant
l’ouvrage, je vis qu’on ferait cette application. Cependant, par la
très imprudente maxime de ne rien ôter, par égard aux applica-
tions qu’on pouvait faire, quand j’avais dans ma conscience le
témoignage de ne les avoir pas faites en écrivant, je ne voulus
point ôter cette phrase, et je me contentai de substituer le mot
prince au mot roi, que j’avais d’abord mis. Cet adoucissement ne
parut pas suffisant à M. de Malesherbes : il retrancha la phrase
entière, dans un carton qu’il fit imprimer exprès, et coller aussi
proprement qu’il fut possible dans l’exemplaire de
Mme de Pompadour. Elle n’ignora pas ce tour de passe-passe. Il
se trouva de bonnes âmes qui l’en instruisirent. Pour moi, je ne
l’appris que longtemps après, lorsque je commençais d’en sentir
les suites.

N’est-ce point encore ici la première origine de la haine cou-

verte, mais implacable, d’une autre dame, qui était dans un cas
pareil, sans que je n’en susse rien, ni même que je connusse
quand j’écrivis ce passage. Quand le livre se publia, la connais-

– 519 –

sance était faite, et j’étais très inquiet. Je le dis au chevalier de
Lorenzy, qui se moqua de moi, et m’assura que cette dame en
était si peu offensée, qu’elle n’y avait pas même fait attention. Je
le crus un peu légèrement peut-être, et je me tranquillisai fort mal
à propos.

Je reçus, à l’entrée de l’hiver, une nouvelle marque des bontés

de M. de Malesherbes, à laquelle je fus fort sensible, quoique je ne
jugeasse pas à propos d’en profiter. Il y avait une place vacante
dans le Journal des Sçavans. Margency m’écrivit pour me la pro-
poser comme de lui-même. Mais il me fut aisé de comprendre,
par le tour de sa lettre (Liasse C, no 33), qu’il était instruit et auto-
risé, et lui-même me marqua dans la suite (Liasse C, no 47) qu’il
avait été chargé de me faire cette offre. Le travail de cette place
était peu de chose. Il ne s’agissait que de deux extraits par mois,
dont on m’apporterait les livres, sans être obligé jamais à aucun
voyage de Paris, pas même pour faire au magistrat une visite de
remerciement. J’entrais par là dans une société de gens de lettres
du premier mérite, MM. de Mairan, Clairaut, de Guignes, et
l’abbé Barthélemy, dont la connaissance était déjà faite avec les
deux premiers, et très bonne à faire avec les deux autres. Enfin,
pour un travail si peu pénible, et que je pouvais faire si commo-
dément, il y avait un honoraire de huit cents francs attaché à cette
place. Je délibérai quelques heures avant que de me déterminer et
je puis jurer que la [seule chose qui me fit balancer ce ne fut que
la] crainte de fâcher Margency et de déplaire à
M. de Malesherbes. Mais enfin la gêne insupportable de ne pou-
voir travailler à mon heure et d’être commandé par le temps ;
bien plus encore la certitude de mal remplir les fonctions dont il
fallait me charger, l’emportèrent sur tout, et me déterminèrent à
refuser une place pour laquelle je n’étais pas propre. Je savais que
tout mon talent ne venait que d’une certaine chaleur d’âme sur les
matières que j’avais à traiter, et qu’il n’y avait que l’amour du
grand, du vrai, du beau, qui pût animer mon génie. Et que
m’auraient importé les sujets de la plupart des livres que j’aurais
à extraire, et les livres mêmes ? Mon indifférence pour la chose
eût glacé ma plume et abruti mon esprit. On s’imaginait que je
pouvais écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres,

– 520 –

au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. Ce n’était as-
surément pas là ce qu’il fallait au Journal des Sçavans. J’écrivis
donc à Margency une lettre de remerciement, tournée avec toute
l’honnêteté possible, dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes
raisons, qu’il ne se peut pas que ni lui ni M. de Malesherbes aient
cru qu’il entrât ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi
l’approuvèrent-ils l’un et l’autre, sans m’en faire moins bon vi-
sage, et le secret fut si bien gardé sur cette affaire, que le public
n’en a jamais eu le moindre vent.

Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable

pour me la faire agréer. Car depuis quelque temps je formais le
projet de quitter tout à fait la littérature, et surtout le métier
d’auteur. Tout ce qui venait de m’arriver m’avait absolument dé-
goûté des gens de lettres, et j’avais éprouvé qu’il était impossible
de courir la même carrière, sans avoir quelques liaisons avec eux.
Je ne l’étais guère moins des gens du monde, et en général de la
vie mixte que je venais de mener, moitié à moi-même, et moitié à
des sociétés pour lesquelles je n’étais point fait. Je sentais plus
que jamais, et par une constante expérience, que toute associa-
tion inégale est toujours désavantageuse au parti faible. Vivant
avec des gens opulents, et d’un autre état que celui que j’avais
choisi, sans tenir maison comme eux, j’étais obligé de les imiter
en bien des choses, et de menues dépenses, qui n’étaient rien
pour eux, étaient pour moi non moins ruineuses
qu’indispensables. Qu’un autre homme aille dans une maison de
campagne, il est servi par son laquais, tant à table que dans sa
chambre ; il l’envoie chercher tout ce dont il a besoin : n’ayant
rien à faire directement avec les gens de la maison, ne les voyant
même pas, il ne leur donne des étrennes que quand et comme il
lui plaît ; mais moi, seul, sans le domestique, j’étais à la merci de
ceux de la maison, dont il fallait nécessairement capter les bonnes
grâces, pour n’avoir pas beaucoup à souffrir, et, traité comme
l’égal de leur maître, il en fallait aussi traiter les gens comme tel,
et même faire pour eux plus qu’un autre, parce qu’en effet j’en
avais bien plus besoin. Passe encore quand il y a peu de domesti-
ques ; mais, dans les maisons où j’allais il y en avait beaucoup,
tous très rogues, très fripons, très alertes, j’entends pour leur in-

– 521 –

térêt, et les coquins savaient faire en sorte que j’avais successive-
ment besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d’esprit,
n’ont aucune idée juste sur cet article, et à force de vouloir éco-
nomiser ma bourse, elles me ruinaient. Si je soupais en ville un
peu loin de chez moi, au lieu de souffrir que j’envoyasse chercher
un fiacre, la dame de la maison faisait mettre des chevaux pour
me ramener ; elle était fort aise de m’épargner les vingt-quatre
sols du fiacre ; quant à l’écu que je donnais au laquais et au co-
cher, elle n’y songeait pas. Une femme m’écrivait-elle de Paris à
l’Hermitage ou à Montmorency, ayant regret aux quatre sols de
port que sa lettre m’aurait coûté, elle me l’envoyait par un de ses
gens, qui arrivait à pied tout en nage, et à qui je donnais à dîner et
un écu qu’il avait assurément bien gagné. Me proposait-elle
d’aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa campagne, elle se
disait en elle-même : ce sera toujours une économie pour ce pau-
vre garçon ; pendant ce temps-là sa nourriture ne lui coûtera rien.
Elle ne songeait pas qu’aussi, durant ce temps-là, je ne travaillais
point ; que mon ménage, et mon loyer, et mon linge, et mes ha-
bits, n’en allaient pas moins ; que je payais mon barbier à double,
et qu’il ne laissait pas de m’en coûter chez elle plus qu’il ne m’en
aurait coûté chez moi. Quoique je bornasse mes petites largesses
aux seules maisons où je vivais d’habitude, elles ne laissaient pas
de m’être ruineuses. Je puis assurer que j’ai bien versé vingt-cinq
écus chez Mme d’Houdetot, à Eaubonne, où je n’ai couché que
quatre ou cinq fois, et plus de cent pistoles, tant à Épinay qu’à la
Chevrette, pendant les cinq ou six ans que j’y fus le plus assidu.
Ces dépenses sont inévitables pour un homme de mon humeur,
qui ne sait se pourvoir de rien, ni s’ingénier sur rien, ni supporter
l’aspect d’un valet qui grogne, et qui vous sert en rechignant. Chez
Mme Dupin même, où j’étais de la maison, et où je rendais mille
services aux domestiques, je n’ai jamais reçu les leurs qu’à la
pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu renoncer tout à fait
à ces petites libéralités que ma situation ne m’a plus permis de
faire, et c’est alors qu’on m’a fait sentir bien plus durement en-
core l’inconvénient de fréquenter des gens d’un autre état que le
sien.

– 522 – Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serais consolé

d’une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs : mais se ruiner
pour s’ennuyer était trop insupportable ; et j’avais si bien senti le
poids de ce train de vie, que profitant de l’intervalle de liberté où
je me trouvais pour lors, j’étais déterminé à le perpétuer, à renon-
cer totalement à la grande société, à la composition des livres, à
tout commerce de littérature, et à me renfermer, pour le reste de
mes jours, dans la sphère étroite et paisible pour laquelle je me
sentais né.

Le produit de la Lettre à d’Alembert et de La Nouvelle Hé-

loïse avait un peu remonté mes finances, qui s’étaient fort épui-
sées à l’Hermitage. Je me voyais environ mille écus devant moi.
L’Émile, auquel je m’étais mis tout de bon, quand j’eus achevé
l’Héloïse, était fort avancé, et son produit devait au moins doubler
cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds, de manière à
me faire une petite rente viagère qui put, avec ma copie, me faire
subsister sans plus écrire. J’avais encore deux ouvrages sur le
chantier. Le premier était mes Institutions politiques. J’examinai
l’état de ce livre, et je trouvai qu’il demandait encore plusieurs
années de travail. Je n’eus pas le courage de le poursuivre et
d’attendre qu’il fût achevé pour exécuter ma résolution. Ainsi,
renonçant à cet ouvrage, je résolus d’en tirer ce qui pouvait se
détacher, puis de brûler tout le reste, et poussant ce travail avec
zèle, sans interrompre celui de l’Émile, je mis, en moins de deux
ans, la dernière main au Contrat social.

Restait le Dictionnaire de Musique. C’était un travail de

manœuvre, qui pouvait se faire en tout temps, et qui n’avait pour
objet qu’un produit pécuniaire. Je me réservai de l’abandonner,
ou de l’achever à mon aise, selon que mes autres ressources ras-
semblées me rendraient celle-là nécessaire ou superflue. À l’égard
de la Morale sensitive, dont l’entreprise était restée en esquisse,
je l’abandonnai totalement.

Comme j’avais en dernier projet, si je pouvais me passer tout

à fait de la copie, celui de m’éloigner de Paris, où l’affluence des
survenants rendait ma subsistance coûteuse, et m’ôtait le temps

– 523 –

d’y pourvoir, pour prévenir dans ma retraite l’ennui dans lequel
on dit que tombe un auteur quand il a quitté la plume, je me ré-
servais une occupation qui pût remplir le vide de ma solitude,
sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne
sais par quelle fantaisie Rey me pressait depuis longtemps
d’écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu’ils ne fussent pas jus-
qu’alors fort intéressants par les faits, je sentis qu’ils pouvaient le
devenir par la franchise que j’étais capable d’y mettre, et je réso-
lus d’en faire un ouvrage unique par une véracité sans exemple,
afin qu’au moins une fois on pût voir un homme tel qu’il était en
dedans. J’avais toujours ri de la fausse naïveté de Montaigne, qui,
faisant semblant d’avouer ses défauts, a grand soin de ne s’en
donner que d’aimables ; tandis que je sentais, moi qui me suis cru
toujours, et qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur des
hommes, qu’il n’y a point d’intérieur humain, si pur qu’il puisse
être, qui ne recèle quelque vice odieux. Je savais qu’on me pei-
gnait dans le public sous des traits si peu semblables aux miens,
et quelquefois si difformes, que, malgré le mal dont je ne voulais
rien taire, je ne pouvais que gagner encore à me montrer tel que
j’étais. D’ailleurs, cela ne se pouvant faire sans laisser voir aussi
d’autres gens tels qu’ils étaient, et par conséquent cet ouvrage ne
pouvant paraître qu’après ma mort et celle de beaucoup d’autres,
cela m’enhardissait davantage à faire mes confessions, dont ja-
mais je n’aurais à rougir devant personne. Je résolus donc de
consacrer mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, et je me mis
à recueillir les lettres et papiers qui pouvaient guider ou réveiller
ma mémoire, regrettant fort tout ce que j’avais déchiré, brûlé,
perdu jusqu’alors.

Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j’eusse

jamais faits, était fortement empreint dans mon esprit, et déjà je
travaillais à son exécution, quand le ciel, qui me préparait une
autre destinée, me jeta dans un nouveau tourbillon.

Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l’illustre

maison de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation. Il
a passé, par la sœur du duc Henri, dans la maison de Condé, qui a
changé le nom de Montmorency en celui d’Enghien, et ce duché

– 524 –

n’a d’autre château qu’une vieille tour, où l’on tient les archives,
et où l’on reçoit les hommages des vassaux. Mais on voit à Mont-
morency ou Enghien une maison particulière, bâtie par Croisat,
dit le pauvre, laquelle, ayant la magnificence des plus superbes
châteaux, en mérite et en porte le nom. L’aspect imposant de ce
bel édifice, la terrasse sur laquelle il est bâti, sa vue unique peut-
être au monde, son vaste salon peint d’une excellente main, son
jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout cela forme un tout dont
la majesté frappante a pourtant je ne sais quoi de simple, qui sou-
tient et nourrit l’admiration. M. le Maréchal duc de Luxembourg,
qui occupait alors cette maison, venait tous les ans dans ce pays,
où jadis ses pères étaient les maîtres, passer en deux fois cinq ou
six semaines, comme simple habitant, mais avec un éclat qui ne
dégénérait point de l’ancienne splendeur de sa maison. Au pre-
mier voyage qu’il y fit depuis mon établissement à Montmorency,
M. et Mme la Maréchale envoyèrent un valet de chambre me faire
compliment de leur part, et m’inviter à souper chez eux toutes les
fois que cela me ferait plaisir. À chaque fois qu’ils revinrent, ils ne
manquèrent point de réitérer le même compliment et la même
invitation. Cela me rappelait Mme de Besenval m’envoyant dîner
à l’office. Les temps étaient changés mais j’étais demeuré le
même. Je ne voulais point qu’on m’envoyât dîner à l’office, et je
me souciais peu de la table des grands. J’aurais mieux aimé qu’ils
me laissassent pour ce que j’étais, sans me fêter et sans m’avilir.
Je répondis honnêtement et respectueusement aux politesses de
M. et Mme de Luxembourg ; mais je n’acceptai point leurs offres,
et tant mes incommodités que mon humeur timide et mon em-
barras à parler me faisant frémir à la seule idée de me présenter
dans une assemblée de gens de la cour, je n’allai pas même au
château faire une visite de remerciements, quoique je comprisse
assez que c’était ce qu’on cherchait, et que tout cet empressement
était plutôt une affaire de curiosité que de bienveillance.

Cependant les avances continuèrent, et allèrent même en
augmentant. Mme la comtesse de Boufflers, qui était fort liée avec
Mme la Maréchale, étant venue à Montmorency, envoya savoir de
mes nouvelles, et me proposer de me venir voir. Je répondis
comme je devais, mais je ne démarrai point. Au voyage de Pâques

– 525 –

de l’année suivante 1759, le chevalier de Lorenzy qui était de la
cour de M. le prince de Conti et de la société de
Mme de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois : nous fîmes
connaissance ; il me pressa d’aller au château : je n’en fis rien.
Enfin, un après-midi que je ne songeais à rien moins, je vis arri-
ver M. le maréchal de Luxembourg, suivi de cinq ou six person-
nes. Pour lors il n’y eut plus moyen de m’en dédire, et je ne pus
éviter, sous peine d’être un arrogant et un malappris, de lui ren-
dre sa visite, et d’aller faire ma cour à Mme la Maréchale, de la
part de laquelle il m’avait comblé des choses les plus obligeantes.
Ainsi commencèrent, sous de funestes auspices, des liaisons dont
je ne pus plus longtemps me défendre, mais qu’un pressentiment
trop bien fondé me fit redouter jusqu’à ce que j’y fusse engagé.

Je craignais excessivement Mme de Luxembourg. Je savais

qu’elle était aimable. Je l’avais vue plusieurs fois au spectacle, et
chez Mme Dupin, il y avait dix ou douze ans, lorsqu’elle était du-
chesse de Boufflers et qu’elle brillait encore de sa première beau-
té. Mais elle passait pour méchante, et dans une aussi grande
dame, cette réputation me faisait trembler, À peine l’eus-je vue
que je fus subjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme à
l’épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon cœur. Je
m’attendais à lui trouver un entretien mordant et plein
d’épigrammes. Ce n’était point cela, c’était beaucoup mieux. La
conversation de Mme de Luxembourg ne pétille pas d’esprit. Ce
ne sont pas des saillies, et ce n’est pas même proprement de la
finesse : mais c’est une délicatesse exquise, qui ne frappe jamais,
et qui plaît toujours. Ses flatteries sont d’autant plus enivrantes
qu’elles sont plus simples ; on dirait qu’elles lui échappent sans
qu’elle y pense, et que c’est son cœur qui s’épanche, uniquement
parce qu’il est trop rempli. Je crus m’apercevoir, dès la première
visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne
lui déplaisais pas. Toutes les femmes de la cour savent vous per-
suader cela, quand elles veulent, vrai ou non ; mais toutes ne sa-
vent pas, comme Mme de Luxembourg, vous rendre cette persua-
sion si douce qu’on ne s’avise plus d’en vouloir douter. Dès le
premier jour, ma confiance en elle eût été aussi entière qu’elle ne
tarda pas à le devenir, si Mme la duchesse de Montmorency, sa

– 526 –

belle-fille, jeune folle, assez maligne, et, je pense, un peu tracas-
sière, ne se fût avisée de m’entreprendre, et, tout au travers de
force éloges de sa maman, et de feintes agaceries pour son propre
compte, ne m’eût mis en doute si je n’étais pas persiflé.

Je me serais peut-être difficilement rassuré sur cette crainte

auprès des deux dames, si les extrêmes bontés de M. le Maréchal
ne m’eussent confirmé que les leurs étaient sérieuses. Rien de
plus surprenant, vu mon caractère timide, que la promptitude
avec laquelle je le pris au mot, sur le pied d’égalité où il voulut se
mettre avec moi, si ce n’est peut-être celle avec laquelle il me prit
au mot lui-même, sur l’indépendance absolue dans laquelle je
voulais vivre. Persuadés l’un et l’autre que j’avais raison d’être
content de mon état et de n’en vouloir pas changer, ni lui ni
Mme de Luxembourg n’ont paru vouloir s’occuper un instant de
ma bourse ou de ma fortune ; quoique je ne pusse douter du ten-
dre intérêt qu’ils prenaient à moi tous les deux, jamais ils ne
m’ont proposé de place et ne m’ont offert leur crédit, si ce n’est
une seule fois que Mme de Luxembourg partit désirer que je vou-
lusse entrer à l’Académie française. J’alléguai ma religion : elle
me dit que ce n’était pas un obstacle, ou qu’elle s’engageait à le
lever. Je répondis que, quelque honneur que ce fût pour moi
d’être membre d’un corps si illustre, ayant refusé à M. de Tressan,
et en quelque sorte au roi de Pologne, d’entrer dans l’Académie de
Nancy, je ne pouvais plus honnêtement entrer dans aucune.
Mme de Luxembourg n’insista pas, et il n’en fut plus reparlé.
Cette simplicité de commerce avec de si grands seigneurs et qui
pouvaient tout en ma faveur, M. de Luxembourg étant et méritant
bien d’être l’ami particulier du Roi, contraste bien singulièrement
avec les continuels soucis, non moins importuns qu’officieux, des
amis protecteurs que je venais de quitter, et qui cherchaient
moins à me servir qu’à m’avilir.

Quand M. le Maréchal m’était venu voir à Montlouis, je

l’avais reçu avec peine, lui et sa suite, dans mon unique chambre,
non parce que je fus obligé de le faire asseoir au milieu de mes
assiettes sales et de mes pots cassés, mais parce que mon plan-
cher pourri tombait en ruine, et que je craignais que le poids de sa

– 527 –

suite ne l’effondrât tout à fait. Moins occupé de mon propre dan-
ger que de celui que l’affabilité de ce bon seigneur lui faisait cou-
rir, je me hâtai de le tirer de là, pour le mener, malgré le froid
qu’il faisait encore, à mon Donjon, tout ouvert et sans cheminée.
Quand il y fut, je lui dis la raison qui m’avait engagé à l’y
conduire : il la redit à Mme la Maréchale, et l’un et l’autre me
pressèrent, en attendant qu’on referait mon plancher, d’accepter
un logement au château, ou, si je l’aimais mieux, dans un édifice
isolé, qui était au milieu du parc, et qu’on appelait le petit Châ-
teau. Cette demeure enchantée mérite qu’on en parle.

Le parc ou jardin de Montmorency n’est pas en plaine,

comme celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de col-
lines et d’enfoncements, dont l’habile artiste a tiré parti pour va-
rier les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, et
multiplier, pour ainsi dire, à force d’art et de génie, un espace en
lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par la
terrasse et le château ; dans le bas, il forme une gorge qui s’ouvre
et s’élargit vers la vallée, et dont l’angle est rempli par une grande
pièce d’eau. Entre l’orangerie qui occupe cet élargissement, et
cette pièce d’eau entourée de coteaux bien décorés de bosquets et
d’arbres, est le petit Château dont j’ai parlé. Cet édifice et le ter-
rain qui l’entoure appartenaient jadis au célèbre Le Brun, qui se
plut à le bâtir et le décorer avec ce goût exquis d’ornements et
d’architecture dont ce grand peintre s’était nourri. Ce château
depuis lors a été rebâti, mais toujours sur le dessin du premier
maître. Il est petit, simple, mais élégant. Comme il est dans un
fond, entre le bassin de l’orangerie et la grande pièce d’eau, par
conséquent sujet à l’humidité, on l’a percé dans son milieu d’un
péristyle à jour entre deux étages de colonnes, par lequel l’air
jouant dans tout l’édifice le maintient sec malgré sa situation.
Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait
perspective, il paraît absolument environné d’eau, et l’on croit
voir une île enchantée, ou la plus jolie des trois îles Borromées,
appelée Isola bella, dans le lac Majeur.

Ce fut dans cet édifice solitaire qu’on me donna le choix d’un

des quatre appartements complets qu’il contient, outre le rez-de-

– 528 –

chaussée, composé d’une salle de bal, d’une salle de billard, et
d’une cuisine. Je pris le plus petit et le plus simple au-dessus de la
cuisine que j’eus aussi. Il était d’une propreté charmante ;
l’ameublement en était blanc et bleu. C’est dans cette profonde et
délicieuse solitude qu’au milieu des bois et des eaux, aux concerts
des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur d’orange, je
composai dans une continuelle extase le cinquième livre de
l’Émile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive
impression du local où je l’écrivais.

Avec quel empressement je courais tous les matins au lever

du soleil respirer un air embaumé sur le péristyle ! Quel bon café
au lait j’y prenais tête-à-tête avec ma Thérèse ! Ma chatte et mon
chien nous faisaient compagnie. Ce seul cortège m’eût suffi pour
toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d’ennui. J’étais là
dans le Paradis terrestre ; j’y vivais avec autant d’innocence, et j’y
goûtais le même bonheur.

Au voyage de juillet, M. et Mme de Luxembourg me marquè-

rent tant d’attention, et me firent tant de caresses, que, logé chez
eux et comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d’y ré-
pondre en les voyant assidûment. Je ne les quittais presque
point : j’allais le matin faire ma cour à Mme la Maréchale ; j’y dî-
nais ; j’allais l’après-midi me promener avec M. le Maréchal ;
mais je n’y soupais pas, à cause du grand monde, et qu’on y sou-
pait trop tard pour moi. Jusqu’alors tout était convenable, et il n’y
avait point de mal encore, si j’avais su m’en tenir là. Mais je n’ai
jamais su garder un milieu dans mes attachements, et remplir
simplement des devoirs de société. J’ai toujours été tout, on rien ;
bientôt je fus tout ; et me voyant fêté, gâté par des personnes de
cette considération, je passai les bornes, et me pris pour eux
d’une amitié qu’il n’est permis d’avoir que pour ses égaux. J’en
mis toute la familiarité dans mes manières, tandis qu’ils ne se
relâchèrent jamais dans les leurs de la politesse à laquelle ils
m’avaient accoutumé. Je n’ai pourtant jamais été très à mon aise
avec Mme la Maréchale. Quoique je ne fusse pas parfaitement
rassuré sur son caractère, je le redoutais moins que son esprit.
C’était par là surtout qu’elle m’en imposait. Je savais qu’elle était

– 529 –

difficile en conversations, et qu’elle avait le droit de l’être. Je sa-
vais que les femmes et surtout les grandes dames, veulent abso-
lument être amusées, qu’il vaudrait mieux les offenser que les
ennuyer, et je jugeais par ses commentaires sur ce qu’avaient dit
les gens qui venaient de partir, de ce qu’elle devait penser de mes
balourdises. Je m’avisai un supplément, pour me sauver auprès
d’elle l’embarras de parler ; ce fut de lire. Elle avait ouï parler de
la Julie : elle savait qu’on l’imprimait ; elle marqua de
l’empressement de voir cet ouvrage ; j’offris de le lui lire ; elle ac-
cepta. Tous les matins je me rendais chez elle sur les dix heures ;
M. de Luxembourg y venait ; on fermait la porte. Je lisais à côté
de son lit, et je compassai si bien mes lectures, qu’il y en aurait eu
pour tout le voyage, quand même il n’aurait pas été interrompu.
Le succès de cet expédient passa mon attente.
Mme de Luxembourg s’engoua de la Julie et de son auteur ; elle
ne parlait que de moi, ne s’occupait que de moi, me disait des
douceurs toute la journée, m’embrassait dix fois le jour. Elle vou-
lut que j’eusse toujours ma place à table à côté d’elle, et quand
seigneurs voulaient prendre cette place, elle les faisait mettre ail-
leurs. On peut juger de l’impression que ces manières charmantes
faisaient sur moi, que les moindres marques d’affection subju-
guent. Je m’attachais réellement à elle, à proportion de
l’attachement qu’elle me témoignait. Toute ma crainte, en voyant
cet engouement, et me sentant si peu d’agrément dans l’esprit
pour le soutenir, était qu’il ne se changeât en dégoût, et malheu-
reusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien fondée.

Il fallait qu’il y eût une opposition naturelle entre son tour

d’esprit et le mien, puisque, indépendamment des foules de ba-
lourdises qui m’échappaient à chaque instant dans la conversa-
tion, dans mes lettres même, et lorsque j’étais le mieux avec elle,
il se trouvait des choses qui lui déplaisaient, sans que je puisse
imaginer pourquoi. Je n’en citerai qu’un exemple, et j’en pourrais
citer vingt. Elle sut que je faisais pour Mme Houdetot une copie
de l’Héloïse à tant la page. Elle en voulut avoir une sur le même
pied. Je la lui promis, et la mettant par là du nombre de mes pra-
tiques, je lui écrivis quelque chose d’obligeant et d’honnête à ce
sujet ; du moins telle était mon intention.

– 530 – Voici sa réponse, qui me fit tomber des nues (Liasse C, no 43). À Versailles, ce mardi. Je suis ravie, je suis contente ; votre lettre m’a fait un plaisir

infini, et je me presse pour vous en remercier.

Voici les propres termes de votre lettre : Quoique vous soyez

sûrement une très bonne pratique, je me fais quelque peine de
prendre de votre argent : régulièrement, ce serait à moi de payer
le plaisir que j’aurais de travailler pour vous. Je ne vous en dis
pas davantage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais
de votre santé. Rien ne m’intéresse davantage. Je vous aime de
tout mon cœur ; et c’est, je vous assure, bien tristement que je
vous le mande, car j’aurais bien du plaisir à vous le dire moi-
même. M. de Luxembourg vous aime et vous embrasse de tout
son cœur.

En recevant cette lettre, je me hâtai d’y répondre, en atten-

dant plus ample examen, pour protester contre toute interpréta-
tion désobligeante, et après m’être occupé quelques jours à cet
examen, avec l’inquiétude qu’on peut concevoir, et toujours sans
y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma dernière réponse à ce
sujet :

À Montmorency, le 8 décembre 1759. Depuis ma dernière lettre, j’ai examiné cent et cent fois le

passage en question. Je l’ai considéré par son sens propre et na-
turel : je l’ai considéré par tous les sens qu’on peut lui donner, et
je vous avoue, madame la Maréchale que je ne sais plus si c’est
moi qui vous dois des excuses, ou si ce n’est point vous qui m’en
devez.

Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites. J’y ai
souvent repensé depuis ce temps-là, et telle est encore au-

– 531 –

jourd’hui ma stupidité sur cet article, que je n’ai pu parvenir à
sentir ce qu’elle avait pu trouver dans ce passage, je ne dis pas
d’offensant, mais même qui pût lui déplaire.

À propos de cet exemplaire manuscrit de l’Héloïse que voulut

avoir Mme de Luxembourg, je dois dire ici ce que j’imaginai pour
lui donner quelque avantage marqué qui le distinguât de tout au-
tre. J’avais écrit à part les aventures de mylord Édouard, et j’avais
balancé longtemps à les insérer, soit en entier, soit par extrait,
dans cet ouvrage, où elles me paraissaient manquer. Je me dé-
terminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que, n’étant pas
du ton de tout le reste, elles en auraient gâté la touchante simpli-
cité. J’eus une autre raison bien plus forte, quand je connus
Mme de Luxembourg : c’est qu’il y avait dans ces aventures une
marquise romaine d’un caractère très odieux, dont quelques
traits, sans lui être applicables, auraient pu lui être appliqués par
ceux qui ne la connaissaient que de réputation. Je me félicitai
donc beaucoup du parti que j’y avais pris, et m’y confirmai. Mais,
dans l’ardent désir d’enrichir son exemplaire de quelque chose
qui ne fût dans aucun autre, n’allai-je pas songer à ces malheu-
reuses aventures, et former le projet d’en faire l’extrait pour l’y
ajouter ? Projet insensé, dont on ne peut expliquer l’extravagance
que par l’aveugle fatalité qui m’entraînait à ma perte !

Quos vult perdere Jupiter dementat J’eus la stupidité de faire cet extrait avec bien du soin, bien

du travail, et de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chose
du monde, en la prévenant toutefois, comme il était vrai, que
j’avais brûlé l’original, que l’extrait était pour elle seule, et ne se-
rait jamais vu de personne, à moins qu’elle ne le montrât elle-
même ; ce qui, loin de lui prouver ma prudence et ma discrétion,
comme je croyais faire, n’était que l’avertir du jugement que je
portais moi-même sur l’application des traits dont elle aurait pu
s’offenser. Mon imbécillité fut telle, que je ne doutais pas qu’elle
ne fût enchantée de mon procédé. Elle ne me fit pas là-dessus les
grands compliments que j’en attendais, et jamais, à ma très
grande surprise, elle ne me parla du cahier que je lui avais en-

– 532 –

voyé. Pour moi, toujours charmé de ma conduite dans cette af-
faire, ce ne fut que longtemps après que je jugeai, sur d’autres
indices, de l’effet qu’elle avait produit.

J’eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée plus

raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m’a guère
été moins nuisible ; tant tout concourt à l’œuvre de la destinée
quand elle appelle un homme au malheur ! Je pensai d’orner ce
manuscrit des dessins des estampes de la Julie, lesquels dessins
se trouvèrent être du même format que le manuscrit. Je deman-
dai à Coindet ses dessins, qui m’appartenaient à toutes sortes de
titres, et d’autant plus que je lui avais abandonné le produit des
planches, lesquelles eurent un grand débit. Coindet est aussi rusé
que je le suis peu. À force de se faire demander ces dessins, il par-
vint à savoir ce que j’en voulais faire. Alors sous prétexte d’ajouter
quelque ornement à ces dessins, il se les fit laisser, et finit par les
présenter lui-même.

Ego versiculos feci, tulit alter honores Cela acheva de l’introduire à l’hôtel de Luxembourg sur un

certain pied. Depuis mon établissement au petit Château, il m’y
venait voir très souvent, et toujours dès le matin, surtout quand
M. et Mme de Luxembourg étaient à Montmorency. Cela faisait
que, pour passer avec lui la journée, je n’allais point au château.
On me reprocha ces absences ; j’en dis la raison. On me pressa
d’amener M. Coindet : je le fis. C’était ce que le drôle avait cher-
ché. Ainsi, grâce aux bontés excessives qu’on avait pour moi, un
commis de M. Thélusson, qui voulait bien lui donner quelquefois
sa table quand il n’avait personne à dîner, se trouva tout d’un
coup admis à celle d’un maréchal de France, avec les princes, les
duchesses, et tout ce qu’il y avait de grand à la cour. Je n’oublierai
jamais qu’un jour qu’il était obligé de retourner à Paris de bonne
heure, M. le Maréchal dit après le dîner à la compagnie. « Allons
nous promener sur le chemin de Saint-Denis, nous accompagne-
rons M. Coindet. » Le pauvre garçon n’y tint pas ; sa tête s’en alla
tout à fait. Pour moi, j’avais le cœur si ému, que je ne pus dire un
seul mot. Je suivais par-derrière, pleurant comme un enfant, et

– 533 –

mourant d’envie de baiser les pas de ce bon Maréchal. Mais la
suite de cette histoire de copie m’a fait anticiper ici sur les temps.
Reprenons-les dans leur ordre, autant que ma mémoire me le
permettra.

Sitôt que la petite maison de Montlouis fut prête, je la fis

meubler proprement, simplement, et retournai m’y établir ; ne
pouvant renoncer à cette loi que je m’étais faite, en quittant
l’Hermitage, d’avoir toujours mon logement à moi ; mais je ne
pus me résoudre non plus à quitter mon appartement du petit
Château. J’en gardai la clef, et, tenant beaucoup aux jolis déjeu-
ners du péristyle, j’allais souvent y coucher, et j’y passais quelque-
fois deux ou trois jours comme à une maison de campagne. J’étais
peut-être alors le particulier de l’Europe le mieux et le plus agréa-
blement logé. Mon hôte, M. Mathas, qui était le meilleur homme
du monde, m’avait absolument laissé la direction des réparations
de Montlouis et voulut que je disposasse de ses ouvriers, sans
même qu’il s’en mélât. Je trouvai donc le moyen de me faire,
d’une seule chambre au premier, un appartement complet, com-
posé d’une chambre, d’une antichambre, et d’une garde-robe. Au
rez-de-chaussée étaient la cuisine et la chambre de Thérèse. Le
Donjon me servait de cabinet, au moyen d’une bonne cloison vi-
trée et d’une cheminée qu’on y fit faire. Je m’amusai, quand j’y
fus, à orner la terrasse qu’ombrageaient déjà deux rangs de jeunes
tilleuls, j’y en fis ajouter deux, pour faire un cabinet de verdure ;
j’y fis poser une table et des bancs de pierre ; je l’entourai de lilas,
de seringat, de chèvrefeuille ; j’y fis faire une belle plate-bande de
fleurs parallèle aux deux rangs d’arbres, et cette terrasse, plus
élevée que celle du château dont la vue était du moins aussi belle,
et sur laquelle j’avais apprivoisé des multitudes d’oiseaux, me
servait de salle de compagnie pour recevoir M. et
Mme de Luxembourg, M. le duc de Villeroy, M. le prince de Tin-
gry, M. le marquis d’Armentières, Mme la duchesse de Montmo-
rency, Mme la duchesse de Boufflers, la comtesse de Valentinois,
la comtesse de Boufflers, et d’autres personnes de ce rang, qui, du
château, ne dédaignaient pas de faire, par une montée très fati-
gante, le pèlerinage de Montlouis. Je devais à la faveur de M. et
Mme de Luxembourg toutes ces visites ; je le sentais, et mon cœur

– 534 –

leur en faisait bien l’hommage. C’est dans un de ces transports
d’attendrissement que je dis une fois à M. de Luxembourg en
l’embrassant : « Ah ! monsieur le Maréchal, je haïssais les grands
avant que de vous connaître, et je les hais davantage encore de-
puis que vous me faites si bien sentir combien il leur serait aisé de
se faire adorer. »

Au reste, j’interpelle tous ceux qui m’ont vu durant cette épo-

que, s’ils se sont jamais aperçus que cet éclat m’ait un instant
ébloui, que la vapeur de cet encens m’ait porté à la tête ; s’ils
m’ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes
manières, moins liant avec le peuple, moins familier avec mes
voisins, moins prompt à rendre service à tout le monde, quand je
l’ai pu, sans me rebuter jamais des importunités sans nombre, et
souvent déraisonnables, dont j’étais sans cesse accablé. Si mon
cœur m’attirait au château de Montmorency par mon sincère at-
tachement pour les maîtres, il me ramenait de même à mon voi-
sinage goûter les douceurs de cette vie égale et simple hors de
laquelle il n’est point de bonheur pour moi. Thérèse avait fait
amitié avec la fille d’un maçon, mon voisin, nommé Pilleu ; je la
fis de même avec le père, et après avoir le matin dîné au château,
non sans gêne, mais pour complaire à Mme la Maréchale, avec
quel empressement je revenais le soir souper avec le bonhomme
Pilleu et sa famille, tantôt chez lui, tantôt chez moi.

Outre ces deux logements, j’en eus bientôt un troisième à

l’hôtel de Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort
d’aller les y voir quelquefois, que j’y consentis, malgré mon aver-
sion pour Paris, où je n’avais été, depuis ma retraite à
l’Hermitage, que les deux seules fois dont j’ai parlé. Encore n’y
allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper et m’en
retourner le lendemain matin. J’entrais et sortais par le jardin qui
donnait sur le boulevard ; de sorte que je pouvais dire, avec la
plus exacte vérité, que je n’avais pas mis le pied sur le pavé de
Paris.

Au sein de cette prospérité passagère se préparait de loin la

catastrophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps après mon

– 535 –

retour à Montlouis, j’y fis, et bien malgré moi, comme à
l’ordinaire, une nouvelle connaissance qui fait encore époque
dans mon histoire. On jugera dans la suite si c’est en bien ou en
mal. C’est Mme la marquise de Verdelin, ma voisine, dont le mari
venait d’acheter une maison de campagne à Soisy, près de Mont-
morency. Mlle d’Ars, fille du comte d’Ars, homme de condition,
mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur,
brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon homme, quand
on savait le prendre et possesseur de quinze à vingt mille livres de
rente, auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant, gron-
dant, tempêtant, et faisant pleurer sa femme toute la journée, fi-
nissait par faire toujours ce qu’elle voulait, et cela pour la faire
enrager, attendu qu’elle savait lui persuader que c’était lui qui le
voulait, et que c’était elle qui ne le voulait pas. M. de Margency,
dont j’ai parlé, était l’ami de madame, et devint celui de mon-
sieur. Il y avait quelques années qu’il leur avait loué son château
de Margency, près d’Eaubonne et d’Andilly, et ils y étaient préci-
sément durant mes amours pour Mme d’Houdetot.
Mme d’Houdetot et Mme Verdelin se connaissaient par
Mme d’Aubeterre, leur commune amie, et comme le jardin de
Margency était sur le passage de Mme d’Houdetot pour aller au
mont Olympe, sa promenade favorite, Mme de Verdelin lui donna
une clef pour passer. À la faveur de cette clef, j’y passais souvent
avec elle ; mais je n’aimais point les rencontres imprévues, et
quand Mme de Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage,
je les laissais ensemble sans lui rien dire, et j’allais toujours de-
vant. Ce procédé peu galant n’avait pas dû me mettre en bon pré-
dicament auprès d’elle. Cependant, quand elle fut à Soisy, elle ne
laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois à
Montlouis, sans me trouver, et, voyant que je ne lui rendais pas sa
visite, elle s’avisa, pour m’y forcer, de m’envoyer des pots de
fleurs pour ma terrasse. Il fallut bien l’aller remercier : c’en fut
assez. Nous voilà liés.

Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes cel-

les que je faisais malgré moi. Il n’y régna même jamais un vrai
calme. Le tour d’esprit de Mme de Verdelin était par trop antipa-
thique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes partent

– 536 –

chez elle avec tant de simplicité, qu’il faut une attention conti-
nuelle, et pour moi très fatigante, pour sentir quand on est persi-
flé. Une niaiserie qui me revient, suffira pour en juger. Son frère
venait d’avoir le commandement d’une frégate en course contre
les Anglais. Je parlais de la manière d’armer cette frégate sans
nuire à sa légèreté. « Oui, dit-elle d’un ton tout uni, l’on ne prend
de canons que ce qu’il en faut pour se battre. » Je l’ai rarement
ouï parler en bien de quelqu’un de ses amis absents, sans glisser
quelque mot à leur charge. Ce qu’elle ne voyait pas en mal, elle le
voyait en ridicule, et son ami Margency n’était pas excepté. Ce
que je trouvais encore en elle d’insupportable était la gêne conti-
nuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits bil-
lets, auxquels il fallait me battre les flans pour répondre, et tou-
jours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser. Cepen-
dant, à force de la voir, je finis par m’attacher à elle. Elle avait ses
chagrins, ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendi-
rent intéressants nos tête-à-tête. Rien ne lie tant les cœurs que la
douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous
consoler, et ce besoin m’a souvent fait passer sur beaucoup de
choses. J’avais mis tant de dureté dans ma franchise avec elle,
qu’après avoir montré quelquefois si peu d’estime pour son carac-
tère, il fallait réellement en avoir beaucoup pour croire qu’elle pût
sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des lettres que je
lui ai quelquefois écrites, et dont il est à noter que jamais, dans
aucune de ses réponses, elle n’a paru piquée en aucune façon :

À Montmorency, le 5 novembre 1760. Vous me dites, Madame, que vous ne vous êtes pas bien ex-

pliquée, pour me faire entendre que je m’explique mal. Vous me
parlez de votre prétendue bêtise pour me faire sentir la mienne.
Vous vous vantez de n’être qu’une bonne femme, comme si vous
aviez peur d’être prise au mot, et vous me faites des excuses pour
m’apprendre que je vous en dois. Oui, Madame, je le sais bien,
c’est moi qui suis une bête, un bon homme, et pis encore s’il est
possible ; c’est moi qui choisis mal mes termes, au gré d’une belle
dame française, qui fait autant d’attention aux paroles et qui
parle aussi bien que vous. Mais considérez que je les prends dans

– 537 –

le sens commun de la langue, sans être au fait ou en souci des
honnêtes acceptions qu’on leur donne dans les vertueuses socié-
tés de Paris. Si quelquefois mes expressions sont équivoques, je
tâche que ma conduite en détermine le sens, etc.

Le reste de la lettre est à peu près sur le même ton. Voyez-en

la réponse (liasse D, no 41), et jugez de l’incroyable modération
d’un cœur de femme, qui peut n’avoir pas plus de ressentiment
d’une pareille lettre que cette réponse n’en laisse paraître, et
qu’elle ne m’en a jamais témoigné. Coindet, entreprenant, hardi
jusqu’à l’effronterie, et qui se tenait à l’affût de tous mes amis, ne
tarda pas à s’introduire en mon nom chez Mme de Verdelin, et y
fut bientôt, à mon insu, plus familier que moi-même. C’était un
singulier corps que ce Coindet. Il se présentait de ma part chez
toutes mes connaissances, s’y établissait, y mangeait sans façon.
Transporté de zèle pour mon service, il ne parlait jamais de moi
que les larmes aux yeux : mais quand il me venait voir, il gardait
le plus profond silence sur toutes ces liaisons, et surtout ce qu’il
savait devoir m’intéresser. Au lieu de me dire ce qu’il avait appris,
ou dit, ou vu, qui m’intéressait, il m’écoutait, m’interrogeait
même. Il ne savait jamais rien de Paris que ce que je lui en appre-
nais : enfin, quoique tout le monde me parlât de lui, jamais il ne
me parlait de personne : il n’était secret et mystérieux qu’avec son
ami. Mais laissons, quant à présent, Coindet, et Mme de Verdelin.
Nous y reviendrons dans la suite.

Quelque temps après mon retour à Montlouis, La Tour, le

peintre, vint m’y voir, et m’apporta mon portrait en pastel, qu’il
avait exposé au Salon il y avait quelques années. Il avait voulu me
donner ce portrait, que je n’avais pas accepté. Mais
Mme d’Épinay, qui m’avait donné le sien et qui voulait avoir ce-
lui-là, m’avait engagé à le lui redemander. Il avait pris du temps
pour le retoucher. Dans cet intervalle vint ma rupture avec
Mme d’Épinay ; je lui rendis son portrait, et n’étant plus question
de lui donner le mien, je le mis dans ma chambre au petit Châ-
teau. M. de Luxembourg l’y vit, et le trouva bien ; je le lui offris, il
l’accepta ; je le lui envoyai. Ils comprirent, lui et Mme la Maré-
chale, que je serais bien aise d’avoir les leurs. Ils les firent faire en

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miniature, de très bonne main, les firent enchâsser dans une
boîte à bonbons, de cristal de roche, montée en or, et m’en firent
le cadeau d’une façon très galante, dont je fus enchanté.
Mme de Luxembourg ne voulut jamais consentir que son portrait
occupât le dessus de la boîte. Elle m’avait reproché plusieurs fois
que j’aimais mieux M. de Luxembourg qu’elle, et je ne m’en étais
point défendu, parce que cela était vrai. Elle me témoigna bien
galamment, mais bien clairement, par cette façon de placer son
portrait, qu’elle n’oubliait pas cette préférence.

Je fis, à peu près dans ce même temps, une sottise qui ne

contribua pas à me conserver ses bonnes grâces. Quoique je ne
connusse point du tout M. de Silhouette, et que je fusse peu porté
à l’aimer, j’avais une grande opinion de son administration. Lors-
qu’il commença d’appesantir sa main sur les financiers, je vis qu’il
n’entamait pas son opération dans un temps favorable ; je n’en fis
pas des vœux moins ardents pour son succès, et quand j’appris
qu’il était déplacé, je lui écrivis dans mon intrépide étourderie la
lettre suivante, qu’assurément je n’entreprends pas de justifier :

À Montmorency, le 2 décembre 1759. Daignez, monsieur, recevoir l’hommage d’un solitaire qui

n’est pas connu de vous, mais qui vous estime par vos talents,
qui vous respecte par votre administration, et qui vous a fait
l’honneur de croire qu’elle ne vous resterait pas longtemps. Ne
pouvant sauver l’État qu’aux dépens de la capitale qui l’a perdu,
vous avez bravé les cris des gagneurs d’argent. En vous voyant
écraser ces misérables, je vous enviais votre place ; en vous la
voyant quitter sans vous être démenti, je vous admire. Soyez
content de vous, monsieur, elle vous laisse un honneur dont vous
jouirez longtemps sans concurrent. Les malédictions des fripons
sont la gloire de l’homme juste.

Mme de Luxembourg qui savait que j’avais écrit cette lettre,

m’en parla au voyage de Pâques ; je la lui montrai ; elle en souhai-
ta une copie, je la lui donnai ; mais j’ignorais, en la lui donnant,

– 539 –

qu’elle était un de ces gagneurs d’argent qui s’intéressaient aux
sous-fermes et qui avaient fait déplacer Silhouette. On eût dit, à
toutes mes balourdises, que j’allais excitant à plaisir la haine
d’une femme aimable et puissante, à laquelle, dans le vrai, je
m’attachais davantage de jour en jour, et dont j’étais bien éloigné
de vouloir m’attirer la disgrâce, quoique je fisse, à force de gau-
cheries, tout ce qu’il fallait pour cela. Je crois qu’il est assez su-
perflu d’avertir que c’est à elle que se rapporte l’histoire de
l’opiate de M. Tronchin, dont j’ai parlé dans la première partie :
l’autre dame était Mme de Mirepoix. Elles ne m’en ont jamais
reparlé, ni fait le moindre semblant de s’en souvenir, ni l’une ni
l’autre ; mais de présumer que Mme de Luxembourg ait pu
l’oublier réellement, c’est ce qui me paraît bien difficile, quand
même on ne saurait rien des événements subséquents. Pour moi,
je m’étourdissais sur l’effet de mes bêtises, par le témoignage que
je me rendais de n’en avoir fait aucune à dessein de l’offenser :
comme si jamais femme en pouvait pardonner de pareilles, même
avec la plus parfaite certitude que la volonté n’y a pas eu la moin-
dre part.

Cependant, quoiqu’elle parût ne rien voir, ne rien sentir, et

que je ne trouvasse encore ni diminution dans son empresse-
ment, ni changement dans ses manières, la continuation,
l’augmentation même d’un pressentiment trop bien fondé, me
faisait trembler sans cesse que l’ennui ne succédât bientôt à cet
engouement. Pouvais-je attendre d’une si grande dame une cons-
tance à l’épreuve de mon peu d’adresse à la soutenir ? Je ne savais
pas même lui cacher ce pressentiment sourd qui m’inquiétait, et
ne me rendait que plus maussade. On en jugera par la lettre sui-
vante, qui contient une bien singulière prédiction.

N. B. Cette lettre, sans date dans mon brouillon, est du mois

d’octobre 1760 au plus tard.

… Que vos bontés sont cruelles ! Pourquoi troubler la Paix

d’un solitaire qui renonçait aux plaisirs de la vie pour n’en plus
sentir les ennuis ? J’ai passé mes jours à chercher en vain des
attachements solides. Je n’en ai pu former dans les conditions

– 540 –

auxquelles je pouvais atteindre ; est-ce dans la vôtre que j’en
dois chercher ? L’ambition ni l’intérêt ne me tentent pas ; je suis
peu vain, peu craintif ; je puis résister à tout, hors aux caresses…
Pourquoi m’attaquez-vous tous deux par un faible qu’il faut
vaincre, puisque, dans la distance qui nous sépare, les épanche-
ments des cœurs sensibles ne doivent pas rapprocher le mien de
vous ? La reconnaissance suffira-t-elle pour un cœur qui ne
connaît pas deux manières de se donner, et ne se sent capable
que d’amitié ? D’amitié, madame la Maréchale ! Ah ! voilà mon
malheur ! Il est beau à vous, à monsieur le Maréchal, d’employer
ce terme : mais je suis insensé de vous prendre au mot. Vous
vous jouez, moi je m’attache, et la fin du jeu me prépare de nou-
veaux regrets. Que je hais tous vos titres, et que je vous plains de
les porter ! Vous me semblez si dignes de goûter les charmes de
la vie privée ! Que n’habitez-vous Clarens ! J’irais y chercher le
bonheur de ma vie : mais le château de Montmorency, mais
l’hôtel de Luxembourg ! Est-ce là qu’on doit voir Jean-Jacques ?
Est-ce là qu’un ami de l’égalité doit porter les affections d’un
cœur sensible aussi, je le sais, je l’ai vu ; j’ai regret de n’avoir pu
plus tôt le croire ; mais dans le rang où vous êtes, dans votre
manière de vivre, rien ne peut faire une impression durable, et
tant d’objets nouveaux s’effacent mutuellement qu’aucun ne de-
meure. Vous m’oublierez, madame, après m’avoir mis hors d’état
de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre mal-
heureux, et pour être inexcusable.

Je lui joignais là M. de Luxembourg, afin de rendre le com-

pliment moins dur pour elle ; car, au reste, je me sentais si sûr de
lui, qu’il ne m’était pas même venu dans l’esprit une seule crainte
sur la durée de son amitié. Rien de ce qui m’intimidait de la part
de Mme la Maréchale ne s’est un moment étendu jusqu’à lui. Je
n’ai jamais eu la moindre défiance sur son caractère, que je savais
être faible, mais sûr. Je ne craignais pas plus de sa part un refroi-
dissement que je n’en attendais un attachement héroïque. La
simplicité, la familiarité de nos manières l’un avec l’autre, mar-
quait combien nous comptions réciproquement sur nous. Nous
avions raison tous deux : j’honorerai, je chérirai, tant que je vi-
vrai, la mémoire de ce digne seigneur, et, quoi qu’on ait pu faire

– 541 –

pour le détacher de moi, je suis aussi certain qu’il est mort mon
ami, que si j’avais reçu son dernier soupir.

Au second voyage de Montmorency, de l’année 1760, la lec-

ture de la Julie étant finie, j’eus recours à celle de l’Émile, pour
me soutenir auprès de Mme de Luxembourg ; mais cela ne réussit
pas si bien, soit que la matière fût moins de son goût, soit que
tant de lecture l’ennuyât à la fin. Cependant, comme elle me re-
prochait de me laisser duper par mes libraires, elle voulut que je
lui laissasse le soin de faire imprimer cet ouvrage, afin d’en tirer
un meilleur parti. J’y consentis, sous l’expresse condition qu’il ne
s’imprimerait point en France, et c’est sur quoi nous eûmes une
longue dispute, moi, prétendant que la permission tacite était
impossible à obtenir, imprudente même à demander, et ne vou-
lant point permettre autrement l’impression dans le royaume ;
elle, soutenant que cela ne ferait pas même une difficulté à la cen-
sure, dans le système que le gouvernement avait adopté. Elle
trouva le moyen de faire entrer dans ses vues M. de Malesherbes,
qui m’écrivit à ce sujet une longue lettre, toute de sa main, pour
me prouver que la Profession de foi du Vicaire savoyard était
précisément une pièce faite pour avoir partout l’approbation du
genre humain, et celle de la cour dans la circonstance. Je fus sur-
pris de voir ce magistrat, toujours si craintif, devenir si coulant
dans cette affaire. Comme l’impression d’un livre qu’il approuvait
était pour cela seul légitime, je n’avais plus d’objection à faire
contre celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule extraor-
dinaire, j’exigeai toujours que l’ouvrage s’imprimerait en Hol-
lande, et même par le libraire Néaulme que je ne me contentai
pas d’indiquer, mais que j’en prévins ; consentant, au reste, que
l’édition se fît au profit d’un libraire français, et que, quand elle
serait faite, on la débitât, soit à Paris, soit où l’on voudrait, atten-
du que ce débit ne me regardait pas. Voilà exactement ce qui fut
convenu entre Mme de Luxembourg et moi, après quoi que je lui
remis mon manuscrit.

Elle avait amené à ce voyage sa petite-fille, Mlle de Boufflers,

aujourd’hui Mme la duchesse de Lauzun. Elle s’appelait Amélie.
C’était une charmante personne. Elle avait vraiment une figure,

– 542 –

une douceur, une timidité virginale. Rien de plus aimable et de
plus intéressant que sa figure, rien de plus tendre et de plus
chaste que les sentiments qu’elle inspirait. D’ailleurs c’était une
enfant ; elle n’avait pas onze ans. Mme la Maréchale, qui la trou-
vait trop timide, faisait ses efforts pour l’animer. Elle me permit
plusieurs fois de lui donner un baiser ; ce que je fis avec ma
maussaderie ordinaire. Au lieu des gentillesses qu’un autre eût
dites à ma place, je restais là muet, interdit, et je ne sais lequel
était le plus honteux, de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la
rencontrai seule dans l’escalier du petit Château : elle venait de
voir Thérèse, avec laquelle sa gouvernante était encore. Faute de
savoir que lui dire, je lui proposai un baiser, que, dans l’innocence
de son cœur, elle ne refusa pas, en ayant reçu un le matin même
par l’ordre de sa grand-maman, et en sa présence. Le lendemain,
lisant l’Émile au chevet de Mme la Maréchale, je tombai précisé-
ment sur un passage où je censure, avec raison, ce que j’avais fait
la veille. Elle trouva la réflexion très juste, et dit là-dessus quelque
chose de fort sensé, qui me fit rougir. Que je maudis mon in-
croyable bêtise, qui m’a si souvent donné l’air vil et coupable,
quand je n’étais que sot et embarrassé ! Bêtise qu’on prend même
pour une fausse excuse dans un homme qu’on sait n’être pas sans
esprit. Je puis jurer que dans ce baiser si répréhensible, ainsi que
dans les autres, le cœur et les sens de Mlle Amélie n’étaient pas
plus purs que les miens, et je puis jurer même que si, dans ce
moment, j’avais pu éviter sa rencontre, je l’aurais fait ; non qu’elle
ne me fît grand plaisir à voir, mais par l’embarras de trouver en
passant quelque mot agréable à lui dire. Comment se peut-il
qu’un enfant même intimide un homme que le pouvoir des rois
n’a pas effrayé ? Quel parti prendre ? Comment se conduire, dé-
nué de tout impromptu dans l’esprit ? Si je me force à parler aux
gens que je rencontre, je dis une balourdise infailliblement : si je
ne dis rien, je suis un misanthrope, un animal farouche, un ours.
Une totale imbécillité m’eût été bien plus favorable : mais les ta-
lents dont j’ai manqué dans le monde ont fait les instruments de
ma perte des talents que j’eus à part moi.

À la fin de ce même voyage, Mme de Luxembourg fit une
bonne œuvre à laquelle j’eus quelque part. Diderot, ayant très

– 543 –

imprudemment offensé Mme la princesse de Robeck, fille de
M. de Luxembourg, Palissot, qu’elle protégeait, la vengea par la
comédie des Philosophes, dans laquelle je fus tourné en ridicule
et Diderot extrêmement maltraité. L’auteur m’y ménagea davan-
tage, moins, je pense, à cause de l’obligation qu’il m’avait, que de
peur de déplaire au père de sa protectrice dont il savait que j’étais
aimé. Le libraire Duchesne, qu’alors je ne connaissais point,
m’envoya cette pièce quand elle fut imprimée, et je soupçonne
que ce fut par l’ordre de Palissot, qui crut peut-être que je verrais
avec plaisir déchirer un homme avec lequel j’avais rompu. Il se
trompa fort. En rompant avec Diderot, que je croyais moins mé-
chant qu’indiscret et faible, j’ai toujours conservé dans l’âme de
l’attachement pour lui, même de l’estime, et du respect pour no-
tre ancienne amitié, que je sais avoir été longtemps aussi sincère
de sa part que de la mienne. C’est tout autre chose avec Grimm,
homme faux par caractère, qui ne m’aima jamais, qui n’est pas
même capable d’aimer, et qui, de gaieté de cœur, sans aucun sujet
de plainte et seulement pour contenter sa noire jalousie, s’est fait,
sous le masque, mon plus cruel calomniateur. Celui-ci n’est plus
rien pour moi : l’autre sera toujours mon ancien ami. Mes entrail-
les s’émurent à la vue de cette odieuse pièce ; je n’en pus suppor-
ter la lecture, et, sans l’achever, je la renvoyai à Duchesne avec la
lettre suivante :

À Montmorency, le 21 mai 1760. En parcourant, Monsieur, la pièce que vous m’avez envoyée,

j’ai frémi de m’y voir loué. Je n’accepte point cet horrible pré-
sent. Je suis persuadé qu’en me l’envoyant vous n’avez point
voulu me faire une injure ; mais vous ignorez ou vous avez ou-
blié que j’ai eu l’honneur d’être l’ami d’un homme respectable,
indignement noirci et calomnié dans ce libelle.

Duchesne montra cette lettre. Diderot, qu’elle aurait dû tou-

cher, s’en dépita. Son amour-propre ne put me pardonner la su-
périorité d’un procédé généreux, et je sus que sa femme se dé-
chaînait partout contre moi, avec une aigreur qui m’affectait peu,

– 544 –

sachant qu’elle était connue de tout le monde pour une haren-
gère.

Diderot, à son tour, trouva un vengeur dans l’abbé Morellet,

qui fit contre Palissot un petit écrit imité du Petit Prophète, et
intitulé La Vision. Il offensa très imprudemment dans cet écrit
Mme de Robeck, dont les amis le firent mettre à la Bastille ; car
pour elle, naturellement peu vindicative, et pour lors mourante, je
suis persuadé qu’elle ne s’en mêla pas.

D’Alembert, qui était fort lié avec l’abbé Morellet, m’écrivit

pour m’engager à prier Mme de Luxembourg de solliciter sa liber-
té, lui promettant, en reconnaissance, des louanges dans
l’Encyclopédie. Voici ma réponse :

Je n’ai pas attendu votre lettre, Monsieur, pour témoigner à

Mme la Maréchale de Luxembourg la peine que me faisait la dé-
tention de l’abbé Morellet. Elle sait l’intérêt que j’y prends, elle
saura celui que vous y prenez, et il lui suffirait, pour y prendre
intérêt elle-même, de savoir que c’est un homme de mérite. Au
surplus, quoique elle et M. le Maréchal m’honorent d’une bien-
veillance qui fait la consolation de ma vie, et que le nom de votre
ami soit près d’eux une recommandation pour l’abbé Morellet,
j’ignore jusqu’à quel point il leur convient d’employer en cette
occasion le crédit attaché à leur rang et la considération due à
leurs personnes. Je ne suis pas même persuadé que la vengeance
en question regarde Mme la princesse de Robeck autant que
vous paraissez le croire, et quand cela serait, on ne doit pas
s’attendre que le plaisir de la vengeance appartienne aux philo-
sophes exclusivement, et que quand ils voudront être femmes, les
femmes seront philosophes.

Je vous rendrai compte de ce que m’aura dit

Mme de Luxembourg quand je lui aurai montré votre lettre. En
attendant, je crois la connaître assez pour pouvoir vous assurer
d’avance que, quand elle aurait le plaisir de contribuer à
l’élargissement de l’abbé Morellet, elle n’accepterait point le tri-

– 545 –

but de reconnaissance que vous lui promettez dans
l’Encyclopédie, quoiqu’elle s’en tînt honorée, parce qu’elle ne fait
point le bien pour la louange, mais pour contenter son bon cœur.

Je n’épargnai rien pour exciter le zèle et la commisération de

Mme de Luxembourg en faveur du pauvre captif, et je réussis.
Elle fit un voyage à Versailles, exprès pour voir M. le comte de
Saint-Florentin, et ce voyage abrégea celui de Montmorency, que
M. le Maréchal fut obligé de quitter en même temps, pour se ren-
dre à Rouen, où le Roi l’envoyait comme Gouverneur de Nor-
mandie au sujet de quelques mouvements du Parlement qu’on
voulait contenir. Voici la lettre que m’écrivit
Mme de Luxembourg, le surlendemain de son départ (Liasse D,
no 23) :

À Versailles, ce mercredi. M. de Luxembourg, est parti hier à six heures du matin. Je

ne sais pas encore si j’irai. J’attends de ses nouvelles, parce qu’il
ne sait pas lui-même combien de temps il y sera. J’ai vu
M. de Saint-Florentin, qui est le mieux disposé pour l’abbé Mo-
rellet ; mais il y trouve des obstacles dont il espère cependant
triompher à son premier travail avec le Roi, qui sera la semaine
prochaine. J’ai demandé aussi en grâce qu’on ne l’exilât point,
parce qu’il en était question ; on voulait l’envoyer à Nancy. Voi-
là, Monsieur, ce que j’ai pu obtenir ; mais je vous promets que je
ne laisserai pas M. de Saint-Florentin en repos que l’affaire ne
soit finie comme vous le désirez. Que je vous dise donc à présent
le chagrin que j’ai eu de vous quitter si tôt ; mais je me flatte que
vous n’en doutez pas. Je vous aime de tout mon cœur et pour
toute ma vie.

Quelques jours après, je reçus ce billet de d’Alembert, qui me
donna une véritable joie (Liasse D, no 26) :

Ce 1er août. – 546 – Grâce à vos soins, mon cher philosophe, l’abbé est sorti de la

Bastille, et sa détention n’aura point d’autres suites. Il part pour
la campagne, et vous fait, ainsi que moi, mille remerciements et
compliments. Vale et me ama.

L’abbé m’écrivit aussi, quelques jours après, une lettre de re-

merciement (Liasse D, no 29), qui ne me parut pas respirer une
certaine effusion de cœur, et dans laquelle il semblait exténuer en
quelque sorte le service que je lui avais rendu, et, à quelque temps
de là, je trouvai que d’Alembert et lui m’avaient en quelque sorte
je ne dirai pas supplanté, mais succédé auprès de
Mme de Luxembourg, et que j’avais perdu près d’elle autant qu’ils
avaient gagné. Cependant je suis bien éloigné de soupçonner
l’abbé Morellet d’avoir contribué à ma disgrâce ; je l’estime trop
pour cela. Quant à M. d’Alembert, je n’en dis rien ici : j’en repar-
lerai dans la suite.

J’eus dans le même temps une autre affaire, qui occasionna la

dernière lettre que j’ai écrite à M. de Voltaire : lettre dont il a jeté
les hauts cris, comme d’une insulte abominable, mais qu’il n’a
jamais montrée à personne. Je suppléerai ici à ce qu’il n’a pas
voulu faire.

L’abbé Trublet, que je connaissais un peu, mais que j’avais

très peu vu, m’écrivit, le 13 juin 1760 (Liasse D, no II), pour
m’avertir que M. Formey, son ami et correspondant, avait impri-
mé dans son journal ma lettre à M. de Voltaire sur le désastre de
Lisbonne. L’abbé Trublet voulait savoir comment cette impres-
sion s’était pu faire, et dans son tour d’esprit finet et jésuitique,
me demandait mon avis sur la réimpression de cette lettre, sans
vouloir me dire le sien. Comme je hais souverainement les ru-
seurs de cette espèce, je lui fis les remerciements que je lui devais,
mais j’y mis un ton dur qu’il sentit, et qui ne l’empêcha pas de me
pateliner encore en deux ou trois lettres, jusqu’à ce qu’il sût tout
ce qu’il avait voulu savoir.

– 547 – Je compris bien, quoi qu’en pût dire Trublet, que Formey

n’avait point trouvé cette lettre imprimée, et que la première im-
pression en venait de lui. Je le connaissais pour un effronté pil-
lard, qui, sans façon, se faisait un revenu des ouvrages des autres,
quoiqu’il n’y eût pas mis encore l’imprudence incroyable d’ôter
d’un livre déjà publié le nom de l’auteur, d’y mettre le sien, et de
le vendre à son profit. Mais comment ce manuscrit lui était-il
parvenu ? C’était là la question, qui n’était pas difficile à résoudre,
mais dont j’eus la simplicité d’être embarrassé. Quoique Voltaire
fût honoré par excès dans cette lettre, comme enfin, malgré ses
procédés malhonnêtes, il eût été fondé à se plaindre, si je l’avais
fait imprimer sans son aveu, je pris le parti de lui écrire à ce sujet.
Voici cette seconde lettre, à laquelle il ne fit aucune réponse, et
dont, pour mettre sa brutalité plus à l’aise, il fit semblant d’être
irrité jusqu’à la fureur.

À Montmorency, le 17 juin 1760. Je ne pensais pas, monsieur, me trouver jamais en corres-

pondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous
écrivis en 1756 a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre
compte de ma conduite à cet égard et je remplirai ce devoir avec
vérité et simplicité.

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