l’Hospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la religion
pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant je vis une
grosse porte à barreaux de fer, qui dès que je fus passé fut fermée
à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant
qu’agréable, et commençait à me donner à penser, quand on me
fit entrer dans une assez grande pièce. J’y vis pour tout meuble un
autel de bois surmonté d’un grand crucifix au fond de la chambre,
et autour quatre ou cinq chaises aussi de bois, qui paraissaient
avoir été cirées, mais qui seulement étaient luisantes à force de
s’en servir et de les frotter. Dans cette salle d’assemblée étaient
quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d’instruction, et
qui semblaient plutôt des archers du diable que des aspirants à se
faire enfants de Dieu. Deux de ces coquins étaient des Esclavons,
qui se disaient Juifs et Maures, et qui, comme ils me l’avouèrent,
passaient leur vie à courir l’Espagne et l’Italie, embrassant le
christianisme et se faisant baptiser partout où le produit en valait
la peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux
un grand balcon régnant sur la cour. Par cette porte entrèrent nos
sœurs les catéchumènes, qui comme moi s’allaient régénérer, non
par le baptême, mais par une solennelle abjuration. C’étaient bien
les plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui jamais
aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie et
assez intéressante. Elle était à peu près de mon âge, peut-être un
an ou deux de plus. Elle avait des yeux fripons qui rencontraient
quelquefois les miens. Cela m’inspira quelque désir de faire
connaissance avec elle ; mais, pendant près de deux mois qu’elle
demeura encore dans cette maison, où elle était depuis trois, il me
fut absolument impossible de l’accoster, tant elle était recom-
mandée à notre vieille geôlière, et obsédée par le saint mission-
naire, qui travaillait à sa conversion avec plus de zèle que de dili-
gence. Il fallait qu’elle fût extrêmement stupide, quoiqu’elle n’en
eût pas l’air, car jamais instruction ne fut plus longue. Le saint
homme ne la trouvait toujours point en état d’abjurer. Mais elle
s’ennuya de sa clôture, et dit qu’elle voulait sortir, chrétienne ou
non. Il fallut la prendre au mot, tandis qu’elle consentait encore à
l’être, de peur qu’elle ne se mutinât et qu’elle ne le voulût plus.
veau venu. On nous fit une courte exhortation ; à moi, pour
m’engager à répondre à la grâce que Dieu me faisait ; aux autres,
pour les inviter à m’accorder leurs prières et à m’édifier par leurs
exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées dans leur clô-
ture, j’eus le temps de m’étonner tout à mon aise de celle où je me
trouvais.
l’instruction, et ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la
première fois sur le pas que j’allais faire et sur les démarches qui
m’y avaient entraîné.
suis tous les jours plus pénétré ; c’est que si jamais enfant reçut
une éducation raisonnable et saine, ç’a été moi. Né dans une fa-
mille que ses mœurs distinguaient du peuple, je n’avais reçu que
des leçons de sagesse et des exemples d’honneur de tous mes pa-
rents. Mon père, quoique homme de plaisir, avait non seulement
une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans
le monde et chrétien dans l’intérieur, il m’avait inspiré de bonne
heure les sentiments dont il était pénétré. De mes trois tantes,
toutes sages et vertueuses, les deux aînées étaient dévotes, et la
troisième, fille à la fois pleine de grâces, d’esprit et de sens, l’était
peut-être encore plus qu’elles, quoique avec moins d’ostentation.
Du sein de cette estimable famille, je passai chez M. Lambercier,
qui, bien qu’homme d’Église et prédicateur, était croyant en de-
dans et faisait presque aussi bien qu’il disait. Sa sœur et lui culti-
vèrent, par des instructions douces et judicieuses, les principes de
piété qu’ils trouvèrent dans mon cœur. Ces dignes gens employè-
rent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables,
que, loin de m’ennuyer au sermon, je n’en sortais jamais sans être
intérieurement touché et sans faire des résolutions de bien vivre,
auxquelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante
Bernard la dévotion m’ennuyait un peu plus, parce qu’elle en fai-
sait un métier. Chez mon maître je n’y pensais plus guère, sans
pourtant penser différemment.
devins polisson, mais non libertin.
J’avais donc de la religion tout ce qu’un enfant à l’âge oùj’étais en pouvait avoir. J’en avais même davantage, car pourquoi
déguiser ici ma pensée ? Mon enfance ne fut point d’un enfant ; je
sentis, je pensai toujours en homme. Ce n’est qu’en grandissant
que je suis rentré dans la classe ordinaire ; en naissant, j’en étais
sorti. L’on rira de me voir me donner modestement pour un pro-
dige. Soit : mais quand on aura bien ri, qu’on trouve un enfant
qu’à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au
point d’en pleurer à chaudes larmes ; alors je sentirai ma vanité
ridicule, et je conviendrai que j’ai tort.
religion si l’on voulait qu’un jour ils en eussent, et qu’ils étaient
incapables de connaître Dieu, même à notre manière, j’ai tiré
mon sentiment de mes observations, non de ma propre expé-
rience : je savais qu’elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez
des J.-J. Rousseau à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous
réponds que vous ne courez aucun risque.
même pour un homme, c’est suivre celle où il est né. Quelquefois
on en ôte ; rarement on y ajoute ; la foi dogmatique est un fruit de
l’éducation. Outre ce principe commun qui m’attachait au culte
de mes pères, j’avais l’aversion particulière à notre ville pour le
catholicisme, qu’on nous donnait pour une affreuse idolâtrie, et
dont on nous peignait le clergé sous les plus noires couleurs. Ce
sentiment allait si loin chez moi, qu’au commencement je
n’entrevoyais jamais le dedans d’une église, je ne rencontrais ja-
mais un prêtre en surplis, je n’entendais jamais la sonnette d’une
procession sans un frémissement de terreur et d’effroi, qui me
quitta bientôt dans les villes, mais qui souvent m’a repris dans les
paroisses de campagne, plus semblables à celles où je l’avais
d’abord éprouvé. Il est vrai que cette impression était singulière-
ment contrastée par le souvenir des caresses que les curés des
environs de Genève font volontiers aux enfants de la ville. En
même temps que la sonnette du viatique me faisait peur, la cloche
de la messe ou de vêpres me rappelait un déjeuner, un goûter, du
beurre frais, des fruits, du laitage. Le bon dîner de
M. de Pontverre avait produit encore un grand effet. Ainsi je
m’étais aisément étourdi sur tout cela. N’envisageant le papisme
que par ses liaisons avec les amusements et la gourmandise, je
m’étais apprivoisé sans peine avec l’idée d’y vivre ; mais celle d’y
entrer solennellement ne s’était présentée à moi qu’en fuyant, et
dans un avenir éloigné. Dans ce moment il n’y eut plus moyen de
prendre le change : je vis avec l’horreur la plus vive l’espèce
d’engagement que j’avais pris et sa suite inévitable. Les futurs
néophytes que j’avais autour de moi n’étaient pas propres à sou-
tenir mon courage par leur exemple, et je ne pus me dissimuler
que la sainte œuvre que j’allais faire n’était au fond que l’action
d’un bandit. Tout jeune encore, je sentis que, quelque religion qui
fût la vraie, j’allais vendre la mienne, et que, quand même je choi-
sirais bien, j’allais au fond de mon cœur mentir au Saint-Esprit et
mériter le mépris des hommes. Plus j’y pensais, plus je
m’indignais contre moi-même ; et je gémissais du sort qui m’avait
amené là, comme si ce sort n’eût pas été mon ouvrage. Il y eut des
moments où ces réflexions devinrent si fortes, que si j’avais un
instant trouvé la porte ouverte, je me serais certainement évadé ;
mais il ne me fut pas possible, et cette résolution ne tint pas non
plus bien fortement.
D’ailleurs, l’obstination du dessein formé de ne pas retourner à
Genève, la honte, la difficulté même de repasser les monts,
l’embarras de me voir loin de mon pays, sans amis, sans ressour-
ces, tout cela concourait à me faire regarder comme un repentir
tardif les remords de ma conscience ; j’affectais de me reprocher
ce que j’avais fait, pour excuser ce que j’allais faire. En aggravant
les torts du passé, j’en regardais l’avenir comme une suite néces-
saire. Je ne me disais pas : rien n’est fait encore, et tu peux être
innocent si tu veux ; mais je me disais : gémis du crime dont tu
t’es rendu coupable et que tu t’es mis dans la nécessité d’achever.
âge pour révoquer tout ce que jusque-là j’avais pu promettre ou
laisser espérer, pour rompre les chaînes que je m’étais données,
pour déclarer avec intrépidité que je voulais rester dans la reli-
gion de mes pères, au risque de tout ce qui en pouvait arriver !
Cette vigueur n’était pas de mon âge, et il est peu probable qu’elle
eût eu un heureux succès. Les choses étaient trop avancées pour
qu’on voulût en avoir le démenti, et plus ma résistance eût été
grande, plus, de manière ou d’autre, on se fût fait une loi de la
surmonter.
mes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop
tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute, et
si nous voulions être toujours sages, rarement aurions-nous be-
soin d’être vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous
entraînent sans résistance ; nous cédons à des tentations légères
dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous tombons
dans des situations périlleuses, dont nous pouvions aisément
nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans
des efforts héroïques qui nous effrayent, et nous tombons enfin
dans l’abîme en disant à Dieu : « Pourquoi m’as-tu fait si fai-
ble ? » Mais malgré nous il répond à nos consciences : « Je t’ai
fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t’ai fait assez
fort pour n’y pas tomber. »
que ; mais, voyant le terme encore éloigné, je pris le temps de
m’apprivoiser à cette idée, et en attendant je me figurais quelque
événement imprévu qui me tirerait d’embarras. Je résolus, pour
gagner du temps, de faire la plus belle défense qu’il me serait pos-
sible. Bientôt ma vanité me dispensa de songer à ma résolution,
et dès que je m’aperçus que j’embarrassais quelquefois ceux qui
voulaient m’instruire, il ne m’en fallut pas davantage pour cher-
cher à les terrasser tout à fait. Je mis même à cette entreprise un
zèle bien ridicule ; car tandis qu’ils travaillaient sur moi, je voulus
travailler sur eux. Je croyais bonnement qu’il ne fallait que les
convaincre pour les engager à se faire protestants.
qu’ils en attendaient, ni du côté des lumières ni du côté de la vo-
lonté. Les protestants sont généralement mieux instruits que les
catholiques. Cela doit être : la doctrine des uns exige la discus-
sion, celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la
décision qu’on lui donne ; le protestant doit apprendre à se déci-
der. On savait cela ; mais on n’attendait ni de mon état ni de mon
âge de grandes difficultés pour des gens exercés. D’ailleurs je
n’avais point fait encore ma première communion ni reçu les ins-
tructions qui s’y rapportent : on le savait encore, mais on ne sa-
vait pas qu’en revanche j’avais été bien instruit chez
M. Lambercier, et que de plus j’avais par-devers moi un petit ma-
gasin fort incommode à ces messieurs, dans l’Histoire de l’Église
et de l’Empire, que j’avais apprise presque par cœur chez mon
père, et depuis à peu près oubliée, mais qui me revint à mesure
que la dispute s’échauffait.
commun la première conférence. Cette conférence était pour mes
camarades un catéchisme plutôt qu’une controverse, et il avait
plus à faire à les instruire qu’à résoudre leurs objections. Il n’en
fut pas de même avec moi. Quand mon tour vint, je l’arrêtai sur-
tout ; je ne lui sauvai pas une des difficultés que je pus lui faire.
Cela rendit la conférence fort longue et fort ennuyeuse pour les
assistants. Mon vieux prêtre parlait beaucoup, s’échauffait, battait
la campagne, et se tirait d’affaire en disant qu’il n’entendait pas
bien le français. Le lendemain, de peur que mes indiscrètes objec-
tions ne scandalisassent mes camarades, on me mit à part dans
une autre chambre avec un autre prêtre, plus jeune, beau parleur,
c’est-à-dire faiseur de longues phrases, et content de lui si jamais
docteur le fut. Je ne me laissai pourtant pas trop subjuguer à sa
mine imposante, et, sentant qu’après tout je faisais ma tâche, je
me mis à lui répondre avec assez d’assurance et à le bourrer par-
ci par-là du mieux que je pus. Il croyait m’assommer avec saint
Augustin, saint Grégoire et les autres Pères, et il trouvait, avec
une surprise incroyable, que je maniais tous ces Pères-là presque
aussi légèrement que lui : ce n’était pas que je les eusse jamais
lus, ni lui peut-être ; mais j’en avais retenu beaucoup de passages
tirés de mon Le Sueur ; et sitôt qu’il m’en citait un, sans disputer
sur sa citation, je lui ripostais par une autre du même Père, et qui
souvent l’embarrassait beaucoup. Il l’emportait pourtant à la fin
par deux raisons : l’une, qu’il était le plus fort, et que, me sentant
pour ainsi dire à sa merci, je jugeais très bien, quelque jeune que
je fusse, qu’il ne fallait pas le pousser à bout ; car je voyais assez
que le vieux petit prêtre n’avait pris en amitié ni mon érudition ni
moi ; l’autre raison était que le jeune avait de l’étude, et que je
n’en avais point. Cela faisait qu’il mettait dans sa manière
d’argumenter une méthode que je ne pouvais pas suivre, et que,
sitôt qu’il se sentait pressé d’une objection imprévue, il la remet-
tait au lendemain, disant que je sortais du sujet présent. Il rejetait
même quelquefois toutes mes citations, soutenant qu’elles étaient
fausses, et, s’offrant à m’aller chercher le livre, me défiait de les y
trouver. Il sentait qu’il ne risquait pas grand-chose, et qu’avec
toute mon érudition d’emprunt j’étais trop peu exercé à manier
les livres, et trop peu latiniste pour trouver un passage dans un
gros volume, quand même je serais assuré qu’il y est. Je le soup-
çonne même d’avoir usé de l’infidélité dont il accusait les minis-
tres, et d’avoir fabriqué quelquefois des passages pour se tirer
d’une objection qui l’incommodait.
passaient à disputer, à marmotter des prières et à faire le vaurien,
il m’arriva une petite vilaine aventure assez dégoûtante, et qui
faillit même à finir fort mal pour moi.
susceptible de quelque sorte d’attachement. L’un de ces deux
bandits qui se disaient Maures me prit en affection. Il m’accostait
volontiers, causait avec moi dans son baragouin franc, me rendait
de petits services, me faisait part quelquefois de sa portion à ta-
ble, et me donnait surtout de fréquents baisers avec une ardeur
qui m’était fort incommode. Quelque effroi que j’eusse naturelle-
ment de ce visage de pain d’épice, orné d’une longue balafre, et de
ce regard allumé qui semblait plutôt furieux que tendre,
j’endurais ces baisers en me disant en moi-même : le pauvre
homme a conçu pour moi une amitié bien vive ; j’aurais tort de le
rebuter. Il passait par degrés à des manières plus libres, et me
tenait de si singuliers propos, que je croyais quelquefois que la
tête lui avait tourné. Un soir, il voulut venir coucher avec moi ; je
m’y opposai, disant que mon lit était trop petit. Il me pressa
d’aller dans le sien ; je le refusai encore ; car ce misérable était si
malpropre et puait si fort le tabac mâché, qu’il me faisait mal au
cœur.
Le lendemain, d’assez bon matin, nous étions tous deux seuls
dans la salle d’assemblée : il recommença ses caresses, mais avec
des mouvements si violents qu’il en était effrayant. Enfin, il vou-
lut passer par degrés aux privautés les plus malpropres et me for-
cer, en disposant de ma main, d’en faire autant. Je me dégageai
impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en arrière,
et, sans marquer ni indignation ni colère, car je n’avais pas la
moindre idée de ce dont il s’agissait, j’exprimai ma surprise et
mon dégoût avec tant d’énergie, qu’il me laissa là : mais tandis
qu’il achevait de se démener, je vis partir vers la cheminée et
tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit
soulever le cœur. Je m’élançai sur le balcon, plus ému, plus trou-
blé, plus effrayé même que je ne l’avais été de ma vie, et prêt à me
trouver mal.
crus saisi du haut mal, ou de quelque frénésie encore plus terri-
ble, et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour
quelqu’un de sang-froid que cet obscène et sale maintien, et ce
visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n’ai
jamais vu d’autre homme en pareil état ; mais si nous sommes
ainsi dans nos transports près des femmes, il faut qu’elles aient
les yeux bien fascinés pour ne pas nous prendre en horreur.
ce qui venait de m’arriver. Notre vieille intendante me dit de me
taire, mais je vis que cette histoire l’avait fort affectée, et je
l’entendais grommeler entre ses dents : Can maledet ! brutta bes-
tia ! Comme je ne comprenais pas pourquoi je devais me taire,
j’allai toujours mon train, malgré la défense, et je bavardai si bien
que le lendemain un des administrateurs vint de bon matin
m’adresser une assez vive mercuriale, m’accusant de faire beau-
coup de bruit pour peu de mal et de commettre l’honneur d’une
maison sainte.
que j’ignorais, mais qu’il ne croyait pas m’apprendre, persuadé
que je m’étais défendu sachant ce qu’on me voulait, et n’y voulant
pas consentir. Il me dit gravement que c’était une œuvre défen-
due, ainsi que la paillardise, mais dont au reste l’intention n’était
pas plus offensante pour la personne qui en était l’objet, et qu’il
n’y avait pas de quoi s’irriter si fort pour avoir été trouvé aimable.
Il me dit sans détour que lui-même, dans sa jeunesse, avait eu le
même honneur, et qu’ayant été surpris hors d’état de faire résis-
tance, il n’avait rien trouvé là de si cruel. Il poussa l’impudence
jusqu’à se servir des propres termes, et s’imaginant que la cause
de ma résistance était la crainte de la douleur, il m’assura que
cette crainte était vaine, et qu’il ne fallait pas s’alarmer de rien.
qu’il ne parlait point pour lui-même ; il semblait ne m’instruire
que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu’il
n’avait pas même cherché le secret du tête-à-tête ; et nous avions
en tiers un ecclésiastique que tout cela n’effarouchait pas plus que
lui. Cet air naturel m’en imposa tellement, que j’en vins à croire
que c’était sans doute un usage admis dans le monde, et dont je
n’avais pas eu plus tôt occasion d’être instruit. Cela fit que je
l’écoutai sans colère, mais non sans dégoût. L’image de ce qui
m’était arrivé, mais surtout de ce que j’avais vu, restait si forte-
ment empreinte dans ma mémoire, qu’en y pensant, le cœur me
soulevait encore. Sans que j’en susse davantage, l’aversion de la
chose s’étendit à l’apologiste, et je ne pus me contraindre assez
pour qu’il ne vît pas le mauvais effet de ses leçons. Il me lança un
regard peu caressant, et dès lors il n’épargna rien pour me rendre
le séjour de l’hospice désagréable. Il y parvint si bien que,
n’apercevant pour en sortir qu’une seule voie, je m’empressai de
la prendre, autant que jusque-là je m’étais efforcé de l’éloigner.
des chevaliers de la manchette, et la vue des gens qui passaient
pour en être, me rappelant l’air et les gestes de mon effroyable
Maure, m’a toujours inspiré tant d’horreur que j’avais peine à le
cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent beaucoup dans mon
esprit à cette comparaison : il me semblait que je leur devais en
tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la répara-
tion des offenses de mon sexe, et la plus laide guenon devenait à
mes yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain.
que, excepté la dame Lorenza, personne le vît de plus mauvais œil
qu’auparavant. Cependant il ne m’accosta ni ne me parla plus.
Huit jours après, il fut baptisé en grande cérémonie, et habillé de
blanc de la tête aux pieds, pour représenter la candeur de son
âme régénérée. Le lendemain il sortit de l’hospice et je ne l’ai ja-
mais revu.
pour donner à mes directeurs l’honneur d’une conversion diffi-
cile, et l’on me fit passer en revue tous les dogmes pour triompher
de ma nouvelle docilité.
de mes maîtres, je fus mené processionnellement à l’église mé-
tropolitaine de Saint-Jean pour y faire une abjuration solennelle,
et recevoir les accessoires du baptême, quoiqu’on ne me baptisât
pas réellement : mais comme ce sont à peu près les mêmes céré-
monies, cela sert à persuader au peuple que les protestants ne
sont pas chrétiens. J’étais revêtu d’une certaine robe grise, garnie
de brandebourgs blancs, et destinée pour ces sortes d’occasions.
Deux hommes portaient, devant et derrière moi, des bassins de
cuivre, sur lesquels ils frappaient avec une clef, et où chacun met-
tait son aumône, au gré de sa dévotion ou de l’intérêt qu’il prenait
au nouveau converti. Enfin, rien du faste catholique ne fut omis
pour rendre la solennité plus édifiante pour le public, et plus hu-
miliante pour moi. Il n’y eut que l’habit blanc, qui m’eût été fort
utile, et qu’on ne me donna pas comme au Maure, attendu que je
n’avais pas l’honneur d’être juif.
voir l’absolution du crime d’hérésie, et rentrer dans le sein de
l’Église avec la même cérémonie à laquelle Henri IV fut soumis
par son ambassadeur. L’air et les manières du très révérend père
inquisiteur n’étaient pas propres à dissiper la terreur secrète qui
m’avait saisi en entrant dans cette maison. Après plusieurs ques-
tions sur ma foi, sur mon état, sur ma famille, il me demanda
brusquement si ma mère était damnée. L’effroi me fit réprimer le
premier mouvement de mon indignation ; je me contentai de ré-
pondre que je voulais espérer qu’elle ne l’était pas, et que Dieu
avait pu l’éclairer à sa dernière heure. Le moine se tut, mais il fit
une grimace qui ne me parut point du tout un signe
d’approbation.
mes espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt
francs en petite monnaie qu’avait produits ma quête. On me re-
commanda de vivre en bon chrétien, d’être fidèle à la grâce ; on
me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout
disparut.
ces, et il ne me resta de la démarche intéressée que je venais de
faire que le souvenir d’avoir été apostat et dupe tout à la fois. Il
est aisé de juger quelle brusque révolution dut se faire dans mes
idées, lorsque de mes brillants projets de fortune je me vis tomber
dans la plus complète misère, et qu’après avoir délibéré le matin
sur le choix du palais que j’habiterais, je me vis le soir réduit à
coucher dans la rue. On croira que je commençai par me livrer à
un désespoir d’autant plus cruel que le regret de mes fautes devait
s’irriter, en me reprochant que tout mon malheur était mon ou-
vrage. Rien de tout cela. Je venais pour la première fois de ma vie
d’être enfermé pendant plus de deux mois ; le premier sentiment
que je goûtai fut celui de la liberté que j’avais recouvrée. Après un
long esclavage, redevenu maître de moi-même et de mes actions,
je me voyais au milieu d’une grande ville abondante en ressour-
ces, pleine de gens de condition dont mes talents et mon mérite
ne pouvaient manquer de me faire accueillir sitôt que j’en serais
connu. J’avais de plus tout le temps d’attendre, et vingt francs
que j’avais dans ma poche me semblaient un trésor qui ne pouvait
s’épuiser. J’en pouvais disposer à mon gré sans rendre compte à
personne. C’était la première fois que je m’étais vu si riche. Loin
de me livrer au découragement et aux larmes, je ne fis que chan-
ger d’espérances, et l’amour-propre n’y perdit rien. Jamais je ne
me sentis tant de confiance et de sécurité ; je croyais déjà ma for-
tune faite, et je trouvais beau de n’en avoir l’obligation qu’à moi
seul.
parcourant toute la ville, quand ce n’eût été que pour faire un acte
de ma liberté. J’allais voir monter la garde ; les instruments mili-
taires me plaisaient beaucoup. Je suivis des processions ; j’aimais
le faux-bourdon des prêtres ; j’allai voir le palais du roi ; j’en ap-
prochais avec crainte ; mais voyant d’autres gens entrer, je fis
comme eux ; on me laissa faire. Peut-être dus-je cette grâce au
petit paquet que j’avais sous le bras. Quoi qu’il en soit, je conçus
une grande opinion de moi-même, en me trouvant dans ce pa-
lais ; déjà je m’en regardais presque comme un habitant. Enfin, à
force d’aller et venir, je me lassai ; j’avais faim, il faisait chaud :
j’entrai chez une marchande de laitage ; on me donna de la giun-
ca, du lait caillé, et avec deux grisses de cet excellent pain de Pié-
mont, que j’aime plus qu’aucun autre, je fis pour mes cinq ou six
sols un des bons dîners que j’aie faits de mes jours.
montais pour me faire entendre, il ne me fut pas difficile à trou-
ver, et j’eus la prudence de le choisir plus selon ma bourse que
selon mon goût. On m’enseigna dans la rue du Pô la femme d’un
soldat qui retirait à un sol par nuit des domestiques hors de ser-
vice.
jeune et nouvellement mariée, quoiqu’elle eût déjà cinq ou six
enfants. Nous couchâmes tous dans la même chambre, la mère,
les enfants, les hôtes ; et cela dura de cette façon tant que je restai
chez elle. Au demeurant c’était une bonne femme, jurant comme
un charretier, toujours débraillée et décoiffée, mais douce de
cœur, officieuse, qui me prit en amitié, et qui même me fut utile.
l’indépendance et de la curiosité. J’allais errant dedans et dehors
la ville, furetant, visitant tout ce qui me paraissait curieux et nou-
veau ; et tout l’était pour un jeune homme sortant de sa niche, qui
n’avait jamais vu de capitale. J’étais surtout fort exact à faire ma
cour, et j’assistais régulièrement tous les matins à la messe du roi.
Je trouvais beau de me voir dans la même chapelle avec ce prince
et sa suite : mais ma passion pour la musique, qui commençait à
se déclarer, avait plus de part à mon assiduité que la pompe de la
cour, qui, bientôt vue et toujours la même, ne frappe pas long-
temps. Le roi de Sardaigne avait alors la meilleure symphonie de
l’Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi y brillaient alternative-
ment. Il n’en fallait pas tant pour attirer un jeune homme que le
jeu du moindre instrument, pourvu qu’il fût juste, transportait
d’aise. Du reste, je n’avais pour la magnificence qui frappait mes
yeux qu’une admiration stupide et sans convoitise. La seule chose
qui m’intéressât dans tout l’éclat de la cour était de voir s’il n’y
aurait point là quelque jeune princesse qui méritât mon hom-
mage, et avec laquelle je pusse faire un roman.
où, si je l’eusse mis à fin, j’aurais trouvé des plaisirs mille fois plus
délicieux.
sensiblement s’épuisait. Cette économie, au reste, était moins
l’effet de la prudence que d’une simplicité de goût que même au-
jourd’hui l’usage des grandes tables n’a point altéré. Je ne
connaissais pas et je ne connais pas encore de meilleure chère que
celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes,
du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de
me bien régaler ; mon bon appétit fera le reste, quand un maître
d’hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de
leur importun aspect. Je faisais alors de beaucoup meilleurs re-
pas, avec six ou sept sols de dépense, que je ne les ai faits depuis à
six ou sept francs. J’étais donc sobre, faute d’être tenté de ne pas
l’être : encore ai-je tort d’appeler tout cela sobriété, car j’y mettais
toute la sensualité possible. Mes poires, ma giunca, mon fromage,
mes grisses, et quelques verres d’un gros vin de Montferrat à cou-
per par tranches, me rendaient le plus heureux des gourmands.
Mais encore avec tout cela pouvait-on voir la fin de vingt livres.
C’était ce que j’apercevais plus sensiblement de jour en jour, et,
malgré l’étourderie de mon âge, mon inquiétude sur l’avenir alla
bientôt jusqu’à l’effroi. De tous mes châteaux en Espagne, il ne
me resta que celui de chercher une occupation qui me fît vivre,
encore n’était-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien mé-
tier ; mais je ne le savais pas assez pour aller travailler chez un
maître, et les maîtres mêmes n’abondaient pas à Turin. Je pris
donc, en attendant mieux, le parti d’aller m’offrir de boutique en
boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la vaisselle,
espérant tenter les gens par le bon marché en me mettant à leur
discrétion. Cet expédient ne fut pas fort heureux. Je fus presque
partout éconduit, et ce que je trouvais à faire était si peu de chose,
qu’à peine y gagnai-je quelques repas. Un jour, cependant, pas-
sant d’assez bon matin dans la Contra nova, je vis, à travers les
vitres d’un comptoir, une jeune marchande de si bonne grâce et
d’un air si attirant, que, malgré ma timidité près des dames, je
n’hésitai pas d’entrer et de lui offrir mon petit talent. Elle ne me
rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit,
me dit d’avoir bon courage, et que les bons chrétiens ne
m’abandonneraient pas ; puis, tandis qu’elle envoyait chercher
chez un orfèvre du voisinage, les outils dont j’avais dit avoir be-
soin, elle monta dans sa cuisine et m’apporta elle-même à déjeu-
ner. Ce début me parut de bon augure ; la suite ne le démentit
pas. Elle parut contente de mon petit travail, encore plus de mon
petit babil quand je me fus un peu rassuré ; car elle était brillante
et parée, et, malgré son air gracieux, cet éclat m’en avait imposé.
Mais son accueil plein de bonté, son ton compatissant, ses maniè-
res douces et caressantes me mirent bientôt à mon aise. Je vis que
je réussissais, et cela me fit réussir davantage. Mais quoique Ita-
lienne, et trop jolie pour n’être pas un peu coquette, elle était
pourtant si modeste, et moi si timide, qu’il était difficile que cela
vînt sitôt à bien. On ne nous laissa pas le temps d’achever
l’aventure. Je ne m’en rappelle qu’avec plus de charmes les courts
moments que j’ai passés auprès d’elle, et je puis dire y avoir goûté
dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs
de l’amour.
naturel peint sur son joli visage rendait la vivacité touchante. Elle
s’appelait Mme Basile. Son mari, plus âgé qu’elle et passablement
jaloux, la laissait, durant ses voyages, sous la garde d’un commis
trop maussade pour être séduisant, et qui ne laissait pas d’avoir
des prétentions pour son compte, qu’il ne montrait guère que par
sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoique
j’aimasse à l’entendre jouer de la flûte, dont il jouait assez bien.
Ce nouvel Égisthe grognait toujours quand il me voyait entrer
chez sa dame : il me traitait avec un dédain qu’elle lui rendait
bien. Il semblait même qu’elle se plût, pour le tourmenter, à me
caresser en sa présence, et cette sorte de vengeance, quoique fort
de mon goût, l’eût été bien plus dans le tête-à-tête. Mais elle ne la
poussait pas jusque-là, ou du moins ce n’était pas de la même
manière. Soit qu’elle me trouvât trop jeune, soit qu’elle ne sût
point faire les avances, soit qu’elle voulût sérieusement être sage,
elle avait alors une sorte de réserve qui n’était pas repoussante,
mais qui m’intimidait sans que je susse pourquoi. Quoique je ne
me sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que
j’avais pour Mme de Warens, je me sentais plus de crainte et bien
moins de familiarité. J’étais embarrassé, tremblant ; je n’osais la
regarder, je n’osais respirer auprès d’elle ; cependant je craignais
plus que la mort de m’en éloigner. Je dévorais d’un œil avide tout
ce que je pouvais regarder sans être aperçu : les fleurs de sa robe,
le bout de son joli pied, l’intervalle d’un bras ferme et blanc qui
paraissait entre son gant et sa manchette, et celui qui se faisait
quelquefois entre son tour de gorge et son mouchoir. Chaque ob-
jet ajoutait à l’impression des autres. À force de regarder ce que je
pouvais voir, et même au-delà, mes yeux se troublaient, ma poi-
trine s’oppressait, ma respiration, d’instant en instant plus em-
barrassée, me donnait beaucoup de peine à gouverner, et tout ce
que je pouvais faire était de filer sans bruit des soupirs fort in-
commodes dans le silence où nous étions assez souvent. Heureu-
sement, Mme Basile, occupée à son ouvrage, ne s’en apercevait
pas, à ce qu’il me semblait. Cependant je voyais quelquefois, par
une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez fréquemment.
Ce dangereux spectacle achevait de me perdre, et quand j’étais
prêt à céder à mon transport, elle m’adressait quelque mot d’un
ton tranquille qui me faisait rentrer en moi-même à l’instant.
un mot, un geste, un regard, même trop expressif, marquât entre
nous la moindre intelligence. Cet état, très tourmentant pour moi,
faisait cependant mes délices, et à peine dans la simplicité de
mon cœur pouvais-je imaginer pourquoi j’étais si tourmenté. Il
paraissait que ces petits tête-à-tête ne lui déplaisaient pas non
plus, du moins elle en rendait les occasions assez fréquentes ;
soin bien gratuit assurément de sa part pour l’usage qu’elle en
faisait et qu’elle m’en laissait faire.
monté dans sa chambre, je me hâtai, dans l’arrière-boutique où
j’étais, d’achever ma petite tâche et je la suivis. Sa chambre était
entrouverte ; j’y entrai sans être aperçu. Elle brodait près d’une
fenêtre, ayant, en face, le côté de la chambre opposé à la porte.
Elle ne pouvait me voir entrer, ni m’entendre, à cause du bruit
que des chariots faisaient dans la rue. Elle se mettait toujours
bien : ce jour-là sa parure approchait de la coquetterie. Son atti-
tude était gracieuse, sa tête un peu baissée laissait voir la blan-
cheur de son cou ; ses cheveux relevés avec élégance étaient ornés
de fleurs. Il régnait dans toute sa figure un charme que j’eus le
temps de considérer, et qui me mit hors de moi. Je me jetai à ge-
noux à l’entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d’un
mouvement passionné, bien sûr qu’elle ne pouvait m’entendre, et
ne pensant pas qu’elle pût me voir : mais il y avait à la cheminée
une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur
elle, elle ne me regarda point, ne me parla point ; mais, tournant
à demi la tête, d’un simple mouvement de doigt, elle me montra
la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m’élancer à la
place qu’elle m’avait marquée, ne fut pour moi qu’une même
chose : mais ce qu’on aurait peine à croire est que dans cet état je
n’osai rien entreprendre au-delà, ni dire un seul mot, ni lever les
yeux sur elle, ni la toucher même, dans une attitude aussi
contrainte, pour m’appuyer un instant sur ses genoux. J’étais
muet, immobile, mais non pas tranquille assurément : tout mar-
quait en moi l’agitation, la joie, la reconnaissance, les ardents dé-
sirs incertains dans leur objet et contenus par la frayeur de dé-
plaire sur laquelle mon jeune cœur ne pouvait se rassurer.
Troublée de me voir là, interdite de m’y avoir attiré, et commen-
çant à sentir toute la conséquence d’un signe parti sans doute
avant la réflexion, elle ne m’accueillait ni ne me repoussait, elle
n’ôtait pas les yeux de dessus son ouvrage, elle tâchait de faire
comme si elle ne m’eût pas vu à ses pieds : mais toute ma bêtise
ne m’empêchait pas de juger qu’elle partageait mon embarras,
peut-être mes désirs, et qu’elle était retenue par une honte sem-
blable à la mienne sans que cela me donnât la force de la surmon-
ter. Cinq ou six ans qu’elle avait de plus que moi devaient, selon
moi, mettre de son côté toute la hardiesse, et je me disais que,
puisqu’elle ne faisait rien pour exciter la mienne, elle ne voulait
pas que j’en eusse. Même encore aujourd’hui je trouve que je pen-
sais juste, et sûrement elle avait trop d’esprit pour ne pas voir
qu’un novice tel que moi avait besoin non seulement d’être en-
couragé, mais d’être instruit.
combien de temps j’aurais demeuré immobile dans cet état ridi-
cule et délicieux si nous n’eussions été interrompus. Au plus fort
de mes agitations, j’entendis ouvrir la porte de la cuisine, qui tou-
chait la chambre où nous étions, et Mme Basile alarmée me dit
vivement de la voix et du geste : « Levez-vous, voici Rosina. » En
me levant en hâte, je saisis une main qu’elle me tendait, et j’y ap-
pliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette
charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes
jours je n’eus un si doux moment : mais l’occasion que j’avais
perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là.
femme est restée empreinte au fond de mon cœur en traits si
charmants. Elle s’y est même embellie à mesure que j’ai mieux
connu le monde et les femmes. Pour peu qu’elle eût eu
d’expérience, elle s’y fût prise autrement pour animer un petit
garçon : mais si son cœur était faible, il était honnête ; elle cédait
involontairement au penchant qui l’entraînait : c’était, selon toute
apparence, sa première infidélité, et j’aurais peut-être eu plus à
faire à vaincre sa honte que la mienne. Sans en être venu là, j’ai
goûté près d’elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que
m’a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes
que j’ai passées à ses pieds sans même oser toucher à sa robe.
Non, il n’y a point de jouissances pareilles à celles que peut don-
ner une honnête femme qu’on aime ; tout est faveur auprès d’elle.
Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée contre ma
bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de Mme Basile,
et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y
pensant.
tête, il me fut impossible d’en trouver le moment, et je n’aperçus
de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut même le maintien
non plus froid, mais plus retenu qu’à l’ordinaire, et je crois qu’elle
évitait mes regards, de peur de ne pouvoir assez gouverner les
siens. Son maudit commis fut plus désolant que jamais : il devint
même railleur, goguenard ; il me dit que je ferais mon chemin
près des dames. Je tremblais d’avoir commis quelque indiscré-
tion, et, me regardant déjà comme d’intelligence avec elle, je vou-
lus couvrir du mystère un goût qui jusqu’alors n’en avait pas
grand besoin. Cela me rendit plus circonspect à saisir les occa-
sions de le satisfaire, et, à force de les vouloir sûres, je n’en trou-
vai plus du tout.
pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup
démenti les prédictions du commis. J’aimais trop sincèrement,
trop parfaitement, j’ose dire, pour pouvoir aisément être heureux.
Jamais passions ne furent en même temps plus vives et plus pu-
res que les miennes, jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai,
plus désintéressé. J’aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui
de la personne que j’aimais ; sa réputation m’était plus chère que
ma vie, et jamais pour tous les plaisirs de la jouissance je n’aurais
voulu compromettre un moment son repos. Cela m’a fait apporter
tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entre-
prises, que jamais aucune n’a pu réussir. Mon peu de succès près
des femmes est toujours venu de les trop aimer.
était qu’en devenant plus insupportable, le traître semblait deve-
nir plus complaisant. Dès le premier jour que sa dame m’avait
pris en affection, elle avait songé à me rendre utile dans le maga-
sin. Je savais passablement l’arithmétique ; elle lui avait proposé
de m’apprendre à tenir les livres ; mais mon bourru reçut très mal
la proposition, craignant peut-être d’être supplanté. Ainsi tout
mon travail après mon burin était de transcrire quelques comptes
et mémoires, de mettre au net quelques livres, et de traduire
quelques lettres de commerce d’italien en français. Tout d’un
coup mon homme s’avisa de revenir à la proposition faite et reje-
tée, et dit qu’il m’apprendrait les comptes à parties doubles, et
qu’il voulait me mettre en état d’offrir mes services à M. Basile
quand il serait de retour. Il y avait dans son ton, dans son air, je
ne sais quoi de faux, de malin, d’ironique, qui ne me donnait pas
de la confiance. Mme Basile, sans attendre ma réponse, lui dit
sèchement que je lui étais obligé de ses offres, qu’elle espérait que
la fortune favoriserait enfin mon mérite, et que ce serait grand
dommage qu’avec tant d’esprit je ne fusse qu’un commis.
connaissance qui pourrait m’être utile. Elle pensait assez sage-
ment pour sentir qu’il était temps de me détacher d’elle. Nos
muettes déclarations s’étaient faites le jeudi. Le dimanche elle
donna un dîner, où je me trouvai et où se trouva aussi un jacobin
de bonne mine auquel elle me présenta. Le moine me traita très
affectueusement, me félicita sur ma conversion, et me dit plu-
sieurs choses sur mon histoire qui m’apprirent qu’elle la lui avait
détaillée ; puis, me donnant deux petits coups d’un revers de
main sur la joue, il me dit d’être sage, d’avoir bon courage, et de
l’aller voir, que nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai,
par les égards que tout le monde avait pour lui, que c’était un
homme de considération, et par le ton paternel qu’il prenait avec
Mme Basile, qu’il était son confesseur. Je me rappelle bien aussi
que sa décente familiarité était mêlée de marques d’estime et
même de respect pour sa pénitente, qui me firent alors moins
d’impression qu’elles ne m’en font aujourd’hui. Si j’avais eu plus
d’intelligence, combien j’eusse été touché d’avoir pu rendre sensi-
ble une jeune femme respectée par son confesseur !
nous étions ; il en fallut une petite, où j’eus l’agréable tête-à-tête
de M. le commis. Je n’y perdis rien du côté des attentions et de la
bonne chère ; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table
dont l’intention n’était sûrement pas pour lui. Tout allait très bien
jusque-là : les femmes étaient fort gaies, les hommes fort galants ;
Mme Basile faisait ses honneurs avec une grâce charmante. Au
milieu du dîner, l’on entend arrêter une chaise à la porte ; quel-
qu’un monte, c’est M. Basile. Je le vois comme s’il entrait actuel-
lement, en habit d’écarlate à boutons d’or, couleur que j’ai prise
en aversion depuis ce jour-là. M. Basile était un grand et bel
homme qui se présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l’air
de quelqu’un qui surprend son monde, quoiqu’il n’y eût là que de
ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait
mille caresses qu’il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compa-
gnie, on lui donne un couvert, il mange. À peine avait-on com-
mencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la petite
table, il demande d’un ton sévère ce que c’est que ce petit garçon
qu’il aperçoit là. Mme Basile le lui dit tout naïvement. Il demande
si je loge dans la maison. On lui dit que non. « Pourquoi non ?
reprend-il grossièrement : puisqu’il s’y tient le jour, il peut bien y
rester la nuit. » Le moine prit la parole, et après un éloge grave et
vrai de Mme Basile, il fit le mien en peu de mots, ajoutant que,
loin de blâmer la pieuse charité de sa femme, il devait
s’empresser d’y prendre part, puisque rien n’y passait les bornes
de la discrétion. Le mari répliqua d’un ton d’humeur, dont il ca-
chait la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit
pour me faire sentir qu’il avait des instructions sur mon compte,
et que le commis m’avait servi à sa façon.
À peine était-on hors de table, que celui-ci, dépêché par son
bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à
l’instant de chez lui, et de n’y remettre les pieds de ma vie. Il as-
saisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre insul-
tante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le cœur navré moins
de quitter cette aimable femme que de la laisser en proie à la bru-
talité de son mari. Il avait raison, sans doute, de ne vouloir pas
qu’elle fût infidèle ; mais, quoique sage et bien née, elle était Ita-
lienne, c’est-à-dire sensible et vindicative, et il avait tort, ce me
semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à
s’attirer le malheur qu’il craignait.
de repasser deux ou trois fois dans la rue, au moins pour revoir
celle que mon cœur regrettait sans cesse ; mais au lieu d’elle je ne
vis que son mari et le vigilant commis qui, m’ayant aperçu, me fit,
avec l’aune de la boutique, un geste plus expressif qu’attirant. Me
voyant si bien guetté, je perdis courage et n’y passai plus. Je vou-
lus aller voir au moins le patron qu’elle m’avait ménagé. Malheu-
reusement je ne savais pas son nom. Je rôdai plusieurs fois inuti-
lement autour du couvent, pour tâcher de le rencontrer. Enfin
d’autres événements m’ôtèrent les charmants souvenirs de
Mme Basile, et dans peu je l’oubliai si bien, qu’aussi simple et
aussi novice qu’auparavant je ne restai pas même affriandé de
jolies femmes.
équipage, très modestement toutefois, et avec la précaution d’une
femme prudente, qui regardait plus à la propreté, qu’à la parure,
et qui voulait m’empêcher de souffrir, et non pas me faire briller.
Mon habit, que j’avais apporté de Genève, était bon et portable
encore ; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque linge. Je
n’avais point de manchettes ; elle ne voulut point m’en donner,
quoique j’en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en
état de me tenir propre, et c’est un soin qu’il ne fallut pas me re-
commander tant que je parus devant elle.
