Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau

L’hiver suivant, Barrillot revenant d’Italie m’apporta quel-

ques livres, entre autres le Bontempi et la Cartella per musica du
P. Banchieri, qui me donnèrent du goût pour l’histoire de la mu-
sique et pour les recherches théoriques de ce bel art. Barrillot res-
ta quelque temps avec nous, et comme j’étais majeur depuis plu-
sieurs mois, il fut convenu que j’irais le printemps suivant à Ge-
nève redemander le bien de ma mère, ou du moins la part qui
m’en revenait, en attendant qu’on sût ce que mon frère était de-
venu. Cela s’exécuta comme il avait été résolu. J’allai à Genève,
mon père y vint de son côté. Depuis longtemps il y revenait sans
qu’on lui cherchât querelle, quoiqu’il n’eût jamais purgé son dé-
cret : mais comme on avait de l’estime pour son courage et du
respect pour sa probité, on feignait d’avoir oublié son affaire, et
les magistrats, occupés du grand projet qui éclata peu après, ne
voulaient pas effaroucher avant le temps la bourgeoisie en lui
rappelant mal à propos leur ancienne partialité.

– 251 – Je craignais qu’on ne me fît des difficultés sur mon change-

ment de religion ; l’on n’en fit aucune. Les lois de Genève sont à
cet égard moins dures que celles de Berne, où quiconque change
de religion perd non seulement son état, mais son bien. Le mien
ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais comment,
réduit à fort peu de chose. Quoiqu’on fût à peu près sûr que mon
frère était mort, on n’en avait point de preuve juridique. Je man-
quais de titres suffisants pour réclamer sa part, et je la laissai sans
regret pour aider à vivre à mon père qui en a joui tant qu’il a vécu.
Sitôt que les formalités de justice furent faites et que j’eus reçu
mon argent, j’en mis quelque partie en livres, et je volai porter le
reste aux pieds de Maman. Le cœur me battait de joie durant la
route, et le moment où je déposai cet argent dans ses mains me
fut mille fois plus doux que celui où il entra dans les miennes. Elle
le reçut avec cette simplicité des belles âmes, qui, faisant ces cho-
ses-là sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut em-
ployé presque tout entier à mon usage, et cela avec une égale
simplicité. L’emploi en eût exactement été le même s’il lui fût ve-
nu d’autre part.

Cependant ma santé ne se rétablissait point ; je dépérissais au

contraire à vue d’œil ; j’étais pâle comme un mort et maigre
comme un squelette : mes battements d’artères étaient terribles,
mes palpitations plus fréquentes ; j’étais continuellement oppres-
sé, et ma faiblesse enfin devint telle que j’avais peine à me mou-
voir ; je ne pouvais presser le pas sans étouffer, je ne pouvais me
baisser sans avoir de vertiges, je ne pouvais soulever le plus léger
fardeau ; j’étais réduit à l’inaction la plus tourmentante pour un
homme aussi remuant que moi. Il est certain qu’il se mêlait à tout
cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens
heureux, c’était la mienne : les pleurs que je versais souvent sans
raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un
oiseau, l’inégalité d’humeur dans le calme de la plus douce vie,
tout cela marquait cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire
extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être
heureux ici-bas, qu’il faut nécessairement que l’âme ou le corps
souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux, et que le bon état

– 252 –

de l’un fait presque toujours tort à l’autre. Quand j’aurais pu jouir
délicieusement de la vie, ma machine en décadence m’en empê-
chait, sans qu’on pût dire où la cause du mal avait son vrai siège.
Dans la suite, malgré le déclin des ans, et des maux très réels et
très graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux
sentir mes malheurs, et maintenant que j’écris ceci, infirme et
presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espèce, je me
sens pour souffrir plus de vigueur et de vie que je n’en eus pour
jouir à la fleur de mon âge et dans le sein du plus vrai bonheur.

Pour m’achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans

mes lectures, je m’étais mis à étudier l’anatomie, et passant en
revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma ma-
chine, je m’attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois le
jour : loin d’être étonné de me trouver mourant je l’étais que je
pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d’une maladie
que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr que si je n’avais pas
été malade, je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant
dans chaque maladie des symptômes de la mienne, je croyais les
avoir toutes, et j’en gagnai par-dessus une plus cruelle encore
dont je m’étais cru délivré : la fantaisie de guérir ; c’en est une
difficile à éviter quand on se met à lire des livres de médecine. À
force de chercher, de réfléchir, de comparer, j’allai m’imaginer
que la base de mon mal était un polype au cœur, et Salomon lui-
même parut frappé de cette idée. Raisonnablement je devais par-
tir de cette opinion pour me confirmer dans ma résolution précé-
dente. Je ne fis point ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon es-
prit pour chercher comment on pouvait guérir d’un polype au
cœur, résolu d’entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un
voyage qu’Anet avait fait à Montpellier, pour aller voir le Jardin
des Plantes et le démonstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que
M. Fizes avait guéri un pareil polype. Maman s’en souvint et m’en
parla. Il n’en fallut pas davantage pour m’inspirer le désir d’aller
consulter M. Fizes. L’espoir de guérir me fait retrouver du cou-
rage et des forces pour entreprendre ce voyage. L’argent venu de
Genève en fournit le moyen. Maman, loin de m’en détourner, m’y
exhorte, et me voilà parti pour Montpellier.

– 253 – Je n’eus pas besoin d’aller si loin pour trouver le médecin

qu’il me fallait. Le cheval me fatiguant trop, j’avais pris une chaise
à Grenoble. À Moirans, cinq ou six chaises arrivèrent à la file
après la mienne. Pour le coup c’était vraiment l’aventure des
brancards. La plupart de ces chaises étaient le cortège d’une nou-
velle mariée appelée Mme du Colombier. Avec elle était une autre
femme, appelée Mme de Larnage, moins jeune et moins belle que
Mme du Colombier, mais non moins aimable, et qui de Romans,
où s’arrêtait celle-ci, devait poursuivre sa route jusqu’au Bourg
Saint-Andéol, près le Pont du Saint-Esprit. Avec la timidité qu’on
me connaît, on s’attend que la connaissance ne fût pas sitôt faite
avec des femmes brillantes et la suite qui les entourait ; mais en-
fin, suivant la même route, logeant dans les mêmes auberges, et
sous peine de passer pour un loup-garou, forcé de me présenter à
la même table, il fallait bien que cette connaissance se fit. Elle se
fit donc, et même plus tôt que je n’aurais voulu ; car tout ce fracas
ne convenait guère à un malade, et surtout à un malade de mon
humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si insi-
nuantes, que pour parvenir à connaître un homme, elles com-
mencent par lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi. Mme du
Colombier, trop entourée de ses jeunes roquets, n’avait guère le
temps de m’agacer, et d’ailleurs ce n’en était pas la peine, puisque
nous allions nous quitter ; mais Mme de Larnage, moins obsédée,
avait des provisions à faire pour sa route. Voilà Mme de Larnage
qui m’entreprend, et adieu le pauvre Jean-Jacques, ou plutôt
adieu la fièvre, les vapeurs, le polype ; tout part auprès d’elle, hors
certaines palpitations qui me restèrent et dont elle ne voulait pas
me guérir. Le mauvais état de ma santé fut le premier texte de
notre connaissance. On voyait que j’étais malade, on savait que
j’allais à Montpellier et il faut que mon air et mes manières
n’annonçassent pas un débauché, car il fut clair dans la suite
qu’on ne m’avait pas soupçonné d’aller y faire un tour de casse-
role. Quoique l’état de maladie ne soit pas pour un homme une
grande recommandation près des dames, il me rendit toutefois
intéressant pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de mes
nouvelles et m’inviter à prendre le chocolat avec elles ; elles
s’informaient comment j’avais passé la nuit. Une fois, selon ma
louable coutume de parler sans penser, je répondis que je ne sa-

– 254 –

vais pas. Cette réponse leur fit croire que j’étais fou ; elles
m’examinèrent davantage, et cet examen ne me nuisit pas.
J’entendis une fois Mme du Colombier dire à son amie : « Il
manque de monde, mais il est aimable. » Ce mot me rassura
beaucoup, et fit que je le devins en effet.

En se familiarisant, il fallait parler de soi, dire d’où l’on ve-

nait, qui l’on était. Cela m’embarrassait ; car je sentais très bien
que, parmi la bonne compagnie, et avec des femmes galantes, ce
mot de nouveau converti m’allait tuer. Je ne sais par quelle bizar-
rerie je m’avisai de passer pour Anglais, je me donnai pour jaco-
bite, on me prit pour tel ; je m’appelai Dudding, et l’on m’appela
M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui était là, malade
ainsi que moi, vieux au par-dessus et d’assez mauvaise humeur,
s’avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla du roi
Jacques, du prétendant, de l’ancienne cour de Saint-Germain.
J’étais sur les épines : je ne savais de tout cela que le peu que j’en
avais lu dans le comte Hamilton et dans les gazettes ; cependant
je fis de ce peu si bon usage que je me tirai d’affaire : heureux
qu’on ne se fût pas avisé de me questionner sur la langue an-
glaise, dont je ne savais pas un seul mot.

Toute la compagnie se convenait et voyait à regret le moment

de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous nous
trouvâmes un dimanche à Saint-Marcellin. Mme de Larnage vou-
lut aller à la messe, j’y fus avec elle : cela faillit à gâter mes affai-
res. Je me comportai comme j’ai toujours fait. Sur ma contenance
modeste et recueillie elle me crut dévot, et prit de moi la plus
mauvaise opinion du monde, comme elle me l’avoua deux jours
après. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour effacer
cette mauvaise impression ; ou plutôt Mme de Larnage, en
femme d’expérience et qui ne se rebutait pas aisément, voulut
bien courir les risques de ses avances pour voir comment je m’en
tirerais. Elle m’en fit beaucoup et de telles que bien éloigné de
présumer de ma figure, je crus qu’elle se moquait de moi. Sur
cette folie, il n’y eut sorte de bêtises que je ne fisse ; c’était pis que
le marquis du Legs. Mme de Larnage tint bon, me fit tant
d’agaceries et me dit des choses si tendres, qu’un homme beau-

– 255 –

coup moins sot eût eu bien de la peine à prendre tout cela sérieu-
sement. Plus elle en faisait, plus elle me confirmait dans mon
idée, et ce qui me tourmentait davantage était qu’à bon compte je
me prenais d’amour tout de bon. Je me disais et je lui disais en
soupirant : « Ah ! que tout cela n’est-il vrai ! je serais le plus heu-
reux des hommes. » Je crois que ma simplicité de novice ne fit
qu’irriter sa fantaisie ; elle n’en voulut pas avoir le démenti.

Nous avions laissé à Romans Mme du Colombier et sa suite.

Nous continuions notre route le plus lentement et le plus agréa-
blement du monde, Mme de Larnage, le marquis de Torignan, et
moi. M. de Torignan, quoique malade et grondeur, était un assez
bon homme, mais qui n’aimait pas trop manger son pain à la fu-
mée du rôti. Mme de Larnage cachait si peu le goût qu’elle avait
pour moi, qu’il s’en aperçut plus tôt que moi-même ; et ses sar-
casmes malins auraient dû me donner au moins la confiance que
je n’osais prendre aux bontés de la dame, si, par un travers
d’esprit dont moi seul étais capable, je ne m’étais imaginé qu’ils
s’entendaient pour me persifler. Cette sotte idée acheva de me
renverser la tête, et me fit faire le plus plat personnage dans une
situation où mon cœur, étant réellement pris, m’en pouvait dicter
un assez brillant. Je ne conçois pas comment Mme de Larnage ne
se rebuta pas de ma maussaderie, et ne me congédia pas avec le
dernier mépris. Mais c’était une femme d’esprit qui savait discer-
ner son monde, et qui voyait bien qu’il y avait plus de bêtise que
de tiédeur dans mes procédés.

Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas sans

peine. À Valence, nous étions arrivés pour dîner, et selon notre
louable coutume, nous y passâmes le reste du jour. Nous étions
logés hors de la ville, à Saint-Jacques ; je me souviendrai toujours
de cette auberge, ainsi que de la chambre que Mme de Larnage y
occupait. Après le dîner elle voulut se promener : elle savait que
M. de Torignan n’était pas allant ; c’était le moyen de se ménager
un tête-à-tête dont elle avait bien résolu de tirer parti, car il n’y
avait plus de temps à perdre pour en avoir à mettre à profit. Nous
nous promenions autour de la ville le long des fossés. Là je repris
la longue histoire de mes complaintes, auxquelles elle répondait

– 256 –

d’un ton si tendre, me pressant quelquefois contre son cœur le
bras qu’elle tenait, qu’il fallait une stupidité pareille à la mienne
pour m’empêcher de vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu’il
y avait d’impayable était que j’étais moi-même excessivement
ému. J’ai dit qu’elle était aimable : l’amour la rendait charmante ;
il lui rendait tout l’éclat de la première jeunesse, et elle ménageait
ses agaceries avec tant d’art, qu’elle aurait séduit un homme à
l’épreuve. J’étais donc fort mal à mon aise et toujours sur le point
de m’émanciper ; mais la crainte d’offenser ou de déplaire, la
frayeur plus grande encore d’être hué, sifflé, berné, de fournir une
histoire à table, et d’être complimenté sur mes entreprises par
l’impitoyable Torignan, me retinrent au point d’être indigné moi-
même de ma sotte honte, et de ne la pouvoir vaincre en me la re-
prochant. J’étais au supplice ; j’avais déjà quitté mes propos de
Céladon, dont je sentais tout le ridicule en si beau chemin : ne
sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisais ;
j’avais l’air boudeur, enfin je faisais tout ce qu’il fallait pour
m’attirer le traitement que j’avais redouté. Heureusement
Mme de Larnage prit un parti plus humain. Elle interrompit
brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou, et
dans l’instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour
me laisser mon erreur. La crise ne pouvait se faire plus à propos.
Je devins aimable. Il en était temps. Elle m’avait donné cette
confiance dont le défaut m’a presque toujours empêché d’être
moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon cœur et ma
bouche n’ont si bien parlé ; jamais je n’ai si pleinement réparé
mes torts ; et si cette petite conquête avait coûté des soins à
Mme de Larnage, j’eus lieu de croire qu’elle n’y avait pas de re-
gret.

Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans

plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante,
quoiqu’elle ne fût ni belle ni jeune ; mais n’étant non plus ni laide
ni vieille, elle n’avait rien dans sa figure qui empêchât son esprit
et ses grâces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres
femmes, ce qu’elle avait de moins frais était le visage, et je crois
que le rouge le lui avait gâté. Elle avait ses raisons pour être facile,
c’était le moyen de valoir tout son prix. On pouvait la voir sans

– 257 –

l’aimer, mais non pas la posséder sans l’adorer. Et cela prouve, ce
me semble, qu’elle n’était pas toujours aussi prodigue de ses bon-
tés qu’elle le fut avec moi. Elle s’était prise d’un goût trop prompt
et trop vif pour être excusable, mais où le cœur entrait du moins
autant que les sens ; et durant le temps court et délicieux que je
passai auprès d’elle j’eus lieu de croire, aux ménagements forcés
qu’elle m’imposait, que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle
aimait encore mieux ma santé que ses plaisirs.

Notre intelligence n’échappa pas au marquis de Torignan. Il

n’en tirait pas moins sur moi ; au contraire, il me traitait plus que
jamais en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa
dame. Il ne lui échappa jamais un mot, un sourire, un regard qui
pût me faire soupçonner qu’il nous eût devinés, et je l’aurais cru
notre dupe, si Mme de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne
m’eût dit qu’il ne l’était pas, mais qu’il était galant homme ; et en
effet on ne saurait avoir des attentions plus honnêtes, ni se com-
porter plus poliment qu’il fit toujours, même envers moi, sauf ses
plaisanteries, surtout depuis mon succès. Il m’en attribuait
l’honneur peut-être, et me supposait moins sot que je ne l’avais
paru. Il se trompait, comme on a vu : mais n’importe, je profitais
de son erreur, et il est vrai qu’alors les rieurs étant pour moi, je
prêtais le flanc de bon cœur et d’assez bonne grâce à ses épi-
grammes, et j’y ripostais quelquefois, même assez heureusement,
tout fier de me faire honneur auprès de Mme de Larnage de
l’esprit qu’elle m’avait donné. Je n’étais plus le même homme.

Nous étions dans un pays et dans une saison de bonne chère ;

nous la faisions partout excellente, grâce aux bons soins de
M. de Torignan. Je me serais pourtant passé qu’il les étendit jus-
qu’à nos chambres, mais il envoyait devant son laquais pour les
retenir, et le coquin, soit de son chef, soit par l’ordre de son maî-
tre, le logeait toujours à côté de Mme de Larnage, et me fourrait à
l’autre bout de la maison. Mais cela ne m’embarrassait guère, et
nos rendez-vous n’en étaient que plus piquants. Cette vie déli-
cieuse dura quatre ou cinq jours, pendant lesquels je me gorgeai,
je m’enivrai des plus douces voluptés. Je les goûtai pures, vives,
sans aucun mélange de peine : ce sont les premières et les seules

– 258 –

que j’aie ainsi goûtées, et je puis dire que je dois à
Mme de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.

Si ce que je sentais pour elle n’était pas précisément de

l’amour, c’était du moins un retour si tendre pour celui qu’elle me
témoignait, c’était une sensualité si brûlante dans le plaisir, et
une intimité si douce dans les entretiens, qu’elle avait tout le
charme de la passion sans en avoir le délire qui tourne la tête et
fait qu’on ne sait pas jouir. Je n’ai senti l’amour vrai qu’une seule
fois en ma vie, et ce ne fut pas auprès d’elle. Je ne l’aimais pas
non plus comme j’avais aimé et comme j’aimais Mme de Warens ;
mais c’était pour cela même que je la possédais cent fois mieux.
Près de Maman mon plaisir était toujours troublé par un senti-
ment de tristesse, par un secret serrement de cœur que je ne sur-
montais pas sans peine ; au lieu de me féliciter de la posséder, je
me reprochais de l’avilir. Près de Mme de Larnage, au contraire,
fier d’être homme et d’être heureux, je me livrais à mes sens avec
joie, avec confiance ; je partageais l’impression que je faisais sur
les siens ; j’étais assez à moi pour contempler avec autant de vani-
té que de volupté mon triomphe et pour tirer de là de quoi le re-
doubler.

Je ne me souviens pas de l’endroit où nous quitta le marquis

de Torignan, qui était du pays, mais nous nous trouvâmes seuls
avant d’arriver à Montélimar, et dès lors Mme de Larnage établit
sa femme de chambre dans ma chaise et je passai dans la sienne
avec elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de
cette manière, et j’aurais eu bien de la peine à dire comment le
pays que nous parcourions était fait. À Montélimar, elle eut des
affaires qui l’y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me
quitta pourtant qu’un quart d’heure pour une visite qui lui attira
des importunités désolantes et des invitations qu’elle n’eut garde
d’accepter. Elle prétexta des incommodités, qui ne nous empê-
chèrent pourtant pas d’aller nous promener tous les jours tête à
tête dans le plus beau pays et sous le plus beau ciel du monde.
Oh ! ces trois jours ! J’ai dû les regretter quelquefois, il n’en est
plus revenu de semblables.

– 259 – Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut

nous séparer, et j’avoue qu’il en était temps, non que je fusse ras-
sasié ni prêt à l’être, je m’attachais chaque jour davantage ; mais,
malgré toute la discrétion de la dame, il ne me restait guère que la
bonne volonté, et avant de nous séparer, je voulus jouer de ce
reste, ce qu’elle endura par précaution contre les filles de Mont-
pellier. Nous donnâmes le change à nos regrets par des projets
pour notre réunion. Il fut décidé que, puisque ce régime me fai-
sait du bien, j’en userais et que j’irais passer l’hiver au Bourg-
Saint-Andéol, sous la direction de Mme de Larnage. Je devais
seulement rester à Montpellier cinq ou six semaines, pour lui
laisser le temps de préparer les choses de manière à prévenir les
caquets. Elle me donna d’amples instructions sur ce que je devais
savoir, sur ce que je devais dire, sur la manière dont je devais me
comporter. En attendant nous devions nous écrire. Elle me parla
beaucoup et sérieusement du soin de ma santé ; m’exhorta de
consulter d’habiles gens, d’être très attentif à tout ce qu’ils me
prescriraient, et se chargea, quelque sévère que pût être leur or-
donnance, de me la faire exécuter tandis que je serais auprès
d’elle. Je crois qu’elle parlait sincèrement, car elle m’aimait : elle
m’en donna mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea
par mon équipage que je ne nageais pas dans l’opulence ; quoi-
qu’elle ne fût pas riche elle-même, elle voulut, à notre séparation,
me forcer de partager sa bourse, qu’elle apportait de Grenoble
assez bien garnie, et j’eus beaucoup de peine à m’en défendre.
Enfin je la quittai, le cœur tout plein d’elle, et lui laissant, ce me
semble, un véritable attachement pour moi.

J’achevai ma route en la recommençant dans mes souvenirs,

et pour le coup très content d’être dans une bonne chaise pour y
rêver plus à mon aise aux plaisirs que j’avais goûtés et à ceux qui
m’étaient promis. Je ne pensais qu’au Bourg-Saint-Andéol et à la
charmante vie qui m’y attendait ; je ne voyais que
Mme de Larnage et ses entours : tout le reste de l’univers n’était
rien pour moi, Maman même était oubliée. Je m’occupais à com-
biner dans ma tête tous les détails dans lesquels Mme de Larnage
était entrée, pour me faire d’avance une idée de sa demeure, de
son voisinage, de ses sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle

– 260 –

avait une fille dont elle m’avait parlé très souvent en mère idolâ-
tre. Cette fille avait quinze ans passés ; elle était vive, charmante
et d’un caractère aimable. On m’avait promis que j’en serais ca-
ressé : je n’avais pas oublié cette promesse, et j’étais fort curieux
d’imaginer comment Mlle de Larnage traiterait le bon ami de sa
maman. Tels furent les sujets de mes rêveries depuis le Pont-
Saint-Esprit jusqu’à Remoulins. On m’avait dit d’aller voir le pont
du Gard ; je n’y manquai pas. Après un déjeuner d’excellentes
figues, je pris un guide, et j’allai voir le pont du Gard. C’était le
premier ouvrage des Romains que j’eusse vu. Je m’attendais à
voir un monument digne des mains qui l’avaient construit. Pour
le coup l’objet passa mon attente ; et ce fut la seule fois en ma vie.
Il n’appartenait qu’aux Romains de produire cet effet. L’aspect de
ce simple et noble ouvrage me frappa d’autant plus qu’il est au
milieu d’un désert où le silence et la solitude rendent l’objet plus
frappant et l’admiration plus vive, car ce prétendu pont n’était
qu’un aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pier-
res énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras de tant de
milliers d’hommes dans un lieu où il n’en habite aucun. Je par-
courus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect
m’empêchait presque d’oser fouler sous mes pieds. Le retentis-
sement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait croire
entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je me perdais
comme un insecte dans cette immensité. Je sentais, tout en me
faisant petit, je ne sais quoi qui m’élevait l’âme, et je me disais en
soupirant : « Que ne suis-je né Romain ! » Je restai là plusieurs
heures dans une contemplation ravissante. Je m’en revins distrait
et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable à Mme de Larnage.
Elle avait bien songé à me prémunir contre les filles de Montpel-
lier, mais non contre le pont du Gard. On ne s’avise jamais de
tout.

À Nîmes, j’allai voir les arènes. C’est un ouvrage beaucoup

plus magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup
moins d’impression, soit que mon admiration se fût épuisée sur le
premier objet, soit que la situation de l’autre au milieu d’une ville
fût moins propre à l’exciter. Ce vaste et superbe cirque est entou-
ré de vilaines petites maisons et d’autres maisons plus petites et

– 261 –

plus vilaines encore en remplissent l’arène, de sorte que le tout ne
produit qu’un effet disparate et confus où le regret et
l’indignation étouffent le plaisir et la surprise. J’ai vu depuis le
cirque de Vérone, infiniment plus petit et moins beau que celui de
Nîmes, mais entretenu et conservé avec toute la décence et la
propreté possibles, et qui par cela même me fit une impression
plus forte et plus agréable. Les Français n’ont soin de rien et ne
respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre
et ne savent rien finir ni rien conserver.

J’étais changé à un tel point, et ma sensualité mise en exer-

cice s’était si bien éveillée, que je m’arrêtai un jour au Pont de
Lunel pour y faire bonne chère avec de la compagnie qui s’y trou-
va. Ce cabaret, le plus estimé de l’Europe, méritait alors de l’être.
Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de son heureuse situa-
tion pour le tenir abondamment approvisionné et avec choix.
C’était réellement une chose curieuse de trouver dans une maison
seule et isolée au milieu de la campagne une table fournie en
poisson de mer et d’eau douce, en gibier excellent, en vins fins,
servie avec ces attentions et ces soins qu’on ne trouve que chez les
grands et les riches, et tout cela pour vos trente-cinq sols. Mais le
Pont de Lunel ne resta pas longtemps sur ce pied, et à force d’user
sa réputation, la perdit enfin tout à fait.

J’avais oublié, durant ma route, que j’étais malade ; je m’en

souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien gué-
ries, mais tous mes autres maux me restaient et, quoique
l’habitude m’y rendît moins sensible, c’en serait assez pour se
croire mort à qui s’en trouverait attaqué tout d’un coup. En effet,
ils étaient moins douloureux qu’effrayants, et faisaient plus souf-
frir l’esprit que le corps dont ils semblaient annoncer la destruc-
tion. Cela faisait que, distrait par des passions vives, je ne son-
geais plus à mon état ; mais comme il n’était pas imaginaire, je le
sentais sitôt que j’étais de sang-froid. Je songeai donc sérieuse-
ment aux conseils de Mme de Larnage et au but de mon voyage.
J’allai consulter les praticiens les plus illustres, surtout M. Fizes,
et, pour surabondance de précaution, je me mis en pension chez
un médecin. C’était un Irlandais appelé Fitz-Moris, qui tenait une

– 262 –

table assez nombreuse d’étudiants en médecine, et il y avait cela
de commode pour un malade à s’y mettre, que M. Fitz-Moris se
contentait d’une pension honnête pour la nourriture, et ne pre-
nait rien de ses pensionnaires pour ses soins comme médecin. Il
se chargea de l’exécution des ordonnances de M. Fizes, et de veil-
ler sur ma santé. Il s’acquitta fort bien de cet emploi quant au ré-
gime ; on ne gagnait pas d’indigestion à cette pension-là, et, quoi-
que je ne sois pas fort sensible aux privations de cette espèce, les
objets de comparaison étaient si proches que je ne pouvais
m’empêcher de trouver quelquefois en moi-même que
M. de Torignan était un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris.
Cependant, comme on ne mourait pas de faim non plus, et que
toute cette jeunesse était fort gaie, cette manière de vivre me fit
du bien réellement, et m’empêcha de retomber dans mes lan-
gueurs. Je passais la matinée à prendre des drogues, surtout je ne
sais quelles eaux, je crois les eaux de Vals, et à écrire à
Mme de Larnage ; car la correspondance allait son train, et Rous-
seau se chargeait de retirer les lettres de son ami Dudding. À mi-
di, j’allais faire un tour à la Canourgue, avec quelqu’un de nos
jeunes commensaux, qui tous étaient de très bons enfants ; on se
ressemblait, on allait dîner. Après dîner une importante affaire
occupait la plupart d’entre nous jusqu’au soir, c’était d’aller hors
de la ville jouer le goûter en deux ou trois parties de mail. Je ne
jouais pas, je n’en avais ni la force ni l’adresse ; mais je pariais, et
suivant, avec l’intérêt du pari, nos joueurs et leurs boules à tra-
vers des chemins raboteux et pleins de pierres, je faisais un exer-
cice agréable et salutaire qui me convenait tout à fait. On goûtait
dans un cabaret hors de la ville. Je n’ai pas besoin de dire que ces
goûters étaient gais ; mais j’ajouterai qu’ils étaient assez décents,
quoique les filles du cabaret fussent jolies. M. Fitz-Moris, grand
joueur de mail, était notre président, et je puis dire, malgré la
mauvaise réputation des étudiants, que je trouvai plus de mœurs
et d’honnêteté parmi toute cette jeunesse qu’il ne serait aisé d’en
trouver dans le même nombre d’hommes faits. Ils étaient plus
bruyants que crapuleux, plus gais que libertins, et je me monte si
aisément à un train de vie quand il est volontaire, que je n’aurais
pas mieux demandé que de voir durer celui-là toujours. Il y avait
parmi ces étudiants plusieurs Irlandais avec lesquels je tâchais

– 263 –

d’apprendre quelques mots d’anglais par précaution pour le
Bourg-Saint-Andéol, car le temps approchait de m’y rendre.
Mme de Larnage m’en pressait chaque ordinaire, et je me prépa-
rais à lui obéir. Il était clair que mes médecins, qui n’avaient rien
compris à mon mal, me regardaient comme un malade imagi-
naire, et me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux, et
leur petit lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et
les philosophes n’admettent pour vrai que ce qu’ils peuvent expli-
quer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces
messieurs ne connaissaient rien à mon mal, donc je n’étais pas
malade : car comment supposer que des docteurs ne sussent pas
tout ? Je vis qu’ils ne cherchaient qu’à m’amuser et me faire man-
ger mon argent, et jugeant que leur substitut du Bourg-Saint-
Andéol ferait cela tout aussi bien qu’eux, mais plus agréablement,
je résolus de lui donner la préférence, et je quittai Montpellier
dans cette sage intention.

Je partis vers la fin de novembre, après six semaines ou deux

mois de séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine de louis
sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction, si ce
n’est un cours d’anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, et que
je fus obligé d’abandonner par l’horrible puanteur des cadavres
qu’on disséquait, et qu’il me fut impossible de supporter.

Mal à mon aise au-dedans de moi sur la résolution que j’avais

prise, j’y réfléchissais en m’avançant toujours vers le Pont-Saint-
Esprit, qui était également la route de Bourg-Saint-Andéol et de
Chambéry. Les souvenirs de Maman, et ses lettres, quoique moins
fréquentes que celles de Mme de Larnage, réveillaient dans mon
cœur des remords que j’avais étouffés durant ma première route.
Ils devinrent si vifs au retour, que, balançant l’amour du plaisir,
ils me mirent en état d’écouter la raison seule. D’abord, dans le
rôle d’aventurier que j’allais recommencer, je pouvais être moins
heureux que la première fois ; il ne fallait, dans tout le Bourg-
Saint-Andéol, qu’une seule personne qui eût été en Angleterre,
qui connût les Anglais, ou qui sût leur langue pour me démas-
quer. La famille de Mme de Larnage pouvait se prendre de mau-
vaise humeur contre moi et me traiter peu honnêtement. Sa fille,

– 264 –

à laquelle malgré moi je pensais plus qu’il n’eût fallu, m’inquiétait
encore : je tremblais d’en devenir amoureux, et cette peur faisait
déjà la moitié de l’ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontés de
la mère, chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable
commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale et
l’enfer dans sa maison ? Cette idée me fit horreur ; je pris bien la
ferme résolution de me combattre et de me vaincre si ce malheu-
reux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi m’exposer à ce
combat ? Quel misérable état de vivre avec la mère, dont je serais
rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon
cœur ! Quelle nécessité d’aller chercher cet état, et m’exposer aux
malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs dont
j’avais d’avance épuisé le plus grand charme ? car il est certain
que ma fantaisie avait perdu sa première vivacité ; le goût du plai-
sir y était encore, mais la passion n’y était plus. À cela se mêlaient
des réflexions relatives à ma situation, à mes devoirs, à cette Ma-
man si bonne, si généreuse, qui, déjà chargée de dettes, l’était en-
core de mes folles dépenses, qui s’épuisait pour moi, et que je
trompais si indignement. Ce reproche devint si vif qu’il l’emporta
à la fin. En approchant du Saint-Esprit, je pris la résolution de
brûler l’étape du Bourg-Saint-Andéol, et de passer tout droit. Je
l’exécutai courageusement, avec quelques soupirs, je l’avoue,
mais aussi avec cette satisfaction intérieure que je goûtais pour la
première fois de ma vie, de me dire : Je mérite ma propre estime,
je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la première obli-
gation véritable que j’aie à l’étude. C’était elle qui m’avait appris à
réfléchir, à comparer. Après les principes si purs que j’avais adop-
tés il y avait peu de temps, après les règles de sagesse et de vertu
que je m’étais faites et que je m’étais senti si fier de suivre, la
honte d’être si peu conséquent à moi-même, de démentir si tôt et
si haut mes propres maximes, l’emporta sur la volupté. L’orgueil
eut peut-être autant de part à ma résolution que la vertu ; mais si
cet orgueil n’est pas la vertu même, il a des effets si semblables,
qu’il est pardonnable de s’y tromper.

L’un des avantages des bonnes actions est d’élever l’âme et de

la disposer à en faire de meilleures : car telle est la faiblesse hu-
maine, qu’on doit mettre au nombre des bonnes actions

– 265 –

l’abstinence du mal qu’on est tenté de commettre. Sitôt que j’eus
pris ma résolution je devins un autre homme, ou plutôt je rede-
vins celui que j’étais auparavant, et que ce moment d’ivresse avait
fait disparaître. Plein de bons sentiments et de bonnes résolu-
tions, je continuai ma route dans la bonne intention d’expier ma
faute, ne pensant qu’à régler désormais ma conduite sur les lois
de la vertu, à me consacrer sans réserve au service de la meilleure
des mères, à lui vouer autant de fidélité que j’avais d’attachement
pour elle, et à n’écouter plus d’autre amour que celui de mes de-
voirs. Hélas ! la sincérité de mon retour au bien semblait me
promettre une autre destinée ; mais la mienne était écrite et déjà
commencée et quand mon cœur, plein d’amour pour les choses
bonnes et honnêtes, ne voyait plus qu’innocence et bonheur dans
la vie, je touchais au moment funeste qui devait traîner à sa suite
la longue chaîne de mes malheurs.

L’empressement d’arriver me fit faire plus de diligence que je

n’avais compté. Je lui avais annoncé de Valence le jour et l’heure
de mon arrivée. Ayant gagné une demi-journée sur mon calcul, je
restai autant de temps à Chaparillan, afin d’arriver juste au mo-
ment que j’avais marqué. Je voulais goûter dans tout son charme
le plaisir de la revoir. J’aimais mieux le différer un peu pour y
joindre celui d’être attendu. Cette précaution m’avait toujours
réussi. J’avais vu toujours marquer mon arrivée par une espèce
de petite fête : je n’en attendais pas moins cette fois ; et ces em-
pressements, qui m’étaient si sensibles, valaient bien la peine
d’être ménagés.

J’arrivai donc exactement à l’heure. De tout loin je regardais

si je ne la verrais point sur le chemin ; le cœur me battait de plus
en plus à mesure que j’approchais. J’arrive essoufflé, car j’avais
quitté ma voiture en ville ; je ne vois personne dans la cour, sur la
porte, à la fenêtre : je commence à me troubler, je redoute quel-
que accident. J’entre ; tout est tranquille ; des ouvriers goûtaient
dans la cuisine ; du reste aucun apprêt. La servante parut surprise
de me voir ; elle ignorait que je dusse arriver. Je monte, je la vois
enfin, cette chère Maman, si tendrement, si vivement, si pure-
ment aimée ; j’accours, je m’élance à ses pieds. « Ah ! te voilà,

– 266 –

petit, me dit-elle en m’embrassant ; as-tu fait bon voyage ? com-
ment te portes-tu ? » Cet accueil m’interdit un peu. Je lui deman-
dai si elle n’avait pas reçu ma lettre. Elle me dit que oui. « J’aurais
cru que non », lui dis-je, et l’éclaircissement finit là. Un jeune
homme était avec elle. Je le connaissais pour l’avoir vu déjà dans
la maison avant mon départ ; mais cette fois il y paraissait établi ;
il l’était. Bref, je trouvai ma place prise.

Ce jeune homme était du pays de Vaud ; son père, appelé

Vintzenried, était concierge ou soi-disant capitaine du château de
Chillon. Le fils de M. le capitaine était garçon perruquier, et cou-
rait le monde en cette qualité quand il vint se présenter à
Mme de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les
passants, et surtout ceux de son pays. C’était un grand fade blon-
din, assez bien fait, le visage plat, l’esprit de même, parlant
comme le beau Liandre ; mêlant tous les tons, tous les goûts de
son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes ; ne nom-
mant que la moitié des marquises avec lesquelles il avait couché,
et prétendant n’avoir point coiffé de jolies femmes dont il n’eût
aussi coiffé les maris ; vain, sot, ignorant, insolent, au demeurant
le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui me fut donné
durant mon absence, et l’associé qui me fut offert après mon re-
tour.

Oh ! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient

encore du sein de l’éternelle lumière ce qui se passe chez les mor-
tels, pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus
de grâce à vos fautes qu’aux miennes, si je dévoile également les
unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois, je veux être vrai
pour vous comme pour moi-même : vous y perdrez toujours
beaucoup moins que moi. Eh ! combien votre aimable et doux
caractère, votre inépuisable bonté de cœur, votre franchise et tou-
tes vos excellentes vertus ne rachètent-elles pas de faiblesses, si
l’on peut appeler ainsi les torts de votre seule raison ! Vous eûtes
des erreurs et non pas des vices ; votre conduite fut répréhensi-
ble, mais votre cœur fut toujours pur. Qu’on mette le bien et le
mal dans la balance, et qu’on soit équitable : quelle autre femme,

– 267 –

si sa vie secrète était manifestée ainsi que la vôtre, s’oserait ja-
mais comparer à vous ?

Le nouveau venu s’était montré zélé, diligent, exact pour tou-

tes ses petites commissions, qui étaient toujours en grand nom-
bre ; il s’était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je
l’étais peu, il se faisait voir et surtout entendre à la fois à la char-
rue, aux foins, au bois, à l’écurie, à la basse-cour. Il n’y avait que
le jardin qu’il négligeait, parce que c’était un travail trop paisible
et qui ne faisait point de bruit. Son grand plaisir était de charger
et charrier, de scier ou fendre du bois ; on le voyait toujours la
hache ou la pioche à la main ; on l’entendait courir, cogner, crier à
pleine tête. Je ne sais de combien d’hommes il faisait le travail,
mais il faisait toujours le bruit de dix ou douze. Tout ce tinta-
marre en imposa à ma pauvre Maman. Elle crut ce jeune homme
un trésor pour ses affaires. Voulant se l’attacher, elle employa
pour cela tous les moyens qu’elle y crut propre et n’oublia pas
celui sur lequel elle comptait le plus.

On a dû connaître mon cœur, ses sentiments plus constants,

les plus vrais, ceux qui me ramenaient en ce moment auprès
d’elle. Quel prompt et plein bouleversement dans tout mon être !
Qu’on se mette à ma place pour en juger. En un moment je vis
évanouir pour jamais tout l’avenir de félicité que je m’étais peint.
Toutes les douces idées que je caressais si affectueusement dispa-
rurent, et moi, qui depuis mon enfance ne savais voir mon exis-
tence qu’avec la sienne, je me vis seul pour la première fois. Ce
moment fut affreux : ceux qui le suivirent furent toujours som-
bres. J’étais jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance
et d’espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. Dès
lors, l’être sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que
les tristes restes d’une vie insipide, et si quelquefois encore une
image de bonheur effleura mes désirs, ce bonheur n’était plus
celui qui m’était propre ; je sentais qu’en l’obtenant je ne serais
pas vraiment heureux.

J’étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré le

ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de

– 268 –

cette facilité d’humeur de Maman qui rapprochait tout le monde
d’elle, je ne me serais pas avisé d’en soupçonner la véritable cause
si elle ne me l’eût dit elle-même ; mais elle se pressa de me faire
cet aveu avec une franchise capable d’ajouter à ma rage, si mon
cœur eût pu se tourner de ce côté-là ; trouvant quant à elle la
chose toute simple, me reprochant ma négligence dans la maison,
et m’alléguant mes fréquentes absences, comme si elle eût été
d’un tempérament fort pressé d’en remplir les vides. « Ah ! Ma-
man, lui dis-je, le cœur serré de douleur, qu’osez-vous
m’apprendre ! Quel prix d’un attachement pareil au mien ! Ne
m’avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m’ôter tout ce
qui me la rendait chère ? J’en mourrai, mais vous me regrette-
rez. » Elle me répondit d’un ton tranquille à me rendre fou, que
j’étais un enfant, qu’on ne mourait point de ces choses-là ; que je
ne perdrais rien ; que nous n’en serions pas moins bons amis, pas
moins intimes dans tous les sens ; que son tendre attachement
pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu’avec elle. Elle me fit
entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mê-
mes, et qu’en les partageant avec un autre, je n’en étais pas privé
pour cela.

Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour

elle, jamais la sincérité, l’honnêteté de mon âme ne se firent
mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses
pieds, j’embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes.
« Non, Maman, lui dis-je avec transport, je vous aime trop pour
vous avilir ; votre possession m’est trop chère pour la partager ;
les regrets qui l’accompagnèrent quand je l’acquis se sont accrus
avec mon amour ; non, je ne la puis conserver au même prix.
Vous aurez toujours mes adorations, soyez-en toujours digne : il
m’est plus nécessaire encore de vous honorer que de vous possé-
der. C’est à vous, ô Maman ! que je vous cède ; c’est à l’union de
nos cœurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille
fois avant d’en goûter qui dégradent ce que j’aime ! »

Je tins cette résolution avec une constance digne, j’ose le dire,

du sentiment qui me l’avait fait former. Dès ce moment je ne vis
plus cette Maman si chérie que des yeux d’un véritable fils ; et il

– 269 –

est à noter que, bien que ma résolution n’eût point son approba-
tion secrète, comme je m’en suis trop aperçu, elle n’employa ja-
mais pour m’y faire renoncer ni propos insinuants, ni caresses, ni
aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user
sans se commettre et qui manquent rarement de leur réussir. Ré-
duit à me chercher un sort indépendant d’elle, et n’en pouvant
même imaginer, je passai bientôt à l’autre extrémité, et le cher-
chai tout en elle. Je l’y cherchai si parfaitement que je parvins
presque à m’oublier moi-même. L’ardent désir de la voir heu-
reuse, à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections :
elle avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien en
dépit d’elle.

Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus

dont la semence était au fond de mon âme, que l’étude avait culti-
vées, et qui n’attendaient pour éclore que le ferment de
l’adversité. Le premier fruit de cette disposition si désintéressée
fut d’écarter de mon cœur tout sentiment de haine et d’envie
contre celui qui m’avait supplanté. Je voulus, au contraire, et je
voulus sincèrement m’attacher à ce jeune homme, le former, tra-
vailler à son éducation, lui faire sentir son bonheur, l’en rendre
digne, s’il était possible, et faire en un mot pour lui tout ce
qu’Anet avait fait pour moi dans une occasion pareille. Mais la
parité manquait entre les personnes. Avec plus de douceur et de
lumières je n’avais pas le sang-froid et la fermeté d’Anet, ni cette
force de caractère qui en imposait, et dont j’aurais eu besoin pour
réussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités
qu’Anet avait trouvées en moi : la docilité, l’attachement, la re-
connaissance, surtout le sentiment du besoin que j’avais de ses
soins, et l’ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici.
Celui que je voulais former ne voyait en moi qu’un pédant impor-
tun qui n’avait que du babil. Au contraire, il s’admirait lui-même
comme un homme important dans la maison, et mesurant les
services qu’il y croyait rendre sur le bruit qu’il y faisait, il regar-
dait ses haches et ses pioches comme infiniment plus utiles que
tous mes bouquins. À quelque égard il n’avait pas tort ; mais il
partait de là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il tran-
chait avec les paysans du gentilhomme campagnard ; bientôt il en

– 270 –

fit autant avec moi, et enfin avec Maman elle-même. Son nom de
Vintzenried ne lui paraissant pas assez noble, il le quitta pour ce-
lui de M. de Courtilles, et c’est sous ce dernier nom qu’il a été
connu depuis à Chambéry et en Maurienne, où il s’est marié.

Enfin, tant fit l’illustre personnage qu’il fut tout dans la mai-

son, et moi rien. Comme, lorsque j’avais le malheur de lui dé-
plaire, c’était Maman et non pas moi qu’il grondait, la crainte de
l’exposer à ses brutalités me rendait docile à tout ce qu’il désirait,
et chaque fois qu’il fendait du bois, emploi qu’il remplissait avec
une fierté sans égale, il fallait que je fusse là spectateur oisif et
tranquille admirateur de sa prouesse. Ce garçon n’était pourtant
pas absolument d’un mauvais naturel ; il aimait Maman, parce
qu’il était impossible de ne la pas aimer ; il n’avait même pas pour
moi de l’aversion, et quand les intervalles de ses fougues permet-
taient de lui parler, il nous écoutait quelquefois assez docilement,
convenant franchement qu’il n’était qu’un sot : après quoi il n’en
faisait pas moins de nouvelles sottises. Il avait d’ailleurs une in-
telligence si bornée et des goûts si bas, qu’il était difficile de lui
parler raison et presque impossible de se plaire avec lui. À la pos-
session d’une femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d’une
femme de chambre vieille, rousse, édentée, dont Maman avait la
patience d’endurer le dégoûtant service, quoiqu’elle lui fît mal au
cœur. Je m’aperçus de ce nouveau ménage, et j’en fus outré
d’indignation : mais je m’aperçus d’une autre chose qui m’affecta
bien plus vivement encore, et qui me jeta dans un plus profond
découragement que tout ce qui s’était passé jusqu’alors ; ce fut le
refroidissement de Maman envers moi.

La privation que je m’étais imposée et qu’elle avait fait sem-

blant d’approuver est une de ces choses que les femmes ne par-
donnent point, quelque mine qu’elles fassent, moins par la priva-
tion qui en résulte pour elles-mêmes, que par l’indifférence
qu’elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus
sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens ; le crime
le plus irrémissible que l’homme, dont au reste elle se soucie le
moins, puisse commettre envers elle, est d’en pouvoir jouir et de
n’en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception, puis-

– 271 –

qu’une sympathie si naturelle et si forte fut altérée en elle par une
abstinence qui n’avait que des motifs de vertu, d’attachement et
d’estime. Dès lors je cessai de trouver en elle cette intimité des
cœurs qui fit toujours la plus douce jouissance du mien. Elle ne
s’épanchait plus avec moi que quand elle avait à se plaindre du
nouveau venu ; quand ils étaient bien ensemble, j’entrais peu
dans ses confidences. Enfin elle prenait peu à peu une manière
d’être dont je ne faisais plus partie. Ma présence lui faisait plaisir
encore, mais elle ne lui faisait plus besoin, et j’aurais passé des
jours entiers sans la voir, qu’elle ne s’en serait pas aperçue.

Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette même

maison dont auparavant j’étais l’âme, et où je vivais pour ainsi
dire à double. Je m’accoutumai peu à peu à me séparer de tout ce
qui s’y faisait, de ceux mêmes qui l’habitaient, et pour m’épargner
de continuels déchirements, je m’enfermais avec mes livres, ou
bien j’allais soupirer et pleurer à mon aise au milieu des bois.
Cette vie me devint bientôt tout à fait insupportable. Je sentis que
la présence personnelle et l’éloignement de cœur d’une femme
qui m’était si chère irritaient ma douleur, et qu’en cessant de la
voir je m’en sentirais moins cruellement séparé. Je formai le pro-
jet de quitter sa maison ; je le lui dis, et, loin de s’y opposer, elle le
favorisa. Elle avait à Grenoble une amie appelée Mme Deybens,
dont le mari était ami de M. de Mably, grand prévôt à Lyon.
M. Deybens me proposa l’éducation des enfants de M. de Mably :
j’acceptai, et je partis pour Lyon, sans laisser ni presque sentir le
moindre regret d’une séparation dont auparavant la seule idée
nous eût donné les angoisses de la mort.

J’avais à peu près les connaissances nécessaires pour un pré-

cepteur, et j’en croyais avoir le talent. Durant un an que je passai
chez M. de Mably, j’eus le temps de me désabuser. La douceur de
mon naturel m’eût rendu propre à ce métier, si l’emportement n’y
eût mêlé ses orages. Tant que tout allait bien, et que je voyais ré-
ussir mes soins et mes peines, qu’alors je n’épargnais point, j’étais
un ange ; j’étais un diable quand les choses allaient de travers.
Quand mes élèves ne m’entendaient pas, j’extravaguais, et, quand
ils marquaient de la méchanceté, je les aurais tués : ce n’était pas

– 272 –

le moyen de les rendre savants et sages. J’en avais deux ; ils
étaient d’humeurs très différentes. L’un de huit à neuf ans, appelé
Sainte-Marie, était d’une jolie figure, l’esprit assez ouvert, assez
vif, étourdi, badin, malin, mais d’une malignité gaie. Le cadet,
appelé Condillac, paraissait presque stupide, musard, têtu comme
une mule, et ne pouvant rien apprendre. On peut juger qu’entre
ces deux sujets je n’avais pas besogne faite. Avec de la patience et
du sang-froid peut-être aurais-je pu réussir ; mais, faute de l’une
et de l’autre, je ne fis rien qui vaille, et mes élèves tournaient très
mal. Je ne manquais pas d’assiduité, mais je manquais d’égalité,
surtout de prudence. Je ne savais employer auprès d’eux que trois
instruments toujours inutiles et souvent pernicieux auprès des
enfants : le sentiment, le raisonnement, la colère. Tantôt je
m’attendrissais avec Sainte-Marie jusqu’à pleurer ; je voulais
l’attendrir lui-même, comme si l’enfance était susceptible d’une
véritable émotion de cœur ; tantôt je m’épuisais à lui parler rai-
son, comme s’il avait pu m’entendre ; et comme il me faisait par-
fois des arguments très subtils, je le prenais tout de bon pour rai-
sonnable, parce qu’il était raisonneur. Le petit Condillac était en-
core plus embarrassant, parce que, n’entendant rien, ne répon-
dant rien, ne s’émouvant de rien, et d’une opiniâtreté à toute
épreuve, il ne triomphait jamais mieux de moi que quand il
m’avait mis en fureur ; alors c’était lui qui était le sage, et c’était
moi qui étais l’enfant. Je voyais toutes mes fautes, je les sentais ;
j’étudiais l’esprit de mes élèves, je les pénétrais très bien, et je ne
crois pas que jamais une seule fois j’aie été la dupe de leurs ruses.
Mais que me servait de voir le mal sans savoir appliquer le re-
mède ? En pénétrant tout je n’empêchais rien, je ne réussissais à
rien, et tout ce que je faisais était précisément ce qu’il ne fallait
pas faire.

Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves.

J’avais été recommandé par Mme Deybens à Mme de Mably. Elle
l’avait priée de former mes manières et de me donner le ton du
monde. Elle y prit quelques soins et voulut que j’apprisse à faire
les honneurs de sa maison ; mais je m’y pris si gauchement, j’étais
si honteux, si sot, qu’elle se rebuta, et me planta là. Cela ne
m’empêcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux d’elle.

– 273 –

J’en fis assez pour qu’elle s’en aperçût ; mais je n’osai jamais me
déclarer. Elle ne se trouva pas d’humeur à faire les avances, et j’en
fus pour mes lorgneries et mes soupirs, dont même je m’ennuyai
bientôt, voyant qu’ils n’aboutissaient à rien.

J’avais tout à fait perdu chez Maman le goût des petites fri-

ponneries, parce que, tout étant à moi, je n’avais rien à voler.
D’ailleurs les principes élevés que je m’étais faits devaient me
rendre désormais bien supérieur à de telles bassesses, et il est
certain que depuis lors je l’ai d’ordinaire été : mais c’est moins
pour avoir appris à vaincre mes tentations que pour en avoir cou-
pé la racine, et j’aurais grand-peur de voler comme dans mon en-
fance si j’étais sujet aux mêmes désirs. J’eus la preuve de cela
chez M. de Mably. Environné de petites choses volables que je ne
regardais même pas, je m’avisai de convoiter un certain petit vin
blanc d’Arbois très joli, dont quelques verres que par-ci par-là je
buvais à table m’avaient fort affriandé. Il était un peu louche ; je
croyais savoir bien coller le vin, je m’en vantai, on me confia ce-
lui-là ; je le collai et le gâtai, mais aux yeux seulement ; il resta
toujours agréable à boire, et l’occasion fit que je m’en accommo-
dai de temps en temps de quelques bouteilles pour boire à mon
aise en mon petit particulier. Malheureusement je n’ai jamais pu
boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain ? Il m’était
impossible d’en mettre en réserve. En faire acheter par les la-
quais, c’était me déceler, et presque insulter le maître de la mai-
son. En acheter moi-même, je n’osai jamais. Un beau monsieur,
l’épée au côté, aller chez un boulanger acheter un morceau de
pain, cela se pouvait-il ? Enfin je me rappelai le pis-aller d’une
grande princesse à qui l’on disait que les paysans n’avaient pas de
pain, et qui répondit : « Qu’ils mangent de la brioche. » J’achetai
de la brioche. Encore, que de façons pour en venir là ! Sorti seul à
ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et passais de-
vant trente pâtissiers avant d’entrer chez aucun. Il fallait qu’il n’y
eût qu’une seule personne dans la boutique, et que sa physiono-
mie m’attirât beaucoup, pour que j’osasse franchir le pas. Mais
aussi quand j’avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien
enfermé dans ma chambre, j’allais trouver ma bouteille au fond
d’une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout

– 274 –

seul, en lisant quelques pages de roman ! Car lire en mangeant fut
toujours ma fantaisie, au défaut d’un tête-à-tête. C’est le supplé-
ment de la société qui me manque. Je dévore alternativement une
page et un morceau : c’est comme si mon livre dînait avec moi.

Je n’ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de

ma vie. Ainsi mes petits vols n’étaient pas fort indiscrets : cepen-
dant ils se découvrirent ; les bouteilles me décelèrent. On ne m’en
fit pas semblant, mais je n’eus plus la direction de la cave. En tout
cela, M. de Mably se conduisit honnêtement et prudemment.
C’était un très galant homme, qui, sous un air aussi dur que son
emploi, avait une véritable douceur de caractère et une rare bonté
de cœur. Il était judicieux, équitable, et, ce qu’on n’attendrait pas
d’un officier de maréchaussée, même très humain. En sentant son
indulgence, je lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger
mon séjour dans sa maison plus que je n’aurais fait sans cela.
Mais enfin, dégoûté d’un métier auquel je n’étais pas propre et
d’une situation très gênante qui n’avait rien d’agréable pour moi,
après un an d’essai, durant lequel je n’épargnai point mes soins,
je me déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne
parviendrais jamais à les bien élever. M. de Mably lui-même
voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu’il n’eût
jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné la
peine ; et cet excès de condescendance en pareil cas n’est assuré-
ment pas ce que j’approuve.

Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la com-

paraison continuelle que j’en faisais avec celui que j’avais quitté ;
c’était le souvenir de mes chères Charmettes, de mon jardin, de
mes arbres, de ma fontaine, de mon verger, et surtout de celle
pour qui j’étais né, qui donnait de l’âme à tout cela. En repensant
à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me prenait des ser-
rements de cœur, des étouffements qui m’ôtaient le courage de
rien faire. Cent fois j’ai été violemment tenté de partir à l’instant
et à pied pour retourner auprès d’elle ; pourvu que je la revisse
encore une fois, j’aurais été content de mourir à l’instant même.
Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si tendres, qui me rappe-
laient auprès d’elle à quelque prix que ce fût. Je me disais que je

– 275 –

n’avais pas été assez patient, assez complaisant, assez caressant,
que je pouvais encore vivre heureux dans une amitié très douce,
en y mettant du mien plus que je n’avais fait. Je forme les plus
beaux projets du monde, je brûle de les exécuter. Je quitte tout, je
renonce à tout, je pars, je vole, j’arrive dans tous les mêmes
transports de ma première jeunesse, et je me retrouve à ses pieds.
Ah ! j’y serais mort de joie si j’avais retrouvé dans son accueil,
dans ses caresses, dans son cœur enfin, le quart de ce que j’y re-
trouvais autrefois et que j’y reportais encore.

Affreuse illusion des choses humaines ! Elle me reçut tou-

jours avec son excellent cœur, qui ne pouvait mourir qu’avec elle ;
mais je venais rechercher le passé qui n’était plus et qui ne pou-
vait renaître. À peine eus-je resté demi-heure avec elle, que je
sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai
dans la même situation désolante que j’avais été forcé de fuir, et
cela sans que je pusse dire qu’il y eût de la faute de personne ; car
au fond Courtilles n’était pas mauvais, et parut me revoir avec
plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnu-
méraire près de celle pour qui j’avais été tout, et qui ne pouvait
cesser d’être tout pour moi ? Comment vivre étranger dans la
maison dont j’étais l’enfant ? L’aspect des objets témoins de mon
bonheur passé me rendait la comparaison plus cruelle. J’aurais
moins souffert dans une autre habitation. Mais me voir rappeler
incessamment tant de doux souvenirs, c’était irriter le sentiment
de mes pertes. Consumé de vains regrets, livré à la plus noire mé-
lancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas.
Enfermé avec mes livres, j’y cherchais des distractions utiles, et
sentant le péril imminent que j’avais tant craint autrefois, je me
tourmentais derechef à chercher en moi-même les moyens d’y
pourvoir quand Maman n’aurait plus de ressources. J’avais mis
les choses dans sa maison sur le pied d’aller sans empirer ; mais
depuis moi tout était changé. Son économe était un dissipateur. Il
voulait briller : bon cheval, bon équipage ; il aimait à s’étaler no-
blement aux yeux des voisins ; il faisait des entreprises continuel-
les en choses où il n’entendait rien. La pension se mangeait
d’avance, les quartiers en étaient engagés, les loyers étaient arrié-
rés, et les dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension

– 276 –

ne tarderait pas d’être saisie et peut-être supprimée. Enfin je
n’envisageais que ruine et désastres, et le moment m’en semblait
si proche, que j’en sentais d’avance toutes les horreurs.

Mon cher cabinet était ma seule distraction. À force d’y cher-

cher des remèdes contre le trouble de mon âme, je m’avisai d’y en
chercher contre les maux que je prévoyais, et, revenant à mes an-
ciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en Espa-
gne pour tirer cette pauvre Maman des extrémités cruelles où je
la voyais prête à tomber. Je ne me sentais pas assez savant et ne
me croyais pas assez d’esprit pour briller dans la république des
lettres et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée qui se
présenta m’inspira la confiance que la médiocrité de mes talents
ne pouvait me donner. Je n’avais pas abandonné la musique en
cessant de l’enseigner ; au contraire, j’en avais assez étudié la
théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant en
cette partie. En réfléchissant à la peine que j’avais eue
d’apprendre à déchiffrer la note, et à celle que j’avais encore à
chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait
bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu’en
général apprendre la musique n’était pour personne une chose
aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais
souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j’avais pensé à
noter l’échelle par chiffres, pour éviter d’avoir toujours à tracer
des lignes et portées lorsqu’il fallait noter le moindre petit air.
J’avais été arrêté par les difficultés des octaves et par celles de la
mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans l’esprit,
et je vis, en y repensant, que ces difficultés n’étaient pas insur-
montables. J’y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque
musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exacti-
tude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment
je crus ma fortune faite, et dans l’ardeur de la partager avec celle
à qui je devais tout, je ne songeai qu’à partir pour Paris, ne dou-
tant pas qu’en présentant mon projet à l’Académie je ne fisse une
révolution. J’avais rapporté de Lyon quelque argent ; je vendis
mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise et exécutée.
Enfin, plein des idées magnifiques qui me l’avaient inspirée, et
toujours le même dans tous les temps, je partis de Savoie avec

– 277 –

mon système de musique comme autrefois j’étais parti de Turin
avec ma fontaine de Héron.

Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J’en ai

narré l’histoire avec une fidélité dont mon cœur est content. Si
dans la suite, j’honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les
aurais dites avec la même franchise, et c’était mon dessein. Mais
il faut m’arrêter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma
mémoire parvient à la postérité, peut-être un jour elle apprendra
ce que j’avais à dire. Alors on saura pourquoi je me tais.

FIN DU LIVRE SIXIÈME ET DE LA PREMIÈRE PARTIE – 278 – Deuxième partie Ces cahiers pleins de fautes de toute espèce, et que je n’ai pas

même le temps de relire, suffisent pour mettre tout ami de la vé-
rité sur sa trace, et lui donner les moyens de s’en assurer par ses
propres informations. Malheureusement, il me paraît difficile et
même impossible qu’ils échappent à la vigilance de mes ennemis.
S’ils tombent entre les mains d’un honnête homme (fût-il des
amis de M. de Choiseul, s’ils parviennent à M. de Choiseul lui-
même, je ne crois pas l’honneur de ma mémoire encore sans res-
source. Mais, ô Ciel, protecteur de l’innocence, garantis ces der-
niers renseignements de la mienne des mains des dames de
Boufflers, de Verdelin, de celles de leurs amis. Dérobe au moins à
ces deux furies la mémoire d’un infortuné que tu leur as aban-
donné de son vivant).

J.-J. Rousseau. – 279 – Livre VII Intus, et in cute Après deux ans de silence et de patience, malgré mes résolu-

tions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement
sur les raisons qui m’y forcent. Vous n’en pouvez juger qu’après
m’avoir lu.

On a vu s’écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, as-

sez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités.
Cette médiocrité fut en grande partie l’ouvrage de mon naturel
ardent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que fa-
cile à décourager ; sortant du repos par secousses, mais y rentrant
par lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours, loin des
grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et
tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m’a jamais permis
d’aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal.

Quel tableau différent j’aurais bientôt à développer ! Le sort,

qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria du-
rant les trente autres, et, de cette opposition continuelle entre ma
situation et mes inclinations, on verra naître des fautes énormes,
des malheurs inouïs, et toutes les vertus, excepté la force, qui
peuvent honorer l’adversité.

Ma première partie a été toute écrite de mémoire et j’y ai dû

faire beaucoup d’erreurs. Forcé d’écrire la seconde de mémoire
aussi, j’y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux
souvenirs de mes beaux ans passés avec autant de tranquillité que
d’innocence, m’ont laissé mille impressions charmantes que
j’aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont
différents ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c’est en renouve-
ler l’amertume. Loin d’aigrir celle de ma situation par ces tristes
retours, je les écarte autant qu’il m’est possible, et souvent j’y ré-
ussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette

– 280 –

facilité d’oublier les maux est une consolation que le Ciel m’a mé-
nagée dans ceux que le sort devait un jour accumuler sur moi. Ma
mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables, est
l’heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne me
fait prévoir que de cruels avenirs.

Tous les papiers que j’avais rassemblés pour suppléer à ma

mémoire et me guider dans cette entreprise, passés en d’autres
mains, ne rentreront plus dans les miennes. Je n’ai qu’un guide
fidèle sur lequel je puisse compter, c’est la chaîne des sentiments
qui ont marqué la succession de mon être, et par eux celle des
événements qui en ont été la cause ou l’effet. J’oublie aisément
mes malheurs ; mais je ne puis oublier mes fautes, et j’oublie en-
core moins mes bons sentiments. Leur souvenir m’est trop cher
pour s’effacer jamais de mon cœur. Je puis faire des omissions
dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates ; mais je ne
puis me tromper sur ce que j’ai senti, ni sur ce que mes senti-
ments m’ont fait faire ; et voilà de quoi principalement il s’agit.
L’objet propre de mes confessions est de faire connaître exacte-
ment mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C’est
l’histoire de mon âme que j’ai promise, et pour l’écrire fidèlement
je n’ai pas besoin d’autres mémoires : il me suffit, comme j’ai fait
jusqu’ici, de rentrer au-dedans de moi.

Il y a cependant, et très heureusement, un intervalle de six à

sept ans dont j’ai des renseignements sûrs dans un recueil trans-
crit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du
Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps de
mon séjour à l’Hermitage et de ma grande brouillerie avec mes
soi-disant amis : époque mémorable dans ma vie et qui fut la
source de tous mes autres malheurs. À l’égard des lettres origina-
les plus récentes qui peuvent me rester, et qui sont en très petit
nombre, au lieu de les transcrire à la suite du recueil, trop volu-
mineux pour que je puisse espérer de les soustraire à la vigilance
de mes argus, je les transcrirai dans cet écrit même, lorsqu’elles
me paraîtront fournir quelque éclaircissement soit à mon avan-
tage, soit à ma charge : car je n’ai pas peur que le lecteur oublie
jamais que je fais mes confessions pour croire que je fais mon

– 281 –

apologie ; mais il ne doit pas s’attendre non plus que je taise la
vérité lorsqu’elle parle en ma faveur.

Au reste, cette seconde partie n’a que cette même vérité de

commune avec la première, ni d’avantage sur elle que par
l’importance des choses. À cela près, elle ne peut que lui être infé-
rieure en tout. J’écrivais la première avec plaisir, avec complai-
sance, à mon aise à Wooton, ou dans le château de Trye ; tous les
souvenirs que j’avais à me rappeler étaient autant de nouvelles
jouissances. J’y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir, et je
pouvais tourner mes descriptions sans gêne jusqu’à ce que j’en
fusse content. Aujourd’hui, ma mémoire et ma tête affaiblies me
rendent presque incapable de tout travail ; je ne m’occupe de ce-
lui-ci que par force et le cœur serré de détresse. Il ne m’offre que
malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristants et déchi-
rants. Je voudrais pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la
nuit des temps ce que j’ai à dire, et, forcé de parler malgré moi, je
suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tâcher de donner le
change, à m’avilir aux choses pour lesquelles j’étais le moins né ;
les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui
m’entourent ont des oreilles ; environné d’espions et de surveil-
lants malveillants et vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hâte
sur le papier quelques mots interrompus qu’à peine j’ai le temps
de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barriè-
res immenses qu’on entasse sans cesse autour de moi, l’on craint
toujours que la vérité ne s’échappe par quelque fissure. Comment
m’y prendre pour la faire percer ? Je le tente avec peu d’espoir de
succès. Qu’on juge si c’est là de quoi faire des tableaux agréables
et leur donner un coloris bien attrayant ! J’avertis donc ceux qui
voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne
peut les garantir de l’ennui, si ce n’est le désir d’achever de
connaître un homme, et l’amour sincère de la justice et de la véri-
té.

Je me suis laissé, dans ma première partie, partant à regret

pour Paris, déposant mon cœur aux Charmettes, y fondant mon
dernier château en Espagne, projetant d’y rapporter un jour aux
pieds de Maman, rendue à elle-même, les trésors que j’aurais ac-

– 282 –

quis, et comptant sur mon système de musique comme sur une
fortune assurée.

Je m’arrêtai quelque temps à Lyon pour y voir mes connais-

sances, pour m’y procurer quelques recommandations pour Paris,
et pour vendre mes livres de géométrie que j’avais apportés avec
moi. Tout le monde m’y fit accueil. M. et Mme de Malby marquè-
rent du plaisir à me revoir, et me donnèrent à dîner plusieurs fois.
Je fis chez eux connaissance avec l’abbé de Mably, comme je
l’avais déjà faite avec l’abbé de Condillac, qui tous deux étaient
venus voir leur frère. L’abbé de Mably me donna des lettres pour
Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle et une pour le
comte de Caylus. L’un et l’autre me furent des connaissances très
agréables, surtout le premier, qui jusqu’à sa mort n’a point cessé
de me marquer de l’amitié et de me donner dans nos tête-à-tête
des conseils dont j’aurais dû mieux profiter.

Je revis M. Bordes, avec lequel j’avais depuis longtemps fait

connaissance, et qui m’avait souvent obligé de grand cœur et avec
le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le
même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par
lui-même ou me procura de bonnes recommandations pour Paris.
Je revis M. l’Intendant, dont je devais la connaissance à
M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui pas-
sa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me présenta à lui.
M. de Richelieu me reçut bien et me dit de l’aller voir à Paris ; ce
que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connais-
sance, dont j’aurai souvent à parler dans la suite, m’ait été jamais
utile à rien.

Je revis le musicien David, qui m’avait rendu service dans ma

détresse à un de mes précédents voyages. Il m’avait prêté ou don-
né un bonnet et des bas, que je ne lui ai jamais rendus, et qu’il ne
m’a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent
depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant fait dans la suite un présent
à peu près équivalent. Je dirais mieux que cela s’il s’agissait ici de
ce que j’ai dû ; mais il s’agit de ce que j’ai fait, et malheureuse-
ment ce n’est pas la même chose.

– 283 – Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans

me ressentir de sa magnificence ordinaire ; car il me fit le même
cadeau qu’il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me dé-
frayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le
meilleur et le mieux faisant des hommes ; je revis sa chère Gode-
froi, qu’il entretenait depuis dix ans, et dont la douceur de carac-
tère et la bonté de cœur faisaient à peu près tout le mérite, mais
qu’on ne pouvait aborder sans intérêt ni quitter sans attendris-
sement, car elle était au dernier terme d’une étisie dont elle mou-
rut peu après. Rien ne montre mieux les vrais penchants d’un
homme que l’espèce de ses attachements.

Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon

Parisot.

J’avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je

les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par
cette invincible paresse qui m’en a souvent donné l’air. Jamais le
sentiment de leurs services n’est sorti de mon cœur ; mais il m’en
eût moins coûté de leur prouver ma reconnaissance que de la leur
témoigner assidûment. L’exactitude à écrire a toujours été au-
dessus de mes forces ; sitôt que je commence à me relâcher, la
honte et l’embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et je
n’écris plus du tout. J’ai donc gardé le silence, et j’ai paru les ou-
blier. Parisot et Perrichon n’y ont pas même fait attention mais on
verra vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu’où l’amour-propre
d’un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu’il se croit négligé.

Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable per-

sonne que j’y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa
dans mon cœur des souvenirs bien tendres. C’est Mlle Serre, dont
j’ai parlé dans ma première partie, et avec laquelle j’avais renou-
velé connaissance tandis que j’étais chez M. de Mably. À ce
voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage ; mon cœur se prit,
et très vivement. J’eus quelque lieu de penser que le sien ne
m’était pas contraire, mais elle m’accorda une confiance qui
m’ôta la tentation d’en abuser. Elle n’avait rien, ni moi non plus ;
– 284 –
nos situations étaient trop semblables pour que nous puissions
nous unir, et, dans les vues qui m’occupaient, j’étais bien éloigné
de songer au mariage. Elle m’apprit qu’un jeune négociant appelé
M. Genève paraissait vouloir s’attacher à elle. Je le vis chez elle
une fois ou deux ; il me parut honnête homme, il passait pour
l’être. Persuadé qu’elle serait heureuse avec lui, je désirai qu’il
l’épousât, comme il a fait dans la suite, et, pour ne pas troubler
leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le
bonheur de cette charmante personne des vœux qui n’ont été
exaucés ici-bas que pour un temps, hélas ! bien court, car j’appris
dans la suite qu’elle était morte au bout de deux ou trois ans de
mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je
sentis et j’ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les
sacrifices qu’on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire, on en
est bien payé par les doux souvenirs qu’ils laissent au fond du
cœur.

Autant à mon précédent voyage j’avais vu Paris par son côté

défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant ; non
pas toutefois quant à mon logement ; car, sur une adresse que
m’avait donnée M. Bordes, j’allai loger à l’hôtel Saint-Quentin,
rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel,
vilaine chambre, mais où cependant avaient logé des hommes de
mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac,
et plusieurs autres dont malheureusement je n’y trouvai plus au-
cun. Mais j’y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux,
plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connaissance de
M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis, et par lui celle du
philosophe Diderot, dont j’aurai beaucoup à parler dans la suite.

J’arrivai à Paris dans l’automne de 1741, avec quinze louis

d’argent comptant, ma comédie de Narcisse, et mon projet de
musique pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de
temps à perdre pour tâcher d’en tirer parti. Je me pressai de faire
valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive à Paris
avec une figure passable, et qui s’annonce par des talents, est tou-
jours sûr d’être accueilli. Je le fus ; cela me procura des agré-
ments sans me mener à grand-chose. De toutes les personnes à

– 285 –

qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles ;
M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois, fa-
vori de Mme la princesse de Carignan ; M. de Boze, secrétaire de
l’Académie des inscriptions, et garde des médailles du cabinet du
roi ; et le P. Castel, jésuite, auteur du Clavecin oculaire. Toutes
ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venaient
de l’abbé de Mably.

M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances

qu’il me procura : l’une de M. de Gasc, président à mortier au
parlement de Bordeaux, et qui jouait très bien du violon ; l’autre,
de M. l’abbé de Léon, qui logeait alors en Sorbonne, jeune sei-
gneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge après avoir
brillé quelques instants dans le monde sous le nom de chevalier
de Rohan. L’un et l’autre eurent la fantaisie d’apprendre la com-
position. Je leur en donnai quelques mois de leçons qui soutin-
rent un peu ma bourse tarissante. L’abbé de Léon me prit en ami-
tié, et voulait m’avoir pour son secrétaire ; mais il n’était pas ri-
che, et ne put m’offrir en tout que huit cents francs, que je refusai
bien à regret, mais qui ne pouvaient me suffire pour mon loge-
ment, ma nourriture et mon entretien.

M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en avait ;

mais il était un peu pédant. Mme de Boze aurait été sa fille ; elle
était brillante et petite maîtresse. J’y dînais quelquefois. On ne
saurait avoir l’air plus gauche et plus sot que je l’avais vis-à-vis
d’elle. Son maintien dégagé m’intimidait et rendait le mien plus
plaisant. Quand elle me présentait une assiette, j’avançais ma
fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce
qu’elle m’offrait, de sorte qu’elle rendait à son laquais l’assiette
qu’elle m’avait destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas
rire. Elle ne se doutait guère que dans la tête de ce campagnard il
ne laissait pas d’y avoir quelque esprit. M. de Boze me présenta à
M. de Réaumur, son ami, qui venait dîner chez lui tous les ven-
dredis, jours d’Académie des sciences. Il lui parla de mon projet,
et du désir que j’avais de le soumettre à l’examen de l’Académie.
M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut agréée ; le
jour donné, je fus introduit et présenté par M. de Réaumur, et le

– 286 –

même jour, 22 août 1742, j’eus l’honneur de lire à l’Académie le
mémoire que j’avais préparé pour cela. Quoique cette illustre as-
semblée fût assurément très imposante, j’y fus bien moins intimi-
dé que devant Mme de Boze, et je me tirai passablement de mes
lectures et de mes réponses. Le mémoire réussit, et m’attira des
compliments, qui me surprirent autant qu’ils me flattèrent, ima-
ginant à peine que devant une Académie, quiconque n’en était pas
pût avoir le sens commun. Les commissaires qu’on me donna fu-
rent de MM. de Mairan, Hellot et de Fouchy : tous trois gens de
mérite assurément, mais dont pas un ne savait la musique, assez
du moins pour être en état de juger de mon projet.

Durant mes conférences avec ces messieurs, je me convain-

quis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois
les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils
tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu’ils ont.
Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs
objections, et quoique j’y répondisse timidement, je l’avoue, et en
mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas
une seule fois à bout de me faire entendre et de les contenter.
J’étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l’aide de quel-
ques phrases sonores, ils me réfutaient sans m’avoir compris. Ils
déterrèrent, je ne sais où, qu’un moine appelé le P. Souhaitti avait
jadis imaginé de noter la gamme par chiffres ; c’en fut assez pour
prétendre que mon système n’était pas neuf, et passe pour cela ;
car bien que je n’eusse jamais ouï parler du P. Souhaitti, et bien
que sa manière d’écrire les sept notes du plain-chant sans même
songer aux octaves ne méritât en aucune sorte d’entrer en paral-
lèle avec ma simple et commode invention pour noter aisément
par chiffres toute musique imaginable, clefs, silences, octaves,
mesures, temps, et valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti
n’avait pas même songé, il était néanmoins très vrai de dire que,
quant à l’élémentaire expression des sept notes, il en était le pre-
mier inventeur. Mais outre qu’ils donnèrent à cette invention
primitive plus d’importance qu’elle n’en avait, ils ne s’en tinrent
pas là, et sitôt qu’ils voulurent parler du fond du système, ils ne
firent plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien était
d’abroger les transpositions et les clefs, en sorte que le même

– 287 –

morceau se trouvait noté et transposé à volonté, dans quelque ton
qu’on voulût, au moyen du changement supposé d’une seule ini-
tiale à la tête de l’air. Ces Messieurs avaient ouï dire aux croque-
sol de Paris que la méthode d’exécuter par transposition ne valait
rien. Ils partirent de là pour tourner en invincible objection
contre mon système son avantage le plus marqué, et ils décidè-
rent que ma note était bonne pour la vocale, et mauvaise pour
l’instrumentale ; au lieu de décider, comme ils l’auraient dû,
qu’elle était bonne pour la vocale, et meilleure pour
l’instrumentale. Sur leur rapport, l’Académie m’accorde un certi-
ficat plein de très beaux compliments à travers lesquels on démê-
lait, pour le fond, qu’elle ne jugeait mon système ni neuf ni utile.
Je ne crus pas devoir orner d’une pareille pièce l’ouvrage intitulé
Dissertation sur la musique moderne, par lequel j’en appelais au
public.

J’eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même

avec un esprit borné, la connaissance unique, mais profonde, de
la chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières
que donne la culture des sciences, lorsqu’on n’y a pas joint l’étude
particulière de celle dont il s’agit. La seule objection solide qu’il y
eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. À peine le lui
eus-je expliqué, qu’il en vit le côté faible. « Vos signes, me dit-il,
sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement et clairement
les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles et
montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que
ne fait pas la note ordinaire ; mais ils sont mauvais en ce qu’ils
exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la
rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se
peint à l’œil sans le concours de cette opération. Si deux notes,
l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de
notes intermédiaires, je vois du premier coup d’œil le progrès de
l’une à l’autre par degrés conjoints ; mais pour m’assurer chez
vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos
chiffres l’un après l’autre : le coup d’œil ne peut suppléer à rien. »
L’objection me parut sans réplique, et j’en convins à l’instant :
quoiqu’elle soit simple et frappante, il n’y a qu’une grande prati-
que de l’art qui puisse la suggérer, et il n’est pas étonnant qu’elle

– 288 –

ne soit venue à aucun académicien ; mais il l’est que tous ces
grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que cha-
cun ne devrait juger que de son métier.

Mes fréquentes visites à mes commissaires et à d’autres aca-

démiciens me mirent à portée de faire connaissance avec tout ce
qu’il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature, et par là
cette connaissance se trouva toute faite lorsque je me vis, dans la
suite, inscrit tout d’un coup parmi eux. Quant à présent, concen-
tré dans mon système de musique, je m’obstinais à vouloir par lui
faire une révolution dans cet art, et parvenir de la sorte à une cé-
lébrité qui, dans les beaux-arts, se conjoint toujours à Paris avec
la fortune. Je m’enfermai dans ma chambre et travaillai deux ou
trois mois avec une ardeur inexprimable à refondre, dans un ou-
vrage destiné pour le public, le mémoire que j’avais lu à
l’Académie. La difficulté fut de trouver un libraire qui voulût se
charger de mon manuscrit, vu qu’il y avait quelque dépense à
faire pour les nouveaux caractères, que les libraires ne jettent pas
leurs écus à la tête des débutants, et qu’il me semblait cependant
bien juste que mon ouvrage me rendît le pain que j’avais mangé
en l’écrivant.

Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un

traité à moitié profit, sans compter le privilège que je payai seul.
Tant fut opéré par ledit Quillau, que j’en fus pour mon privilège,
et n’ai tiré jamais un liard de cette édition, qui vraisemblablement
eut un débit médiocre, quoique l’abbé Desfontaines m’eût promis
de la faire aller, et que les autres journalistes en eussent dit assez
de bien.

Le plus grand obstacle à l’essai de mon système était la

crainte que, s’il n’était pas admis, on ne perdît le temps qu’on
mettrait à l’apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note
rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique par les
caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à commencer
par les miens. Pour en donner la preuve par l’expérience,
j’enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine ap-
pelée Mlle Desroulins, dont M. Roguin m’avait procuré la

– 289 –

connaissance ; en trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma
note quelque musique que ce fût, et même de chanter à livre ou-
vert que mieux moi-même toute celle qui n’était pas chargée de
difficultés. Ce succès fut frappant mais ignoré. Un autre en aurait
rempli les journaux ; mais avec quelque talent pour trouver des
choses utiles, je n’en eus jamais pour les faire valoir.

Voilà, comment ma fontaine de Héron fut encore cassée :

mais cette seconde fois j’avais trente ans, et je me trouvais sur le
pavé de Paris, où l’on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris
dans cette extrémité n’étonnera que ceux qui n’auront pas bien lu
ma première partie. Je venais de me donner des mouvements
aussi grands qu’inutiles ; j’avais besoin de reprendre haleine. Au
lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma
paresse et aux soins de la Providence, et, pour lui donner le temps
de faire son œuvre, je me mis à manger, sans me presser, quel-
ques louis qui me restaient encore, réglant la dépense de mes
nonchalants plaisirs sans la retrancher, n’allant plus au café que
deux jours l’un, et au spectacle que deux fois la semaine. À l’égard
de la dépense des filles, je n’eus aucune réforme à y faire, n’ayant
mis de ma vie un sol à cet usage, si ce n’est qu’une fois, dont
j’aurai bientôt à parler.

La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrais

à cette vie indolente et solitaire, que je n’avais pas de quoi faire
durer trois mois, est une des singularités de ma vie et une des bi-
zarreries de mon humeur. L’extrême besoin que j’avais qu’on
pensât à moi était précisément ce qui m’ôtait le courage de me
montrer, et la nécessité de faire des visites me les rendit insup-
portables, au point que je cessai même de voir les académiciens et
autres gens de lettres avec lesquels j’étais déjà faufilé. Marivaux,
l’abbé de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je
continuai d’aller quelquefois. Je montrai même au premier ma
comédie de Narcisse. Elle lui plut, et il eut la complaisance de la
retoucher. Diderot, plus jeune qu’eux, était à peu près de mon
âge. Il aimait la musique ; il en savait la théorie ; nous en parlions
ensemble ; il me parlait aussi de ses projets d’ouvrages. Cela for-
ma bientôt entre nous des liaisons plus intimes, qui ont duré

– 290 –

quinze ans, et qui probablement dureraient encore si malheureu-
sement, et bien par sa faute, je n’eusse été jeté dans son même
métier.

On n’imaginerait pas à quoi j’employais ce court et précieux

intervalle qui me restait encore avant d’être forcé de mendier
mon pain : à étudier par cœur des passages de poètes, que j’avais
appris cent fois et autant de fois oubliés. Tous les matins, vers les
dix heures, j’allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou un
Rousseau dans ma poche, et là, jusqu’à l’heure du dîner, je re-
mémorais tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans me
rebuter de ce qu’en repassant celle du jour je ne manquais point
d’oublier celle de la veille. Je me rappelais qu’après la défaite de
Nicias à Syracuse, les Athéniens captifs gagnaient leur vie à réci-
ter les poèmes d’Homère. Le parti que je tirai de ce trait
d’érudition, pour me prémunir contre la misère, fut d’exercer
mon heureuse mémoire à retenir tous les poètes par cœur.

J’avais un autre expédient non moins solide dans les échecs,

auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi
des jours que je n’allais pas au spectacle. Je fis là connaissance
avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les
grands joueurs d’échecs de ce temps-là, et n’en devins pas plus
habile. Je ne doutais pas cependant que je ne devinsse à la fin
plus fort qu’eux tous, et c’en était assez, selon moi, pour me servir
de ressource. De quelque folie que je m’engouasse, j’y portais tou-
jours la même manière de raisonner. Je me disais : « Quiconque
prime en quelque chose est toujours sûr d’être recherché. Pri-
mons donc, n’importe en quoi ; je serai recherché, les occasions
se présenteront, et mon mérite fera le reste. » Cet enfantillage
n’était pas le sophisme de ma raison, c’était celui de mon indo-
lence. Effrayé des grands et rapides efforts qu’il aurait fallu faire
pour m’évertuer, je tâchais de flatter ma paresse, et je m’en voi-
lais la honte par des arguments dignes d’elle.

J’attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent, et je

crois que je serais arrivé au dernier sou sans m’en émouvoir da-
vantage, si le P. Castel, que j’allais voir quelquefois en allant au

– 291 –

café, ne m’eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel était fou, mais
bon homme au demeurant : il était fâché de me voir consumer
ainsi sans rien faire. « Puisque les musiciens, me dit-il, puisque
les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et
voyez les femmes. Vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là.
J’ai parlé de vous à Mme de Besenval, allez la voir de ma part.
C’est une bonne femme qui verra avec plaisir un pays de son fils
et de son mari. Vous verrez chez elle Mme de Broglie, sa fille, qui
est une femme d’esprit. Mme Dupin en est une autre à qui j’ai
aussi parlé de vous : portez-lui votre ouvrage ; elle a envie de vous
voir, et vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les
femmes. Ce sont comme des courbes dont les sages sont les
asymptotes ; ils s’en approchent sans cesse, mais ils n’y touchent
jamais. »

Après avoir remis d’un jour à l’autre ces terribles corvées, je

pris enfin courage, et j’allai voir Mme de Besenval. Elle me reçut
avec bonté. Mme de Broglie étant entrée dans sa chambre, elle lui
dit : « Ma fille, voilà M. Rousseau dont le P. Castel nous a parlé. »
Mme de Broglie me fit compliment sur mon ouvrage, et me me-
nant à son clavecin, me fit voir qu’elle s’en était occupée. Voyant à
sa pendule qu’il était près d’une heure, je voulus m’en aller.
Mme de Besenval me dit : « Vous êtes loin de votre quartier, res-
tez, vous dînerez ici. » Je ne me fis pas prier. Un quart d’heure
après je compris par quelque mot que le dîner auquel elle
m’invitait était celui de son office. Mme de Besenval était une très
bonne femme, mais bornée, et trop pleine de son illustre noblesse
polonaise ; elle avait peu d’idées des égards qu’on doit aux ta-
lents. Elle me jugeait même en cette occasion sur mon maintien
plus que sur mon équipage, qui, quoique très simple, était fort
propre, et n’annonçait point du tout un homme fait pour dîner à
l’office. J’en avais oublié le chemin depuis trop longtemps pour
vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout mon dépit, je dis à
Mme de Besenval qu’une petite affaire, qui me revenait en mé-
moire, me rappelait dans mon quartier, et je voulus partir.
Mme de Broglie s’approcha de sa mère, et lui dit à l’oreille quel-
ques mots qui firent effet. Mme de Besenval se leva pour me rete-
nir et me dit : « Je compte que c’est avec nous que vous nous fe-

– 292 –

rez l’honneur de dîner. » Je crus que faire le fier serait faire le sot,
et je restai. D’ailleurs la bonté de Mme de Broglie m’avait touché
et me la rendait intéressante. Je fus fort aise de dîner avec elle et
j’espérai qu’en me connaissant davantage elle n’aurait pas regret
à m’avoir procuré cet honneur. M. le président de Lamoignon,
grand ami de la maison, y dîna aussi. Il avait, ainsi que
Mme de Broglie, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout
en petites allusions fines. Il n’y avait pas là de quoi briller pour le
pauvre Jean-Jacques. J’eus le bon sens de ne vouloir pas faire le
gentil malgré Minerve, et je me tus. Heureux si j’eusse été tou-
jours aussi sage ! Je ne serais pas dans l’abîme où je suis au-
jourd’hui.

J’étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux

yeux de Mme Broglie ce qu’elle avait fait en ma faveur. Après le
dîner, je m’avisai de ma ressource ordinaire. J’avais dans ma po-
che une épître en vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à
Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur ; j’en mis dans la
façon de le réciter, et je les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit
vérité dans mes interprétations, je crus voir que les regards de
Mme de Broglie disaient à sa mère : « Eh bien, maman avais-je
tort de vous dire que cet homme était plus fait pour dîner avec
vous qu’avec vos femmes ? » Jusqu’à ce moment j’avais eu le
cœur un peu gros ; mais après m’être ainsi vengé, je fus content.
Mme de Broglie, poussant un peu trop loin le jugement avanta-
geux qu’elle avait porté de moi, crut que j’allais faire sensation
dans Paris et devenir un homme à bonnes fortunes. Pour guider
mon inexpérience, elle me donna les Confessions du Comte de
***. « Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin
dans le monde : vous ferez bien de le consulter quelquefois. » J’ai
gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnaissance pour
la main dont il me venait, mais riant souvent de l’opinion que pa-
raissait avoir cette dame de mon mérite galant. Du moment que
j’eus lu cet ouvrage, je désirai d’obtenir l’amitié de l’auteur. Mon
penchant m’inspirait très bien : c’est le seul ami vrai que j’aie eu
parmi les gens de lettres.

– 293 – Dès lors j’osai compter que Mme la baronne de Besenval et

Mme la marquise de Broglie, prenant intérêt à moi, ne me laisse-
raient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai pas.
Parlons maintenant de mon entrée chez Mme Dupin, qui a eu de
plus longues suites.

Mme Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et

de Mme Fontaine. Elles étaient trois sœurs qu’on pouvait appeler
les trois Grâces. Mme de la Touche qui fit une escapade en Angle-
terre avec le duc de Kingston ; Mme d’Arty, la maîtresse, et, bien
plus, l’amie, l’unique et sincère amie de M. le prince de Conti,
femme adorable autant par la douceur, par la bonté de son char-
mant caractère, que par l’agrément de son esprit et par
l’inaltérable gaieté de son humeur ; enfin, Mme Dupin, la plus
belle des trois, et la seule à qui l’on n’ait point reproché d’écart
dans sa conduite. Elle fut le prix de l’hospitalité de M. Dupin, à
qui sa mère la donna avec une place de fermier général et une
fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu’il lui avait
fait dans sa province. Elle était encore quand je la vis pour la
première fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut
à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son pei-
gnoir mal arrangé. Cet abord m’était très nouveau ; ma pauvre
tête n’y tint pas ; je me trouble, je m’égare, et bref me voilà épris
de Mme Dupin.

Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d’elle, elle ne s’en

aperçut point. Elle accueillit le livre et l’auteur, me parla de mon
projet en personne instruite, chanta, s’accompagna du clavecin,
me retint à dîner, me fit mettre à table à côté d’elle ; il n’en fallait
pas tant pour me rendre fou ; je le devins. Elle me permit de la
venir voir : j’usai, j’abusai de la permission. J’y allais presque tous
les jours, j’y dînais deux ou trois fois la semaine. Je mourais
d’envie de parler ; je n’osais jamais. Plusieurs raisons renforçaient
ma timidité naturelle. L’entrée d’une maison opulente était une
porte ouverte à la fortune ; je ne voulais pas, dans ma situation,
risquer de me la fermer. Mme Dupin, tout aimable qu’elle était,
était sérieuse et froide ; je ne trouvais rien dans ses manières
d’assez agaçant pour m’enhardir. Sa maison, aussi brillante alors

– 294 –

qu’aucune autre dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il
ne manquait que d’être un peu moins nombreuses pour être l’élite
dans tous les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient
de l’éclat, les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne
voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Mme la
princesse de Rohan, Mme la comtesse de Forcalquier,
Mme de Mirepoix, Mme de Brignolé, milady Hervey pouvaient
passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre,
l’abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon,
M. de Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners. Si son main-
tien réservé n’attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa société,
d’autant mieux composée, n’en était que plus imposante, et le
pauvre Jean-Jacques n’avait pas de quoi se flatter de briller beau-
coup au milieu de tout cela. Je n’osai donc parler ; mais, ne pou-
vant plus me taire, j’osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre
sans m’en parler. Le troisième jour elle me la rendit, m’adressant
verbalement quelques mots d’exhortation d’un ton froid qui me
glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres ; ma subite
passion s’éteignit avec l’espérance, et, après une déclaration dans
les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant,
sans plus lui parler de rien, même des yeux.

Je crus ma sottise oubliée ; je me trompai. M. de Francueil,

fils de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son
âge et du mien. Il avait de l’esprit, de la figure ; il pouvait avoir
des prétentions ; on disait qu’il en avait auprès d’elle, uniquement
peut-être parce qu’elle lui avait donné une femme bien laide, bien
douce, et qu’elle vivait parfaitement bien avec tous les deux.
M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu’il
savait fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis
beaucoup ; je m’attachais à lui : tout d’un coup il me fit entendre
que Mme Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait
de les discontinuer. Ce compliment aurait pu être à sa place
quand elle me rendit ma lettre ; mais huit ou dix jours après et
sans aucune autre cause, il venait, ce me semble, hors de propos.
Cela faisait une position d’autant plus bizarre, que je n’en étais
pas moins bien vu qu’auparavant chez M. et Mme de Francueil.
J’y allai cependant plus rarement, et j’aurais cessé d’y aller tout à

– 295 –

fait, si, par un autre caprice imprévu, Mme Dupin ne m’avait fait
prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant
de gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces huit
jours dans un supplice que le plaisir d’obéir à Mme Dupin pouvait
seul me rendre souffrable ; car le pauvre Chenonceaux avait dès
lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa famille, et qui l’a
fait mourir à l’île de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je
l’empêchai de faire du mal à lui-même ou à d’autres et voilà tout :
encore ne fut-ce pas une médiocre peine ; je ne m’en serais pas
chargé huit autres jours de plus, quand Mme Dupin se serait
donnée à moi pour récompense.

M. de Francueil me prenait en amitié, je travaillais avec lui :

nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle.
Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel Saint-Quentin et
vins me loger au jeu de Paume de la rue Verdelet, qui donne dans
la rue Plâtrière, où logeait M. Dupin. Là, par la suite d’un rhume
négligé, je gagnai une fluxion de poitrine dont je faillis mourir.
J’ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires,
pleurésies, et surtout des esquinancies auxquelles j’étais très su-
jet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m’ont fait voir
la mort d’assez près pour me familiariser avec son image. Durant
ma convalescence, j’eus le temps de réfléchir sur mon état, et de
déplorer ma timidité, ma faiblesse, et mon indolence qui, malgré
le feu dont je me sentais embrasé, me laissaient languir dans
l’oisiveté d’esprit toujours à la porte de la misère. La veille du jour
où j’étais tombé malade, j’étais allé à un opéra de Royer, qu’on
donnait alors, et dont j’ai oublié le titre. Malgré ma prévention
pour les talents des autres, qui m’a toujours fait défier des miens,
je ne pouvais m’empêcher de trouver cette musique faible, sans
chaleur, sans invention. J’osais quelquefois me dire : « Il me
semble que je ferais mieux que cela. » Mais la terrible idée que
j’avais de la composition d’un opéra, et l’importance que
j’entendais donner par les gens de l’art à cette entreprise m’en
rebutaient à l’instant même, et me faisaient rougir d’oser y pen-
ser. D’ailleurs où trouver quelqu’un qui voulût me fournir des
paroles et prendre la peine de les tourner à mon gré ? Ces idées de
musique et d’opéra me revinrent durant ma maladie, et dans le

– 296 –

transport de ma fièvre, je composais des chants, des duos, des
chœurs. Je suis certain d’avoir fait deux ou trois morceaux di
prima intenzione dignes peut-être de l’admiration des maîtres
s’ils avaient pu les entendre exécuter. Oh ! si l’on pouvait tenir
registre des rêves d’un fiévreux, quelles grandes et sublimes cho-
ses on verrait sortir quelquefois de son délire !

Ces sujets de musique et d’opéra m’occupèrent encore pen-

dant ma convalescence, mais plus tranquillement. À force d’y
penser, et même malgré moi, je voulus en avoir le cœur net, et
tenter de faire à moi seul un opéra, paroles et musique. Ce n’était
pas tout à fait mon coup d’essai. J’avais fait à Chambéry un opé-
ra-tragédie, intitulé Iphix et Anaxarète, que j’avais eu le bon sens
de jeter au feu. J’en avais fait à Lyon un autre intitulé La Décou-
verte du Nouveau Monde, dont, après l’avoir lu à M. Bordes, à
l’abbé de Mably, à l’abbé Trublet et à d’autres, j’avais fini par faire
le même usage, quoique j’eusse déjà fait la musique du prologue
et du premier acte, et que David m’eût dit, en voyant cette musi-
que, qu’il y avait des morceaux dignes du Buononcini.

Cette fois, avant de mettre la main à l’œuvre, je me donnai le

temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque
trois sujets différents en trois actes détachés, chacun dans un dif-
férent caractère de musique ; et, prenant pour chaque sujet les
amours d’un poète, j’intitulai cet opéra Les Muses galantes. Mon
premier acte, en genre de musique forte, était le Tasse ; le second,
en genre de musique tendre, était Ovide ; et le troisième, intitulé
Anacréon, devait respirer la gaieté du dithyrambe. Je m’essayai
d’abord sur le premier acte, et je m’y livrai avec une ardeur qui,
pour la première fois, me fit goûter les délices de la verve dans la
composition. Un soir, prêt d’entrer à l’Opéra, me sentant tour-
menté, maîtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma
poche, je cours m’enfermer chez moi, je me mets au lit, après
avoir bien fermé tous mes rideaux pour empêcher le jour d’y pé-
nétrer, et là, me livrant à tout l’œstre poétique et musical, je com-
posai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de
mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de Fer-
rare (car j’étais le Tasse pour lors) et mes nobles et fiers senti-

– 297 –

ments vis-à-vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit cent
fois plus délicieuse que je ne l’aurais trouvée dans les bras de la
princesse elle-même. Il ne resta le matin dans ma tête qu’une
bien petite partie de ce que j’avais fait ; mais ce peu, presque effa-
cé par la lassitude et le sommeil, ne laissait pas de marquer en-
core l’énergie des morceaux dont il offrait les débris.

Pour cette fois, je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant

été détourné par d’autres affaires. Tandis que je m’attachais à la
maison Dupin, Mme de Beserval et Mme de Broglie, que je conti-
nuais de voir quelquefois, ne m’avaient pas oublié. M. le comte de
Montaigu, capitaine aux gardes, venait d’être nommé ambassa-
deur à Venise. C’était un ambassadeur de la façon de Barjac, au-
quel il faisait assidûment sa cour. Son frère, le chevalier de Mon-
taigu, gentilhomme de la manche de M. le Dauphin, était de la
connaissance de ces deux dames et de celle de M. l’abbé Alary, de
l’Académie française, que je voyais aussi quelquefois.
Mme de Broglie, sachant que l’ambassadeur cherchait un secré-
taire, me proposa. Nous entrâmes en pourparlers. Je demandais
cinquante louis d’appointement, ce qui était bien peu dans une
place où l’on est obligé de figurer. Il ne voulait me donner que
cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes frais. La proposition
était ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de Francueil, qui
faisait ses efforts pour me retenir, l’emporta. Je restai, et
M. de Montaigu partit, emmenant un autre secrétaire appelé
M. Follau, qu’on lui avait donné au bureau des Affaires étrangè-
res. À peine furent-ils arrivés à Venise qu’ils se brouillèrent. Fol-
lau, voyant qu’il avait affaire à un fou, le planta là ; et
M. de Montaigu n’ayant qu’un jeune abbé appelé de Binis, qui
écrivait sous le secrétaire et n’était pas en état d’en remplir la
place, eut recours à moi. Le chevalier son frère, homme d’esprit,
me tourna si bien, me faisant entendre qu’il y avait des droits at-
tachés à la place de secrétaire, qu’il me fit accepter les mille
francs. J’eus vingt louis pour mon voyage, et je partis.

À Lyon, j’aurais bien voulu prendre la route du Mont Cenis
pour voir en passant ma pauvre Maman. Mais je descendis le
Rhône et fus m’embarquer à Toulon, tant à cause de la guerre et

– 298 –

par raison d’économie, que pour prendre un passeport de
M. de Mirepoix, qui commandait alors en Provence, et à qui
j’étais adressé. M. de Montaigu, ne pouvant se passer de moi,
m’écrivait lettre sur lettre pour presser mon voyage. Un incident
le retarda.

C’était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y

avait mouillé et visita la felouque sur laquelle j’étais. Cela nous
assujettit en arrivant à Gênes, après une longue et pénible traver-
sée, à une quarantaine de vingt et un jours. On donna le choix aux
passagers de la faire à bord ou au lazaret, dans lequel on nous
prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu’on
n’avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la
felouque. L’insupportable chaleur, l’espace étroit, l’impossibilité
d’y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret, à tout ris-
que. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages abso-
lument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni lit, ni table, ni chaise,
pas même un escabeau pour m’asseoir, ni une botte de paille pour
me coucher. On m’apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes
deux malles ; on ferma sur moi de grosses portes, à grosses serru-
res, et je restai là, maître de me promener à mon aise de chambre
en chambre et d’étage en étage, trouvant partout la même soli-
tude et la même nudité.

Tout cela ne me fit pas repentir d’avoir choisi le lazaret plutôt

que la felouque, et, comme un nouveau Robinson, je me mis à
m’arranger pour mes vingt et un jours comme j’aurais fait pour
toute ma vie. J’eus d’abord l’amusement d’aller à la chasse aux
poux que j’avais gagnés dans la felouque. Quand, à force de chan-
ger de linge et de hardes, je me fus enfin rendu net, je procédai à
l’ameublement de la chambre que je m’étais choisie. Je me fis un
bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps de plu-
sieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe de
chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siège
d’une malle posée à plat, et une table de l’autre posée de champ.
Je tirai du papier, une écritoire, j’arrangeai en manière de biblio-
thèque une douzaine de livres que j’avais. Bref, je m’accommodai
si bien, qu’à l’exception des rideaux et des fenêtres, j’étais presque

– 299 –

aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu’à mon jeu de
paume de la rue Verdelet. Mes repas étaient servis avec beaucoup
de pompe ; deux grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, les
escortaient ; l’escalier était ma salle à manger, le palier me servait
de table, la marche inférieure me servait de siège, et, quand mon
dîner était servi, l’on sonnait en se retirant une clochette pour
m’avertir de me mettre à table. Entre mes repas, quand je ne li-
sais ni n’écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon ameublement,
j’allais me promener dans le cimetière des protestants, qui me
servait de cour, où je montais dans une lanterne qui donnait sur
le port et d’où je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je passai
de la sorte quatorze jours, et j’y aurais passé la vingtaine entière
sans m’ennuyer un moment si M. de Jonville, envoyé de France, à
qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée et demi-brûlée,
n’eût fait abréger mon temps de huit jours : je les allai passer chez
lui, et je me trouvai mieux, je l’avoue, du gîte de sa maison que de
celui du lazaret. Il me fit force caresses. Dupont, son secrétaire,
était un bon garçon, qui me mena, tant à Gênes qu’à la campagne,
dans plusieurs maisons où l’on s’amusait assez, et je liai avec lui
connaissance et correspondance, que nous entretînmes fort long-
temps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la Lombar-
die. Je vis Milan, Vérone, Brescia, Padoue, et j’arrivai enfin à Ve-
nise, impatiemment attendu par M. l’ambassadeur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer