Les Confidences d’Arsène Lupin

Chapitre 8Le fétu de paille

Ce jour-là, vers quatre heures, comme le soir approchait, maîtreGoussot s’en revint de la chasse avec ses quatre fils. C’étaient derudes hommes, tous les cinq, haut sur jambes, le torse puissant, levisage tanné par le soleil et par le grand air.

Et tous les cinq exhibaient, plantée sur une encolure énorme, lamême petite tête au front bas, aux lèvres minces, au nez recourbécomme un bec d’oiseau, à l’expression dure et peu sympathique. Onles craignait autour d’eux. Ils étaient âpres au gain, retors, etd’assez mauvaise foi.

Arrivé devant le vieux rempart qui entoure le domained’Héberville, maître Goussot ouvrit une porte étroite et massive,dont il remit, lorsque ses fils eurent passé, la lourde clef danssa poche. Et il marcha derrière eux, le long du chemin qui traverseles vergers. De place en place il y avait de grands arbresdépouillés par l’automne, et des groupes de sapins, vestiges del’ancien parc où s’étend aujourd’hui la ferme de maîtreGoussot.

Un des fils prononça :

– Pourvu que la mère ait allumé quelques bûches !

Sûrement, dit le père. Tiens, il y a même de la fumée.

On voyait, au bout d’une pelouse, les communs et le logisprincipal, et, par-dessus, l’église du village dont le clochersemblait trouer les nuages qui traînaient au ciel.

– Les fusils sont déchargés ? demanda maître Goussot.

– Pas le mien, dit l’aîné. J’y avais glissé une balle pourcasser la tête d’un émouchet… Et puis…

Il tirait vanité de son adresse, celui-là. Et il dit à sesfrères :

– Regardez la petite branche, au haut du cerisier. Je vous lacasse net.

Cette petite branche portait un épouvantail, resté là depuis leprintemps, et qui protégeait de ses bras éperdus les rameaux sansfeuilles.

Il épaula. Le coup partit.

Le mannequin dégringola avec de grands gestes comiques et tombasur une grosse branche inférieure où il demeura rigide, à platventre, sa tête en linge coiffée d’un vaste chapeau haut de forme,et ses jambes en foin ballottant de droite et de gauche, au-dessusd’une fontaine qui coulait, près du cerisier, dans une auge debois.

On se mit à rire. Le père applaudit :

– Joli coup, mon garçon. Aussi bien, il commençait à m’agacer lebonhomme. Je ne pouvais pas lever les yeux de mon assiette, quandje mangeais, sans voir cet idiot-là…

Ils avancèrent encore de quelques pas. Une vingtaine de mètres,tout au plus, les séparaient de la maison, quand le père fit unehalte brusque et dit :

– Hein ? Qu’y a-t-il ?

Les frères aussi s’étaient arrêtés, et ils écoutaient.

L’un d’eux murmura :

– Ça vient de la maison du côté de la lingerie…

Et un autre balbutia :

– On dirait des plaintes… Et la mère qui est seule !

Soudain un cri jaillit, terrible. Tous les cinq, ilss’élancèrent. Un nouveau cri retentit, puis des appelsdésespérés.

– Nous voilà ! nous voilà ! proféra l’aîné qui couraiten avant.

Et, comme il fallait faire un détour pour gagner la porte, d’uncoup de poing il démolit une fenêtre et il sauta dans la chambre deses parents. La pièce voisine était la lingerie où la mère Goussotse tenait presque toujours.

– Ah ! crebleu, dit-il, en la voyant sur le parquet,étendue, le visage couvert de sang. Papa ! Papa !

– Quoi où est-elle ? hurla maître Goussot qui survenait… Ahcrebleu, c’est-i possible ? Qu’est-ce qu’on t’a fait, lamère ?

Elle se raidit et, le bras tendu, bégaya :

– Courez dessus ! Par ici ! Par ici ! Moi, c’estrien…, des égratignures… Mais courez donc ! il a prisl’argent !

Le père et les fils bondirent.

– Il a pris l’argent ! vociféra maître Goussot, en se ruantvers la porte que sa femme désignait… Il a pris l’argent ! Auvoleur !

Mais un tumulte de voix s’élevait à l’extrémité du couloir paroù venaient les trois autres fils.

– Je l’ai vu ! Je l’ai vu !

– Moi aussi ! Il a monté l’escalier.

– Non, le voilà, il redescend !

Une galopade effrénée secouait les planchers. Subitement maîtreGoussot, qui arrivait au bout du couloir, aperçut un homme contrela porte du vestibule, essayant d’ouvrir. S’il y parvenait, c’étaitle salut, la fuite par la place de l’Eglise et par les ruelles duvillage.

Surpris dans sa besogne, l’homme, stupidement, perdit la tête,fonça sur maître Goussot qu’il fit pirouetter, évita le frère aînéet, poursuivi par les quatre fils, reprit le long couloir, entradans la chambre des parents, enjamba la fenêtre qu’on avait démolieet disparut.

Les fils se jetèrent à sa poursuite au travers des pelouses etdes vergers, que l’ombre de la nuit envahissait.

– Il est fichu, le bandit, ricana maître Goussot. Pas d’issuepossible pour lui. Les murs sont trop hauts. Il est fichu.Ah ! la canaille !

Et comme ses deux valets revenaient du village, il les mit aucourant et leur donna des fusils.

– Si ce gredin-là fait seulement mine d’approcher de la maison,crevez-lui la peau. Pas de pitié !

Il leur désigna leurs postes, s’assura que la grande grille,réservée aux charrettes, était bien fermée, et, seulement alors, sesouvint que sa femme avait peut-être besoin de secours.

– Eh bien, la mère ?

– Où est-il ? est-ce qu’on l’a ? demanda-t-elleaussitôt.

– Oui, on est dessus. Les gars doivent le tenir déjà.

Cette nouvelle acheva de la remettre, et un petit coup de rhumlui rendit la force de s’étendre sur son lit, avec l’aide de maîtreGoussot, et de raconter son histoire.

Ce ne fut pas long d’ailleurs. Elle venait d’allumer le feu dansla grande salle, et elle tricotait paisiblement à la fenêtre de sachambre en attendant le retour des hommes, quand elle crutapercevoir, dans la lingerie voisine, un grincement léger.

« Sans doute, se dit-elle, que c’est la chatte que j’aurailaissée là. »

Elle s’y rendit en toute sécurité et fut stupéfaite de voir queles deux battants de celle des armoires à linge où l’on cachaitl’argent étaient ouverts. Elle s’avança, toujours sans méfiance. Unhomme était là, qui se dissimulait, le dos aux rayons.

– Mais par où avait-il passé ? demanda maître Goussot.

– Par où ? Mais par le vestibule, je suppose. On ne fermejamais la porte.

– Et alors, il a sauté sur toi ?

– Non, c’est moi qui ai sauté. Lui, il voulait s’enfuir.

– Il fallait le laisser.

– Comment ! Et l’argent !

– Il l’avait donc déjà ?

– S’il l’avait ! Je voyais la liasse des billets dans sesmains, la canaille ! Je me serais plutôt fait tuer… Ah !on s’est battu, va.

– Il n’était donc pas armé ?

– Pas plus que moi. On avait ses doigts, ses ongles, ses dents.Tiens, regarde, il m’a mordue, là. Et je criais ! etj’appelais. Seulement, voilà je suis vieille il m’a fallulâcher.

– Tu le connais, l’homme ?

– Je crois bien que c’est le père Traînard.

– Le chemineau ? Eh parbleu, oui, s’écria le fermier, c’estle père Traînard… Il m’avait semblé aussi le reconnaître… Et puis,depuis trois jours, il rôde autour de la maison. Ah ! le vieuxbougre, il aura senti l’odeur de l’argent… Ah ! mon pèreTraînard, ce qu’on va rigoler ! Une raclée numéro un d’abord,et puis la justice. Dis donc, la mère, tu peux bien te levermaintenant ? Appelle donc les voisins. Qu’on coure à lagendarmerie… Tiens, il y a le gosse du notaire qui a unebicyclette… Sacré père Traînard, ce qu’il détalait ! Ah !il a encore des jambes, pour son âge. Un vrai lapin !

Il se tenait les côtes, ravi de l’aventure. Querisquait-il ? Aucune puissance au monde ne pouvait faire quele chemineau s’échappât, qu’il ne reçût l’énergique correctionqu’il méritait, et ne s’en allât, sous bonne escorte, à la prisonde la ville.

Le fermier prit un fusil et rejoignit ses deux valets.

– Rien de nouveau ?

– Non, maître Goussot, pas encore.

– Ça ne va pas tarder. A moins que le diable ne l’enlèvepar-dessus les murs…

De temps à autre, on entendait les appels que se lançaient auloin les quatre frères. Évidemment le bonhomme se défendait, plusagile qu’on ne l’eût cru. Mais, avec des gaillards comme les frèresGoussot…

Cependant l’un d’eux revint, assez découragé, et il ne cacha passon opinion.

– Pas la peine de s’entêter pour l’instant. Il fait nuit noire.Le bonhomme se sera niché dans quelque trou. On verra çademain.

– Demain ! mais tu es fou, mon garçon, protesta maîtreGoussot.

L’aîné parut à son tour, essoufflé, et fut du même avis que sonfrère. Pourquoi ne pas attendre au lendemain, puisque le banditétait dans le domaine comme entre les murs d’une prison ?

– Eh bien, j’y vais, s’écria maître Goussot. Qu’on m’allume unelanterne.

Mais, à ce moment, trois gendarmes arrivèrent, et il affluaitaussi des gars du village qui s’en venaient aux nouvelles.

Le brigadier de gendarmerie était un homme méthodique. Il se fitd’abord raconter toute l’histoire, bien en détail, puis ilréfléchit, puis il interrogea les quatre frères, séparément, et enméditant après chacune des dépositions. Lorsqu’il eut appris d’euxque le chemineau s’était enfui vers le fond du domaine, qu’onl’avait perdu de vue plusieurs fois, et qu’il avait disparudéfinitivement aux environs d’un endroit appelé « La Butte-auxCorbeaux », il réfléchit encore, et conclut :

– Faut mieux attendre. Dans tout le fourbi d’une poursuite, lanuit, le père Traînard peut se faufiler au milieu de nous… Et,bonsoir la compagnie.

Le fermier haussa les épaules et se rendit, en maugréant, auxraisons du brigadier. Celui-ci organisa la surveillance, répartitles frères Goussot et les gars du village sous la surveillance deses hommes, s’assura que les échelles étaient enfermées, etinstalla son quartier général dans la salle à manger où maîtreGoussot et lui somnolèrent devant un carafon de vieilleeau-de-vie.

La nuit fut tranquille. Toutes les deux heures, le brigadierfaisait une ronde et relevait les postes. Il n’y eut aucune alerte.Le père Traînard ne bougea pas de son trou.

Au petit matin la battue commença.

Elle dura quatre heures.

En quatre heures, les cinq hectares du domaine furent visités,fouillés, arpentés en tous sens par une vingtaine d’hommes quifrappaient les buissons à coups de canne, piétinaient les touffesd’herbe, scrutaient le creux des arbres, soulevaient les amas defeuilles sèches. Et le père Traînard demeura invisible.

– Ah ! bien, elle est raide, celle-là, grinçait maîtreGoussot.

– C’est à n’y rien comprendre, répliquait le brigadier.

Phénomène inexplicable, en effet. Car enfin, à part quelquesanciens massifs de lauriers et de fusains, que l’on battitconsciencieusement, tous les arbres étaient dénudés. Il n’y avaitaucun bâtiment, aucun hangar, aucune meule, bref, rien qui pûtservir de cachette.

Quant au mur, un examen attentif convainquit le brigadierlui-même l’escalade en était matériellement impossible.

L’après-midi on recommença les investigations en présence dujuge d’instruction et du substitut. Les résultats ne furent pasplus heureux. Bien plus, cette affaire parut aux magistratstellement suspecte, qu’ils manifestèrent leur mauvaise humeur et nepurent s’empêcher de dire :

– Êtes-vous bien sûr, maître Goussot, que vos fils et vousn’avez pas eu la berlue ?

– Et ma femme, cria maître Goussot, rouge de colère, est-cequ’elle avait la berlue quand le chenapan lui serrait lagorge ? Regardez voir les marques !

– Soit, mais alors, où est-il, le chenapan ?

– Ici, entre ces quatre murs.

– Soit. Alors cherchez-le. Pour nous, nous y renonçons. Il esttrop évident que, si un homme était caché dans l’enceinte de cedomaine, nous l’aurions déjà découvert.

– Eh bien, je mettrai la main dessus, moi qui vous parle, gueulamaître Goussot. Il ne sera pas dit qu’on m’aura volé six millefrancs. Oui, six mille ! il y avait trois vaches que j’avaisvendues, et puis la récolte de blé, et puis les pommes. Six billetsde mille que j’allais porter à la Caisse. Eh bien, je vous jureDieu que c’est comme si je les avais dans ma poche.

– Tant mieux, je vous le souhaite, fit le juge d’instruction ense retirant, ainsi que le substitut et les gendarmes.

Les voisins s’en allèrent également, quelque peu goguenards. Etil ne resta plus, à la fin de l’après-midi, que les Goussot et lesdeux valets de ferme.

Tout de suite maître Goussot expliqua son plan. Le jour, lesrecherches. La nuit, une surveillance de toutes les minutes. Çadurerait ce que ça durerait. Mais quoi ! le père Traînardétait un homme comme les autres, et, les hommes, ça mange et çaboit. II faudrait donc bien que le père Traînard sortît de satanière pour manger et pour boire.

– A la rigueur, dit maître Goussot, il peut avoir dans sa pochequelques croûtes de pain, ou encore ramasser la nuit quelquesracines. Mais pour ce qui est de la boisson, rien à faire. Il n’y aque la fontaine. Bien malin, s’il en approche.

Lui-même, ce soir-là, il prit la garde auprès de la fontaine.Trois heures plus tard l’aîné de ses fils le relaya. Les autresfrères et les domestiques couchèrent dans la maison, chacunveillant à son tour, et toutes bougies, toutes lampes allumées,pour qu’il n’y eût pas de surprise.

Quinze nuits consécutives, il en fut de même. Et quinze joursdurant, tandis que deux hommes et que la mère Goussot restaient defaction, les cinq autres inspectaient le clos d’Héberville.

Au bout de ces deux semaines, rien.

Le fermier ne dérageait pas.

Il fit venir un ancien inspecteur de la Sûreté qui habitait laville voisine.

L’inspecteur demeura chez lui toute une semaine. Il ne trouva nile père Traînard ni le moindre indice qui pût donner l’espérance dele trouver.

– Elle est raide, répétait maître Goussot. Car il est là, levaurien ! Pour la question d’y être, il y est. Alors…

Se plantant sur le seuil de la porte, il invectivait l’ennemi àpleine gueule :

– Bougre d’idiot, t’aimes mieux donc crever au fond de ton trouque de cracher l’argent ? Crève donc, saligaud !

Et la mère Goussot, à son tour, glapissait de sa voix pointue:

– C’est-y la prison qui te fait peur ? Lâche les billets ettu pourras déguerpir.

Mais le père Traînard ne soufflait mot, et le mari et la femmes’époumonaient en vain. Des jours affreux passèrent. Maître Goussotne dormait plus, tout frissonnant de fièvre. Les fils devenaienthargneux, querelleurs, et ils ne quittaient pas leurs fusils,n’ayant d’autre idée que de tuer le chemineau.

Au village on ne parlait que de cela, et l’affaire Goussot,locale d’abord, ne tarda pas à occuper la presse. Du chef-lieu, dela capitale, il vint des journalistes, que maître Goussotéconduisit avec des sottises.

– Chacun chez soi, leur disait-il. Mêlez-vous de vosoccupations. J’ai les miennes. Personne n’a rien à y voir.

– Cependant, maître Goussot…

– Fichez-moi la paix.

Et il leur fermait sa porte au nez.

Il y avait maintenant quatre semaines que le père Traînard secachait entre les murs d’Héberville. Les Goussot continuaient leursrecherches par entêtement et avec autant de conviction, mais avecun espoir qui s’atténuait de jour en jour, et comme s’ils sefussent heurtés à un de ces obstacles mystérieux qui découragentles efforts. Et l’idée qu’ils ne reverraient pas leur argentcommençait à s’implanter en eux.

Or, un matin, vers dix heures, une automobile, qui traversait laplace du village à toute allure, s’arrêta net, par suite d’unepanne.

Le mécanicien ayant déclaré, après examen, que la réparationexigerait un bon bout de temps, le propriétaire de l’automobilerésolut d’attendre à l’auberge et de déjeuner.

C’était un monsieur encore jeune, à favoris coupés court, auvisage sympathique, et qui ne tarda pas à lier conversation avecles gens de l’auberge.

Bien entendu, on lui raconta l’histoire des Goussot. II ne laconnaissait pas, arrivant de voyage, mais il parut s’y intéresservivement. Il se la fit expliquer en détail, formula des objections,discuta des hypothèses avec plusieurs personnes qui mangeaient à lamême table, et finalement s’écria :

– Bah ! cela ne doit pas être si compliqué. J’ai un peul’habitude de ces sortes d’affaires. Et si j’étais sur place…

– Facile, dit l’aubergiste. Je connais maître Goussot… Il nerefusera pas…

Les négociations furent brèves, maître Goussot se trouvait dansun de ces états d’esprit où l’on proteste moins brutalement contrel’intervention des autres. En tout cas sa femme n’hésita pas.

– Qu’il vienne donc, ce monsieur…

Le monsieur régla son repas et donna l’ordre à son mécaniciend’essayer la voiture sur la grand-route, aussitôt que la réparationserait terminée.

– Il me faut une heure, dit-il, pas davantage. Dans une heure,soyez prêt.

Puis il se rendit chez maître Goussot.

A la ferme il parla peu. Maître Goussot, repris d’espérancemalgré lui, multiplia les renseignements, conduisit son visiteur lelong des murs et jusqu’à la petite porte des champs, montra la clefqui l’ouvrait, et fit le récit minutieux de toutes les recherchesque l’on avait opérées.

Chose bizarre : l’inconnu, s’il ne parlait point, semblait nepas écouter davantage. Il regardait, tout simplement, et avec desyeux plutôt distraits. Quand la tournée fut finie, maître Goussotdit anxieusement…

– Eh bien ?

– Quoi ?

– Vous savez ?

L’étranger resta un moment sans répondre. Puis il déclara :

– Non, rien du tout.

– Parbleu ! s’écria le fermier, en levant les bras au cielest-ce que vous pouvez savoir ? Tout ça, c’est de la frime.Voulez-vous que je vous dise, moi ? Eh bien, le père Traînarda si bien fait qu’il est mort au fond de son trou et que lesbillets pourriront avec lui. Vous entendez ? C’est moi quivous le dis.

Le monsieur, très calme, prononça :

– Un seul point m’intéresse. Le chemineau, somme toute, étantlibre, la nuit a pu se nourrir tant bien que mal. Mais commentpouvait-il boire ?

– Impossible ! s’écria le fermier, impossible ! il n’ya que cette fontaine, et nous avons monté la garde contre, toutesles nuits.

– C’est une source. Où jaillit-elle ?

– Ici même.

– Il y a donc une pression suffisante pour qu’elle monte seuledans le bassin ?

– Oui.

– Et l’eau, où s’en va-t-elle, quand elle sort dubassin ?

– Dans ce tuyau que vous voyez, qui passe sous terre, et qui laconduit jusqu’à la maison, où elle sert à la cuisine. Donc, pasmoyen d’en boire, puisque nous étions là et que la fontaine est àvingt mètres de la maison.

– Il n’a pas plu durant ces quatre semaines ?

– Pas une fois, je vous l’ai déjà dit.

L’inconnu s’approcha de la fontaine et l’examina. L’auge étaitformée par quelques planches de bois assemblées au-dessus même dusol, et où l’eau s’écoulait, lente et claire.

– Il n’y a pas plus de trente centimètres d’eau en profondeur,n’est ce pas ? dit-il.

Pour mesurer, il ramassa sur l’herbe un fétu de paille qu’ildressa dans le bassin. Mais, comme il était penché, ils’interrompit soudain au milieu de sa besogne, et regarda autour delui.

– Ah ! que c’est drôle, dit-il en partant d’un éclat derire.

– Quoi… Qu’est-ce que c’est ? balbutia maître Goussot quise précipita sur le bassin, comme si un homme eût pu se tenircouché entre ces planches exiguës.

Et la mère Goussot supplia :

– Quoi ? Vous l’avez vu ? Où est-il ?

– Ni dedans… ni dessous, répondit l’étranger, qui riaittoujours.

II se dirigea vers la maison, pressé par le fermier, par lafemme et par les quatre fils. L’aubergiste était là également,ainsi que les gens de l’auberge qui avaient suivi les allées etvenues de l’étranger. Et on se tut, dans l’attente del’extraordinaire révélation.

– C’est bien ce que je pensais, dit-il, d’un air amusé, il afallu que le bonhomme se désaltérât, et comme il n’y avait que lasource…

– Voyons, voyons, bougonna maître Goussot, nous l’aurions bienvu.

– C’était la nuit.

– Nous l’aurions entendu, et même vu, puisque nous étions àcôté.

– Lui aussi.

– Et il a bu de l’eau du bassin ?

– Oui.

– Comment ?

– De loin.

– Avec quoi ?

– Avec ceci.

L’inconnu montra la paille qu’il avait ramassée.

– Tenez voilà le chalumeau du consommateur. Et vous remarquerezla longueur insolite de ce chalumeau, lequel, en réalité, estcomposé de trois fétus de paille, mis bout à bout. C’est cela quej’ai remarqué aussitôt, l’assemblage de ces trois fétus. La preuveétait évidente.

– Mais sacrédieu, la preuve de quoi ? s’écria maîtreGoussot, exaspéré.

L’inconnu décrocha du râtelier une petite carabine.

– Elle est chargée ? demanda-t-il.

– Oui, dit le plus jeune des frères, je m’amuse avec contre lesmoineaux. C’est du menu plomb.

– Parfait. Quelques grains dans le derrière suffiront.

Son visage devint subitement autoritaire. Il empoigna le fermierpar le bras, et scanda, d’un ton impérieux…

– Écoutez, maître Goussot, je ne suis pas de la police, moi, etje ne veux pas, à aucun prix, livrer ce pauvre diable. Quatresemaines de diète et de frayeur… C’est assez. Donc, vous allez mejurer, vous et vos fils, qu’on lui donnera la clef des champs, sanslui faire aucun mal.

– Qu’il rende l’argent !

– Bien entendu. C’est juré ?

– C’est juré.

Le monsieur se tenait de nouveau sur le pas de la porte, àl’entrée du verger. Vivement il épaula, un peu en l’air et dans ladirection du cerisier qui dominait la fontaine. Le coup partit. Uncri rauque jaillit là-bas, et l’épouvantail que l’on voyait, depuisun mois, à califourchon sur la branche-maîtresse, dégringolajusqu’au sol pour se relever aussitôt et se sauver à toutesjambes.

Il y eut une seconde de stupeur, puis des exclamations. Les filsse précipitèrent et ne tardèrent pas à rattraper le fuyard, empêtréqu’il était dans ses loques et affaibli par les privations. Maisl’inconnu déjà le protégeait contre leur colère.

– Bas les pattes ! Cet homme m’appartient. Je défends qu’ony touche… Je ne t’ai pas trop salé les fesses, pèreTraînard ?

Planté sur ses jambes de paille qu’enveloppaient des lambeauxd’étoffe effiloqués, les bras et tout le corps habillés de même, latête bandée de linge, ligoté, serré, boudiné, le bonhomme avaitencore l’apparence rigide d’un mannequin. Et c’était si comique, siimprévu, que les assistants pouffaient de rire.

L’étranger lui dégagea la tête, et l’on aperçut un masque debarbe grise ébouriffée, rabattue de tous côtés sur un visage desquelette où luisaient des yeux de fièvre.

Les rires redoublèrent.

– L’argent… Les six billets… ordonna le fermier.

L’étranger le tint à distance.

– Un moment on va vous rendre cela. N’est-ce pas, pèreTraînard ?

Et, tout en coupant avec son couteau les liens de paille etd’étoffe, il plaisantait :

– Mon pauvre bonhomme, t’en as une touche. Mais comment as-turéussi ce coup-là ? Il faut que tu sois diantrement habile, ouplutôt que tu aies eu une sacré venette ? Alors, comme ça, lapremière nuit, tu as profité du répit qu’on te laissait pourt’introduire dans cette défroque ? Pas bête. Un épouvantail,comment aurait-on pu avoir l’idée ? On avait tellementl’habitude de le voir accroché à son arbre. Mais, mon pauvre vieux,ce que tu devais être mal ! à plat ventre ! les jambes etles bras pendants ! toute la journée comme ça… Fichueposition ! Et quelles manœuvres pour risquer un mouvement,hein ? Quelle frousse quand tu t’endormais ! Et ilfallait manger ! Et il fallait boire ! Et tu entendais lasentinelle ! et tu devinais le canon de son fusil à un mètrede ta frimousse ! Brrr… Mais le plus chouette, vois-tu c’estton fétu de paille ! Vrai, quand on pense que sans bruit, sansgeste pour ainsi dire, tu devais extirper des brins de paille de tadéfroque, les ajuster bout à bout, projeter ton appareil jusqu’aubassin, et biberonner, goutte à goutte, un peu de l’eaubienfaisante… Vrai, c’est à hurler d’admiration… Bravo, pèreTraînard !

Et il ajouta entre ses dents :

– Seulement, tu sens trop mauvais, mon bonhomme. Tu ne t’es doncpas lavé depuis un mois, saligaud ? Tu avais pourtant de l’eauà discrétion. Tenez, vous autres, je vous le passe. Moi, je vais melaver les mains.

Maître Goussot et ses quatre fils s’emparèrent vivement de laproie qu’on leur abandonnait.

– Allons, ouste, donne l’argent.

Si abruti qu’il fût, le chemineau trouva encore la force dejouer l’étonnement.

– Prends donc pas cet air idiot, grogna le fermier. Les sixbillets… Donne.

– Quoi ? Qu’è qu’on me veut ? balbutia le pèreTraînard.

– L’argent et tout de suite…

– Quel argent ?

– Les billets !

– Les billets ?

– Ah ! Tu commences à m’embêter. A moi, les gars…

On renversa le bonhomme, on lui arracha la loque qui lui servaitde vêtement, on chercha, on fouilla.

Il n’y avait rien.

– Brigand de voleur, cria maître Goussot, qu’est-ce que t’en asfait ?

Le vieux mendiant semblait encore plus ahuri. Trop malin pouravouer, il continuait à gémir :

– Qu’è qu’on m’veut ? D’largent ? J’ai pas seulementtrois sous à moi…

Mais ses yeux écarquillés ne quittaient pas son vêtement, et ilparaissait n’y rien comprendre, lui non plus.

La fureur des Goussot ne put se contenir davantage. On le rouade coups, ce qui n’avança pas les choses. Mais le fermier étaitconvaincu qu’il avait caché l’argent, avant de s’introduire dansl’épouvantail.

– Où l’as-tu mis, canaille ? Dis ! Dans quel coin duverger ? L’argent ? répétait le chemineau d’un airniais.

– Oui, l’argent, l’argent que tu as enterré quelque part…Ah ! si on ne le trouve pas, ton compte est bon… Il y a destémoins, n’est-ce pas ? Vous tous, les amis. Et puis, lemonsieur…

Il se retourna pour interpeller l’inconnu qui devait être ducôté de la fontaine, â trente ou quarante pas sur la gauche. Et ilfut tout surpris de ne pas l’y voir en train de se laver lesmains.

– Est-ce qu’il est parti ? demanda-t-il.

Quelqu’un répondit :

– Non… non… il a allumé une cigarette, et il s’est enfoncé dansle verger, en se promenant.

– Ah ! tant mieux, dit maître Goussot, c’est un type à nousretrouver les billets, comme il a retrouvé l’homme.

– A moins que… fit une voix.

– A moins que… qu’est-ce que tu veux dire, toi ? interrogeale fermier. Tu as une idée ? Donne-la donc… Quoi ?

Mais il s’interrompit brusquement, assailli d’un doute, et il yeut un instant de silence. Une même pensée s’imposait à tous lespaysans. Le passage de l’étranger à Héberville, la panne de sonautomobile, sa manière de questionner les gens à l’auberge, et dese faire conduire dans le domaine, tout cela n’était-ce pas un couppréparé d’avance, un truc de cambrioleur qui connaît l’histoire parles journaux, et qui vient sur place tenter la bonneaffaire ?

– Rudement fort, prononça l’aubergiste. Il aura pris l’argentdans la poche du père Traînard, sous nos yeux, en le fouillant.

– Impossible, balbutia maître Goussot on l’aurait vu sortir parlà du côté de la maison… Or il se promène dans le verger.

La mère Goussot, toute défaillante, risqua :

– La petite porte du fond là-bas ?

– La clef ne me quitte point.

– Mais tu la lui as fait voir.

– Oui, mais je l’ai reprise… Tiens, la voilà.

Il mit la main dans sa poche et poussa un cri.

– Ah ! cré bon Dieu, elle n’y est pas… il me l’abarbotée…

Aussitôt, il s’élança, suivi, escorté de ses fils et deplusieurs paysans.

A moitié chemin on perçut le ronflement d’une automobile, sansaucun doute celle de l’inconnu, qui avait donné ses instructions àson chauffeur pour qu’il l’attendît à cette issue lointaine.

Quand les Goussot arrivèrent à la porte, ils virent sur lebattant de bois vermoulu, inscrits à l’aide d’un morceau de briquerouge, ces deux mots :

« Arsène Lupin ».

Malgré l’acharnement et la rage des Goussot, il fut impossiblede prouver que le père Traînard avait dérobé de l’argent. Vingtpersonnes en effet durent attester que, somme toute, on n’avaitrien découvert sur lui. Il s’en tira avec quelques mois deprison.

Il ne les regretta point. Dès sa libération, il fut avisésecrètement que, tous les trimestres, à telle date, à telle heure,sous telle borne de telle route, il trouverait trois louisd’or.

Pour le père Traînard, c’est la fortune.

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