Les Confidences d’Arsène Lupin

Chapitre 7Édith au Cou de Cygne

– Arsène Lupin, que pensez-vous au juste de l’inspecteurGanimard ?

– Beaucoup de bien, cher ami.

– Beaucoup de bien ? Mais alors pourquoi ne manquez-vousjamais l’occasion de le tourner en ridicule ?

– Mauvaise habitude, et dont je me repens. Mais quevoulez-vous ? C’est la règle. Voici un brave homme depolicier, voilà des tas de braves types qui sont chargés d’assurerl’ordre, qui nous défendent contre les apaches, qui se font tuerpour nous autres, honnêtes gens, et en revanche nous n’avons poureux que sarcasmes et dédain. C’est idiot !

– A la bonne heure, Lupin, vous parlez comme un bonbourgeois.

– Qu’est-ce que je suis donc ? Si j’ai sur la propriétéd’autrui des idées un peu spéciales, je vous jure que ça change dutout au tout quand il s’agit de ma propriété à moi. Fichtre, il nefaudrait pas s’aviser de toucher à ce qui m’appartient. Je deviensféroce, alors. Oh… Oh ! ma bourse, mon portefeuille, mamontre… à bas les pattes ! J’ai l’âme d’un conservateur, cherami, les instincts d’un petit rentier, et le respect de toutes lestraditions et de toutes les autorités. Et c’est pourquoi Ganimardm’inspire beaucoup d’estime et de gratitude.

– Mais peu d’admiration.

– Beaucoup d’admiration aussi. Outre le courage indomptable, quiest le propre de tous ces messieurs de la Sûreté, Ganimard possèdedes qualités très sérieuses, de la décision, de la clairvoyance, dujugement. Je l’ai vu à l’œuvre. C’est quelqu’un. Connaissez-vous cequ’on a appelé l’histoire d’Édith au Cou deCygne ?

– Comme tout le monde.

– C’est-à-dire pas du tout. Eh bien, cette affaire est peut-êtrecelle que j’ai le mieux combinée, avec le plus de soins et le plusde précautions, celle où j’ai accumulé le plus de ténèbres et leplus de mystères, celle dont l’exécution demanda le plus demaîtrise. Une vraie partie d’échecs, savante, rigoureuse etmathématique. Pourtant Ganimard finit par débrouiller l’écheveau.Actuellement, grâce à lui, on sait la vérité au quai des Orfèvres.Et je vous assure que c’est une vérité pas banale.

– Peut-on la connaître ?

– Certes un jour ou l’autre quand j’aurai le temps… Mais, cesoir, la Brunelli danse à l’Opéra, et si elle ne me voyait pas àmon fauteuil !

Mes rencontres avec Lupin sont rares. Il se confessedifficilement, quand cela lui plaît. Ce n’est que peu à peu, parbribes, par échappées de confidences, que j’ai pu noter lesdiverses phases de l’histoire, et la reconstituer dans son ensembleet dans ses détails.

L’origine, on s’en souvient, et je me contenterai de mentionnerles faits :

Il y a trois ans, à l’arrivée, en gare de Rennes, du train quivenait de Brest, on trouva démolie la porte d’un fourgon loué pourle compte d’un riche Brésilien, le colonel Sparmiento, lequelvoyageait avec sa femme dans le même train.

Le fourgon démoli transportait tout un lot de tapisseries. Lacaisse qui contenait l’une d’elles avait été brisée et latapisserie avait disparu.

Le colonel Sparmiento déposa une plainte contre la Compagnie duchemin de fer, et réclama des dommages-intérêts considérables, àcause de la dépréciation que faisait subir ce vol à la collectiondes tapisseries.

La police chercha. La Compagnie promit une prime importante.Deux semaines plus tard, une lettre mal fermée ayant été ouvertepar l’administration des postes, on apprit que le vol avait étéeffectué sous la direction d’Arsène Lupin, et qu’un colis devaitpartir le lendemain pour l’Amérique du Nord. Le soir même, ondécouvrait la tapisserie dans une malle laissée en consigne à lagare Saint-Lazare.

Ainsi donc le coup était manqué. Lupin en éprouva une telledéception qu’il exhala sa mauvaise humeur dans un message adresséau colonel Sparmiento, où il lui disait ces mots suffisammentclairs : « J’avais eu la délicatesse de n’en prendre qu’une. Laprochaine fois, je prendrai les douze. A bon entendeur, salut. A.L.»

Le colonel Sparmiento habitait, depuis quelques mois, un hôtelsitué au fond d’un petit jardin, à l’angle de la rue de laFaisanderie et de la rue Dufrénoy. C’était un homme un peu fort,large d’épaules, aux cheveux noirs, au teint basané, et quis’habillait avec une élégante sobriété. Il avait épousé une jeuneAnglaise extrêmement belle, mais de santé précaire et quel’aventure des tapisseries affecta profondément. Dès le premierjour, elle supplia son mari de les vendre à n’importe quel prix. Lecolonel était d’une nature trop énergique et trop obstinée pourcéder à ce qu’il avait le droit d’appeler un caprice de femme. Ilne vendit rien, mais il multiplia les précautions et s’entoura detous les moyens propres à rendre impossible tout cambriolage.

Tout d’abord, pour n’avoir à surveiller que la façade donnantsur le jardin, il fit murer toutes les fenêtres du rez-de-chausséeet du premier étage qui ouvraient sur la rue Dufrénoy. Ensuite ildemanda le concours d’une maison spéciale qui assurait la sécuritéabsolue des propriétés. On plaça chez lui, à chaque fenêtre de lagalerie où furent pendues les tapisseries, des appareils àdéclenchement, invisibles, dont il connaissait seul la position etqui, au moindre contact, allumaient toutes les ampoules électriquesde l’hôtel et faisaient fonctionner tout un système de timbres etde sonneries.

En outre, les Compagnies d’assurances auxquelles il s’adressa neconsentirent à s’engager de façon sérieuse, que s’il installait lanuit, au rez-de-chaussée de son hôtel, trois hommes fournis parelles et payés par lui. A cet effet, elles choisirent trois anciensinspecteurs, sûrs, éprouvés, et auxquels Lupin inspirait une hainevigoureuse.

Quant à ses domestiques, le colonel les connaissait de longuedate. Il en répondait.

Toutes ces mesures prises, la défense de l’hôtel organisée commecelle d’une place forte, le colonel donna une grande fêted’inauguration, sorte de vernissage où furent conviés les membresdes deux cercles dont il faisait partie, ainsi qu’un certain nombrede dames, de journalistes, d’amateurs et de critiques d’art.

Aussitôt franchie la grille du jardin, il semblait que l’onpénétrât dans une prison. Les trois inspecteurs, postés au bas del’escalier, vous réclamaient votre carte d’invitation et vousdévisageaient d’un œil soupçonneux. On eût dit qu’ils allaient vousfouiller ou prendre les empreintes de vos doigts.

Le colonel, qui recevait au premier étage, s’excusait en riant,heureux d’expliquer les dispositions qu’il avait imaginées pour lasécurité de ses tapisseries.

Sa femme se tenait auprès de lui, charmante de jeunesse et degrâce, blonde, pâle, flexible, avec un air mélancolique et doux,cet air de résignation des êtres que le destin menace.

Lorsque tous les invités furent réunis, on ferma les grilles dujardin et les portes du vestibule. Puis on passa dans la galeriecentrale, à laquelle on accédait par de doubles portes blindées, etdont les fenêtres, munies d’énormes volets, étaient protégées pardes barreaux de fer. Là se trouvaient les douze tapisseries.

C’étaient des œuvres d’art incomparables, qui, s’inspirant de lafameuse tapisserie de Bayeux, attribuée à la reine Mathilde,représentaient l’histoire de la conquête de l’Angleterre.Commandées au 16e siècle par le descendant d’un homme d’armes quiaccompagnait Guillaume le Conquérant, exécutées par un célèbretisserand d’Arras, Jehan Gosset, elles avaient été retrouvéesquatre cents ans après, au fond d’un vieux manoir de Bretagne.Prévenu, le colonel avait enlevé l’affaire au prix de cinquantemille francs. Elles en valaient vingt fois autant.

Mais la plus belle des douze pièces de la série, la plusoriginale, bien que le sujet ne fût pas traité par la reineMathilde, était précisément celle qu’Arsène Lupin avait cambriolée,et qu’on avait réussi à lui reprendre. Elle représentait Édith auCou de Cygne, cherchant parmi les morts d’Hastings le cadavre deson bien-aimé Harold, le dernier roi saxon.

Devant celle-là, devant la beauté naïve du dessin, devant lescouleurs éteintes, et le groupement animé des personnages, et latristesse affreuse de la scène, les invités s’enthousiasmèrentÉdith au Cou de Cygne, la reine infortunée, ployait comme un listrop lourd. Sa robe blanche révélait son corps alangui. Ses longuesmains fines se tendaient en un geste d’effroi et de supplication.Et rien n’était plus douloureux que son profil qu’animait le plusmélancolique et le plus désespéré des sourires.

– Sourire poignant, nota l’un des critiques, que l’on écoutaitavec déférence un sourire plein de charme, d’ailleurs, et qui mefait penser, colonel, au sourire de Mme Sparmiento.

Et, la remarque paraissant juste, il insista :

– Il y a d’autres points de ressemblance qui m’ont frappé toutde suite, comme la courbe très gracieuse de la nuque, comme lafinesse des mains et aussi quelque chose dans la silhouette, dansl’attitude habituelle…

– C’est tellement vrai, avoua le colonel, que cette ressemblancem’a décidé à l’achat des tapisseries. Et il y avait à cela uneautre raison. C’est que, par une coïncidence véritablementcurieuse, ma femme s’appelle précisément Édith, Édith au Cou deCygne, l’ai-je appelée depuis.

Et le colonel ajouta en riant :

– Je souhaite que les analogies s’arrêtent là et que ma chèreÉdith n’ait pas, comme la pauvre amante de l’histoire, à chercherle cadavre de son bien-aimé. Dieu merci je suis bien vivant, etn’ai pas envie de mourir. Il n’y a que le cas où les tapisseriesdisparaîtraient… Alors, ma foi, je ne répondrais pas d’un coup detête…

Il riait en prononçant ces paroles, mais son rire n’eut pasd’écho, et les jours suivants, dans tous les récits qui parurent ausujet de cette soirée, on retrouva la même impression de gêne et desilence. Les assistants ne savaient plus que dire.

Quelqu’un voulut plaisanter :

– Vous ne vous appelez pas Harold, colonel ?

– Ma foi, non, déclara-t-il, et sa gaieté ne se démentait pas.Non, je ne m’appelle pas ainsi, et je n’ai pas non plus la moindreressemblance avec le roi saxon.

Tout le monde, depuis, fut également d’accord pour affirmer que,à ce moment, comme le colonel terminait sa phrase, du côté desfenêtres (celle de droite ou celle du milieu, les opinions ontvarié sur ce point), il y eut un premier coup de timbre, bref,aigu, sans modulations. Ce coup fut suivi d’un cri de terreur quepoussa Mme Sparmiento, en saisissant le bras de son mari. Ils’exclama :

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veutdire ?

Immobiles, les invités regardaient vers les fenêtres. Le colonelrépéta :

– Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne comprends pas.Personne que moi ne connaît l’emplacement de ce timbre…

Et, au même instant, là-dessus encore unanimité des témoignagesau même instant, l’obscurité soudaine, absolue, et, tout de suite,du haut en bas de l’hôtel, dans tous les salons, dans toutes leschambres, à toutes les fenêtres, le vacarme étourdissant de tousles timbres et de toutes les sonneries.

Ce fut, durant quelques secondes, le désordre imbécile,l’épouvante folle. Les femmes vociféraient. Les hommes cognaientaux portes closes, à grands coups de poing. On se bousculait, On sebattait. Des gens tombèrent, que l’on piétina. On eût dit lapanique d’une foule terrifiée par la menace des flammes, ou par ladétonation d’obus. Et, dominant le tumulte, la voix du colonel quihurlait :

– Silence ! ne bougez pas ! Je réponds de tout !L’interrupteur est là dans le coin… Voici…

De fait, s’étant frayé un passage à travers ses invités, ilparvint à l’angle de la galerie et, subitement, la lumièreélectrique jaillit de nouveau, tandis que s’arrêtait le tourbillondes sonneries.

Alors, dans la clarté brusque, un étrange spectacle apparut.Deux dames étaient évanouies. Pendue au bras de son mari,agenouillée, livide, Mme Sparmiento semblait morte. Les hommes,pâles, la cravate défaite, avaient l’air de combattants.

– Les tapisseries sont là cria quelqu’un.

On fut très étonné, comme si la disparition de ces tapisserieseût dû résulter naturellement de l’aventure et en donner la seuleexplication plausible.

Mais rien n’avait bougé. Quelques tableaux de prix, accrochésaux murs, s’y trouvaient encore. Et, bien que le même tapage se fûtrépercuté dans tout l’hôtel, bien que les ténèbres se fussentproduites partout, les inspecteurs n’avaient vu personne entrer nipersonne tenter de s’introduire…

– D’ailleurs, dit le colonel, il n’y a que les fenêtres de lagalerie qui soient munies d’appareils à sonnerie, et ces appareils,dont je suis le seul à connaître le mécanisme, je ne les avais pasremontés.

On rit bruyamment de l’alerte, mais on riait sans conviction, etavec une certaine honte, tellement chacun sentait l’absurdité de sapropre conduite. Et l’on n’eut qu’une hâte, ce fut de quitter cettemaison où l’on respirait, malgré tout, une atmosphère d’inquiétudeet d’angoisse.

Deux journalistes pourtant demeurèrent, que le colonel rejoignitaprès avoir soigné Édith et l’avoir remise aux mains des femmes dechambre. A eux trois, ils firent, avec les détectives, une enquêtequi n’amena pas d’ailleurs la découverte du plus petit détailintéressant. Puis le colonel déboucha une bouteille de champagne.Et ce n’est par conséquent qu’à une heure avancée de la nuit –exactement deux heures quarante-cinq que les journalistes s’enallèrent, que le colonel regagna son appartement, et que lesdétectives se retirèrent dans la chambre du rez-de-chaussée quileur était réservée.

A tour de rôle, ils prirent la garde, garde qui consistaitd’abord à se tenir éveillé, puis à faire une ronde dans le jardinet à monter jusqu’à la galerie.

Cette consigne fut ponctuellement exécutée, sauf de cinq heuresà sept heures du matin où, le sommeil l’emportant, ils ne firentpoint de ronde. Mais, dehors, c’était le grand jour. En outre, s’ily avait eu le moindre appel des sonneries, n’auraient-ils pas étéréveillés ?

Cependant, à sept heures vingt, quand l’un d’eux eut ouvert laporte de la galerie et poussé les volets, il constata que les douzetapisseries avaient disparu.

Par la suite, on a reproché à cet homme et à ses camarades den’avoir pas donné l’alarme immédiatement, et d’avoir commencé lesinvestigations avant de prévenir le colonel et de téléphoner aucommissariat. Mais en quoi ce retard, si excusable, a-t-il entravél’action de la police ?

Quoi qu’il en soit, c’est à huit heures et demie seulement quele colonel fut averti. Il était tout habillé et se disposait àsortir. La nouvelle ne sembla pas l’émouvoir outre mesure, ou, dumoins, il réussit à se dominer. Mais l’effort devait être tropgrand, car, tout à coup, il tomba sur une chaise et s’abandonnaquelques instants à un véritable accès de désespoir, très pénible àconsidérer chez cet homme d’une apparence si énergique.

Se reprenant, maître de lui, il passa dans la galerie, examinales murailles nues, puis s’assit devant une table et griffonnarapidement une lettre qu’il mit sous enveloppe et cacheta.

– Tenez, dit-il, je suis pressé un rendez-vous urgent…, voiciune lettre pour le commissaire de police.

Et comme les inspecteurs l’observaient, il ajouta :

– C’est mon impression que je donne au commissaire un soupçonqui me vient… Qu’il se rende compte… De mon côté, je vais me mettreen campagne…

Il partit, en courant, avec des gestes dont les inspecteursdevaient se rappeler l’agitation.

Quelques minutes après, le commissaire de police arrivait. Onlui donna la lettre. Elle contenait ces mots :

« Que ma femme bien-aimée me pardonne le chagrin que je vais luicauser. Jusqu’au dernier moment, son nom sera sur mes lèvres. »

Ainsi, dans un moment de folie, à la suite de cette nuit où latension nerveuse avait suscité en lui une sorte de fièvre, lecolonel Sparmiento courait au suicide. Aurait-il le couraged’exécuter un tel acte ? ou bien, à la dernière minute, saraison le retiendrait-elle ?

On prévint Mme Sparmiento.

Pendant qu’on faisait des recherches et qu’on essayait deretrouver la trace du colonel, elle attendit, toute pantelanted’horreur.

Vers la fin de l’après-midi, on reçut de Ville-d’Avray un coupde téléphone. Au sortir d’un tunnel, après le passage d’un train,des employés avaient trouvé le corps d’un homme affreusementmutilé, et dont le visage n’avait plus forme humaine. Les poches necontenaient aucun papier. Mais le signalement correspondait à celuidu colonel.

A sept heures du soir, Mme Sparmiento descendait d’automobile àVille-d’Avray. On la conduisit dans une des chambres de la gare.Quand on eut écarté le drap qui le recouvrait, Édith, Édith au Coude Cygne, reconnut le cadavre de son mari.

En cette circonstance, Lupin, selon l’expression habituellen’eut pas une bonne presse.

« Qu’il prenne garde ! écrivit un chroniqueur ironiste,lequel résumait bien l’opinion générale, il ne faudrait pasbeaucoup d’histoires de ce genre pour lui faire perdre toute lasympathie que nous ne lui avons pas marchandée jusqu’alors. Lupinn’est acceptable que si ses coquineries sont commises au préjudicede banquiers véreux, de barons allemands, de rastaquouèreséquivoques, de sociétés financières et anonymes. Et surtout, qu’ilne tue pas ! Des mains de cambrioleur, soit, mais des mainsd’assassin, non… Or, s’il n’a pas tué, il est du moins responsablede cette mort. Il y a du sang sur lui. Les armes de son blason sontrouges »

La colère, la révolte publique s’aggravaient de toute la pitiéqu’inspirait la pâle figure d’Édith. Les invités de la veilleparlèrent. On sut les détails impressionnants de la soirée, etaussitôt une légende se forma autour de la blonde Anglaise, légendequi empruntait un caractère vraiment tragique à l’aventurepopulaire de la reine au Cou de Cygne.

Et pourtant on ne pouvait se retenir d’admirer l’extraordinairevirtuosité avec laquelle le vol avait été accompli. Tout de suite,la police l’expliqua de cette façon : les détectives ayantconstaté, dès l’abord, et ayant affirmé par la suite qu’une destrois fenêtres de la galerie était grande ouverte, comment douterque Lupin et ses complices ne se fussent introduits par cettefenêtre ?

Hypothèse fort plausible. Mais alors comment avaient-ils pu : 1°Franchir la grille du jardin, à l’aller et au retour, sans quepersonne les aperçût ? 2° Traverser le jardin et planter uneéchelle dans la plate-bande, sans laisser la moindre trace ?3° Ouvrir les volets et la fenêtre, sans faire jouer les sonnerieset les lumières de l’hôtel ?

Le public, lui, accusa les trois détectives. Le juged’instruction les interrogea longuement, fit une enquête minutieusesur leur vie privée, et déclara de la manière la plus formellequ’ils étaient au-dessus de tout soupçon.

Quant aux tapisseries, rien ne permettait de croire qu’on pûtles retrouver.

C’est à ce moment que l’inspecteur principal Ganimard revint dufond des Indes, où, après l’aventure du diadème et la disparitionde Sonia Krichnoff, et sur la foi d’un ensemble de preuvesirréfutables qui lui avaient été fournies par d’anciens complicesde Lupin, il suivait la piste de Lupin. Roulé une fois de plus parson éternel adversaire, et supposant que celui-ci l’avait envoyé enExtrême-Orient pour se débarrasser de lui pendant l’affaire destapisseries, il demanda à ses chefs un congé de quinze jours, seprésenta chez Mme Sparmiento, et lui promit de venger son mari.

Édith en était à ce point où l’idée de la vengeance n’apportemême pas de soulagement à la douleur qui vous torture. Le soir mêmede l’enterrement, elle avait congédié les trois inspecteurs, etremplacé, par un seul domestique et par une vieille femme deménage, tout un personnel dont la vue lui rappelait tropcruellement le passé. Indifférente à tout, enfermée dans sachambre, elle laissa Ganimard libre d’agir comme ill’entendait.

Il s’installa donc au rez-de-chaussée et, tout de suite, selivra aux investigations les plus minutieuses. Il recommençal’enquête, se renseigna dans le quartier, étudia la disposition del’hôtel, fit jouer vingt fois, trente fois, chacune dessonneries.

Au bout de quinze jours, il demanda une prolongation de soncongé. Le chef de la Sûreté, qui était alors M. Dudouis, vint levoir, et le surprit au haut d’une échelle dans la galerie.

Ce jour-là, l’inspecteur principal avoua l’inutilité de sesrecherches.

Mais, le surlendemain, M. Dudouis, repassant par là, trouvaGanimard fort soucieux. Un paquet de journaux s’étalait devant lui.A la fin, pressé de questions, l’inspecteur principal murmura :

– Je ne sais rien, chef, absolument rien, mais il y a une diabled’idée qui me tracasse… Seulement, c’est tellement fou ! Etpuis ça n’explique pas… Au contraire, ça embrouille les chosesplutôt…

– Alors ?

– Alors, chef, je vous supplie d’avoir un peu de patience de melaisser faire. Mais si, tout à coup, un jour ou l’autre, je voustéléphonais, il faudrait sauter dans une auto et ne pas perdre uneminute… C’est que le pot aux roses serait découvert.

Il se passa encore quarante-huit heures. Un matin, M. Dudouisreçut un petit bleu :

« Je vais à Lille. Signé Ganimard. »

« Que diable, se dit le chef de la Sûreté, peut-il aller fairelà-bas ? »

La journée s’écoula sans nouvelles, et puis une autreencore.

Mais M. Dudouis avait confiance. Il connaissait son Ganimard etn’ignorait pas que le vieux policier n’était point de ces gens quis’emballent sans raison. Si Ganimard « marchait », c’est qu’ilavait des motifs sérieux pour marcher.

De fait, le soir de cette seconde journée, M. Dudouis fut appeléau téléphone.

– C’est vous, chef ?

– Est-ce vous, Ganimard ?

Hommes de précaution tous deux, ils s’assurèrent qu’ils ne setrompaient pas l’un et l’autre sur leur identité. Et, tranquillisé,Ganimard reprit hâtivement…

– Dix hommes tout de suite, chef. Et venez vous-même, je vous enprie.

– Où êtes-vous ?

– Dans la maison, au rez-de-chaussée. Mais je vous attendraiderrière la grille du jardin.

– J’arrive. En auto, bien entendu ?

– Oui, chef. Faites arrêter l’auto à cent pas. Un léger coup desifflet, et j’ouvrirai.

Les choses s’exécutèrent selon les prescriptions de Ganimard. Unpeu avant minuit, comme toutes les lumières étaient éteintes auxétages supérieurs, il se glissa dans la rue et alla au-devant de M.Dudouis. Il y eut un rapide conciliabule. Les agents obéirent auxordres de Ganimard. Puis le chef et l’inspecteur principalrevinrent ensemble, traversèrent sans bruit le jardin, ets’enfermèrent avec les plus grandes précautions.

– Eh bien quoi ? dit M. Dudouis. Qu’est-ce que tout celasignifie ? Vraiment, nous avons l’air de conspirateurs.

Mais Ganimard ne riait pas. Jamais son chef ne l’avait vu dansun tel état d’agitation et ne l’avait entendu parler d’une voixaussi bouleversée.

– Du nouveau, Ganimard ?

– Oui, chef, et cette fois ! Mais c’est à peine si je peuxy croire… Pourtant je ne me trompe pas… Je tiens toute la vérité…Et elle a beau être invraisemblable, c’est la vraie vérité… Il n’yen a pas d’autre… C’est ça et pas autre chose.

Il essuya les gouttes de sueur qui découlaient de son front, et,M. Dudouis l’interrogeant, il se domina, avala un verre d’eau, etcommença :

– Lupin m’a souvent roulé…

– Dites donc, Ganimard ? interrompit M. Dudouis, si vousalliez droit au but ? En deux mots, qu’y a-t-il ?

– Non, chef, objecta l’inspecteur principal, il faut que voussachiez les différentes phases par où j’ai passé. Excusez-moi, maisje crois cela indispensable.

Et il répéta :

– Je disais donc, chef, que Lupin m’a souvent roulé, et qu’ilm’en a fait voir de toutes les couleurs. Mais dans ce duel où j’aitoujours eu le dessous jusqu’ici j’ai du moins gagné l’expériencede son jeu, la connaissance de sa tactique. Or, en ce qui concernel’affaire des tapisseries, j’ai été presque aussitôt conduit à meposer ces deux questions :

« 1° Lupin ne faisant jamais rien sans savoir où il va, devaitenvisager le suicide de M. Sparmiento comme une conséquencepossible de la disparition des tapisseries. Cependant Lupin, qui ahorreur du sang, a tout de même volé les tapisseries.

– L’appât des cinq ou six cent mille francs qu’elles valent,observa M. Dudouis.

– Non, chef, je vous répète, quelle que soit l’occasion, pourrien au monde, même pour des millions et des millions, Lupin netuerait, ni même ne voudrait être la cause d’un mort. Voilà unpremier point.

« 2° Pourquoi ce vacarme, la veille au soir, pendant la fêted’inauguration ? Évidemment pour effrayer, n’est-ce pas, pourcréer autour de l’affaire, et en quelques minutes, une atmosphèred’inquiétude et de terreur, et finalement pour détourner lessoupçons d’une vérité qu’on eût peut-être soupçonnée sans cela…Vous ne comprenez pas, chef ?

– Ma foi, non.

– En effet, dit Ganimard, en effet ce n’est pas clair. Etmoi-même, tout en me posant le problème en ces termes, je necomprenais pas bien… Pourtant, j’avais l’impression d’être sur labonne voie… Oui, il était hors de doute que Lupin voulait détournerles soupçons, les détourner sur lui, Lupin, entendons-nous afin quela personne même qui dirigeait l’affaire demeurât inconnue.

– Un complice ? insinua M. Dudouis, un complice qui, mêléaux invités, a fait fonctionner les sonneries et qui, après ledépart, a pu se dissimuler dans l’hôtel ?

– Voilà… Voilà… Vous brûlez, chef. Il est certain que lestapisseries, n’ayant pu être volées par quelqu’un qui s’estintroduit subrepticement dans l’hôtel, l’ont été par quelqu’un quiest resté dans l’hôtel, et non moins certain qu’en examinant laliste des invités, et qu’en procédant à une enquête sur chacund’eux, on pourrait…

– Eh bien ?

– Eh bien, chef, il y a un mais c’est que les trois détectivestenaient cette liste en main quand les invités sont arrivés, etqu’ils la tenaient encore au départ. Or soixante-trois invités sontentrés, et soixante-trois sont partis. Donc…

– Alors un domestique ?

– Non.

– Les détectives ?

– Non.

– Cependant… Cependant dit le chef avec impatience, si le vol aété commis de l’intérieur…

– C’est un point indiscutable, affirma l’inspecteur, dont lafièvre semblait croître. Là-dessus, pas d’hésitation. Toutes mesrecherches aboutissaient à la même certitude. Et ma convictiondevenait peu à peu si grande que j’en arrivai un jour à formulercet axiome ahurissant :

« En théorie et en fait, le vol n’a pu être commis qu’avecl’aide d’un complice habitant l’hôtel. Or il n’y a pas eu decomplice.

– Absurde, dit M. Dudouis.

– Absurde, en effet, dit Ganimard, mais à l’instant même où jeprononçais cette phrase absurde, la vérité surgissait en moi.

– Hein ?

– Oh ! une vérité bien obscure, bien incomplète, maissuffisante. Avec ce fil conducteur, je devais aller jusqu’au bout.Comprenez-vous chef ?

M. Dudouis demeurait silencieux. Le même phénomène devait seproduire en lui, qui s’était produit en Ganimard. Il murmura :

– Si ce n’est aucun des invités, ni les domestiques, ni lesdétectives, il ne reste plus personne…

– Si chef, il reste quelqu’un…

M. Dudouis tressaillit comme s’il eût reçu un choc, et, d’unevoix qui trahissait son émotion :

– Mais non, voyons, c’est inadmissible.

– Pourquoi ?

– Voyons, réfléchissez…

– Parlez donc, chef… Allez-y.

– Quoi ! Non, n’est-ce pas ?

– Allez-y, chef.

– Impossible ! Quoi ! Sparmiento aurait été lecomplice de Lupin !

Ganimard eut un ricanement :

– Parfait le complice d’Arsène Lupin… De la sorte touts’explique. Pendant la nuit, et tandis que les trois détectivesveillaient en bas, ou plutôt qu’ils dormaient, car le colonelSparmiento leur avait fait boire du champagne peut-être pas trèscatholique, ledit colonel a décroché les tapisseries et les a faitpasser par les fenêtres de sa chambre, laquelle chambre, située audeuxième étage, donne sur une autre rue, que l’on ne surveillaitpas, puisque les fenêtres inférieures sont murées.

M. Dudouis réfléchit, puis haussa les épaules :

– Inadmissible !

– Et pourquoi donc ?

– Pourquoi ? Parce que si le colonel avait été le compliced’Arsène Lupin, il ne se serait pas tué après avoir réussi soncoup.

– Et qui vous dit qu’il s’est tué ?

– Comment ! Mais on l’a retrouvé, mort.

– Avec Lupin, je vous l’ai dit, il n’y a pas de mort.

– Cependant celui-ci fut réel. En outre, Mme Sparmiento l’areconnu.

– Je vous attendais là, chef. Moi aussi, l’argument metracassait. Voilà que, tout à coup, au lieu d’un individu, j’enavais trois en face de moi : 1° Arsène Lupin, cambrioleur ; 2°Son complice, le colonel Sparmiento ; 3° Un mort. Trop derichesses : Seigneur Dieu ! n’en jetez plus !

Ganimard saisit une liasse de journaux, la déficela et présental’un d’eux à M. Dudouis.

– Vous vous rappelez, chef… Quand vous êtes venu, je feuilletaisles journaux… Je cherchais si, à cette époque, il n’y avait pas euun incident qui pût se rapporter à votre histoire et confirmer monhypothèse. Veuillez lire cet entrefilet.

M. Dudouis prit le journal et, à haute voix, il lut :

« Un fait bizarre nous est signalé par notre correspondant deLille. A la Morgue de cette ville, on a constaté hier matin ladisparition d’un cadavre, le cadavre d’un inconnu qui s’était jetéla veille sous les roues d’un tramway à vapeur… On se perd enconjectures sur cette disparition. »

M. Dudouis demeura pensif, puis demanda :

– Alors… Vous croyez ?

– J’arrive de Lille, répondit Ganimard, et mon enquête ne laissesubsister aucun doute à ce propos. Le cadavre a été enlevé la nuitmême où le colonel Sparmiento donnait sa fête d’inauguration.Transporté dans une automobile, il a été conduit directement àVille-d’Avray où l’automobile resta jusqu’au soir près de la lignede chemin de fer.

– Par conséquent, acheva M. Dudouis, près du tunnel.

– A côté, chef.

– De sorte que le cadavre que l’on a retrouvé n’est autre que cecadavre-là, habillé des vêtements du colonel Sparmiento.

– Précisément, chef.

– De sorte que le colonel Sparmiento est vivant ?

– Comme vous et moi, chef.

– Mais alors, pourquoi toutes ces aventures ? Pourquoi cevol d’une seule tapisserie, puis sa restitution, puis le vol desdouze ? Pourquoi cette fête d’inauguration ? et cevacarme ? et tout enfin ? Votre histoire ne tient pasdebout, Ganimard.

– Elle ne tient pas de debout, chef, parce que vous vous êtes,comme moi, arrêté en chemin, parce que, si cette aventure est déjàétrange, il fallait cependant aller encore plus loin, beaucoup plusloin vers l’invraisemblable et le stupéfiant. Et pourquoi pas,après tout ? Est-ce qu’il ne s’agit pas d’Arsène Lupin ?Est-ce que nous ne devons pas, avec lui, nous attendre justement àce qui est invraisemblable et stupéfiant ? Ne devons-nous pasnous orienter vers l’hypothèse la plus folle ? Et quand je disla plus folle, le mot n’est pas exact. Tout cela, au contraire, estd’une logique admirable et d’une simplicité enfantine. Descomplices ? Ils vous trahissent. Des complices ? A quoibon ! quand il est si commode et si naturel d’agir soi-même,en personne, avec ses propres mains, et par ses seulsmoyens !

– Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vousdites ? scanda M. Dudouis, avec un effarement qui croissait àchaque exclamation.

Ganimard eut un nouveau ricanement.

– Ça vous suffoque, n’est-ce pas, chef ? C’est comme moi lejour où vous êtes venu me voir ici et que l’idée me travaillait.J’étais abruti de surprise. Et pourtant, je l’ai pratiqué, leclient. Je sais de quoi il est capable… Mais celle-là, non, elleest trop raide !

– Impossible ! Impossible ! répétait M. Dudouis, àvoix basse.

– Très possible, au contraire, chef, et très logique, et trèsnormal, aussi limpide que le mystère de la Sainte-Trinité. C’est latriple incarnation d’un seul et même individu ! Un enfantrésoudrait ce problème en une minute, par simple élimination.Supprimons le mort, il nous reste Sparmiento et Lupin. SupprimonsSparmiento…

– Il nous reste Lupin, murmura le chef de la Sûreté.

– Oui, chef, Lupin tout court, Lupin en deux syllabes et en cinqlettres. Lupin décortiqué de son enveloppe brésilienne. Lupinressuscité d’entre les morts, Lupin qui, transformé depuis six moisen colonel Sparmiento, et voyageant en Bretagne, apprend ladécouverte de douze tapisseries, les achète, combine le vol de laplus belle, pour attirer l’attention sur lui, Lupin, et pour ladétourner de lui, Sparmiento, organise à grand fracas, devant lepublic ébahi, le duel de Lupin contre Sparmiento et de Sparmientocontre Lupin, projette et réalise la fête d’inauguration, épouvanteses invités, et, lorsque tout est prêt, se décide, en tant queLupin vole les tapisseries de Sparmiento, en tant que Sparmientodisparaît victime de Lupin et meurt insoupçonné, insoupçonnable,regretté par ses amis, plaint par la foule et laissant derrièrelui, pour empocher les bénéfices de l’affaire…

Ici, Ganimard s’arrêta, regarda le chef, et, d’un ton quisoulignait l’importance de ses paroles, acheva :

– Laissant derrière lui une veuve inconsolable.

– Mme Sparmiento ! Vous croyez vraiment…

– Dame, fit l’inspecteur principal, on n’échafaude pas toute unehistoire comme celle-ci sans qu’il y ait quelque chose au bout desbénéfices sérieux.

– Mais les bénéfices, il me semble qu’ils sont constitués par lavente que Lupin fera des tapisseries en Amérique ou ailleurs.

– D’accord, mais cette vente, le colonel Sparmiento pouvaitaussi bien l’effectuer. Et même mieux. Donc, il y a autrechose.

– Autre chose ?

– Voyons, chef, vous oubliez que le colonel Sparmiento a étévictime d’un vol important, et que, s’il est mort, du moins saveuve demeure. C’est donc sa veuve qui touchera.

– Qui touchera quoi ?

– Comment, quoi ? Mais ce qu’on lui doit le montant desassurances.

M. Dudouis fut stupéfait. Toute l’aventure lui apparaissait d’uncoup, avec sa véritable signification. Il murmura :

– C’est vrai c’est vrai le colonel avait assuré sestapisseries…

– Parbleu ! Et pas pour rien.

– Pour combien ?

– Huit cent mille francs.

– Huit cent mille francs !

– Comme je vous le dis. A cinq compagnies différentes.

– Et Mme Sparmiento les a touchés ?

– Elle a touché cent cinquante mille francs hier, deux centmille francs aujourd’hui, pendant mon absence. Les autres paiementss’échelonneront cette semaine.

– Mais c’est effrayant ! Il eût fallu…

– Quoi, chef ? D’abord, ils ont profité de mon absence pourles règlements de compte. C’est à mon retour, par la rencontreimprévue d’un directeur de compagnie d’assurances que je connais etque j’ai fait parler, que j’ai appris la chose.

Le chef de la Sûreté se tut assez longtemps, abasourdi, puis ilmarmotta :

– Quel homme, tout de même !

Ganimard hocha la tête.

– Oui, chef, une canaille, mais on doit l’avouer, un rude homme.Pour que son plan réussît, il fallait avoir manœuvré de telle sorteque, pendant quatre ou cinq semaines, personne ne pût émettre oumême concevoir le moindre doute sur le colonel Sparmiento. Ilfallait que toutes les colères et toutes les recherches fussentconcentrées sur le seul Lupin. Il fallait que, en dernier ressort,on se trouvât simplement en face d’une veuve douloureuse,pitoyable, la pauvre Édith au Cou de Cygne, vision de grâce et delégende, créature si touchante que ces messieurs des Assurancesétaient presque heureux de déposer entre ses mains de quoi atténuerson chagrin. Voilà ce qui fut.

Les deux hommes étaient tout près l’un de l’autre et leurs yeuxne se quittaient pas.

Le chef dit :

– Qu’est-ce que c’est que cette femme ?

– Sonia Krichnoff !

– Sonia Krichnoff ?

– Oui, cette Russe que j’avais arrêtée l’année dernière, lors del’affaire du diadème, et que Lupin a fait fuir.

– Vous êtes sûr ?

– Absolument. Dérouté comme tout le monde par les machinationsde Lupin, je n’avais pas porté mon attention sur elle. Mais, quandj’ai su le rôle qu’elle jouait, je me suis souvenu. C’est bienSonia, métamorphosée en Anglaise Sonia, qui, par amour pour Lupin,n’hésiterait pas à se faire tuer.

M. Dudouis approuva :

– Bonne prise, Ganimard.

– J’ai mieux à vous offrir, chef.

– Ah ! et quoi donc ?

– La vieille nourrice de Lupin.

– Victoire ?

– Elle est ici depuis que Mme Sparmiento joue les veuves : c’estla cuisinière.

– Oh ! Oh ! fit M. Dudouis, mes compliments,Ganimard !

J’ai encore mieux à vous offrir, chef !

M. Dudouis tressauta. La main de l’inspecteur, de nouveauaccrochée à la sienne, tremblait.

– Que voulez-vous dire, Ganimard ?

– Pensez-vous, chef, que je vous aurais dérangé à cette heure,s’il ne s’agissait que de ce gibier-là ? Sonia et Victoire.Peuh ! Elles auraient bien attendu.

– Alors ? murmura M. Dudouis qui comprenait enfinl’agitation de l’inspecteur principal.

– Alors, vous avez deviné, chef !

– Il est là ?

– Il est là.

– Caché ?

– Pas du tout, camouflé, simplement. C’est le domestique.

Cette fois, M. Dudouis n’eut pas un geste, pas une parole.L’audace de Lupin le confondait.

Ganimard ricana :

– La Sainte-Trinité s’est accrue d’un quatrième personnage,Édith au Cou de Cygne aurait pu faire des gaffes. La présence dumaître était nécessaire ; il a eu le culot de revenir. Depuistrois semaines, il assiste à mon enquête et en surveilletranquillement les progrès.

– Vous l’avez reconnu ?

– On ne reconnaît pas Lupin. Il a une science du maquillage etde la transformation qui le rend méconnaissable. Et puis j’étais àmille lieues de penser… Mais ce soir, comme j’épiais Sonia dansl’ombre de l’escalier, j’ai entendu Victoire qui parlait audomestique et l’appelait « mon petit ». La lumière s’est faite enmoi ; « mon petit », c’est ainsi qu’elle l’a toujours désigné: j’étais fixé.

A son tour, M. Dudouis semblait bouleversé par la présence del’ennemi, si souvent poursuivi et toujours insaisissable.

– Nous le tenons, cette fois nous le tenons, dit-il sourdement.Il ne peut plus nous échapper.

– Non, chef, il ne le peut plus, ni lui ni les deux femmes…

– Où sont-ils ?

– Sonia et Victoire sont au second étage, Lupin autroisième.

– Mais, observa M. Dudouis avec une inquiétude soudaine,n’est-ce pas précisément par les fenêtres de ces chambres que lestapisseries ont été passées, lors de leur disparition ?

– Oui.

– En ce cas, Lupin peut s’enfuir par là également, puisque cesfenêtres donnent dans la rue Dufrénoy.

– Évidemment, chef, mais j’ai pris mes précautions. Dès votrearrivée, j’ai envoyé quatre de nos hommes sous la fenêtre, dans larue Dufrénoy. La consigne est formelle si quelqu’un apparaît auxfenêtres et fait mine de descendre, qu’on tire. Le premier coup àblanc, le deuxième à balle.

– Allons, Ganimard, vous avez pensé à tout, et, dès le petitmatin…

– Attendre, chef ! Prendre des gants avec cecoquin-là ! s’occuper des règlements et de l’heure légale etde toutes ces bêtises ! Et s’il nous brûle la politessependant ce temps ? S’il a recours à l’un de ses trucs à laLupin ? Ah non, pas de blagues. Nous le tenons, sautonsdessus, et tout de suite.

Et Ganimard, indigné, tout frémissant d’impatience, sortit,traversa le jardin et fit entrer une demi-douzaine d’hommes.

– Ça y est, chef ! j’ai fait donner l’ordre, rue Dufrénoy,de mettre le revolver au point et de viser les fenêtres.Allons-y.

Ces allées et venues avaient fait un certain bruit, quicertainement n’avait pas échappé aux habitants de l’hôtel. M.Dudouis sentait qu’il avait la main forcée. Il se décida.

– Allons-y.

L’opération fut rapide.

A huit, armés de leurs brownings, ils montèrent l’escalier sanstrop de précautions, avec la hâte de surprendre Lupin avant qu’iln’eût le temps d’organiser sa défense.

– Ouvrez, hurla Ganimard, en se ruant sur une porte qui étaitcelle de la chambre occupée par Mme Sparmiento.

D’un coup d’épaule, un agent la démolit.

Dans la chambre, personne. Et dans la chambre de Victoire,personne non plus !

– Elles sont en haut ! s’écria Ganimard. Elles ont rejointLupin dans sa mansarde. Attention !

Tous les huit, ils escaladèrent le troisième étage. A sa grandesurprise, Ganimard trouva la porte de la mansarde ouverte et lamansarde vide. Et les autres pièces étaient vides aussi.

– Crénom de crénom proféra-t-il, que sont-ils devenus ?

Mais le chef l’appela. M. Dudouis, qui venait de redescendre ausecond étage, constatait que l’une des fenêtres était, non pointfermée, mais simplement poussée.

Tenez, dit-il à Ganimard, voilà le chemin qu’ils ont pris lechemin des tapisseries. Je vous l’avais dit la rue Dufrénoy.

– Mais on aurait tiré dessus, protesta Ganimard qui grinçait derage, la rue est gardée.

– Ils seront partis avant que la rue ne soit gardée.

– Ils étaient tous les trois dans leur chambre quand je vous aitéléphoné, chef !

– Ils seront partis pendant que vous m’attendiez du côté dujardin.

– Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il n’y avait aucuneraison pour qu’ils partent aujourd’hui plutôt que demain, ou que lasemaine prochaine, après avoir empoché toutes les assurances…

Si, il y avait une raison, et Ganimard la connut lorsqu’il eutavisé sur la table une lettre à son nom, lorsqu’il l’eut décachetéeet qu’il en eut pris connaissance. Elle était formulée en ces mêmestermes de certificat que l’on délivre aux serviteurs dont on estsatisfait :

« Je soussigné, Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, ex-colonel,ex-larbin, ex-cadavre, certifie que le nommé Ganimard a faitpreuve, durant son séjour en cet hôtel, des qualités les plusremarquables. D’une conduite exemplaire, dévoué, attentif, il a,sans le secours d’aucun indice, déjoué une partie de mes plans etsauvé quatre cent cinquante mille francs aux Compagniesd’assurances. Je l’en félicite et l’excuse bien volontiers den’avoir pas prévu que le téléphone d’en bas communique avec letéléphone installé dans la chambre de Sonia Krichnoff et que, entéléphonant à M. le chef de la Sûreté, il me téléphonait en mêmetemps d’avoir à déguerpir au plus vite. Faute vénielle, qui nesaurait obscurcir l’éclat de ses services ni diminuer le mérite desa victoire.

« En suite de quoi, je lui demande de bien vouloir accepterl’hommage de mon admiration et de ma vive sympathie.

« Arsène Lupin »

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