Les Confidences d’Arsène Lupin

Chapitre 3Le signe de l’ombre

– J’ai reçu votre télégramme, me dit, en entrant chez moi, unmonsieur à moustaches grises, vêtu d’une redingote marron, etcoiffé d’un chapeau à larges bords. Et me voici. Qu’ya-t-il ?

Si je n’avais pas attendu Arsène Lupin, je ne l’aurais certespas reconnu sous cet aspect de vieux militaire en retraite.

– Qu’y a-t-il ? répliquai-je. Oh ! pas grand-chose,une coïncidence assez bizarre. Et comme il vous plaît de démêlerles affaires mystérieuses, au moins autant que de les combiner…

– Et alors ?

– Vous êtes bien pressé !

– Excessivement, si l’affaire en question ne vaut pas la peineque je me dérange. Par conséquent, droit au but.

– Droit au but, allons-y ! Et commencez, je vous prie, parjeter un coup d’œil sur ce petit tableau que j’ai découvert,l’autre semaine, dans un magasin poudreux de la rive gauche, et quej’ai acheté pour son cadre Empire, à double palmette car lapeinture est abominable.

– Abominable, en effet, dit Lupin, au bout d’un instant, mais lesujet lui-même ne manque pas de saveur…, ce coin de vieille couravec sa rotonde à colonnade grecque, son cadran solaire et sonbassin, avec son puits délabré au toit Renaissance, avec sesmarches et son banc de pierre, tout cela est pittoresque.

– Et authentique, ajoutai-je. La toile, bonne ou mauvaise, n’ajamais été enlevée de son cadre Empire. D’ailleurs, la date est là…Tenez, dans le bas, à gauche, ces chiffres rouges, 15-4-2, quisignifient évidemment 15 avril 1802.

– En effet… en effet… Mais vous parliez d’une coïncidence, et,jusqu’ici, je ne vois pas…

J’allai prendre dans un coin une longue-vue que j’établis surson trépied et que je braquai vers la fenêtre ouverte d’une petitechambre située en face de mon appartement, de l’autre côté de larue. Et je priai Lupin de regarder.

Il se pencha. Le soleil, oblique à cette heure, éclairait lachambre où l’on apercevait des meubles d’acajou très simples, ungrand lit d’enfant habillé de rideaux en cretonne.

– Ah ! dit Lupin tout à coup, le même tableau !

– Exactement le même ! affirmai-je. Et la date vous voyezla date en rouge ? 15-4-2.

– Oui, je vois… Et qui demeure dans cette chambre ?

– Une dame ou plutôt une ouvrière, puisqu’elle est obligée detravailler pour vivre…, des travaux de couture qui la nourrissent àpeine, elle et son enfant.

– Comment s’appelle-t-elle ?

– Louise d’Ernemont. D’après mes renseignements, elle estl’arrière-petite-fille d’un fermier général qui fut guillotiné sousla Terreur.

– Le même jour qu’André Chénier, acheva Lupin. Cet Ernemont,selon les mémoires du temps, passait pour très riche.

Il releva la tête et me demanda :

– L’histoire est intéressante… Pourquoi avez-vous attendu pourme la raconter ?

– Parce que c’est aujourd’hui le 15 avril.

– Eh bien ?

– Eh bien, depuis hier, je sais – un bavardage de concierge –que le 15 avril occupe une place importante dans la vie de Louised’Ernemont.

– Pas possible !

– Contrairement à ses habitudes, elle qui travaille tous lesjours, qui tient en ordre les deux pièces dont se compose sonappartement, qui prépare le déjeuner que sa fille prendra au retourde l’école communale le 15 avril, elle sort avec la petite vers dixheures, et ne rentre qu’à la nuit tombante. Cela, depuis desannées, et quel que soit le temps. Avouez que c’est étrange, cettedate que je trouve sur un vieux tableau analogue, et qui règle lasortie annuelle de la descendante du fermier général Ernemont.

– Étrange… Vous avez raison, prononça Lupin d’une voix lente. Etl’on ne sait pas où elle va ?

– On l’ignore. Elle ne s’est confiée à personne. D’ailleurs elleparle très peu.

– Vous êtes sûr de vos informations ?

– Tout à fait sûr. Et la preuve qu’elles sont exactes, tenez, lavoici.

Une porte s’était ouverte en face, livrant passage à une petitefille de sept à huit ans, qui vint se mettre à la fenêtre. Une dameapparut derrière elle, assez grande, encore jolie, l’air doux etmélancolique. Toutes deux étaient prêtes, habillées de vêtementssimples, mais qui dénotaient chez la mère un souci d’élégance.

– Vous voyez, murmurai-je, elles vont sortir.

De fait, après un moment, la mère prit l’enfant par la main, etelles quittèrent la chambre.

Lupin saisit son chapeau.

– Venez-vous ?

Une curiosité trop vive me stimulait pour que je fisse lamoindre objection. Je descendis avec Lupin.

En arrivant dans la rue, nous aperçûmes ma voisine qui entraitchez un boulanger. Elle acheta deux petits pains qu’elle plaça dansun menu panier que portait sa fille et qui semblait déjà contenirdes provisions. Puis elles se dirigèrent du côté des boulevardsextérieurs, qu’elles suivirent jusqu’à la place de l’Étoile.L’avenue Kléber les conduisit à l’entrée de Passy.

Lupin marchait silencieusement, avec une préoccupation visibleque je me réjouissais d’avoir provoquée. De temps à autre, unephrase me montrait le fil de ses réflexions, et je pouvaisconstater que l’énigme demeurait entière pour lui comme pourmoi.

Louise d’Ernemont cependant avait obliqué sur la gauche par larue Raynouard, vieille rue paisible où Franklin et Balzac vécurent,et qui, bordée d’anciennes maisons et de jardins discrets, vousdonne une impression de province. Au pied du coteau qu’elle domine,la Seine coule, et des ruelles descendent vers le fleuve.

C’est l’une de ces ruelles, étroite, tortueuse, déserte, queprit ma voisine. Il y avait d’abord à droite une maison dont lafaçade donnait sur la rue Raynouard, puis un mur moisi, d’unehauteur peu commune, soutenu de contreforts, hérissé de tessons debouteilles.

Vers le milieu, une porte basse en forme d’arcade le trouait,devant laquelle Louise d’Ernemont s’arrêta, et qu’elle ouvrit àl’aide d’une clef qui nous parut énorme. La mère et la filleentrèrent.

– En tout cas, me dit Lupin, elle n’a rien à cacher, car elle nes’est pas retournée une seule fois…

Il avait à peine achevé cette phrase qu’un bruit de pas retentitderrière nous. C’étaient deux vieux mendiants, un homme et unefemme déguenillés, sales, crasseux, couverts de haillons. Ilspassèrent sans prêter attention à notre présence. L’homme sortit desa besace une clef semblable à celle de ma voisine, etl’introduisit dans la serrure. La porte se referma sur eux.

Et tout de suite, au bout de la ruelle, un bruit d’automobilequi s’arrête. Lupin m’entraîna cinquante mètres plus bas, dans unrenfoncement qui suffisait à nous dissimuler. Et nous vîmesdescendre, un petit chien sous le bras, une jeune femme trèsélégante, parée de bijoux, les yeux trop noirs, les lèvres troprouges, et les cheveux trop blonds. Devant la porte, même manœuvre,même clef… La demoiselle au petit chien disparut.

– Ça commence à devenir amusant, ricana Lupin. Quel rapport cesgens-là peuvent-ils avoir les uns avec les autres ?

Successivement débouchèrent deux dames âgées, maigres, assezmisérables d’aspect, et qui se ressemblaient comme deux sœurs puisun valet de chambre ; puis un caporal d’infanterie ; puisun gros monsieur vêtu d’une jaquette malpropre et rapiécée ;puis une famille d’ouvriers, tous les six pâles, maladifs, l’air degens qui ne mangent pas à leur faim. Et chacun des nouveaux venusarrivait avec un panier ou un filet rempli de provisions.

– C’est un pique-nique, m’écriai-je.

– De plus en plus étonnant, articula Lupin, et je ne seraitranquille que quand je saurai ce qui se passe derrière ce mur.

L’escalader, c’était impossible. En outre nous vîmes qu’ilaboutissait, au bas de la ruelle comme en haut, à deux maisons dontaucune fenêtre ne donnait sur l’enclos.

Nous cherchions vainement un stratagème, quand, tout à coup, lapetite porte se rouvrit et livra passage à l’un des enfants del’ouvrier.

Le gamin monta en courant jusqu’à la rue Raynouard. Quelquesminutes après, il rapportait deux bouteilles d’eau, qu’il déposapour sortir de sa poche la grosse clef.

A ce moment, Lupin m’avait déjà quitté et longeait le mur d’unpas lent comme un promeneur qui flâne. Lorsque l’enfant, aprèsavoir pénétré dans l’enclos, repoussa la porte, il fit un bond etplanta la pointe de son couteau dans la gâche de la serrure. Lepêne n’étant pas engagé, un effort suffit pour que le battants’entrebâillât.

– Nous y sommes, dit Lupin.

Il passa la tête avec précaution, puis, à ma grande surprise,entra franchement. Mais, ayant suivi son exemple, je pus constaterque, à dix mètres en arrière du mur, un massif de lauriers élevaitcomme un rideau qui nous permettait d’avancer sans être vus.

Lupin se posta au milieu du massif. Je m’approchai et, ainsi quelui, j’écartai les branches d’un arbuste. Le spectacle qui s’offritalors à mes yeux était si imprévu, que je ne pus retenir uneexclamation, tandis que, de son côté, Lupin jurait entre ses dents:

– Crebleu ! celle-là est drôle !

Nous avions devant nous, dans l’espace restreint qui s’étendaitentre les deux maisons sans fenêtres, le même décor quereprésentait le vieux tableau acheté par moi chez unbrocanteur !

Le même décor ! Au fond, contre un second mur, la mêmerotonde grecque offrait sa colonnade légère. Au centre, les mêmesbancs de pierre dominaient un cercle de quatre marches quidescendaient vers un bassin aux dalles moisies. Sur la gauche, lemême puits dressait son toit de fer ouvragé, et tout près, le mêmecadran solaire montrait la flèche de son style et sa table demarbre.

Le même décor ! Et ce qui ajoutait à l’étrangeté duspectacle, c’était le souvenir, obsédant pour Lupin et pour moi, decette date du 15 avril, et c’était l’idée que précisément cejour-là nous étions le 15 avril, et que seize à dix-huit personnes,si différentes d’âge, de condition et de manières, avaient choisile 15 avril pour se rassembler en ce coin perdu de Paris.

Toutes, à la minute où nous les vîmes, assises par groupesisolés sur les bancs et les marches, elles mangeaient. Non loin dema voisine et de sa fille, la famille d’ouvriers et le couple demendiants fusionnaient, tandis que le valet de chambre, le monsieurà la jaquette malpropre, le caporal d’infanterie et les deux sœursmaigres, réunissaient leurs tranches de jambon, leurs boîtes desardines et leur fromage de gruyère.

Il était alors une heure et demie. Le mendiant sortit sa pipeainsi que le gros monsieur. Les hommes se mirent à fumer près de larotonde et les femmes les rejoignirent. D’ailleurs, tous ces gensavaient l’air de se connaître.

Ils se trouvaient assez loin de nous, de sorte que nousn’entendions pas leurs paroles. Cependant, nous vîmes que laconversation devenait animée. La demoiselle au petit chien surtout,très entourée maintenant, pérorait et faisait de grands gestes quiincitaient le petit chien à des aboiements furieux.

Mais soudain il y eut une exclamation et, aussitôt, des cris decolère, et tous, hommes et femmes, ils s’élancèrent en désordrevers le puits.

Un des gamins de l’ouvrier en surgissait à ce moment, attachépar la ceinture au crochet de fer qui termine la corde, et lestrois autres gamins le remontaient en tournant la manivelle.

Plus agile, le caporal se jeta sur lui, et, tout de suite, levalet de chambre et le gros monsieur l’agrippèrent, tandis que lesmendiants et les sœurs maigres se battaient avec le ménageouvrier.

En quelques secondes, il ne restait plus à l’enfant que sachemise. Maître des vêtements, le valet de chambre se sauva,poursuivi par le caporal qui lui arracha la culotte, laquelle futreprise au caporal par une des sœurs maigres.

– Ils sont fous ! murmurai-je, absolument ahuri.

– Mais non, mais non, dit Lupin.

– Comment ! vous y comprenez donc quelque chose ?

A la fin, Louise d’Ernemont qui, après le débat, s’était poséeen conciliatrice, réussit à apaiser le tumulte. On s’assit denouveau, mais il y eut une réaction chez tous ces gens exaspérés,et ils demeurèrent immobiles et taciturnes, comme harassés defatigue.

Et du temps s’écoula. Impatienté, et commençant à souffrir de lafaim, j’allai chercher jusqu’à la rue Raynouard quelquesprovisions, que nous nous partageâmes tout en surveillant lesacteurs de la comédie incompréhensible qui se jouait sous nos yeux.Chaque minute semblait les accabler d’une tristesse croissante, etils prenaient des attitudes découragées, courbaient le dos de plusen plus et s’absorbaient dans leurs méditations.

– Vont-ils coucher là ? prononçai-je avec ennui.

Mais, vers cinq heures, le gros monsieur à la jaquette malpropretira sa montre. On l’imita, et tous, leur montre à la main, ilsparurent attendre avec anxiété un événement qui devait avoir poureux une importance considérable. L’événement ne se produisit pas,car, au bout de quinze à vingt minutes, le gros monsieur eut ungeste de désespoir, se leva et mit son chapeau.

Alors des lamentations retentirent. Les deux sours maigres et lafemme de l’ouvrier se jetèrent à genoux et firent le signe de lacroix. La demoiselle au petit chien et la mendiante s’embrassèrenten sanglotant, et nous surprîmes Louise d’Ernemont qui serrait safille contre elle, d’un mouvement triste.

– Allons-nous-en, dit Lupin.

– Vous croyez que la séance est finie ?

– Oui, et nous n’avons que le temps de filer.

Nous partîmes sans encombre. Au haut de la rue Raynouard, Lupintourna sur sa gauche et, me laissant dehors, entra dans la premièremaison, celle qui dominait l’enclos.

Après avoir conversé quelques instants avec le concierge, il merejoignit et nous arrêtâmes une automobile.

– Rue de Turin, 34, dit-il au chauffeur.

Au 34 de cette rue, le rez-de-chaussée était occupé par uneétude de notaire et, presque aussitôt, nous fûmes introduits dansle cabinet de Me Valandier, homme d’un certain âge, affable etsouriant.

Lupin se présenta sous le nom du capitaine en retraite Janniot.Il voulait se faire bâtir une maison selon ses goûts, et on luiavait parlé d’un terrain sis auprès de la rue Raynouard.

– Mais ce terrain n’est pas à vendre ! s’écria MeValandier.

– Ah ! on m’avait dit…

– Nullement…, nullement…

Le notaire se leva et prit dans une armoire un objet qu’il nousmontra. Je fus confondu. C’était le même tableau que j’avaisacheté, le même tableau qui se trouvait chez Louise d’Ernemont.

– Il s’agit du terrain que représente cette toile, le d’Ernemontcomme on l’appelle ?

– Précisément.

– Eh bien, reprit le notaire, ce clos faisait partie d’un grandjardin que possédait le fermier général d’Ernemont, exécuté sous laTerreur. Tout ce qui pouvait être vendu, les héritiers le vendirentpeu à peu. Mais ce dernier morceau est resté et restera dansl’indivision…, à moins que…

Le notaire se mit à rire.

– A moins que ? interrogea Lupin.

– Oh ! c’est toute une histoire, assez curieuse d’ailleurs,et dont je m’amuse quelquefois à parcourir le dossiervolumineux.

– Est-il indiscret ?

– Pas du tout, déclara Me Valandier qui semblait ravi, aucontraire, de placer son récit.

Et sans se faire prier, il commença.

« Dès le début de la Révolution, Louis-Agrippa d’Ernemont, sousprétexte de rejoindre sa femme qui vivait à Genève avec leur fillePauline, ferma son hôtel du faubourg Saint-Germain, congédia sesdomestiques, et vint s’installer, ainsi que son fils Charles, danssa petite maison de Passy où personne ne le connaissait, qu’unevieille servante dévouée. Il y resta caché durant trois ans, et ilpouvait espérer que sa retraite ne serait pas découverte lorsqu’unjour, après déjeuner, comme il faisait sa sieste, la vieilleservante entra précipitamment dans sa chambre. Elle avait aperçu aubout de la rue une patrouille d’hommes armés qui semblait sediriger vers la maison. Louis d’Ernemont s’apprêta vivement, et, àl’instant où les hommes frappaient, disparut par la porte quidonnait sur le jardin, en criant à son fils d’une voix effacée:

« Retiens-les…, cinq minutes seulement.

« Voulait-il s’enfuir ? Trouva-t-il gardées les issues dujardin ? Sept ou huit minutes plus tard, il revenait,répondait très calmement aux questions, et ne faisait aucunedifficulté pour suivre les hommes. Son fils Charles, bien qu’iln’eût que dix-huit ans, fut également emmené. »

– Cela se passait ? demanda Lupin.

– Cela se passait le 26 germinal an II, c’est-à-dire le…

Me Valandier s’interrompit, les yeux tournés vers le calendrierqui pendait au mur, et il s’écria :

– Mais c’est justement aujourd’hui. Nous sommes le 15 avril,jour anniversaire de l’arrestation du fermier général.

– Coïncidence bizarre, dit Lupin. Et cette arrestation eut, sansdoute, étant donné l’époque, des suites graves ?

– Oh ! fort graves, dit le notaire en riant. Trois moisaprès, au début de Thermidor, le fermier général montait surl’échafaud. On oublia son fils Charles en prison, et leurs biensfurent confisqués.

– Des biens immenses, n’est-ce pas ? fit Lupin.

– Eh voilà ! voilà précisément où les choses secompliquent. Ces biens qui, en effet, étaient immenses, demeurèrentintrouvables. On constata que l’hôtel du faubourg Saint-Germainavait été, avant la Révolution, vendu à un Anglais, ainsi que tousles châteaux et terres de province, ainsi que tous les bijoux,valeurs et collections du fermier général. La Convention, puis leDirectoire, ordonnèrent des enquêtes minutieuses. Ellesn’aboutirent à aucun résultat.

– Il restait tout au moins, dit Lupin, la maison de Passy.

– La maison de Passy fut achetée à vil prix par le délégué mêmede la Commune qui avait arrêté d’Ernemont, le citoyen Broquet. Lecitoyen Broquet s’y enferma, barricada les portes, fortifia lesmurs, et lorsque Charles d’Ernemont, enfin libéré, se présenta, ille reçut à coups de fusil. Charles intenta des procès, les perdit,promit de grosses sommes. Le citoyen Broquet fut intraitable. Ilavait acheté la maison, il la garda, et il l’eût gardée jusqu’à samort, si Charles n’avait obtenu l’appui de Bonaparte. Le 12 février1803, le citoyen Broquet vida les lieux, mais la joie de Charlesfut si grande, et sans doute son cerveau avait été bouleversé siviolemment par toutes ces épreuves, que, en arrivant au seuil de lamaison enfin reconquise, avant même d’ouvrir la porte, il se mit àdanser et à chanter. Il était fou !

– Bigre ! murmura Lupin. Et que devint-il ?

– Sa mère, et sa sœur Pauline (laquelle avait fini par se marierà Genève avec un de ses cousins) étant mortes toutes deux, lavieille servante prit soin de lui, et ils vécurent ensemble dans lamaison de Passy. Des années se passèrent sans événement notable,mais soudain, en 1812, un coup de théâtre. A son lit de mort,devant deux témoins qu’elle appela, la vieille servante fitd’étranges révélations. Elle déclara que, au début de laRévolution, le fermier général avait transporté dans sa maison dePassy des sacs remplis d’or et d’argent, et que ces sacs avaientdisparu quelques jours avant l’arrestation. D’après des confidencesantérieures de Charles d’Ernemont, qui les tenait de son père, lestrésors se trouvaient cachés dans le jardin, entre la rotonde, lecadran solaire et le puits. Comme preuve elle montra troistableaux, ou plutôt, car ils n’étaient pas encadrés, trois toilesque le fermier général avait peintes durant sa captivité et qu’ilavait réussi à lui faire passer avec l’ordre de les remettre à safemme, à son fils et à sa fille. Tentés par l’appât des richesses,Charles et la vieille bonne avaient gardé le silence. Puis étaientvenus les procès, la conquête de la maison, la folie de Charles,les recherches personnelles et inutiles de la servante, et lestrésors étaient toujours là.

– Et ils y sont encore, ricana Lupin.

– Et ils y sont toujours, s’écria Me Valandier à moins…, à moinsque le citoyen Broquet, qui sans doute avait flairé quelque chose,ne les ait dénichés. Hypothèse peu probable, car le citoyen Broquetmourut dans la misère.

– Alors ?

– Alors on chercha. Les enfants de Pauline, la sœur, accoururentde Genève. On découvrit que Charles s’était marié clandestinementet qu’il avait des fils. Tous ces héritiers se mirent à labesogne.

– Mais Charles ?

– Charles vivait dans la retraite la plus absolue. Il nequittait pas sa chambre.

– Jamais ?

– Si, et c’est là vraiment ce qu’il y a d’extraordinaire, deprodigieux dans l’aventure. Une fois l’an, Charles d’Ernemont, mûpar une sorte de volonté inconsciente, descendait, suivaitexactement le chemin que son père avait suivi, traversait lejardin, et s’asseyait tantôt sur les marches de la rotonde, dontvous voyez ici le dessin, tantôt sur la margelle de ce puits. Acinq heures vingt-sept minutes, il se levait et rentrait, et,jusqu’à sa mort, survenue en 1820, il ne manqua pas une seule foiscet incompréhensible pèlerinage. Or ce jour-là, c’était le 15avril, jour de l’anniversaire de l’arrestation.

Me Valandier ne souriait plus, troublé lui-même par ladéconcertante histoire qu’il nous racontait.

Après un instant de réflexion, Lupin demanda :

– Et depuis la mort de Charles ?

– Depuis cette époque, reprit le notaire avec une certainesolennité, depuis bientôt cent ans, les héritiers de Charles et dePauline d’Ernemont continuent le pèlerinage du 15 avril. Lespremières années, des fouilles minutieuses furent pratiquées. Pasun pouce du jardin que l’on ne scrutât, pas une motte de terre quel’on ne retournât. Maintenant, c’est fini. A peine si l’on cherche.A peine si, de temps à autre, sans motif, on soulève une pierre oul’on explore le puits. Non, ils s’assoient sur les marches de larotonde comme le pauvre fou, et comme lui attendent. Et,voyez-vous, c’est la tristesse de leur destinée. Depuis cent ans,tous ceux qui se sont succédé, les fils après les pères, tous, ilsont perdu, comment dirais-je ? le ressort de la vie. Ils n’ontplus de courage, plus d’initiative. Ils attendent, ils attendent le15 avril, et lorsque le 15 avril est arrivé, ils attendent qu’unmiracle se produise. Tous, la misère a fini par les vaincre. Mesprédécesseurs et moi, peu à peu, nous avons vendu, d’abord lamaison pour en construire une autre de rapport plus fructueux,ensuite des parcelles du jardin, et d’autres parcelles. Mais, cecoin-là, ils aimeraient mieux mourir que de l’aliéner. Là-dessustout le monde est d’accord, aussi bien Louise d’Ernemont,l’héritière directe de Pauline, que les mendiants, les ouvriers, levalet de chambre, la danseuse de cirque, etc. qui représentent cemalheureux Charles.

Un nouveau silence, et Lupin reprit :

– Votre opinion, Maître Valandier ?

– Mon opinion est qu’il n’y a rien. Quel crédit accorder auxdires d’une vieille bonne, affaiblie par l’âge ? Quelleimportance attacher aux lubies d’un fou ? En outre, si lefermier général avait réalisé sa fortune, ne croyez-vous point quecette fortune se serait trouvée ? Dans un espace restreintcomme celui-là, on cache un papier, un joyau, non pas destrésors.

– Cependant, les tableaux ?

– Oui, évidemment. Mais tout de même, est-ce une preuvesuffisante ?

Lupin se pencha sur celui que le notaire avait tiré del’armoire, et après l’avoir examiné longuement :

– Vous avez parlé de trois tableaux ?

– Oui ; l’un, que voici, fut remis à mon prédécesseur parles héritiers de Charles. Louise d’Ernemont en possède un autre.Quant au troisième, on ne sait ce qu’il est devenu.

Lupin me regarda et continua :

– Et chacun d’eux portait la même date ?

– Oui, inscrite par Charles d’Ernemont lorsqu’il les fitencadrer peu de temps avant sa mort La même date, 15-4-2,c’est-à-dire le 15 avril an II, selon le calendrierrévolutionnaire, puisque l’arrestation eut lieu en avril 1794.

– Ah ! bien, parfait, dit Lupin le chiffre 2 signifie…

Il demeura pensif durant quelques instants et reprit :

– Encore une question, voulez-vous ? Personne ne s’estjamais offert pour résoudre ce problème ?

Me Valendier leva les bras.

– Que dites-vous là s’écria-t-il. Mais ce fut la plaie del’étude. De 1820 à 1843, un de mes prédécesseurs, Me Turbon, a étéconvoqué dix-huit fois à Passy par le groupe des héritiers auxquelsdes imposteurs, des tireurs de cartes, des illuminés avaient promisde découvrir les trésors du fermier général. A la fin, une règlefut établie : toute personne étrangère qui voulait opérer desrecherches devait, au préalable, déposer une certaine somme.

– Quelle somme ?

– Cinq mille francs. En cas de réussite, le tiers des trésorsrevient à l’individu. En cas d’insuccès, le dépôt reste acquis auxhéritiers. Comme ça, je suis tranquille.

– Voici les cinq mille francs.

Le notaire sursauta.

– Hein ! que dites-vous ?

– Je dis, répéta Lupin en sortant cinq billets de sa poche, eten les étalant sur la table avec le plus grand calme, je dis quevoici le dépôt de cinq mille francs. Veuillez m’en donner reçu, etconvoquer tous les héritiers d’Ernemont pour le 15 avril de l’annéeprochaine, à Passy.

Le notaire n’en revenait pas. Moi-même, quoique Lupin m’eûthabitué à ces coups de théâtre, j’étais fort surpris.

– C’est sérieux ? articula M Valandier.

– Absolument sérieux.

– Pourtant je ne vous ai pas caché mon opinion. Toutes ceshistoires invraisemblables ne reposent sur aucune preuve.

– Je ne suis pas de votre avis, déclara Lupin.

Le notaire le regarda comme on regarde un monsieur dont laraison n’est pas très saine. Puis, se décidant, il prit la plume etlibella, sur papier timbré, un contrat qui mentionnait le dépôt ducapitaine en retraite Janniot, et lui garantissait un tiers dessommes par lui découvertes.

– Si vous changez d’avis, ajouta-t-il, je vous prie de m’enavertir huit jours d’avance. Je ne préviendrai la familled’Ernemont qu’au dernier moment, afin de ne pas donner à cespauvres gens un espoir trop long.

– Vous pouvez les prévenir dès aujourd’hui, Maître Valandier.Ils passeront, de la sorte, une année meilleure.

On se quitta. Aussitôt dans la rue, je m’écrai :

– Vous savez donc quelque chose ?

– Moi ? répondit Lupin, rien du tout. Et c’est là,précisément, ce qui m’amuse.

– Mais il y a cent ans que l’on cherche !

– Il s’agit moins de chercher que de réfléchir. Or j’ai troiscent soixante-cinq jours pour réfléchir. C’est trop, et je risqued’oublier cette affaire, si intéressante qu’elle soit. Cher ami,vous aurez l’obligeance de me la rappeler, n’est-ce pas ?

Je la lui rappelai à diverses reprises pendant les mois quisuivirent, sans que, d’ailleurs, il parût y attacher beaucoupd’importance. Puis il y eut toute une période durant laquelle jen’eus pas l’occasion de le voir. C’était l’époque, je le susdepuis, du voyage qu’il fit en Arménie, et de la lutte effroyablequ’il entreprit contre le Sultan rouge, lutte qui se termina parl’effondrement du despote.

Je lui écrivais toutefois à l’adresse qu’il m’avait donnée, etje pus ainsi lui communiquer que certains renseignements obtenus dedroite et de gauche sur ma voisine, Louise d’Ernemont, m’avaientrévélé l’amour qu’elle avait eu, quelques années auparavant, pourun jeune homme très riche, qui l’aimait encore, mais qui, contraintpar sa famille, avait dû l’abandonner, ainsi que le désespoir de lajeune femme, la vie courageuse qu’elle menait avec sa fille.

Lupin ne répondit à aucune de mes lettres. Lesrecevait-il ? La date approchait cependant, et je n’étais passans me demander si ses nombreuses entreprises ne l’empêcheraientpas de venir au rendez-vous fixé.

De fait, le matin du 15 avril arriva, et j’avais fini dedéjeuner que Lupin n’était pas encore là. A midi un quart, je m’enallai et me fis conduire à Passy.

Tout de suite, dans la ruelle, j’avisai les quatre gamins del’ouvrier qui stationnaient devant la porte. Averti par eux, MeValandier accourut à ma rencontre.

– Eh bien, le capitaine Janniot ? s’écria-t-il.

– Il n’est pas ici ?

– Non, et je vous prie de croire qu’on l’attend avecimpatience.

Les groupes, en effet, se pressaient autour du notaire, et tousces visages, que je reconnus, n’avaient plus leur expression morneet découragée de l’année précédente.

– Ils espèrent, me dit Me Valandier, et c’est ma faute. Quevoulez-vous… Votre ami m’a laissé un tel souvenir que j’ai parlé àces braves gens avec une confiance que je n’éprouve pas. Mais, toutde même, c’est un drôle de type que ce capitaine Janniot…

Il m’interrogea, et je lui donnai, sur le capitaine, desindications quelque peu fantaisistes que les héritiers écoutaienten hochant la tête.

Louise d’Ernemont murmura :

– Et s’il ne vient pas ?

– Nous aurons toujours les cinq mille francs à nous partager,dit le mendiant.

N’importe ! La parole de Louise d’Ernemont avait jeté unfroid. Les visages se renfrognèrent, et je sentis comme uneatmosphère d’angoisse qui pesait sur nous.

A une heure et demie, les deux sœurs maigres s’assirent, prisesde défaillance. Puis le gros monsieur à la jaquette malpropre eutune révolte subite contre le notaire.

– Parfaitement, Maître Valandier, vous êtes responsable… Vousauriez dû amener le capitaine de gré ou de force… Un farceur,évidemment.

Il me regarda d’un œil mauvais et le valet de chambre, de soncôté, maugréa des injures à mon adresse.

Mais l’aîné des gamins surgit à la porte en criant :

– Voilà quelqu’un ! Une motocyclette !

Le bruit d’un moteur grondait par-delà le mur. Au risque de serompre les os, un homme à motocyclette dégringolait la ruelle.Brusquement, devant la porte, il bloqua ses freins et sauta demachine.

Sous la couche de poussière qui le recouvrait comme d’uneenveloppe, on pouvait voir que ses vêtements gros bleu, que sonpantalon au pli bien formé, n’étaient point ceux d’un touriste, pasplus que son chapeau de feutre noir ni que ses bottinesvernies.

Mais ce n’est pas le capitaine Janniot, clama le notaire quihésitait à le reconnaître.

– Si, affirma Lupin en nous tendant la main, c’est le capitaineJanniot, seulement j’ai fait couper ma moustache Maître Valandier,voici le reçu que vous avez signé.

Il saisit un des gamins par le bras et lui dit :

– Cours à la station de voitures et ramène une automobilejusqu’à la rue Raynouard. Galope, j’ai un rendez-vous urgent à deuxheures et quart.

Il y eut des gestes de protestation. Le capitaine Janniot tirasa montre.

– Eh quoi ! il n’est que deux heures moins douze. J’aiquinze bonnes minutes. Mais pour Dieu que je suis fatigué ! etsurtout comme j’ai faim !

En hâte le caporal lui tendit son pain de munition qu’il mordità pleines dents, et s’étant assis, il prononça :

– Vous m’excuserez. Le rapide de Marseille a déraillé entreDijon et Laroche. Il y a une quinzaine de morts, et des blessés quej’ai dû secourir. Alors, dans le fourgon des bagages, j’ai trouvécette motocyclette Maître Valandier, vous aurez l’obligeance de lafaire remettre à qui de droit. L’étiquette est encore attachée auguidon. Ah te voici de retour, gamin. L’auto est là ? Au coinde la rue Raynouard ? A merveille.

Il consulta sa montre.

– Eh ! Eh ! pas de temps à perdre.

Je le regardais avec une curiosité ardente. Mais quelle devaitêtre l’émotion des héritiers d’Ernemont ! Certes, ilsn’avaient pas, dans le capitaine Janniot, la foi que j’avais enLupin. Cependant leurs figures étaient blêmes et crispées.

Lentement le capitaine Janniot se dirigea vers la gauche ets’approcha du cadran solaire. Le piédestal en était formé par unhomme au torse puissant, qui portait, sur les épaules, une table demarbre dont le temps avait tellement usé la surface qu’ondistinguait à peine les lignes des heures gravées. Au-dessus unAmour, aux ailes déployées, tenait une longue flèche qui servaitd’aiguille.

Le capitaine resta penché environ une minute, les yeuxattentifs.

Puis il demanda :

– Un couteau, s’il vous plaît ?

Deux heures sonnèrent quelque part. A cet instant précis, sur lecadran illuminé de soleil, l’ombre de la flèche se profilaitsuivant une cassure du marbre qui coupait le disque à peu près parle milieu.

Le capitaine saisit le couteau qu’on lui tendait. Il l’ouvrit.Et à l’aide de la pointe, très doucement, il commença à gratter lemélange de terre, de mousse et de lichen qui remplissait l’étroitecassure.

Tout de suite, à dix centimètres du bord, il s’arrêta, comme sison couteau eût rencontré un obstacle, enfonça l’index et le pouce,et retira un menu objet qu’il frotta entre les paumes de ses mainset offrit ensuite au notaire.

– Tenez, Maître Valandier, voici toujours quelque chose.

C’était un diamant énorme, de la grosseur d’une noisette, ettaillé de façon admirable.

Le capitaine se remit à la besogne. Presque aussitôt, nouvellehalte. Un second diamant, superbe et limpide comme le premier,apparut.

Et puis il en vint un troisième, et un quatrième.

Une minute après, tout en suivant d’un bord à l’autre lafissure, et sans creuser certes à plus d’un centimètre et demi deprofondeur, le capitaine avait retiré dix-huit diamants de la mêmegrosseur.

Durant cette minute il n’y eut pas, autour du cadran solaire, unseul cri, pas un seul geste. Une sorte de stupeur anéantissait leshéritiers. Puis le gros monsieur murmura :

– Crénom de crénom !

Et le caporal gémit :

– Ah ! mon capitaine…, mon capitaine…

Les deux sœurs tombèrent évanouies. La demoiselle au petit chiense mit à genoux et pria, tandis que le domestique titubant, l’aird’un homme ivre, se tenait la tête à deux mains, et que Louised’Ernemont pleurait.

Lorsque le calme fut rétabli et qu’on voulut remercier lecapitaine Janniot, on s’aperçut qu’il était parti.

Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que l’occasion seprésenta, pour moi, d’interroger Lupin au sujet de cette affaire.En veine de confidences, il me répondit :

– L’affaire des dix-huit diamants ? Mon Dieu, quand jesonge que trois ou quatre générations de mes semblables en ontcherché la solution !

– Et les dix-huit diamants étaient là, sous un peu depoussière !

– Mais comment avez-vous deviné ?

– Je n’ai pas deviné. J’ai réfléchi. Ai-je eu même besoin deréfléchir ? Dès le début, je fus frappé par ce fait que toutel’aventure était dominée par une question primordiale : la questionde temps. Lorsqu’il avait encore sa raison, Charles d’Ernemontinscrivait une date sur les trois tableaux. Plus tard, dans lesténèbres où il se débattait, une petite lueur d’intelligence leconduisait chaque année au centre du vieux jardin, et la même lueurl’en éloignait chaque année, au même instant, c’est-à-dire à cinqheures vingt-sept minutes. Qu’est-ce qui réglait de la sorte lemécanisme déréglé de ce cerveau ? Quelle force supérieuremettait en mouvement le pauvre fou ? Sans aucun doute, lanotion instinctive du Temps que représentait, sur les tableaux dufermier général, le cadran solaire. C’était la révolution annuellede la terre autour du soleil qui ramenait à date fixe Charlesd’Ernemont dans le jardin de Passy. Et c’était la révolution diurnequi l’en chassait à heure fixe, c’est-à-dire à l’heure,probablement, où le soleil, caché par des obstacles différents deceux d’aujourd’hui, n’éclairait plus le jardin de Passy. Or toutcela, le cadran solaire en était le symbole même. Et c’estpourquoi, tout de suite, je sus où il fallait chercher.

– Mais l’heure de la recherche, comme l’avez-vousétablie ?

– Tout simplement d’après les tableaux. Un homme vivant à cetteépoque, comme Charles d’Ernemont, eût inscrit 26 germinal an II, ou15 avril 1794, mais non 15 avril an II. Je suis stupéfait quepersonne n’y ait songé.

– Le chiffre 2 signifiait donc deux heures ?

– Évidemment. Et voici ce qui dut se passer. Le fermier généralcommença par convertir sa fortune en bonnes espèces d’or etd’argent. Puis, par surcroît de précaution, avec cet or et cetargent, il acheta dix-huit diamants merveilleux. Surpris parl’arrivée de la patrouille, il s’enfuit dans le jardin. Où cacherles diamants ? Le hasard fit que ses yeux tombèrent sur lecadran. Il était deux heures. L’ombre de la flèche suivait alors lacassure du marbre. Il obéit à ce signe de l’ombre, enfonça dans lapoussière les dix-huit diamants, et revint très calmement se livreraux soldats.

– Mais l’ombre de la flèche se rencontre tous les jours à deuxheures avec la cassure du marbre, et non pas seulement le 15avril.

– Vous oubliez, mon cher ami, qu’il s’agit d’un fou et que, lui,n’a retenu que cette date, le 15 avril.

– Soit, mais vous, du moment que vous aviez déchiffré l’énigme,il vous était facile, depuis un an, de vous introduire dansl’enclos et de dérober les diamants.

– Très facile, et je n’eusse certes pas hésité, si j’avais euaffaire à d’autres gens. Mais vrai, ces malheureux m’ont faitpitié. Et puis, vous connaissez cet idiot de Lupin : l’idéed’apparaître tout d’un coup en génie bienfaisant et d’épater sonsemblable, lui ferait commettre toutes les bêtises.

– Bah ! m’écriai-je, la bêtise n’est pas si grande. Sixbeaux diamants ! Voilà un contrat que les héritiers d’Ernemontont dû remplir avec joie.

Lupin me regarda et, soudain, éclatant de rire :

– Vous ne savez donc pas ? Ah ! celle-là est bienbonne… La joie des héritiers d’Ernemont… Mais, mon cher ami, lelendemain ce brave capitaine Janniot avait autant d’ennemismortels ! Le lendemain les deux sœurs maigres et le grosmonsieur organisaient la résistance. Le contrat ? Aucunevaleur, puisque, et c’était facile à le prouver, il n’y avait pointde capitaine Janniot. « Le capitaine Janniot ! D’où sort cetaventurier ? Qu’il nous attaque et l’on verra ! »

– Louise d’Ernemont, elle-même ?

– Non, Louise d’Ernemont protesta contre cette infamie. Mais quepouvait-elle ? D’ailleurs, devenue riche, elle retrouva sonfiancé. Je n’entendis plus parler d’elle.

– Et alors ?

– Et alors, mon cher ami, pris au piège, légalement impuissant,j’ai dû transiger et accepter pour ma part un modeste diamant, leplus petit et le moins beau. Allez donc vous mettre en quatre pourrendre service à votre prochain !

Et Lupin bougonna entre ses dents :

– Ah ! la reconnaissance, quelle fumisterie !Heureusement que les honnêtes gens ont pour eux leur conscience, etla satisfaction du devoir accompli.

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