Les Diaboliques

Ceci est digne de gens sans Dieu. (ALLEN)

Le jour tombait depuis quelques instants dans les rues de laville de ***. Mais, dans l’église de cette petite et expressiveville de l’Ouest, la nuit était tout à fait venue. La nuit avancepresque toujours dans les églises. Elle y descend plus vite quepartout ailleurs, soit à cause des reflets sombres des vitraux,quand il y a des vitraux, soit à cause de l’entrecroisement despiliers, si souvent comparés aux arbres des forêts, et aux ombresportées par les voûtes. Cette nuit des églises, qui devance un peula mort définitive du jour au dehors, n’en fait guère nulle partfermer les portes. Généralement, elles restent ouvertes, l’Angelussonné, – et même quelquefois très tard, la veille des grandes fêtespar exemple, dans les villes dévotes, où l’on se confesse en grandnombre pour les communions du lendemain. Jamais, à aucune heure dela journée, les églises de province ne sont plus hantées par ceuxqui les fréquentent qu’à cette heure vespérale où les travauxcessent, où la lumière agonise, et où l’âme chrétienne se prépare àla nuit, – à la nuit qui ressemble à la mort et laquelle la mortpeut venir. A cette heure-là, on sent vraiment très bien que lareligion chrétienne est la fille des catacombes et qu’elle atoujours quelque chose en elle des mélancolies de son berceau.C’est à ce moment, en effet, que ceux qui croient encore à laprière aiment à venir s’agenouiller et s’accouder, le front dansleurs mains, en ces nuits mystérieuses des nefs vides, quirépondent certainement au plus profond besoin de l’âme humaine, carsi pour nous autres mondains et passionnés, le tête-à-tête encachette avec la femme aimée nous paraît plus intime et plustroublant dans les ténèbres, pourquoi n’en serait-il pas de mêmepour les âmes religieuses avec Dieu, quand il fait noir devant sestabernacles, et qu’elles lui parlent, de bouche à oreille, dansl’obscurité&|160;?

Or, c’est ainsi qu’elles semblaient lui parler dans l’église de*** ce jour-là, les âmes pieuses qui y étaient venues faire leursprières du soir, selon leur coutume. Quoique dans la ville, grised’un crépuscule brumeux d’automne, les réverbères ne fussent pasencore allumés, – ni la petite lampe grillagée de la statue de laVierge, qu’on voyait à la façade de l’hôtel des dames de laVarengerie, et qui n’y est plus à présent, – il y avait plus dedeux heures que les Vêpres étaient finies, – car c’était dimanche,ce jour-là, – et le nuage d’encens qui forme longtemps un daisbleuâtre dans l’en-haut des voûtes du chœur, après les Offices, s’yétait évaporé. La nuit, épaisse déjà dans l’église, y étalait sagrande draperie d’ombre qui semblait, comme une voile tombant d’unmât, déferler des cintres. Deux maigres cierges, perchés autournant de deux piliers de la nef, assez éloignés l’un de l’autre,et la lampe du sanctuaire, piquant sa petite étoile immobile dansle noir du chœur, plus profond que tout ce qui était noir àl’entour, faisaient ramper sur les ténèbres qui noyaient la nef etles bas-côtés, une lueur fantômale plutôt qu’une lumière. A cettefiltration de clarté incertaine, il était possible de se voirdouteusement et confusément, mais il était impossible de sereconnaître… On apercevait bien, ici et là, dans les pénombres, desgroupes plus opaques que les fonds sut lesquels ils se détachaientvaguement, – des dos courbés, – quelques coiffes blanches de femmesdu peuple agenouillées par terre, – deux ou trois mantelets quiavaient baissé leurs capuchons&|160;; mais c’était tout. Ons’entendait mieux qu’on ne se voyait. Toutes ces bouches quipriaient à voix basse, dans ce grand vaisseau silencieux et sonore,et par le silence rendu plus sonore, faisaient ce susurrementsingulier qui est comme le bruit d’une fourmilière d’âmes, visiblesseulement à l’œil de Dieu. Ce susurrement continu et menu, coupé,par intervalles, de soupirs, ce murmure labial, – si impressionnantdans les ténèbres d’une église muette, – n’était troublé par rien,si ce n’est, parfois, par une des portes des bas-côtés, qui roulaitsur ses gonds et claquait en se refermant derrière la personne quivenait d’entrer&|160;; – le bruit alerte et clair d’un sabot quilongeait l’orée des chapelles&|160;; – une chaise qui, heurtée dansl’obscurité, tombait&|160;; – et, de temps en temps, une ou deuxtoux, de ces toux retenues de dévotes qui les musiquent et qui lesflûtent, par respect pour les saints échos de la maison duSeigneur. Mais ces bruits qui n’étaient que le passage rapide d’unson, n’interrompaient pas ces âmes attentives et ferventes dans letrain-train de leurs prières et l’éternité de leur susurrement.

Et voilà pourquoi, de ce groupe de fidèles, recueillis etrassemblés chaque soir dans l’église de ***, aucun ne prit garde àun homme qui en eût assurément étonné plus d’un, s’il avait faitassez de jour ou de clarté pour qu’il fût possible de lereconnaître. Ce n’était pas, lui, un hanteur d’église. On ne l’yvoyait jamais. Il n’y avait pas mis le pied depuis qu’il étaitrevenu, après des années d’absence, habiter momentanément sa villenatale. Pourquoi donc y entrait-il ce soir-là&|160;?… Quelsentiment, quelle idée, quel projet l’avait décidé à franchir leseuil de cette porte, devant laquelle il passait plusieurs fois parjour comme si elle n’eût pas existé&|160;?… C’était un homme hauten tout, qui avait dû courber sa fierté autant que sa grande taillepour passer sous la petite porte basse cintrée, et verdie par leshumidités de ce pluvieux climat de l’Ouest&|160;; et qu’il avaitprise pour entrer. Il ne manquait pas, après tout, de poésie danssa tête de feu. Quand il entra dans ce lieu, qu’il avaitprobablement désappris, fut-il frappé de l’aspect presque tombal decette église, qui, de construction, ressemble à une crypte, carelle est plus basse que le pavé de la place sur laquelle elle estbâtie, et son portail, à escalier intérieur de quelques marches,plus élevé que le maître autel&|160;?… Il n’avait pas lu sainteBrigitte. S’il l’avait lue, il aurait, en entrant dans cetteatmosphère nocturne, pleine de mystérieux chuchotements, pensé à lavision de son Purgatoire, à ce dortoir, morne et terrible, où l’onne voit personne et où l’on entend des voix basses et des soupirsqui sortent des murs… Quelle que fût, du reste, son impression,toujours est-il qu’il s’arrêta, peu sûr de lui-même et de sessouvenirs, s’il en avait, au milieu de la contre-allée danslaquelle il s’était engagé. Pour qui l’eût observé, il cherchaitévidemment quelqu’un ou quelque chose, qu’il ne trouvait pas dansces ombres… Cependant, quand ses yeux s’y furent un peu faits etqu’il put retrouver autour de lui les contours des choses, il finitpar apercevoir une vieille mendiante, croulée, plutôtqu’agenouillée, pour dire son chapelet, à l’extrémité du banc despauvres, et il lui demanda, en la touchant à l’épaule, la chapellede la Vierge et le confessionnal d’un prêtre de la paroisse qu’illui nomma. Renseigné par cette vieille habituée du banc des pauvresqui, depuis cinquante ans peut-être, semblait faire partie dumobilier de l’église de *** et lui appartenir autant que lesmarmousets de ses gargouilles, l’homme en question arriva, sanstrop d’encombre, à travers les chaises dérangées et dispersées parles Offices de la journée, et se planta juste debout devant leconfessionnal qui est au fond de la chapelle. Il y resta les brascroisés, comme les ont presque toujours, dans les églises, leshommes qui n’y viennent pas pour prier et qui veulent pourtant yavoir une attitude convenable et grave. Plusieurs dames de lacongrégation du Saint-Rosaire, alors en oraison autour de cettechapelle, si elles avaient remarqué cet homme, n’auraient pu ledistinguer autrement que par je ne dirai pas l’impiété, mais la nonpiété de son attitude. D’ordinaire, il est vrai, les soirs deconfession, il y avait auprès de la quenouille de la Vierge, ornéede ses rubans, un cierge tors de cire jaune allumé et qui éclairaitla chapelle&|160;; mais, comme on avait communié en foule le matinet qu’il n’y avait plus personne au confessionnal, le prêtre de ceconfessionnal, qui y faisait solitairement sa méditation, en étaitsorti, avait éteint le cierge de cire jaune, et était rentré dansson espèce de cellule en bois pour y reprendre sa méditation, sousl’influence de cette obscurité qui empêche toute distractionextérieure et qui féconde le recueillement. Etait-ce ce motif,était-ce hasard, caprice, économie ou quelque autre raison de cegenre, qui avait déterminé l’action très simple de ce prêtre&|160;?Mais, à coup sûr, cette circonstance sauva l’incognito, s’il tenaità le garder, de l’homme entré dans la chapelle, et qui, d’ailleurs,n’y demeura que peu d’instants… Le prêtre, qui avait éteint soncierge avant son arrivée, l’ayant aperçu à travers les barreaux desa porte à claire-voie&|160;; rouvrit toute grande cette porte,sans quitter le fond du confessionnal dans lequel il étaitassis&|160;; et l’homme, décroisant ses bras, tendit au prêtre unobjet indiscernable qu’il avait tiré de sa poitrine :

– Tenez, mon père&|160;! – dit-il d’une voix basse, maisdistincte. – Voilà assez longtemps que je le traîne avecmoi&|160;!

Et il n’en fut pas dit davantage. Le prêtre, comme s’il eût sude quoi il s’agissait, prit l’objet et referma tranquillement laporte de son confessionnal. Les dames de la congrégation duSaint-Rosaire crurent que l’homme qui avait parlé au prêtre allaits’agenouiller et se confesser, et furent extrêmement étonnées de levoir descendre le degré de la chapelle d’un pied leste, et regagnerla contre-allée par où il était venu.

Mais, si elles furent surprises, il fut encore plus surprisqu’elles, car, au beau milieu de cette contre-allée qu’il remontaitpour sortir de l’église, il fut saisi brusquement par deux brasvigoureux, et un rire, abominablement scandaleux dans un lieu sisaint, partit presque à deux pouces de sa figure. Heureusement pourles dents qui riaient qu’il les reconnut, si près de sesyeux&|160;!

– Sacré nom de Dieu&|160;! – fit en même temps le rieur àmi-voix, mais pas de manière cependant qu’on n’entendît pas, prèsde là, le blasphème et l’autre irrévérente parole, – qu’est-ce quetu fous donc, Mesnil, dans une église, à pareille heure&|160;? Nousne sommes plus en Espagne, comme au temps où nous chiffonnions sijoliment les guimpes des religieuses d’Avila.

Celui qu’il avait appelé « Mesnil » eut un geste de colère.

– Tais-toi&|160;! – dit-il, en réprimant l’éclat d’une voix quine demandait qu’à retentir. – Es-tu ivre&|160;?… Tu jures dans uneéglise comme dans un corps de garde. Allons&|160;! pas desottises&|160;! et sortons d’ici décemment tous deux.

Et il doubla le pas, enfila, suivi de l’autre, la petite portebasse, et quand, dehors et à l’air libre de la rue, ils eurent pureprendre la plénitude de leur voix :

– Que tous les tonnerres de l’enfer te brûlent, Mesnil&|160;! –continua l’autre, qui paraissait comme enragé. – Vas-tu donc tefaire capucin&|160;?… Vas-tu donc manger de la messe&|160;?… Toi,Mesnilgrand, toi, le capitaine de Chamboran, comme un calotin, dansune église&|160;!

– Tu y étais bien, toi&|160;! – dit Mesnil, avectranquillité.

– J’y étais pour t’y suivre. Je t’ai vu y entrer, plus étonné deça, ma parole d’honneur, que si j’avais vu violer ma mère. Je mesuis dit : Qu’est-ce donc qu’il va faire dans cette grange àprêtraille&|160;?… Puis j’ai pensé qu’il y avait là quelque damnéeanguille de jupe sous roche, et j’ai voulu voir pour quellegrisette ou pour quelle grande dame de la ville tu y allais.

– Je n’y suis allé que pour moi seul, mon cher, – dit Mesnil,avec l’insolence froide du plus complet mépris, de ce mépris qui sesoucie bien de ce qu’on pense.

– Alors, tu m’étonnes plus diablement que jamais&|160;!

– Mon cher, – reprit Mesnil, en s’arrêtant, – les hommes… commemoi, n’ont été faits, de toute éternité, que pour étonner leshommes… comme toi.

Et, tournant le dos et hâtant le pas, comme quelqu’un quin’entend pas être suivi, il monta la rue de Gisors et regagna laplace Thurin, dans un des angles de laquelle il demeurait.

Il demeurait chez son père, le vieux M. de Mesnilgrand comme onl’appelait par la ville, quand on en parlait. C’était un vieillardriche et avare (prétendait-on), dur à la détente, – c’était le motdont on se servait, – qui depuis longues années vivait retiré detoutes compagnies, excepté pendant les trois mois que son fils, quihabitait Paris, venait passer dans la ville de ***. Alors, ce vieuxM. de Mesnilgrand, qui ne voyait pas un chat d’ordinaire, semettait à inviter et à recevoir les anciens amis et camarades derégiment de son fils et à se gaver de ces somptueux dîners d’avare,à faire partout, disaient les rabelaisiens de l’endroit, fortmalproprement et fort ingratement aussi, car la chère (cette chèrede vilain vantée par les proverbes) y était excellente.

Pour vous en donner une idée, il y avait, à cette époque-là,dans la ville de ***, un fameux receveur particulier des finances,qui avait, quand il y arriva, produit l’effet d’un carrosse à sixchevaux entrant dans une église. C’était un assez mince financierque ce gros homme, mais la nature s’était amusée à en faire, devocation, un grand cuisinier. On racontait qu’en 1814, il avaitapporté à Louis XVIII, détalant vers Gand, d’une main la caisse deson arrondissement, et de l’autre un coulis de truffes qui semblaitavoir été cuisiné par les sept diables des péchés capitaux, tant ilétait délicieux&|160;; Louis XVIII avait, comme de juste, pris lacaisse sans dire seulement merci&|160;; mais, de reconnaissancepour le coulis, il avait orné l’estomac prépotent de ce maîtrequeux de génie, poussé en pleines finances, de son grand cordonnoir de Saint-Michel, qu’on n’accordait guère qu’à des savants ou àdes artistes. Avec ce large cordon moiré, toujours plaqué sur songilet blanc, et son crachat d’or allumant sa bedaine, ce Turcaretde M. Deltocq (il s’appelait Deltocq), qui, les jours deSaint-Louis, portait l’épée et l’habit de velours à la française,orgueilleux et insolent comme trente-six cochers anglais poudrésd’argent, et qui croyait que tout devait céder à l’empire de sessauces, était pour la ville de ***, un personnage de vanité et defaste presque solaire… Eh bien&|160;! c’est avec ce haut personnagedînatoire, qui se vantait de pouvoir faire quarante-neuf potagesmaigres d’espèces différentes, mais qui ne savait pas combien il enpouvait faire de gras, – c’était l’infini&|160;! – que lacuisinière du vieux M. de Mesnilgrand luttait, et à qui elledonnait des inquiétudes, pendant le séjour à *** de son fils, auvieux M. de Mesnilgrand&|160;!

Il en était fier, de son fils&|160;; – mais aussi, il en étaittriste, ce grand vieillard de père, et il y avait de quoi&|160;!Son jeune homme, comme il l’appelait, quoiqu’il eût quarante anspassés, avait eu la vie brisée du même coup qui avait mis l’Empireen miettes et renversé la fortune de Celui qui alors n’était plusque l’EMPEREUR, comme s’il avait perdu son nom dans sa fonction etdans sa gloire&|160;! Parti comme vélite à dix-huit ans, del’étoffe dans laquelle se taillaient les maréchaux à cette époque,le fils Mesnilgrand avait fait les guerres de l’Empire, ayant surson kolback tous les panaches de l’espérance&|160;; mais letonnerre final de Waterloo avait brûlé jusqu’à ras de terre sesdernières ambitions. Il était de ceux que la Restauration ne repritpas à son service, parce qu’ils n’avaient pu résister à lafascination du retour de l’île d’Elbe, qui fit oublier leursserments aux hommes les plus forts, comme s’ils avaient perdu leurlibre arbitre. Le chef d’escadron Mesnilgrand, celui dont lesofficiers de Chamboran, ce régiment romanesquement brave, disaient: « On peut être aussi brave que Mesnilgrand&|160;; mais davantage,c’est impossible&|160;! » vit de ses camarades de régiment, quin’avaient pas des états de service comparables aux siens, devenir,à sa moustache, colonels des plus beaux régiments de la GardeRoyale&|160;; et, quoiqu’il ne fût pas jaloux, ce lui fut unecruelle angoisse… C’était une nature de l’intensité la plusredoutable. La discipline militaire d’un temps où elle fut presqueromaine, fut seule capable d’endiguer les passions de ce violentqui – de ses passions inexprimablement terribles – avait révolté saville natale avant dix-huit ans, et failli mourir. Avant dix-huitans, en effet, des excès de femmes, des excès insensés, lui avaientdonné une maladie nerveuse, une espèce de tabes dorsal pour lequelil avait fallu lui brûler la colonne vertébrale avec des moxas.Cette médication effrayante qui épouvanta la ville de *** comme sesexcès l’avaient épouvantée, fut un genre de supplice exemplairedont les pères de famille de la ville infligèrent la vue à leursfils, pour les moraliser, comme on moralise les peuples par laterreur. Ils les menèrent voir brûler le jeune Mesnilgrand, quin’échappa aux morsures du feu, dirent les médecins, que grâce à uneorganisation d’enfer&|160;; c’était le mot, puisqu’elle avait sibien résisté à la flamme. Aussi quand, avec cette organisation siprodigieusement exceptionnelle, qui, après les moxas, résista plustard aux fatigues, aux blessures et à tous les fléaux qui puissentfondre sur un homme de guerre, Mesnilgrand, robuste encore, se vit,en pleine maturité, sans le grand avenir militaire qu’il avaitrêvé, sans but désormais, les bras cassés et l’épée clouée aufourreau, ses sentiments s’exaspérèrent jusqu’à la fureur la plusaiguë. S’il fallait, pour le faire comprendre, chercher dansl’histoire un homme à qui comparer Mesnilgrand, on serait obligé deremonter jusqu’au fameux Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Unmoraliste ingénieux, préoccupé du non-sens de nos destinées, a,pour l’expliquer, prétendu que les hommes ressemblent à desportraits dont les uns ont la tête ou la poitrine coupée par leurscadres, sans proportion avec leur grandeur naturelle, et dont lesautres disparaissent, rapetissés et réduits à l’état de nains parl’absurde immensité du leur. Mesnilgrand, fils d’un simple hobereaubas-normand, qui devait mourir dans l’obscurité de la vie privée,après avoir manqué la grande gloire historique pour laquelle ilétait né, se rencontra avoir, – et pour quoi en faire&|160;? –l’épouvante puissance de furie continue, d’envenimement etd’ulcération enragée, qu’avait ce Téméraire, que l’histoire appelleaussi le Terrible Waterloo, qui l’avait jeté sur le pavé, fut pourlui, en une fois, ce que Granson et Morat avaient été, en deux,pour cette foudre humaine qui s’éteignit dans les neiges de Nancy.Seulement, il n’y eut pas de neige et de Nancy pour Mesnilgrand, lechef d’escadron dégommé, comme disent les gens qui déshonorenttout, avec leur bas vocabulaire. A cette époque, on crut qu’il setuerait, ou qu’il deviendrait fou. Il ne se tua point, et sa têterésista. Il ne devint pas fou. Il l’était déjà, dirent les rieurs,car il y a toujours des rieurs. S’il ne se tua pas, – et, sa natureétant donnée, ses amis auraient pu lui demander, mais ne luidemandèrent pas pourquoi, – il n’était pas homme à se laissermanger le cœur par le vautour, sans essayer d’écraser le bec duvautour. Comme Alfiéri, cet incroyable volontaire d’Alfiéri, qui,ne sachant rien que dompter des chevaux, apprit le grec à quaranteans et fit même des vers grecs, Mesnilgrand se jeta, ou plutôt seprécipita dans la peinture, c’est-à-dire dans ce qu’il y avait deplus éloigné de lui, exactement comme on monte au septième étagepour se tuer mieux, en tombant de plus haut, quand on veut se jeterpar la fenêtre. Il ne savait pas un mot de dessin, et il devintpeintre comme Géricault, qu’il avait, je crois, connu auxMousquetaires. Il travailla… avec la furie de la fuite devantl’ennemi, disait-il, avec un rire amer, exposa, fit éclat, n’exposaplus, crevant ses toiles après les avoir peintes, et recommençantde travailler avec un infatigable acharnement. Cet officier, quiavait toujours vécu le bancal à la main, emporté par son cheval àtravers l’Europe, passa sa vie piqué devant un chevalet, sabrant latoile de son pinceau, et tellement dégoûté de la guerre, – ledégoût de ceux qui adorent&|160;! – que ce qu’il peignait le plus,c’étaient des paysages, des paysages comme ceux qu’il avaitravagés. Tout en les peignant, il mâchait je ne sais quel masticd’opium, mêlé au tabac qu’il fumait jour et nuit, car il s’étaitfait construire une espèce de houka de son invention, dans lequelil pouvait fumer, même en dormant. Mais ni les narcotiques, ni lesstupéfiants, ni aucun des poisons avec lesquels l’homme se paralyseet se tue en détail, ne purent endormir ce monstre de fureur, quine s’assoupissait jamais en lui et qu’il appelait le crocodile desa fontaine, un crocodile phosphorescent dans une fontaine defeu&|160;! D’aucuns, qui le connaissaient mal, le crurent longtempscarbonaro. Mais, pour ceux qui le connaissaient mieux, il y avaittrop de déclamation et de libéralisme bête dans le carbonarisme,pour qu’un homme aussi absolu tombât dans des niaiseries qu’iljugeait, avec la ferme judiciaire de son pays. Et de fait, endehors de ses passions, dont l’extravagance avait été quelquefoissans limites, il avait le sentiment net de la réalité qui distingueles hommes de race normande. Il ne donna jamais dans l’illusion desconspirations. Il avait prédit au général Berton sa destinée. D’unautre côté, les idées démocratiques sur lesquelles lesImpérialistes s’appuyèrent sous la Restauration, pour mieuxconspirer, lui répugnaient d’instinct. Il était profondémentaristocrate. Il ne l’était pas seulement de naissance, de caste, derang social&|160;; il l’était de nature, comme il était lui, et pasun autre, et comme il l’eût été encore, aurait-il été le derniercordonnier de sa ville, Il l’était enfin, comme dit Henri Heine, «par sa grande manière de sentir », et non point bourgeoisement, àla façon des parvenus qui aiment les distinctions extérieures. Ilne portait pas ses décorations. Son père, le voyant à la veille dedevenir colonel, quand s’écroula l’Empire, lui avait constitué unmajorat de baron&|160;; mais il n’en prit jamais le titre, et, surses cartes et pour tout le monde, il ne fut que « le chevalier deMesnilgrand ». Les titres, vidés des privilèges politiques dont ilsétaient bourrés autrefois, et qui en faisaient de vraies armes deguerre, ne valaient pas plus à ses yeux que des écorces d’orangequand l’orange n’y est plus, et il s’en moquait bien, même devantceux qui les respectaient. Il en donna la preuve, un jour, danscette petite ville de ***, entichée de noblesse, où les anciensseigneurs terriens du pays, ruinés et volés par la Révolution,avaient, peut-être pour se consoler, l’inoffensive manie des’attribuer entre eux des titres de comte et de marquis, que leursfamilles très anciennes, et n’ayant nul besoin de cela pour êtretrès nobles, n’avaient jamais portés. Mesnilgrand, qui trouvaitcette usurpation ridicule, prit un moyen hardi pour la fairecesser. Un soir de réunion dans une des maisons les plusaristocratiques de la ville, il dit au domestique : « Annoncez leduc de Mesnilgrand. » Et le domestique, étonné, annonça d’une voixde Stentor : « Monsieur le duc de Mesnilgrand&|160;! » Ce fut unhaut-le-corps général. « Ma foi, dit-il, voyant l’effet qu’il avaitproduit, en tant que tout le monde se donne un titre, j’ai mieuxaimé prendre celui-là&|160;! » On ne souffla mot. Et mêmequelques-uns de bonne humeur se mirent à rire dans les petitscoins&|160;; mais on ne recommença plus. Il y a toujours desChevaliers errants dans le monde. Ils ne redressent plus les tortsavec la lance, mais les ridicules avec la raillerie, et Mesnilgrandétait de ces Chevaliers-là.

Il avait le don du sarcasme. Mais ce n’était pas le seul don quele Dieu de la force lui eût fait. Quoique, dans son économieanimale, le caractère fût sur le premier plan, comme chez presquetous les hommes d’action, l’esprit, resté en seconde ligne, n’enétait pas moins, pour lui et contre les autres, une puissance. Nuldoute que si le chevalier de Mesnilgrand avait été un hommeheureux, il n’eût été très spirituel&|160;; mais, malheureux, ilavait des opinions de désespéré et, quand il était gai, chose rare,une gaîté de désespéré&|160;; et rien ne casse mieux que la penséefixe du malheur le kaléidoscope de l’esprit et ne l’empêche mieuxde tourner, en éblouissant. Seulement, ce qu’il avait par-dessustout, c’était, avec les passions qui fermentaient dans son sein,une extraordinaire éloquence. Le mot qu’on a dit de Mirabeau etqu’on peut dire de tous les orateurs : « Si vous l’eussiezentendu&|160;!… » semblait fait spécialement pour lui. Il fallaitle voir, à la moindre discussion, sa poitrine de volcan soulevée,passant du pâle à un pâle plus profond, le front labouré de houlesde rides – comme la mer dans l’ouragan de sa colère, – les pupillesjaillissant de leur cornée, comme pour frapper ceux à qui ilparlait, – deux balles flamboyantes&|160;! fallait le voirhaletant, palpitant, l’haleine courte, la voix plus pathétique àmesure qu’elle se brisait davantage, l’ironie faisant tremblerl’écume sur ses lèvres, longtemps vibrantes après qu’il avaitparlé, plus sublime d’épuisement, après ces accès, que Talma dansOreste, plus magnifiquement tué et cependant ne mourant pas,n’étant pas achevé par sa colère, mais la reprenant le lendemain,une heure après, une minute après, phénix de fureur, renaissanttoujours de ses cendres&|160;!… Et en effet, n’importe à quelmoment on touchât à de certaines cordes, immortellement tendues enlui, il s’en échappait des résonances à renverser celui qui auraiteu l’imprudence de les effleurer. « Il est venu passer hier lasoirée à la maison, disait une jeune fille à une de ses amies. Machère, il y a rugi tout le temps. C’est un démoniaque. On finirapar ne plus le recevoir du tout, M. de Mesnilgrand. » Sans cesrugissements de mauvais ton, pour lesquels ne sont faits ni lessalons, ni les âmes qui les habitent, peut-être aurait-il intéresséles jeunes filles qui en parlaient avec cette moqueuse sévérité.Lord Byron commençait à devenir fort à la mode dans ce temps-là, etquand Mesnilgrand était silencieux et contenu, il y avait en luiquelque chose des héros de Byron. Ce n’était pas la beautérégulière que les jeunes personnes à âme froide recherchent. Ilétait rudement laid&|160;; mais son visage pâle et ravagé, sous sescheveux châtains restés très jeunes, son front ridé prématurément,comme celui de Lara ou du Corsaire, son nez épaté de léopard, sesyeux glauques, légèrement bordés d’un filet de sang comme ceux deschevaux de race très ardents, avaient une expression devantlaquelle les plus moqueuses de la ville de *** se sentaienttroublées. Quand il était là, les plus ricaneuses ne ricanaientplus. Grand, fort, bien tourné, quoiqu’il se voûtât un peu du hautdu corps, comme si la vie qu’il portait eût été une armure troplourde, le chevalier de Mesnilgrand avait, sous son costume modernel’air perdu qu’on retrouve dans certains majestueux portraits defamille. « C’est un portrait qui marche », disait encore une jeunefille qui le voyait entrer dans un salon pour la première fois.D’ailleurs, Mesnilgrand couronnait tous ces avantages par unavantage supérieur à tous les autres, aux yeux de ces fillettes :il était toujours divinement mis. Etait-ce là une dernièrecoquetterie de sa vie d’homme à femmes, à ce désespéré, et quisurvivait à cette vie finie, enterrée, comme le soleil couchéenvoie un dernier rayon rose au flanc des nuages derrière lesquelsil a sombré&|160;?… Etait-ce un reste du luxe satrapesque, étaléautrefois par cet officier de Chamboran qui avait fait payer auvieil avare son père, quand son régiment fut licencié, vingt millefrancs seulement de peaux de tigre pour ses chabraques et sesbottes rouges&|160;? Mais, le fait est qu’aucun jeune homme deParis ou de Londres ne l’eût emporté par l’élégance sur cemisanthrope, qui n’était plus du monde, et qui, pendant les troismois de son séjour à ***, ne faisait que quelques visites, et puisaprès n’en faisait plus.

Il y vivait, comme à Paris, livré à sa peinture jusqu’à la nuit.Il se promenait peu dans cette ville propre et charmante, àl’aspect rêveur, bâtie pour des rêveurs, cette ville de poètes, oùil n’y en avait peut-être pas un. Quelquefois, il y passait dansquelques rues, et le boutiquier disait à l’étranger qui remarquaitsa hautaine tournure : « C’est le commandant Mesnilgrand », commesi le commandant Mesnilgrand devait être connu de toute laterre&|160;! Qui l’avait vu une fois ne l’oubliait plus. Ilimposait, comme tous les hommes qui ne demandent plus rien à lavie&|160;; car qui ne demande rien à la vie est plus haut qu’elle,et c’est elle alors qui fait des bassesses avec nous. Il n’allaitpoint au café avec les autres officiers que la Restauration avaitrayés de ses cadres de service, et auxquels il ne manquait jamaisde donner une poignée de main, quand il les rencontrait. Les cafésde province répugnaient à son aristocratie. C’était pour luiaffaire de goût que de ne pas entrer là. Cela ne scandalisaitpersonne. Les camarades étaient toujours sûrs de le rencontrer chezson père, devenu, pendant son séjour, magnifique, d’avare qu’ilétait pendant son absence, et qui leur donnait des festins appeléspar eux des Balthazars, quoiqu’ils n’eussent jamais lu laBible.

Il y assistait en face de son fils, et quoiqu’il fût vieux etsemblât-il, par la tenue, un personnage de comédie, on voyait quele père avait dû être, dans le temps, digne de procréer cettegéniture dont il avait l’orgueil… C’était un grand vieillard trèssec, droit comme un mât de vaisseau, qui tenait altièrement tête àla vieillesse. Toujours vêtu d’une longue redingote de couleursombre, qui le faisait paraître encore plus grand qu’il n’était, ilavait extérieurement l’austérité du penseur ou d’un homme pourlequel le monde n’avait ni pompes, ni œuvres. Il portait, sans lequitter jamais, depuis des années, un bonnet de coton avec un largeserre-tête lilas&|160;; mais nul plaisant n’aurait songé à rire dece bonnet de coton, la coiffure traditionnelle du Maladeimaginaire. Le vieux M. de Mesnilgrand ne prêtait pas plus à lacomédie qu’à personne. Il aurait coupé le rire sur les lèvresjoyeuses de Regnard, et rendu plus pensif le regard pensif deMolière. Quelle qu’eût été la jeunesse de ce Géronte ou de cetHarpagon presque majestueux&|160;; cela remontait trop loin pourqu’on s’en souvînt. Il avait donné (disait-on) du côté de laRévolution, quoiqu’il fût le parent de Vicq d’Azir, le médecin deMarie-Antoinette, mais ce n’avait pas été long. L’homme du fait(les Normands appellent leur bien leur fait&|160;; expressionprofonde&|160;!), le possesseur, le terrien, avaient en luipromptement redressé l’homme d’idée. Seulement, de la Révolution,il était sorti athée politique, comme il y était entré athéereligieux, et ces deux athéismes combinés en avaient fait unnégateur carabiné, qui aurait effrayé Voltaire. Il parlait peu, dureste, de ses opinions, excepté dans ces dîners d’hommes qu’ildonnait pour fêter son fils, où, se trouvant en famille d’idées, illaissait échapper des lueurs d’opinion qui auraient justifié cequ’on disait de lui par la ville. Pour les gens religieux et lesnobles dont elle était pleine, c’était, en effet, un vieux réprouvéqu’il était impossible de voir et qui s’était fait justice, enn’allant chez personne… Sa vie était très simple. Il ne sortaitjamais. Les limites de son jardin et de sa cour étaient pour lui lebout du monde. Assis, l’hiver, sous le grand manteau de la cheminéede sa cuisine, où il avait fait rouler un vaste fauteuil rouge brunde velours d’Utrecht, à larges oreilles, silencieux devant lesdomestiques qu’il gênait de sa présence, car devant lui ilsn’osaient pas parler haut, et ils s’entretenaient à voix basse,comme dans une église&|160;; l’été, il les délivrait de saprésence, et il se tenait dans sa salle à manger, qui étaitfraîche, lisant les journaux ou quelques bouquins d’une anciennebibliothèque de moines, achetés par lui à la criée, ou classant desquittances devant un petit secrétaire d’érable, à coins cuivrés,qu’il avait fait descendre là, pour ne pas être obligé de monter unétage, quand ses fermiers venaient, et quoique ce ne fût pas là unmeuble de salle à manger. S’il se passait autre chose que descalculs d’intérêts dans sa cervelle, c’est ce que personne nesavait. Sa face, à nez court, un peu écrasée, blanche comme lacéruse et trouée de petite vérole, ne laissait rien filtrer de sespensées, aussi énigmatiques que celles d’un chat, qui fait ronronau coin du feu. La petite vérole, qui l’avait criblé, lui avaitrougi les yeux et retourné les cils en dedans, qu’il était obligéde couper&|160;; et cette horrible opération, qu’il fallait répétersouvent, lui avait rendu la vue clignotante, si bien que, quand ilvous parlait, il était obligé de mettre la main sur ses sourcilscomme un garde-vue, pour s’assurer le regard, en se renversant unpeu en arrière, ce qui lui donnait tout à la fois un grand aird’impertinence et de fierté. On n’eût certainement, avec aucunlorgnon, obtenu un effet d’impertinence supérieur à celuiqu’obtenait le vieux M. de Mesnilgrand avec sa main tremblante,posée de champ sur ses sourcils pour vous ajuster et vous voirmieux, quand il vous interpellait… Sa voix était celle d’un hommequi avait toujours eu le droit du commandement sur les autres, unevoix de tête plus que de poitrine, comme celle d’un homme qui alui-même plus de tête que de cœur&|160;; mais il ne s’en servaitpas beaucoup. On aurait dit qu’il en était aussi avare que de sesécus. Il l’économisait, non pas comme le centenaire Fontenelleéconomisait la sienne, quand il interrompait sa phrase, lorsqu’ilpassait une voiture, pour la reprendre après que le roulement de lavoiture avait cessé. Le vieux M. de Mesnilgrand n’était pas, commele vieux Fontenelle, un bonhomme de porcelaine fêlée,perpétuellement occupé à surveiller ses fêlures. C’était, lui, unantique dolmen, de granit pour la solidité, et s’il parlait peu,c’est que les dolmens parlent peu, comme les jardins de LaFontaine. Quand cela lui arrivait, du reste, c’était d’une brièvefaçon, à la Tacite. En conversation, il gravait le mot. Il avait lestyle lapidaire, – et même lapidant, car il était né caustique, etles pierres qu’il jetait dans le jardin des autres atteignaienttoujours quelqu’un. Autrefois, comme beaucoup de pères, il avaitpoussé des cris de cormoran contre les dépenses et les folies deson fils&|160;; mais depuis que Mesnil – ainsi qu’il disait parabréviation familière – était resté pris comme un Titan sous lamontagne renversée de l’Empire, il avait pour lui le respect d’unhomme qui a pesé la vie dans tous les trébuchets du mépris et quitrouvait que rien n’est plus beau, après tout, que la force humaineécrasée par la stupidité du destin&|160;!

Et il le lui témoignait à sa manière, et cette manière étaitexpressive. Quand son fils parlait devant lui, il y avait del’attention passionnée sur cette froide face blafarde, qui semblaitune lune dessinée au crayon blanc sur papier gris, et dont lesyeux, rougis par la petite vérole, eussent été passés à lasanguine. D’ailleurs, la meilleure preuve qu’il pût donner du casqu’il faisait de son fils Mesnil, c’était, pendant le séjour chezlui de ce fils, le complet oubli de son avarice, de cette passionqui lâche le moins, de sa poigne froide, l’homme qu’elle a pris.C’étaient ces fameux dîners qui empêchaient M. Deltocq de dormir etqui agitaient les lauriers… de ses jambons, au-dessus de sa tête.C’étaient ces dîners comme le Diable peut seul en tripoter pour sesfavoris… Et de fait, les convives de ces dîners-là n’étaient-ilspas les très grands favoris du Diable&|160;?… « Tout ce que laville et l’arrondissement ont de gueux et de scélérats se trouvelà, marmottaient les royalistes et les dévots, qui avaient encoreles passions de 1815. Il doit s’y dire furieusement d’infamies – etpeut-être s’y en faire », ajoutaient-ils. Les domestiques, qu’on nerenvoyait pas au dessert, comme aux soupers du baron d’Holbach,colportaient en effet des bruits abominables par la ville sur cequ’on disait en ces ripailles&|160;; et la chose même devint siforte dans l’opinion, que la cuisinière du vieux M. de Mesnilgrandfut circonvenue par ses amies et menacée de ceci : que, pendant lavisite du fils Mesnilgrand à son père, M. le curé ne la laisseraitplus approcher des Sacrements. On éprouvait alors, dans la ville de***, pour ces agapes si tympanisées de la place Thurin, une horreurpresque égale à l’horreur que les chrétiens, au Moyen Age,ressentaient pour ces repas des juifs, dans lesquels ilsprofanaient des hosties et égorgeaient des enfants. il est vrai quecette horreur était un peu tempérée par les convoitises d’unesensualité très éveillée, et par tous les récits qui faisaientvenir l’eau à la bouche des gourmands de la ville&|160;; quand onparlait devant eux des dîners du vieux M. de Mesnilgrand. Enprovince et dans une petite ville, tout se sait. La halle y estmieux que la maison de verre du Romain : elle y est une maison sansmurs. On savait, à un perdreau ou à une bécassine près, ce qu’ilaurait ou ce qu’il y avait eu à chaque dîner hebdomadaire de laplace Thurin. Ces repas, qui avaient ordinairement lieu tous lesvendredis, raflaient le meilleur poisson et le meilleur coquillageà la halle, car on y faisait impudemment chère de commissaire, ences festins affreux et malheureusement exquis. On y mariaitfastueusement le poisson à la viande, pour que la loi del’abstinence et de la mortification, prescrite par l’Eglise, fûtmieux transgressée… Et cette idée-là était bien l’idée du vieux M.de Mesnilgrand et de ses satanés convives&|160;! Cela leurassaisonnait leur dîner de faire gras les jours maigres, et,par-dessus leur gras, de faire un maigre délicieux. Un vrai maigrede cardinal&|160;! Ils ressemblaient à cette Napolitaine qui disaitque son sorbet était bon, mais qui l’aurait trouvé meilleur s’ilavait été un péché. Et que dis-je&|160;? un péché&|160;! Il auraitfallu qu’il en fût plusieurs pour ces impies, car tous, tant qu’ilsétaient, qui venaient s’asseoir à cette table maudite, c’étaientdes impies, – des impies de haute graisse et de crête écarlate, demortels ennemis du prêtre, dans lequel ils voyaient toute l’Eglise,des athées, – absolus et furieux, – comme on l’était à cetteépoque&|160;; l’athéisme d’alors étant un athéisme trèsparticulier. C’était, en effet, celui d’une période d’hommesd’action de la plus immense énergie, qui avaient passé par laRévolution et les guerres de l’Empire, et qui s’étaient vautrésdans tous les excès de ces temps terribles. Ce n’était pas du toutl’athéisme du XVIIIe siècle, dont il était pourtant sorti.L’athéisme du XVIIIe siècle avait des prétentions à la vérité et àla pensée. Il était raisonneur, sophiste, déclamatoire, surtoutimpertinent. Mais il n’avait pas les insolences des soudards del’Empire et des régicides apostats de 93. Nous qui sommes venusaprès ces gens-là, nous avons aussi notre athéisme, absolu,concentré, savant, glacé, haïsseur, haïsseur implacable&|160;!ayant pour tout ce qui est religieux la haine de l’insecte pour lapoutre qu’il perce. Mais, lui, non plus que l’autre, cetathéisme-là, ne peut donner l’idée de l’athéisme forcené des hommesdu commencement du siècle, qui, élevés comme des chiens par lesvoltairiens, leurs pères, avaient, depuis qu’ils étaient hommes,mis leurs mains jusqu’à l’épaule dans toutes les horreurs de lapolitique et de la guerre et de leurs doubles corruptions. Aprèstrois ou quatre heures de buveries et de mangeries blasphématoires,la salle à manger hurlante du vieux M. de Mesnilgrand avait de bienautres vibrations et une bien autre physionomie que ce piètrecabinet de restaurant, où quelques mandarins chinois de lalittérature ont fait dernièrement leur petite orgie à cinq francspar tête, contre Dieu. C’étaient ici de tout autresbombances&|160;! Et comme elles ne recommenceront probablementjamais, du moins dans les mêmes termes, il est intéressant etnécessaire, pour l’histoire des mœurs, de les rappeler.

Ceux qui les faisaient, ces bombances sacrilèges, sont morts etbien morts&|160;; mais à cette époque ils vivaient, et même c’estl’époque où ils vivaient le plus, car la vie est plus forte, quandce ne sont pas les facultés qui baissent, mais les malheurs qui ontgrandi. Tous ces amis de Mesnilgrand, tous ces commensaux de lamaison de son père, avaient la même plénitude de forces activesqu’ils eussent jamais eues, et ils en avaient davantage, puisqu’ilsles avaient exercées, puisqu’ils avaient bu à la bonde du tonneaude tous les excès du désir et de la jouissance, sans avoir étéfoudroyés par ces spiritueux renversants&|160;; mais ils netenaient plus entre leurs dents et leurs mains crispées la bonde dutonneau qu’ils avaient mordue, – comme Cynégire son vaisseau, pourle retenir. Les circonstances leur avaient arraché des dents cettemamelle qu’ils avaient tétée, sans l’épuiser, et ils n’en avaientque plus soif, de l’avoir tétée&|160;! C’était pour eux aussi,comme pour Mesnilgrand, l’heure de l’enragement. Ils n’avaient pasla hauteur de l’âme de Mesnil, de ce Roland le Furieux dontl’Arioste, s’il avait eu un Arioste, aurait dû ressembler de génietragique à Shakespeare. Mais à leur niveau d’âme, à leur étage depassion et d’intelligence, ils avaient, comme lui, leur vie finieavant la mort, – qui n’est pas la fin de la vie et qui souventvient bien longtemps avant sa fin. C’étaient des désarmés avec laforce de porter des armes. Ils n’étaient pas, tous ces officiers,que des licenciés de l’armée de la Loire&|160;; c’étaient leslicenciés de la vie et de l’Espérance. L’Empire perdu, laRévolution écrasée par cette réaction qui n’a pas su la tenir sousson pied, comme saint Michel y tient le dragon, tous ces hommes,rejetés de leurs positions, de leurs emplois, de leurs ambitions,de tous les bénéfices de leur passé, étaient retombés impuissants,défaits, humiliés, dans leur ville natale, où ils étaient revenus «crever misérablement comme des chiens », disaient-ils avec rage. AuMoyen Age, ils auraient fait des pastoureaux, des routiers, descapitaines d’aventure&|160;; mais on ne choisit pas sontemps&|160;; mais, les pieds pris dans les rainures d’unecivilisation qui a ses proportions géométriques et ses précisionsimpérieuses, force leur était de rester tranquilles, de ronger leurfrein, d’écumer sur place, de manger et de boire leur sang, et d’enravaler le dégoût&|160;! Ils avaient bien la ressource desduels&|160;; mais que sont quelques coups de sabre ou de pistolet,quand il leur eût fallu des hémorragies de sang versé, à noyer laterre, pour calmer l’apoplexie de leurs fureurs et de leursressentiments&|160;? Vous vous doutez bien, après cela, des oremusqu’ils adressaient à Dieu, quand ils en parlaient, car s’ils n’ycroyaient pas, d’autres y croyaient : leurs ennemis&|160;! etc’était assez pour maugréer, blasphémer et canonner dans leursdiscours tout ce qu’il y a de saint et de sacré parmi les hommes.Mesnilgrand disait d’eux un soir, en les regardant autour de latable de son père, et aux lueurs d’un punch gigantesque : « qu’onen monterait un beau corsaire&|160;! » – « Rien n’y manquerait, –ajoutait-il, en guignant deux ou trois défroqués, mêlés à cessoldats sans uniforme, – pas même des aumôniers, si c’était là unefantaisie de corsaires que des aumôniers&|160;! » Mais, après lalevée du blocus continental et l’époque folle de paix qui suivit,si ce ne fut pas le corsaire qui manqua, ce fut l’armateur.

Eh bien&|160;! ces convives du vendredi, qui scandalisaienthebdomadairement la ville de ***, vinrent, suivant leur usage,dîner à l’hôtel Mesnilgrand le vendredi en suivant le dimanche oùMesnil avait été si brusquement appréhendé dans l’église par un deses anciens camarades, étonné et furieux de l’y voir. Cet anciencamarade était le capitaine Rançonnet, du 8e dragons, lequel, parparenthèse, arriva un des premiers au dîner de ce jour-là, n’ayantpas revu Mesnilgrand de toute la semaine et n’ayant pu encoredigérer sa visite à l’église et la manière dont Mesnil l’avait reçuet planté là, quand il lui avait demandé des explications. Ilcomptait bien revenir sur cette chose stupéfiante dont il avait ététémoin, et qu’il tenait à éclaircir, en présence de tous lesconviés du vendredi qu’il régalerait de cette histoire. Lecapitaine Rançonnet n’était pas le plus mauvais garçon des mauvaisgarçons de la bande des vendredis. Mais il était l’un des plusfanfarons, et tout à la fois des plus naïfs d’impiété. Quoiqu’il nefût pas sot, il en était devenu bête. Il avait toujours l’idée deDieu dans l’esprit, comme une mouche dans le nez. Il était, de latête aux pieds, un officier du temps, avec tous les défauts et, lesqualités de ce temps, pétri par la guerre et pour la guerre, et necroyant qu’à elle, et n’aimant qu’elle&|160;; un de ces dragons quifont sonner leurs gros talons, – comme dit la vieille chansondragonne. Des vingt-cinq qui dînaient ce jour-là à l’hôtelMesnilgrand, il était peut-être celui qui aimait le plus Mesnil,quoiqu’il eût perdu le fil de son Mesnil, depuis qu’il l’avait vuentrer dans une église. Est-il besoin d’en avertir&|160;?… lamajorité de ces vingt-cinq convives se composait d’officiers, maisil n’y avait pas à ce dîner que des militaires. Il y avait desmédecins, – les plus matérialistes des médecins de la ville, –quelques anciens moines, fuyards de leur abbaye et en rupture devœux, contemporains du père Mesnilgrand – deux ou trois prêtressoi-disant mariés, mais en réalité concubinaires, et, brochant surle tout, un ancien représentant du peuple, qui avait voté la mortdu Roi… Bonnets rouges ou schakos, les uns révolutionnaires à touscrins, les autres bonapartistes effrénés, prêts à se chamailler età s’arracher les entrailles, mais tous athées, et, sur ce pointseul de la négation de Dieu et du mépris de toutes les Eglises, dela plus touchante unanimité. Ce sanhédrin de diables à plusieursespèces de cornes était présidé par ce grand diable en bonnet decoton, le père Mesnilgrand, à la face blême et terrible sous cettecoiffure, qui n’avait plus rien de bouffon avec pareille têtepar-dessous, et qui se tenait droit au milieu de sa table, commel’Evêque mitré de la messe du Sabbat, vis-à-vis de son fils Mesnil,au visage fatigué de lion au repos, mais dont les muscles étaienttoujours près de jouer dans son mufle ridé et de lancer deséclairs&|160;!…

Quant à lui, disons-le, il se distinguait – impérialement – detous les autres. Ces officiers, anciens beaux de l’Empire, où il yeut tant de beaux, avaient, certes&|160;! de la beauté et même del’élégance&|160;; mais leur beauté était régulière,tempéramenteuse, purement ou impurement physique, et leur élégancesoldatesque. Quoique en habits bourgeois, ils avaient conservé leraide de l’uniforme, qu’ils avaient porté toute leur vie. Selon uneexpression de leur vocabulaire, ils étaient un peu trop ficelés.Les autres convives, gens de science, comme les médecins, ourevenus de tout, comme ces vieux moines, qui se souciaient biend’un habit, après avoir porté et foulé aux pieds les ornementssacrés de la splendeur sacerdotale, ressemblaient par le vêtement àd’indignes pleutres… Mais lui, Mesnilgrand, était – eussent dit lesfemmes – adorablement mis. Comme on était au matin encore, ilportait un amour de redingote noire, et il était cravaté (comme onse cravatait alors) d’un foulard blanc, de nuance écrue seméd’imperceptibles étoiles d’or brodées à la main. Etant chez lui, ilne s’était pas botté. Son pied nerveux et fin, qui faisait dire : «Mon prince&|160;! » aux pauvres assis aux bornes des rues quand ilpassait près d’eux, était chaussé de bas de soie à jour et de cesescarpins, très découverts et à talon élevé, qu’affectionnaitChateaubriand, l’homme le plus préoccupé de son pied qu’il y eûtalors en Europe, après le grand-duc Constantin. Sa redingoteouverte, coupée par Staub, laissait voir un pantalon de prunelle àreflets scabieuse et un simple gilet de casimir noir à châle, sanschaîne d’or&|160;; car, ce jour-là, Mesnilgrand n’avait de bijouxd’aucune sorte, si ce n’est un camée antique d’un grand prix,représentant la tête d’Alexandre, qui fixait sur sa poitrine lesplis étendus de sa cravate sans nœud, – presque militaire, – unhausse-col. Rien qu’en le voyant en cette tenue, d’un goût si sûr,on sentait que l’artiste avait passé par le soldat et l’avaittransfiguré, et que l’homme de cette mise n’était pas de la mêmeespèce que les autres qui étaient là, quoiqu’il fût à tu et à toiavec beaucoup d’entre eux. Le patricien de nature, l’officier négraine d’épinards, comme ils disaient de lui dans leur languemilitaire, se révélait et tranchait bien sur ce vigoureuxrepoussoir de soldats énergiques, excessivement vaillants, maisvulgaires et inaptes aux commandements supérieurs. Maître demaison, – en seconde ligne, puisque son père faisait les honneursde sa table, – Mesnilgrand, s’il ne s’élevait pas quelqu’une de cesdiscussions qui l’enlevaient par les cheveux, comme Persée enlevala tête de la Gorgone, et lui faisaient vomir les flots de safougueuse éloquence, Mesnilgrand parlait peu en ces réunionsbruyantes, dont le ton n’était pas complètement le sien et qui, dèsles huîtres, montaient à des diapasons de voix, d’aperçus etd’idées si aigus, qu’une note de plus n’était pas possible et quele plafond – ce bouchon de la salle – risqua bien souvent d’ensauter, après tous les autres bouchons.

Ce fut à midi précis qu’on se mit à table, selon la coutumeironique de ces irrévérents moqueurs, qui profitaient des moindreschoses pour montrer leur mépris de l’Eglise. Une idée de ce pieuxpays de l’Ouest est de croire que le Pape se met à table à midi, etqu’avant de s’y mettre, il envoie sa bénédiction à tout l’universchrétien. Eh bien&|160;! cet auguste Benedicite paraissait comiqueà ces libres penseurs. Aussi, pour s’en gausser, le vieux M. deMesnilgrand ne manquait jamais, quand le premier coup de midisonnait au double clocher de la ville, de dire du plus haut de savoix de tête, avec ce sourire voltairien qui fendait parfois endeux son immobile face lunaire : « A table, Messieurs&|160;! Deschrétiens comme nous ne doivent pas se priver de la bénédiction duPape&|160;! » Et ce mot, ou l’équivalent, était comme un tremplintendu aux impiétés qui allaient y bondir, à travers toutes lesconversations échevelées d’un dîner d’hommes, et d’hommes commeeux. En thèse générale, on peut dire que tous les dîners d’hommesoù ne préside pas l’harmonieux génie d’une maîtresse de maison, oùne plane pas l’influence apaisante d’une femme qui jette sa grâce,comme un caducée, entre les grosses vanités, les prétentionscriantes, les colères sanguines et bêtes, même chez les gensd’esprit, des hommes attablés entre eux, sont presque toujoursd’effroyables mêlées de personnalités, prêtes à finir toutes commele festin des Lapithes et des Centaures, où il n’y avait peut-êtrepas de femmes non plus. En ces sortes de repas découronnés defemmes, les hommes les plus polis et les mieux élevés perdent deleur charme de politesse et de leur distinction naturelle&|160;; etquoi d’étonnant&|160;?… Ils n’ont plus la galerie à laquelle ilsveulent plaire, et ils contractent immédiatement quelque chose desans-gêne, qui devient grossier au moindre attouchement, au moindrechoc des esprits les uns par les autres. L’égoïsme, l’inexilableégoïsme, que l’art du monde est de voiler sous des formes aimables,met bientôt les coudes sur la table, en attendant qu’il vous lesmette dans les côtés. Or, s’il en est ainsi pour les plus athéniensdes hommes, que devait-il en être pour les convives de l’hôtelMesnilgrand, pour ces espèces de belluaires et de gladiateurs, cesgens de clubs jacobins et de bivouacs militaires, qui se croyaienttoujours un peu au bivouac ou au club, et parfois encore en pirelieu&|160;?… Difficilement peut-on s’imaginer, quand on ne les apas entendues, les conversations à bâtons rompus et à vitres et àverres cassés de ces hommes, grands mangeurs, grands buveurs,bourrés de victuailles échauffantes, incendiés de vins capiteux, etqui, avant le troisième service, avaient lâché la bride à tous lespropos et fait feu des quatre pieds dans leurs assiettes. Cen’étaient pas toujours des impiétés, du reste, qui étaient le fondde ces conversations, mais c’en étaient les fleurs&|160;; et onpeut dire qu’il y en avait dans tous les vases&|160;!… Songezdonc&|160;! c’était le temps où Paul-Louis Courier, qui aurait trèsbien figuré à ces dîners-là, écrivait cette phrase pour fouetter lesang à la France : « La question est maintenant de savoir si nousserons capucins ou laquais. » Mais ce n’était pas tout. Après lapolitique, la haine des Bourbons, le spectre noir de laCongrégation, les regrets du passé pour ces vaincus, toutes cesavalanches qui roulaient en bouillonnant d’un bout à l’autre decette table fumante, il y avait d’autres sujets de conversation, àtempêtes et à tintamarres. Par exemple, il y avait les femmes. Lafemme est l’éternel sujet de conversation des hommes entre eux,surtout en France, le pays le plus fat de la terre. Il y avait lesfemmes en général et les femmes en particulier, – les femmes del’univers et celle de la porte à côté, – les femmes des pays quebeaucoup de ces soldats avaient parcourus, en faisant les beauxdans leurs grands uniformes victorieux, et celles de la ville, chezlesquelles ils n’allaient peut-être pas, et qu’ils nommaientinsolemment par nom et prénom, comme s’ils les avaient intimementconnues, sur le compte de qui, parbleu&|160;! ils ne se gênaientpas, et dont, au dessert, ils pelaient en riant la réputation,comme ils pelaient une pêche, pour, après, en casser le noyau. Tousprenaient part à ces bombardements de femmes, même les plus vieux,les plus coriaces, les plus dégoûtés de la femelle, ainsi qu’ilsdisaient cyniquement, car les hommes peuvent renoncer à l’amourmalpropre, mais jamais à l’amour-propre de la femme, et, fût-ce surle bord de leur fosse ouverte, ils sont toujours prêts à tremperleurs museaux dans ces galimafrées de fatuité&|160;!

Et ils les y trempèrent, ce jour-là, jusqu’aux oreilles, à cedîner qui fut, comme déchaînement de langues, le plus corsé de tousceux que le vieux M. de Mesnilgrand eût donnés. Dans cette salle àmanger, présentement muette, mais dont les murs nous en diraient desi belles s’ils pouvaient parler, puisqu’ils auraient ce que jen’ai pas, moi, l’impassibilité des murs, l’heure des vanteries quiarrive si vite dans les dîners d’hommes, d’abord décente, – puisindécente bientôt, – puis déboutonnée, – enfin chemise levée etsans vergogne, amena les anecdotes, et chacun raconta la sienne… Cefut comme une confession de démons&|160;! Tous ces insolentsrailleurs, qui n’auraient pas eu assez de brocards pour laconfession d’un pauvre moine, dite à haute voix, aux pieds de sonsupérieur, en présence des frères de son Ordre, firent absolumentla même chose, non pour s’humilier, comme le moine, mais pours’enorgueillir et se vanter de l’abomination de leur vie, – ettous, plus ou moins, crachèrent en haut leur âme contre Dieu, leurâme qui, à mesure qu’ils la crachèrent, leur retomba sur lafigure.

Or, au milieu de ce débordement de forfanteries de toute espèce,il y en eut une qui parut… est-ce plus piquante qu’il fautdire&|160;? Non, plus piquante ne serait pas un mot assez fort,mais plus poivrée, plus épicée, plus digne du palais de feu de cesfrénétiques qui, en fait d’histoires, eussent avalé du vitriol.Celui qui la raconta, de tous ces diables, était le plus froidcependant… Il l’était comme le derrière de Satan, car le derrièrede Satan, malgré l’enfer qui le chauffe, est très froid, – disentles sorcières qui le baisent à la messe noire du Sabbat. C’était uncertain et ci-devant abbé Reniant, – un nom fatidique&|160;! –lequel, dans cette société à l’envers de la Révolution, quidéfaisait tout, s’était fait, de son chef, de prêtre sans foi,médecin sans science, et qui pratiquait clandestinement unempirisme suspect et, qui sait&|160;? Peut-être meurtrier. Avec leshommes instruits, il ne convenait pas de son industrie. Mais, ilavait persuadé aux gens des basses classes de la ville et desenvirons qu’il en savait plus long que tous les médecins à brevetset à diplômes… On disait mystérieusement qu’il avait des secretspour guérir. Des secrets&|160;! ce grand mot qui répond à toutparce qu’il ne répond à rien, le cheval de bataille de tous lesempiriques, qui sont maintenant tout ce qui reste des sorciers, sipuissants jadis sur l’imagination populaire. Ce ci-devant abbéReniant – « car, disait-il avec colère, ce diable de titre d’abbéétait comme une teigne sur son nom que toutes les calottes de brain’auraient pu jamais en arracher&|160;! » – ne se livrait point paramour du gain à ces fabrications cachées de remèdes, qui pouvaientêtre des empoisonnements : il avait de quoi vivre. Mais ilobéissait au démon dangereux des expériences, qui commence partraiter la vie humaine comme une matière à expérimentations, et quifinit par faire des Sainte-Croix, et des Brinvilliers&|160;! Nevoulant pas avoir affaire avec les médecins patentés, comme il lesappelait d’un ton de mépris, il était le propre apothicaire de sesdrogues, et il vendait ou donnait ses breuvages, – car bien souventil les donnait, – à condition pourtant qu’on lui en rapportât lesbouteilles. Ce coquin, qui n’était pas un sot, savait intéresserles passions de ses malades à sa médecine. Il donnait du vin blanc,mêlé à je ne sais quelles herbailles, aux hydropiques parivrognerie, et aux filles embarrassées, disaient les paysans enclignant de l’œil, des tisanes qui tout de même faisaient fondreleurs embarras. C’était un homme de taille moyenne, de mine frigideet discrète, vêtu dans le genre du vieux M. de Mesnilgrand (mais enbleu), portant, autour d’une figure de la couleur du lin qui n’apas été blanchi, des cheveux en rond (la seule chose qu’il eûtgardée du prêtre) d’une odieuse nuance filasse, et droits comme deschandelles&|160;; peu parleur, et compendieux quand il se mettait àparler. Froid et propret comme la crémaillère d’une cheminéehollandaise, en ces dîners où l’on disait tout et où il sirotaitmièvrement son vin dans son angle de table quand les autreslampaient le leur, il plaisait peu à ces bouillants, qui lecomparaient à du vin tourné de Sainte-Nitouche, un vignoble de leurinvention. Mais cet air-là ne donna que plus de ragoût à sonhistoire, quand il dit modestement que, pour lui, ce qu’il avaitfait de mieux contre l’infâme de M. de Voltaire, ç’avait été unjour – dame&|160;! on fait ce qu’on peut&|160;! – de donner unpaquet d’hosties à des cochons&|160;!

A ce mot-là, il y eut un tonnerre d’interjections triomphantes.Mais le vieux M. de Mesnilgrand le coupa de sa voix incisive etgrêle :

– C’est, sans doute, – dit-il, – la dernière fois, l’abbé, quevous avez donné la communion&|160;?

Et le pince-sans-rire mit sa main blanche et sèche au-dessus deses yeux, pour voir le Reniant, posé maigrement derrière son verreentre les deux larges poitrines de ses deux voisins, le capitaineRançonnet, empourpré et flambant comme une torche, et le capitaineau 6e cuirassiers, Travers de Mautravers, qui ressemblait à uncaisson.

– Il y avait déjà longtemps que je ne la donnais plus, – repritle ci-devant prêtre, – et que j’avais jeté ma souquenille auxorties du chemin. C’était en pleine révolution, le temps où vousétiez ici, citoyen Le Carpentier, en tournée de représentant dupeuple. Vous vous rappelez bien une jeune fille d’Hémevès que vousfîtes mettre à la maison d’arrêt&|160;? une enragée&|160;! uneépileptique&|160;!

– Tiens&|160;! – dit Mautravers, – il y a une femme mêlée auxhosties&|160;! L’avez-vous aussi donnée aux cochons&|160;!

– Tu te crois spirituel, Mautravers&|160;? – fit Rançonnet. –Mais n’interromps donc pas l’abbé. L’abbé, finissez-nousl’histoire.

– Ah&|160;! l’histoire, – reprit Reniant, – sera bientôt contée.Je disais donc, monsieur Le Carpentier, cette fille d’Hémevès, vousen souvenez-vous&|160;? On l’appelait la Tesson… Joséphine Tesson,si j’ai bonne mémoire, une grosse maflée, – une espèce de MarieAlacoque pour le tempérament sanguin, – l’âme damnée des chouans etdes prêtres, qui lui avaient allumé le sang, qui l’avaientfanatisée et rendue folle… Elle passait sa vie à les cacher, lesprêtres… Quand il s’agissait d’en sauver un, elle eût bravé trenteguillotines. Ah&|160;! les ministres du Seigneur&|160;! comme elleles nommait, elle les cachait chez elle, et partout. Elle les eûtcachés sous son lit, dans son lit, sous ses jupes, et, s’ilsavaient pu y tenir, elle les aurait tous fourrés et tassés, leDiable m’emporte&|160;! là où elle avait mis leur boîte à hosties –entre ses tétons&|160;!

– Mille bombes&|160;! – fit Rançonnet, exalté.

– Non, pas mille, mais deux seulement, monsieur Rançonnet, –dit, en riant de son calembour, le vieux apostat libertin&|160;; –mais elles étaient de fier calibre&|160;!

Le calembour trouva de l’écho. Ce fut une risée.

– Singulier ciboire qu’une gorge de femme&|160;! – fit ledocteur Bleny, rêveur.

– Ah&|160;! le ciboire de la nécessité&|160;! – reprit Reniant,à qui le flegme était déjà revenu. Tous ces prêtres qu’ellecachait, persécutés, poursuivis, traqués, sans église, sanssanctuaire, sans asile quelconque, lui avaient donné à garder leurSaint-Sacrement, et ils l’avaient campé dans sa poitrine, croyantqu’on ne viendrait jamais le chercher là&|160;!… Oh&|160;! ilsavaient une fameuse foi en elle. Ils la disaient une sainte. Ilslui faisaient croire qu’elle en était une. Ils lui montaient latête et lui donnaient soif du martyre. Elle, intrépide, ardente,allait et venait, et vivait hardiment avec sa boîte à hosties soussa bavette. Elle la portait de nuit, par tous les temps, la pluie,le vent, la neige, le brouillard, à travers des chemins deperdition, aux prêtres cachés qui faisaient communier les mourants,en catimini… Un soir, nous l’y surprîmes, dans une ferme où mouraitun chouan, moi et quelques bons garçons des Colonnes Infernales deRossignol. Il y en eut un qui, tenté par ses maîtres avant-postesde chair vive, voulut prendre des libertés avec elle&|160;; mais iln’en fut pas le bon marchand, car elle lui imprima ses dix griffessur la figure, à une telle profondeur qu’il a dû en rester marquépour toute sa vie&|160;! Seulement, tout en sang qu’elle le mît, lemâtin ne lâcha pas ce qu’il tenait, et il arracha la boîte à bonsdieux qu’il avait trouvée dans sa gorge&|160;; et j’y comptai bienune douzaine d’hosties que, malgré ses cris et ses ruées, car ellese rua sur nous comme une furie, je fis jeter immédiatement dansl’auge aux cochons.

Et il s’arrêta faisant jabot, pour une si belle chose, comme unpou sur une tumeur qui se donnerait des airs.

– Vous avez donc vengé messieurs les porcs de l’Evangile, dansle corps desquels Jésus-Christ fit entrer des démons, – dit levieux M. de Mesnilgrand de sa sarcastique voix de tête. – Vous avezmis le bon Dieu dans ceux-ci à la place du Diable : c’est un prêtépour un rendu.

– Et en eurent-ils une indigestion, monsieur Reniant, ou bienles amateurs qui en mangèrent, demanda profondément un hideux petitbourgeois nommé Le Hay, usurier à cinquante pour cent de son état,et qui avait l’habitude de dire qu’en tout il faut considérer lafin.

Il y eut comme un temps d’arrêt dans ce flot d’impiétésgrossières.

– Mais toi, tu ne dis rien, Mesnil, de l’histoire de l’abbéReniant&|160;? – fit le capitaine Rançonner, qui guettaitl’occasion d’accrocher n’importe à quoi son histoire de la visitede Mesnilgrand à l’église.

Mesnil ne disait rien, en effet. Il était accoudé, la joue danssa main, sur le bord de la table, écoutant sans horripilation, maissans goût, toutes ces horreurs, débitées par des endurcis, et surlesquelles il était blasé et bronzé… Il en avait tant entendu toutesa vie dans les milieux qu’il avait traversés&|160;! Les milieux,pour l’homme, c’est presque une destinée. Au Moyen Age, lechevalier de Mesnilgrand aurait été un croisé brûlant de foi. AuXIXe siècle, c’était un soldat de Bonaparte, à qui son incrédule depère n’avait jamais parlé de Dieu, et qui, particulièrement enEspagne, avait vécu dans les rangs d’une armée qui se permettaittout, et qui commettait autant de sacrilèges qu’à la prise de Romeles soldats du connétable de Bourbon. Heureusement, les milieux nesont absolument une fatalité que pour les âmes et les géniesvulgaires. Pour les personnalités vraiment fortes, il y a quelquechose, ne fût-ce qu’un atome, qui échappe au milieu et résiste àson action toute-puissante. Cet atome dormait invincible dansMesnilgrand. Ce jour-là, il n’aurait rien dit&|160;; il auraitlaissé passer avec l’indifférence du bronze ce torrent de fangeimpie qui roulait devant lui en bouillonnant, comme un bitume del’enfer&|160;; mais, interpellé par Rançonnet :

– Que veux-tu que je te dise&|160;? – fit-il, avec une lassitudequi touchait à la mélancolie. – M. Reniant n’a pas fait là unechose si crâne pour que, toi, tu puisses tant l’admirer&|160;! S’ilavait cru que c’était Dieu, le Dieu vivant, le Dieu vengeur qu’iljetait aux porcs, au risque de la foudre sur le coup ou de l’enfer,sûrement, pour plus tard, il y aurait eu là du moins de labravoure, du mépris de plus que la mort, puisque Dieu, s’il est,peut éterniser ta torture. Il y aurait eu là une crânerie, folle,sans doute, mais enfin une crânerie à tenter un crâne aussi crâneque toi&|160;! Mais la chose n’a pas cette beauté-là, mon cher. M.Reniant ne croyait pas que ces hosties fussent Dieu. Il n’avait paslà-dessus le moindre doute. Pour lui, ce n’étaient que des morceauxde pain à chanter, consacrés par une superstition imbécile, et pourlui, comme pour toi-même, mon pauvre Rançonnet, vider la boîte auxhosties dans l’auge aux cochons, n’était pas plus héroïque que d’yvider une tabatière ou un cornet de pains à cacheter.

– Eh&|160;! eh&|160;! – fit le vieux M. de Mesnilgrand, serenversant sur le dossier de sa chaise, ajustant son fils sous samain en visière, comme il l’eût regardé tirer un coup de pistoletbien en ligne, toujours intéressé par ce que disait son fils, mêmequand il n’en partageait pas l’idée et ici il la partageait. Aussidoubla-t-il son : Eh&|160;! eh&|160;!

– Il n’y a donc ici, mon pauvre Rançonnet, reprit Mesnil, –disons le mot… qu’une cochonnerie. Mais ce que je trouve beau, moi,et très beau, ce que je me permets d’admirer, Messieurs, quoique jene croie pas non plus à grand-chose, c’est cette fille Tesson,comme vous l’appelez, monsieur Reniant, qui porte ce qu’elle croitson Dieu sur son cœur&|160;; qui, de ses deux seins de vierge faitun tabernacle à ce Dieu de toute pureté&|160;; et qui respire, etqui vit, et qui traverse tranquillement toutes les vulgarités, ettous les dangers de la vie avec cette poitrine intrépide etbrûlante, surchargée d’un Dieu, tabernacle et autel à la fois, etautel qui, à chaque minute, pouvait être arrosé de son propresang&|160;!… Toi, Rançonnet, toi, Mautravers, toi, Sélune, et moiaussi, nous avons tous eu l’Empereur sur la poitrine, puisque nousavions sa Légion d’Honneur, et cela nous a parfois donné plus decourage au feu de l’y avoir. Mais elle, ce n’est pas l’image de sonDieu qu’elle a sur la sienne&|160;; c’en est, pour elle, laréalité. C’est le Dieu substantiel, qui se touche, qui se donne,qui se marge, et qu’elle porte, au prix de sa vie, à ceux qui ontfaim de ce Dieu-là&|160;! Eh bien, ma parole d’honneur&|160;! jetrouve cela tout simplement sublime… Je pense de cette fille commeen pensaient les prêtres, qui lui donnaient leur Dieu à porter. Jevoudrais savoir ce qu’elle est devenue. Elle est peut-êtremorte&|160;; peut-être vit-elle, misérable, dans quelque coin decampagne&|160;; mais je sais bien que, fussé-je maréchal de France,si je la rencontrais, cherchât-elle son pain, les pieds nus dans lafange, je descendrais de cheval et lui ôterais respectueusement monchapeau, à cette noble fille, comme si c’était vraiment Dieuqu’elle eût encore sur le cœur&|160;! Henri IV, un jour, ne s’estpas agenouillé dans la boue, devant le Saint-Sacrement qu’onportait à un pauvre, avec plus d’émotion que moi je nem’agenouillerais devant cette fille-là.

Il n’avait plus la joue sur sa main. Il avait rejeté sa tête enarrière. Et, pendant qu’il parlait de s’agenouiller, ilgrandissait, et, comme la fiancée de Corinthe dans la poésie deGœthe, il semblait, sans s’être levé de sa chaise, grandi du bustejusqu’au plafond.

– C’est donc la fin du monde&|160;! – dit Mautravers, en cassantun noyau de pêche avec son poing fermé, comme avec un marteau. –Des chefs d’escadron de hussards à genoux, maintenant, devant desdévotes&|160;!

– Et encore, – dit Rançonnet, – encore, si c’était commel’infanterie devant la cavalerie, pour se relever et passer sur leventre à l’ennemi&|160;! Après tout, ce ne sont pas là dedésagréables maîtresses que ces diseuses d’oremus, que toutes cesmangeuses de bon Dieu, qui se croient damnées à chaque bonheurqu’elles nous donnent et que nous leur faisons partager. Mais,capitaine Mautravers, il y a pis pour un soldat que de mettre à malquelques bigotes : c’est de devenir dévot soi-même, comme une poulemouillée de pékin, quand on a traîné le bancal&|160;!… Pas plustard que dimanche dernier, où pensez-vous, Messieurs, qu’à latombée du jour j’ai surpris le commandant Mesnilgrand, iciprésent&|160;?…

Personne ne répondit. On cherchait&|160;; mais, de tous lespoints de la table, les yeux convergeaient vers le capitaineRançonnet.

– Par mon sabre&|160;! – dit Rançonnet, – je l’ai rencontré… nonpas rencontré, car je respecte trop mes bottes pour les traînerdans le crottin de leurs chapelles&|160;; mais je l’ai aperçu, dedos, qui se glissait dans l’église, en se courbant sous la petiteporte basse du coin de la place. Etonné, ébahi. Eh&|160;!sacre-bleu&|160;! me suis-je dit, ai-je la berlue&|160;?… Maisc’est la tournure de Mesnilgrand, ça&|160;!… Mais que va-t-il doncfaire dans une église, Mesnilgrand&|160;?… L’idée me regalopa aucerveau de nos anciennes farces amoureuses avec les satanéesbéguines des églises d’Espagne. Tiens&|160;! fis-je, ce n’est doncpas fini&|160;? Ce sera encore de la vieille influence de jupon.Seulement, que le Diable m’arrache les yeux avec ses griffes si jene vois pas la couleur de celui-ci&|160;! Et j’entrai dans leurboutique à messes… Malheureusement, il y faisait noir comme dans lagueule de l’enfer. On y marchait et on y trébuchait sur de vieillesfemmes à genoux, qui y marmottaient leurs patenôtres. Impossible derien distinguer devant soi, lorsque à force de tâtonner pourtantdans cet infernal mélange d’obscurité et de carcasses de vieillesdévotes en prières, ma main rattrapa mon Mesnil, qui filait déjà lelong de la contre-allée. Mais, croirez-vous bien qu’il ne voulutjamais me dire ce qu’il était venu faire dans cette galèred’église&|160;?… Voilà pourquoi je vous le dénonce aujourd’hui,Messieurs, pour que vous le forciez à s’expliquer.

– Allons, parle, Mesnil. Justifie-toi. Réponds à Rançonnet, –cria-t-on de tous les coins de la salle.

– Me justifier&|160;! – dit Mesnil, gaîment. – Je n’ai pas à mejustifier de faire ce qui me plaît. Vous qui clabaudez à cœur dejournée contre l’Inquisition, est-ce que vous êtes des inquisiteursen sens inverse, à présent&|160;? Je suis entré dans l’église,dimanche soir, parce que cela m’a plu.

– Et pourquoi cela t’a-t-il plu&|160;?… – fit Mautravers, car sile Diable est logicien, un capitaine de cuirassiers peut bienl’être aussi.

– Ah&|160;! voilà&|160;! – dit Mesnilgrand, en riant. – J’yallais… qui sait&|160;? peut-être à confesse. J’ai du moins faitouvrir la porte d’un confessionnal. Mais tu ne peux pas dire,Rançonnet, que ma confession ait trop duré&|160;?…

Ils voyaient bien qu’il se jouait d’eux… Mais il y avait danscette jouerie quelque chose de mystérieux qui les agaçait.

– Ta confession&|160;! mille millions de flammes&|160;! Tonplongeon serait donc fait&|160;? – dit tristement Rançonnet,terrassé, qui prenait la chose au tragique. Puis, se rejetantdevant sa pensée et se renversant comme un cheval cabré : – Maisnon, – cria-t-il, – tonnerre de tonnerres&|160;! c’estimpossible&|160;! Voyez-vous, vous autres, le chef d’escadronMesnilgrand à confesse, comme une vieille bonne femme, à deuxgenoux sur le strapontin, le nez au guichet, dans la guérite d’unprêtre&|160;? Voilà un spectacle qui ne m’entrera jamais dans lecrâne&|160;! Trente mille balles plutôt.

– Tu es bien bon&|160;; je te remercie, – fit Mesnilgrand avecune douceur comique, la douceur d’un agneau.

– Parlons sérieusement, – dit Mautravers, – je suis commeRançonnet. Je ne croirai jamais à une capucinade d’un homme de toncalibre, mon brave Mesnil. Même à l’heure de la mort, les genscomme toi ne font pas un saut de grenouille effrayée dans un baquetd’eau bénite.

– A l’heure de la mort, je ne sais pas ce que vous ferez,Messieurs, – répondit lentement Mesnilgrand&|160;; – mais quant àmoi, avant de partir pour l’autre monde, je veux faire à toutrisque mon portemanteau.

Et, ce mot d’officier de cavalerie fut si gravement dit qu’il yeut un silence, comme celui du pistolet qui tirait, il n’y a qu’uneminute, et tapageait, et dont la détente a cassé.

– Laissons cela, du reste, – continua Mesnilgrand. – Vous êtes,à ce qu’il paraît, encore plus abrutis que moi par la guerre et parla vie que nous avons menée tous… Je n’ai rien à dire àl’incrédulité de vos âmes&|160;; mais puisque toi, Rançonnet, tutiens à toute force à savoir pourquoi ton camarade Mesnilgrand, quetu crois aussi athée que toi, est entré l’autre soir à l’église, jeveux bien et je vais te le dire. Il y a une histoire là-dessous…Quand elle sera dite, tu comprendras peut-être, même sans croire àDieu, qu’il y soit entré.

Il fit une pause, comme pour donner plus de solennité à ce qu’ilallait raconter, puis il reprit :

– Tu parlais de l’Espagne, Rançonnet. C’est justement en Espagneque mon histoire s’est passée. Plusieurs d’entre vous y ont fait laguerre fatale qui, dès 1808, commença le désastre de l’Empire ettous nos malheurs. Ceux qui l’ont faite, cette guerre-là, ne l’ontpas oubliée, et toi, par parenthèse, moins que personne, commandantSélune&|160;! Tu en as le souvenir gravé assez avant sur la figurepour que tu ne puisses pas l’effacer.

Le commandant Sélune, assis auprès du vieux M. de Mesnilgrand,faisait face à Mesnil. C’était un homme d’une forte staturemilitaire et qui méritait de s’appeler le Balafré encore plus quele duc de Guise, car il avait reçu en Espagne, dans une affaired’avant-poste, un immense coup de sabre courbe, si bien appliquésur sa figure qu’elle en avait été fendue, nez et tout, en écharpe,de la tempe gauche jusqu’au-dessous de l’oreille droite. A l’étatnormal, ce n’aurait été qu’une terrible blessure d’un assez nobleeffet sur le visage d’un soldat&|160;; mais le chirurgien qui avaitrapproché les lèvres de cette plaie béante, pressé ou maladroit,les avait mal rejointes, et à la guerre comme à la guerre&|160;! Onétait en marche, et, pour en finir plus vite, il avait coupé avecdes ciseaux le bourrelet de chair qui débordait de deux doigts l’undes côtés de la plaie fermée&|160;; ce qui fit, non pas un sillondans le visage de Sélune, mais un épouvantable ravin. C’étaithorrible, mais, après tout, grandiose. Quand le sang montait auvisage de Sélune, qui était violent, la blessure rougissait, etc’était comme un large ruban rouge qui lui traversait sa facebronzée. « Tu portes, – lui disait Mesnil au jour de leurs communesambitions, – ta croix de grand-officier de la Légion d’honneur surla figure, avant de l’avoir sur la poitrine&|160;; mais soistranquille, elle y descendra. »

Elle n’y était pas descendue&|160;; l’Empire avait fini avant.Sélune n’était que chevalier.

– Eh bien, Messieurs, – continua Mesnilgrand, – nous avons vudes choses bien atroces en Espagne, n’est-ce pas&|160;? et mêmenous en avons fait&|160;; mais je ne crois pas avoir vu rien deplus abominable que ce que je vais avoir l’honneur de vousraconter.

– Pour mon compte, – dit nonchalamment Sélune, avec la fatuitéd’un vieil endurci qui n’entend pas qu’on l’émeuve de rien, – pourmon compte, j’ai vu un jour quatre-vingts religieuses jetées l’unesur l’autre, à moitié mortes, dans un puits, après avoir étépréalablement très bien violées chacune par deux escadrons.

– Brutalité de soldats&|160;! – fit Mesnilgrandfroidement&|160;; – mais voici du raffinement d’officier.

Il trempa sa lèvre dans son verre, et son regard cerclant latable et l’étreignant :

– Y a-t-il quelqu’un d’entre vous, Messieurs, – demanda-t-il, –qui ait connu le major Ydow&|160;?

Personne ne répondit, excepté Rançonnet.

– Il y a moi, – dit-il. – Le major Ydow&|160;! si je l’aiconnu&|160;! Eh&|160;! parbleu&|160;! il était avec moi au 8edragons.

– Puisque tu l’as connu, – reprit Mesnilgrand, – tu ne l’as pasconnu seul. Il était arrivé au 8e dragons, arboré d’une femme…

– La Rosalba, dite « la Pudica », – fit Rançonnet, sa fameuse… –Et il dit le mot crûment.

– Oui, – repartit Mesnilgrand, pensivement, – car une pareillefemme ne méritait pas le nom de maîtresse, même de celle d’Ydow… Lemajor l’avait amenée d’Italie, où, avant de venir en Espagne, ilservait dans un corps de réserve avec le grade de capitaine. Commeil n’y a ici que toi, Rançonnet, qui l’ai connu, ce major Ydow, tume permettras bien de le présenter à ces messieurs et de leurdonner une idée de ce diable d’homme, dont. l’arrivée au 8e dragonstapagea beaucoup quand il y entra, avec cette femme en sautoir… Iln’était pas Français, à ce qu’il paraît. Ce n’est pas tant pis pourla France. Il était né je ne sais où et de je ne sais qui, enIllyrie ou en Bohême, je ne suis pas bien sûr… Mais, où qu’il fûtné, il était étrange, ce qui est une manière d’être étrangerpartout. On l’aurait cru le produit d’un mélange de plusieursraces. Il disait, lui, qu’il fallait prononcer son nom à la grecque: , pour Ydow, parce qu’il était d’origine grecque&|160;; et sabeauté l’aurait fait croire, car il était beau, et, le Diablem’emporte&|160;! peut-être trop pour un soldat. Qui sait si on netient pas moins à se faire casser la figure, quand on l’a aussibelle&|160;? On a pour soi le respect qu’on a pour leschefs-d’œuvre. Tout chef-d’œuvre qu’il fût, cependant, il allait aufeu avec les autres&|160;; mais quand on avait dit cela du majorYdow, on avait tout dit. Il faisait son devoir, mais il ne faisaitjamais plus que son devoir. Il n’avait pas ce que l’Empereurappelait le feu sacré. Malgré sa beauté, dont je convenais trèsbien, d’ailleurs, je lui trouvais au fond une mauvaise figure, sousses traits superbes. Depuis que j’ai traîné dans les musées, oùvous n’allez jamais, vous autres, j’ai rencontré la ressemblance dumajor Ydow. Je l’ai rencontrée très frappante dans un des bustesd’Antinoüs… tenez&|160;! de celui-là auquel le caprice ou lemauvais goût du sculpteur a incrusté deux émeraudes dans le marbredes prunelles. Au lieu de marbre blanc les yeux vert de mer dumajor éclairaient un teint chaudement olivâtre et un angle facialirréprochable&|160;; mais, dans la lueur de ces mélancoliquesétoiles du soir, qui étaient ses yeux, ce qui dormait sivoluptueusement ce n’était pas Endymion : c’était un tigre… et, unjour, je l’ai vu s’éveiller&|160;!… Le major Ydow était, en mêmetemps, brun et blond. Ses cheveux bouclaient très noirs et trèsserrés autour d’un front petit, aux tempes renflées, tandis que salongue et soyeuse moustache avait le blond fauve et presque jaunede la martre zibeline… Signe (dit-on) de trahison ou de perfidie,qu’une chevelure et une barbe de couleur différente. Traître&|160;?le major l’aurait peut-être été plus tard. Il eut peut-être, commetant d’autres, trahi l’Empereur&|160;; mais il ne devait pas enavoir le temps. Quand il vint au 8e dragons, il n’étaitprobablement que faux, et encore pas assez pour ne pas en avoirl’air, comme le voulait le vieux malin de Souwarow, qui s’yconnaissait… Fut-ce cet air-là qui commença son impopularité parmises camarades&|160;? Toujours est-il qu’il devint, en très peu detemps, la bête noire du régiment. Très fat d’une beauté à laquellej’aurais préféré, moi, bien des laideurs de ma connaissance, il nesemblait n’être, en somme, comme disent soldatesquement lessoldats, qu’un miroir à… à ce que tu viens de nommer, Rançonnet, àpropos de la Rosalba. Le major Ydow avait trente-cinq ans. Vouscomprenez bien qu’avec cette beauté qui plaît à toutes les femmes,même aux plus fières, – c’est leur infirmité, – le major Ydow avaitdû être horriblement gâté par elles et chamarré de tous les vicesqu’elles donnent&|160;; mais il avait aussi, disait-on, ceuxqu’elles ne donnent pas et dont on ne se chamarre point… Certes,nous n’étions pas, comme tu le dirais, Rançonnet, des capucins dansce temps-là. Nous étions même d’assez mauvais sujets, joueurs,libertins, coureurs de filles, duellistes, ivrognes au besoin, etmangeurs d’argent sous toutes les espèces. Nous n’avions guère ledroit d’être difficiles. Eh bien&|160;! tels que nous étions alors,il passait pour bien pire que nous. Nous, il y avait des choses, –pas beaucoup&|160;! mais enfin il y en avait bien une ou deux,dont, si démons que nous fussions, nous n’aurions pas été capables.Mais, lui (prétendait-on), il était capable de tout. Je n’étais pasdans le 8e dragons. Seulement, j’en connaissais tous les officiers.Ils parlaient de lui cruellement. Ils l’accusaient de servilitéavec les chefs et de basse ambition. Ils suspectaient soncaractère. Ils allèrent même jusqu’à le soupçonner d’espionnage, etmême il se battit courageusement deux fois pour ce soupçonentre-exprimé&|160;; mais l’opinion n’en fut pas changée. Il esttoujours resté sur cet homme une brume qu’il n’a pu dissiper. Demême qu’il était brun et blond à la fois, ce qui est assez rare, ilétait aussi à la fois heureux au jeu et heureux en femmes&|160;; cequi n’est pas l’usage non plus. On lui faisait payer bien cher cesbonheurs-là, du reste. Ces doubles succès, ses airs à la Lauzun, lajalousie qu’inspirait sa beauté, car les hommes ont beau faire lesforts et les indifférents quand il s’agit de laideur, et répéter lemot consolant qu’ils ont inventé : qu’un homme est toujours assezbeau quand il ne fait pas peur à son cheval, ils sont, entre eux,aussi petitement et lâchement jaloux que les femmes entre elles, –tout cet ensemble d’avantages était l’explication, sans doute, del’antipathie dont il était l’objet&|160;; antipathie qui, parhaine, affectait les formes du mépris, car le mépris outrage plusque la haine, et la haine le sait bien&|160;!… Que de fois nel’ai-je pas entendu traiter, entre le haut et le bas de la voix, de« dangereuse canaille », quoique, s’il eût fallu prouver clairementqu’il en était une, on ne l’eût certainement pas pu… Et de fait,Messieurs, encore au moment où je vous parle, il est incertain pourmoi que le major Ydow fût ce qu’on disait qu’il était… Mais,tonnerre&|160;! – ajouta Mesnilgrand avec une énergie mêlée à unehorreur étrange, – ce qu’on ne disait pas et ce qu’il a été unjour, je le sais, et cela me suffit&|160;!

Cela nous suffira aussi, probablement, – dit gaîmentRançonnet&|160;; – mais, sacrebleu&|160;! quel diable de rapportpeut-il y avoir entre l’église où je t’ai vu entrer dimanche soiret ce damné major du 8e dragons, qui aurait pillé toutes leséglises et toutes les cathédrales d’Espagne et de la chrétienté,pour faire des bijoux à sa coquine de femme avec l’or et lespierres précieuses des saints sacrements&|160;?

– Reste donc dans le rang, Rançonnet&|160;! – fit Mesnil, commes’il eût commandé un mouvement à son escadron, – et tiens-toitranquille&|160;! Tu seras donc toujours la même tête chaude, etpartout impatient comme devant l’ennemi&|160;? Laisse-moimanœuvrer, comme je l’entends, mon histoire.

– Eh bien, marche&|160;! – fit le bouillant capitaine, qui pourse calmer, lampa un verre de Picardan. Et Mesnilgrand reprit :

– Il est bien probable que sans cette femme qui le suivait, etqu’on appelait sa femme, quoiqu’elle ne fût que sa maîtresse etqu’elle ne portât pas son nom, le major Ydow eût peu frayé avec lesofficiers du 8e dragons. Mais cette femme, qu’on supposait tout cequ’elle était pour s’être agrafée à un pareil homme, empêcha qu’onne fît autour du major le désert qu’on aurait fait sans elle. J’aivu cela dans les régiments. Un homme y tombe en suspicion ou endiscrédit, on n’a plus avec lui que de stricts rapports deservice&|160;; on ne camarade plus&|160;; on n’a plus pour lui depoignées de main&|160;; au café même, ce caravansérail d’officiersdans l’atmosphère chaude et familière du café, où toutes lesfroideurs se fondent, on reste à distance, contraint et polijusqu’à ce qu’on ne le soit plus et qu’on éclate, s’il vient lemoment d’éclater. Vraisemblablement, c’est ce qui serait arrivé aumajor&|160;; mais une femme, c’est l’aimant du diable&|160;! Ceuxqui ne l’auraient pas vu pour lui, le virent pour elle. Quin’aurait pas, au café, offert un verre de schnick au major,dédoublé de sa femme, le lui offrait en pensant à sa moitié, encalculant que c’était là un moyen d’être invité chez lui, où ilserait possible de la rencontrer… Il y a une proportiond’arithmétique morale, écrite, avant qu’elle le fût par unphilosophe sur du papier, dans la poitrine de tous les hommes,comme un encouragement du Démon : « c’est qu’il y a plus loin d’unefemme à son premier amant, que de son premier au dixième », etc’était, à ce qu’il semblait, plus vrai avec la femme du majorqu’avec personne. Puisqu’elle s’était donnée à lui, elle pouvaitbien se donner à un autre, et, ma foi&|160;! tout le monde pouvaitêtre cet autre-là&|160;! En un temps fort court, au 8e dragons, onsut combien il y avait peu d’audace dans cette espérance. Pour tousceux qui ont le flair de la femme, et qui en respirent la vraieodeur à travers tous les voiles blancs et parfumés de vertu danslesquels elle s’entortille, la Rosalba fut reconnue tout de suitepour la plus corrompue des femmes corrompues, – dans le mal, uneperfection&|160;!

« Et je ne la calomnie point, n’est-ce pas, Rançonnet&|160;?… Tul’as eue peut-être, et si tu l’as eue, tu sais maintenant s’il futjamais une plus brillante, une plus fascinante cristallisation detous les vices&|160;! Où le major l’avait-il prise&|160;?… D’oùsortait-elle&|160;? Elle était si jeune&|160;! On n’osa pas, toutd’abord, se le demander&|160;; mais ce ne fut pas long,l’hésitation&|160;! L’incendie – car elle n’incendia pas que le 8edragons, mais mon régiment de hussards à moi, mais aussi, tu t’ensouviens, Rançonnet, tous les états-majors du corps d’expéditiondont nous faisions partie, – l’incendie qu’elle alluma prit trèsvite d’étranges proportions… Nous avions vu bien des femmes,maîtresses d’officiers, et suivant les régiments, quand lesofficiers pouvaient se payer le luxe d’une femme dans leurs bagages: les colonels fermaient les yeux sur cet abus, et quelquefois sele permettaient. Mais de femmes à la façon de cette Rosalba, nousn’en avions pas même l’idée. Nous étions accoutumés à de bellesfilles, si vous voulez, mais presque toujours du même type, décidé,hardi, presque masculin, presque effronté&|160;; le plus souvent debelles brunes plus ou moins passionnées, qui ressemblaient à dejeunes garçons, très piquantes et très voluptueuses sous l’uniformeque la fantaisie de leurs amants leur faisait porter quelquefois…Si les femmes d’officiers, légitimes et honnêtes, se reconnaissentdes autres femmes par quelque chose de particulier, commun à ellestoutes, et qui tient au milieu militaire dans lequel elles vivent,ce quelque-chose-là est bien autrement marqué dans les maîtresses.Mais, la Rosalba du major Ydow n’avait rien de semblable auxaventurières de troupes et aux suiveuses de régiment dont nousavions l’habitude. Au premier abord, c’était une grande jeune fillepâle, mais qui ne restait pas longtemps pâle, comme vous allezvoir, – avec une forêt de cheveux blonds. Voilà tout. Il n’y avaitpas de quoi s’écrier. Sa blancheur de teint n’était pas plusblanche que celle de toutes les femmes à qui un sang frais et sainpasse sous la peau. Ses cheveux blonds n’étaient pas de ce blondétincelant, qui, a les fulgurances métalliques de l’or ou lesteintes molles et endormies de l’ambre gris, que j’ai vu à quelquesSuédoises. Elle avait le visage classique qu’on appelle un visagede camée, mais qui ne différait par aucun signe particulier decette sorte de visage, si impatientant pour les âmes passionnées,avec son invariable correction et son unité. Au prendre ou aulaisser, c’était certainement ce qu’on peut appeler une bellefille, dans l’ensemble de sa personne… Mais les philtres qu’ellefaisait boire n’étaient point dans sa beauté… Ils étaient ailleurs…Ils étaient où vous ne devineriez jamais qu’ils fussent… dans cemonstre d’impudicité qui osait s’appeler Rosalba, qui osait porterce nom immaculé de Rosalba, qu’il ne faudrait donner qu’àl’innocence, et qui, non contente d’être la Rosalba, la Rose etBlanche, s’appelait encore la Pudique, la Pudica, par-dessus lemarché&|160;!

– Virgile aussi s’appelait “le pudique”, et il a écrit leCorydon ardebat Alexim, – insinua Reniant, qui n’avait pas oubliéson latin.

– Et ce n’était pas une ironie, – continua Mesnilgrand, – que cesurnom de Rosalba, qui ne fut point inventé par nous, mais que nouslûmes dès le premier jour sur son front, où la nature l’avait écritavec toutes les roses de sa création. La Rosalba n’était passeulement une fille de l’air le plus étonnamment pudique pour cequ’elle était&|160;; c’était positivement la pudeur elle-même. Elleeût été pure comme les Vierges du ciel, qui rougissent peut-êtresous le regard des Anges, qu’elle n’eût pas été plus la Pudeur. Quidonc a dit – ce doit être un Anglais – que le monde est l’œuvre duDiable, devenu fou&|160;? C’était sûrement ce Diable-là qui, dansun accès de folie, avait créé la Rosalba, pour se faire le plaisir…du Diable, de fricasser, l’une après l’autre, la volupté dans lapudeur et la pudeur dans la volupté, et de pimenter, avec uncondiment céleste, le ragoût infernal des jouissances qu’une femmepuisse donner à des hommes mortels. La pudeur de la Rosalba n’étaitpas une simple physionomie, laquelle, par exemple, aurait,celle-là, renversé de fond en comble le système de Lavater. Non,chez elle, la pudeur n’était pas le dessus du panier&|160;; elleétait aussi bien le dessous que le dessus de la femme, et ellefrissonnait et palpitait en elle autant dans le sang qu’à la peau.Ce n’était pas non plus une hypocrisie. Jamais le vice de Rosalbane rendit cet hommage, pas plus qu’un autre, à la vertu. C’étaitréellement une vérité. La Rosalba était pudique comme elle étaitvoluptueuse, et le plus extraordinaire, c’est qu’elle l’était enmême temps. Quand elle disait ou faisait les choses les plus…osées, elle avait d’adorables manières de dire : “J’aihonte&|160;!” que j’entends encore. Phénomène inouï&|160;! on étaittoujours au début avec elle, même après le dénoûment. Elle fûtsortie d’une orgie de bacchantes, comme l’innocence de son premierpéché. Jusque dans la femme vaincue, pâmée, à demi morte, onretrouvait la vierge confuse, avec la grâce toujours fraîche de sestroubles et le charme auroral de ses rougeurs… Jamais je ne pourraivous faire comprendre les raffolements que ces contrastes vousmettaient au cœur, le langage périrait à exprimer cela&|160;! »

Il s’arrêta. Il y pensait, et ils y pensaient. Avec ce qu’ilvenait de dire, il avait, le croira-t-on&|160;? transformé enrêveurs ces soldats qui avaient vu tous les genres de feux, cesmoines débauchés, ces vieux médecins, tous ces écumeurs de la vieet qui en étaient revenus. L’impétueux Rançonnet, lui-même, nesouffla mot, Il se souvenait.

« Vous sentez bien, – reprit Mesnilgrand, – que le phénomène nefut connu que plus tard. Tout d’abord, quand elle arriva au 8edragons, on ne vit qu’une fille extrêmement jolie quoique belle,dans le genre, par exemple, de la princesse Paufine Borghèse, lasœur de l’Empereur, à qui, du reste, elle ressemblait. La princessePauline avait aussi l’air idéalement chaste, et vous savez tous dequoi elle est morte… Mais, Pauline n’avait pas en toute sa personneune goutte de pudeur pour teinter de rose la plus petite place deson corps charmant, tandis que la Rosalba en avait assez dans lesveines pour rendre écarlates toutes les places du sien. Le mot naïfet étonné de la Borghèse, quand on lui demanda comment elle avaitbien pu poser nue devant Canova : “Mais l’atelier étaitchaud&|160;! il y avait un poêle&|160;!” la Rosalba ne l’eût jamaisdit. Si on lui eût adressé la même question, elle se serait enfuieen cachant son visage divinement pourpre dans ses mains divinementrosées. Seulement, soyez bien sûrs qu’en s’en allant, il y auraiteu par derrière à sa robe un pli dans lequel auraient niché toutesles tentations de l’enfer&|160;!

« Telle donc elle était, cette Rosalba, dont le visage de viergenous pipa tous, quand elle arriva au régiment. Le major Ydow auraitpu nous la présenter comme sa femme légitime, et même comme safille, que nous l’aurions cru. Quoique ses yeux d’un bleu limpidefussent magnifiques, ils n’étaient jamais plus beaux que quand ilsétaient baissés. L’expression des paupières l’emportait surl’expression du regard. Pour des gens qui avaient roulé la guerreet les femmes&|160;; et quelles femmes&|160;! ce fut une sensationnouvelle que cette créature à qui, comme on dit avec une expressionvulgaire, mais énergique, “on aurait donné le bon Dieu sansconfession”. Quelle sacrée jolie fille&|160;! se soufflaient àl’oreille les anciens, les vieux routiers&|160;; mais quellemijaurée&|160;! Comment s’y prend-elle pour rendre le majorheureux&|160;?… Il le savait, lui, et il ne le disait pas… Ilbuvait son bonheur en silence, comme les vrais ivrognes, quiboivent seuls. Il ne renseignait personne sur la félicité cachéequi le rendait discret et fidèle pour la première fois de sa vie,lui, le Lauzun de garnison, le fat le plus carabiné et le plusfastueux, et qu’à Naples, rapportaient des officiers qui l’yavaient connu, on appelait le tambour-major de la séduction&|160;!Sa beauté, dont il était si vain, aurait fait tomber toutes lesfilles d’Espagne à ses pieds, qu’il n’en eût pas ramassé une. Acette époque, nous étions sur les frontières de l’Espagne et duPortugal, les Anglais devant nous, et nous occupions dans nosmarches les villes les moins hostiles au roi Joseph. Le major Ydowet la Rosalba y vivaient ensemble, comme ils eussent fait dans uneville de garnison en temps de paix. Vous vous souvenez desacharnements de cette guerre d’Espagne, de cette guerre furieuse etlente, qui ne ressemblait à aucune autre, car nous ne nous battionspas ici simplement pour la conquête, mais pour implanter unedynastie et une organisation nouvelle dans un pays qu’il fallaitd’abord conquérir. Aucun de vous n’a oublié qu’au milieu de cesacharnements il y avait des pauses, et que, dans l’entre-deux desbatailles les plus terribles, au sein de cette contrée envahie dontune partie était à nous, nous nous amusions à donner des fêtes auxEspagnoles le plus afrancesadas des villes que nous occupions.C’est dans ses fêtes que la femme du major Ydow, comme on disait,déjà fort remarquée, passa à l’état de célébrité. Et de fait, ellese mit à briller au milieu de ces filles brunes d’Espagne, comme undiamant dans une torsade de jais. Ce fut là qu’elle commença deproduire sur les hommes ces effets d’encharmement qui tenaient,sans doute, à la composition diabolique de son être, et quifaisaient d’elle la plus enragée des courtisanes, avec la figured’une des plus célestes madones de Raphael.

Alors les passions s’allumèrent et allèrent leur train, faisantleur feu dans l’ombre. Au bout d’un certain temps, tous flambèrent,même des vieux, même des officiers généraux qui avaient l’âged’être sages, tous flambèrent pour “la Pudica”, comme on trouvapiquant de l’appeler. Partout et autour d’elle les prétentionss’affichèrent&|160;; puis les coquetteries, puis l’éclat des duels,enfin tout le tremblement d’une vie de femme devenue le centre dela galanterie la plus passionnée, au milieu d’hommes indomptablesqui avaient toujours le sabre à la main. Elle fut le sultan de cesredoutables odalisques, et elle jeta le mouchoir à qui lui plut, etbeaucoup lui plurent. Quant au major Ydow, il laissa faire etlaissa dire… Etait-il assez fat pour n’être pas jaloux, ou, sesentant haï et méprisé, pour jouir, dans son orgueil de possesseur,des passions qu’inspiraient à ses ennemis la femme dont il était lemaître&|160;?… Il n’était guère possible qu’il ne s’aperçût dequelque chose. J’ai vu parfois son œil d’émeraude passer au noir del’escarboucle, en regardant tel de nous que l’opinion du momentsoupçonnait d’être l’amant de sa moitié&|160;; mais il secontenait… Et, comme on pensait toujours de lui ce qu’il y avait deplus insultant, on imputait son calme indifférent ou sonaveuglément volontaire à des motifs de la plus abjecte espèce. Onpensait que sa femme était encore moins un piédestal à sa vanitéqu’une échelle à son ambition. Cela se disait comme ces choses-làse disent, et il ne les entendait pas. Moi qui avais des raisonspour l’observer, et qui trouvais sans justice la haine et le méprisqu’on lui portait, je me demandais s’il y avait plus de faiblesseque de force, ou de force que de faiblesse, dans l’attitudesombrement impassible de cet homme, trahi journellement par samaîtresse, et qui ne laissait rien paraître des morsures de sajalousie. Par Dieu&|160;! nous avons tous, Messieurs, connu de ceshommes assez fanatisés d’une femme pour croire en elle, quand toutl’accuse, et qui, au lieu de se venger quand la certitude absolued’une trahison pénètre dans leur âme, préfèrent s’enfoncer dansleur bonheur lâche, et en tirer, comme une couverture par-dessusleur tête, l’ignominie&|160;!

Le major Ydow était-il de ceux-là&|160;? Peut-être. Mais,certes&|160;! la Pudica était bien capable d’avoir soufflé en luice fanatisme dégradant. La Circé antique, qui changeait les hommesen bêtes, n’était rien en comparaison de cette Pudica, de cetteMessaline-Vierge, avant, pendant et après. Avec les passions quibrûlaient au fond de son être et celles dont elle embrasait tousces officiers, peu délicats en matière de femmes, elle fut bienvite compromise, mais elle ne se compromit pas. Il faut bienentendre cette nuance. Elle ne donnait pas prise sur elleouvertement par sa conduite. Si elle avait un amant, c’était unsecret entre elle et son alcôve. Extérieurement, le major Ydown’avait pas l’étoffe du plus petit bout de scène à lui faire.L’aurait-elle aimé, par hasard&|160;?… Elle demeurait avec lui, etelle aurait pu sûrement, si elle avait voulu, s’attacher à lafortune d’un autre. J’ai connu un maréchal de l’Empire assez foud’elle pour lui tailler un manche d’ombrelle dans son bâton demaréchal. Mais c’est encore ici comme ces hommes dont je vousparlais. Il y a des femmes qui aiment… ce n’est pas leur amant queje veux dire, quoique ce soit leur amant aussi. Les carpesregrettent leur bourbe, disait Mme de Maintenon. La Rosalba nevoulut pas regretter la sienne. Elle n’en sortit pas, et moi j’yentrai. »

– Tu coupes les transitions avec ton sabre&|160;! – fit lecapitaine Mautravers.

– Parbleu&|160;! – repartit Mesnilgrand, – qu’ai-je àrespecter&|160;? Vous savez tous la chanson qu’on chantait auXVIIIe siècle :

Quand Boufflers parut à la cour,

On crut voir la reine d’amour.

Chacun s’empressait à lui plaire,

Et chacun l’avait… à son tour&|160;!

« J’eus donc mon tour. J’en avais eu, des femmes, et parpaquets&|160;! Mais qu’il y en eût une seule comme cette Rosalba,je ne m’en doutais pas. La bourbe fut un paradis. Je ne m’en vaispas vous faire des analyses à la façon des romanciers. J’étais unhomme d’action, brutal sur l’article, comme le comte Almaviva, etje n’avais pas d’amour pour elle dans le sens élevé et romanesquequ’on donne à ce mot, moi tout le premier… Ni l’âme, ni l’esprit,ni la vanité, ne furent pour quelque chose dans l’espèce de bonheurqu’elle me prodigua&|160;; mais ce bonheur n’eut pas du tout lalégèreté d’une fantaisie. Je ne croyais pas que là sensualité pûtêtre profonde. Ce fut la plus profonde des sensualités.Figurez-vous une de ces belles pêches, à chair rouge, danslesquelles on mord à belles dents, ou plutôt ne vous figurez rien…Il n’y a pas de figures pour exprimer le plaisir qui jaillissait decette pêche humaine, rougissant sous le regard le moins appuyécomme si vous l’aviez mordue. Imaginez ce que c’était quand, aulieu du regard, on mettait la lèvre ou la dent de la passion danscette chair émue et sanguine. Ah&|160;! le corps de cette femmeétait sa seule âme&|160;! Et c’est avec ce corps-là qu’elle medonna, un soir, une fête qui vous fera juger d’elle mieux que toutce que je pourrais ajouter. Oui, un soir, n’eut-elle pas l’audaceet l’indécence de me recevoir, n’ayant pour tout vêtement qu’unemousseline des Indes transparente, une nuée, une vapeur, à traverslaquelle on voyait ce corps, dont la forme était la seule pureté etqui se teignait du double vermillon mobile de la volupté et de lapudeur&|160;!… Que le Diable m’emporte si elle ne ressemblait pas,sous sa nuée blanche, à une statue de corail vivant&|160;! Aussi,depuis ce temps, je me suis soucié de la blancheur des autresfemmes comme de ça&|160;! »

Et Mesnilgrand envoya d’une chiquenaude une peau d’orange à lacorniche, par-dessus la tête du représentant Le Carpentier, quiavait fait tomber celle du roi.

« Notre liaison dura quelque temps, – continua-t-il, – mais necroyez pas que je me blasai d’elle. On ne s’en blasait pas. Dans lasensation, qui est finie, comme disent les philosophes en leurinfâme baragouin, elle transportait l’infini&|160;! Non, si je laquittai, ce fut pour une raison de dégoût moral, de fierté pourmoi, de mépris pour elle, pour elle qui, au plus fort des caressesles plus insensées, ne me faisait pas croire qu’elle m’aimât… Quandje lui demandais : M’aimes-tu&|160;? ce mot qu’il est impossible dene pas dire, même à travers toutes les preuves qu’on vous donne quevous êtes aimé, elle répondait : “Non&|160;!” ou secouaiténigmatiquement la tête. Elle se roulait dans ses pudeurs et dansses hontes, et elle restait là-dessous, au milieu de tous lesdésordres de sens soulevés, impénétrable comme le sphinx.Seulement, le sphinx était froid, et elle ne l’était pas… Eh bien,cette impénétrabilité qui m’impatientait et m’irritait, puis encorela certitude que j’eus bientôt des fantaisies à la Catherine IIqu’elle se permettait, furent la double cause du vigoureux coup decaveçon que j’eus la force de donner pour sortir des brastout-puissants de cette femme, l’abreuvoir de tous lesdésirs&|160;! Je la quittai, ou plutôt je ne revins plus à elle.Mais je gardai l’idée qu’une seconde femme comme celle-là n’étaitpas possible&|160;; et de penser cela me rendit désormais forttranquille et fort indifférent avec toutes les femmes. Ah&|160;!elle m’a parachevé comme officier. Après elle, je n’ai plus penséqu’à mon service. Elle m’avait trempé dans le Styx.

– Et tu es devenu tout à fait Achille&|160;! – dit le vieux M.de Mesnilgrand, avec orgueil.

– Je ne sais pas ce que je suis devenu, – repritMesnilgrand&|160;; – mais je sais bien qu’après notre rupture, lemajor Ydow, qui était avec moi dans les mêmes termes qu’avec tousles officiers de la division, nous apprit un jour, au café, que safemme était enceinte, et qu’il aurait bientôt la joie d’être père.A cette nouvelle inattendue, les uns se regardèrent, les autressourirent&|160;; mais il ne le vit pas, ou, l’ayant vu, il n’y pritgarde, résolu qu’il était, probablement, à ne faire jamaisattention qu’à ce qui était une injure directe. Quand il fut sorti: “L’enfant est-il de toi, Mesnil&|160;?” me demanda à l’oreille unde mes camarades&|160;; et, dans ma conscience une voix secrète,une voix plus précise que la sienne, me répéta la même question. Jen’osais me répondre. Elle, la Rosalba, dans nos tête-à-tête lesplus abandonnés, ne m’avait jamais dit un mot de cet enfant, quipouvait être de moi, ou du major, ou même d’un autre…

– L’enfant du drapeau&|160;! – interrompit Mautravers, commes’il eût donné un coup de pointe avec sa latte de cuirassier.

– Jamais, – reprit Mesnilgrand, – elle n’avait fait la moindreallusion à sa grossesse&|160;; mais quoi d’étonnant&|160;? C’était,je vous l’ai dit, un sphinx que la Pudica, un sphinx qui dévoraitle plaisir silencieusement et gardait son secret. Rien du cœur netraversait les cloisons physiques de cette femme, ouverte auplaisir seul… et chez qui la pudeur était sans doute la premièrepeur, le premier frisson, le premier embrasement du plaisir&|160;!Cela me fit un effet singulier de la savoir enceinte. Convenons-en,Messieurs, à présent que nous sommes sortis de la vie bestiale despassions : ce qu’il y a de plus affreux dans les amours partagées,– cette gamelle&|160;! – ce n’est pas seulement la malpropreté dupartage, mais c’est de plus l’égarement du sentimentpaternel&|160;; c’est cette anxiété terrible qui vous empêched’écouter la voix de la nature, et qui l’étouffe dans un doute dontil est impossible de sortir. On se dit : Est-ce à moi, cetenfant&|160;?… Incertitude qui vous poursuit comme la punition dupartage, de l’indigne partage auquel on s’est honteusementsoumis&|160;! Si on pensait longtemps à cela, quand on a du cœur,on deviendrait fou&|160;; mais la vie, la vie puissante et légère,vous reprend de son flot et vous emporte, comme le bouchon en lièged’une ligne rompue. – Après cette déclaration faite à nous tous parle major Ydow&|160;; le petit tressaillement paternel que j’avaiscru sentir dans mes entrailles s’apaisa. Rien ne bougea plus. Ilest vrai qu’à quelques jours plus tard j’avais bien autre chose àpenser qu’au bambin de la Pudica. Nous nous battions à Talavera, oùle commandant Titan, du 9e hussards, fut tué à la première charge,et où je fus obligé de prendre le commandement de l’escadron.

« Cette rude peignée de Talavera exaspéra la guerre que nousfaisions. Nous nous trouvâmes plus souvent en marche, plus serrés,plus inquiétés par l’ennemi, et forcément il fut moins question dela Pudica entre nous. Elle suivait le régiment en char-à-bancs, etce fut là, dit-on, qu’elle accoucha d’un enfant que le major Ydow,qui croyait en sa paternité, se mit à aimer comme si réellement cetenfant avait été le sien. Du moins, quand cet enfant mourut, car ilmourut quelques mois après sa naissance, le major eut un chagrintrès exalté, un chagrin à folies, et on n’en rit pas dans lerégiment. Pour la première fois, l’antipathie dont il était l’objetse tut. On le plaignit beaucoup plus que la mère qui, si ellepleura sa géniture, n’en continua pas moins d’être la Rosalba quenous connaissions tous, cette singulière catin arrosée de pudeurpar le Diable, qui avait, malgré ses mœurs, conservé la faculté,qui tenait du prodige, de rougir jusqu’à l’épine dorsale deux centsfois par jour&|160;! Sa beauté ne diminua pas. Elle résistait àtoutes les avaries. Et, cependant, la vie qu’elle menait devaitfaire très vite d’elle ce qu’on appelle entre cavaliers une vieillechabraque, si cette vie de perdition avait duré. »

– Elle n’a donc pas duré&|160;? Tu sais donc, toi, ce que cettechienne de femme-là est devenue&|160;? – fit Rançonnet, haletantd’intérêt, excité, et oubliant pour une minute cette visite àl’église qui le tenait si dru.

– Oui, – dit Mesnilgrand, – concentrant sa voix comme s’il avaittouché au point le plus profond de son histoire. Tu as cru, commetout le monde, qu’elle avait sombré avec Ydow dans le tourbillon deguerre et d’événements qui nous a enveloppés et, pour la plupart denous, dispersés et fait disparaître. Mais je vais aujourd’hui terévéler le destin de cette Rosalba.

Le capitaine Rançonnet s’accouda sur la table en prenant dans salarge main son verre, qu’il y laissa, et qu’il serra comme lapoignée d’un sabre, tout en écoutant.

– La guerre ne cessait pas, – reprit Mesnilgrand. – Ces patientsdans la fureur, qui ont mis cinq cents ans à chasser les Maures,auraient mis, s’il l’avait fallu, autant de temps à nous chasser.Nous n’avancions dans le pays qu’à la condition de surveillerchaque pas que nous y faisions. Les villages envahis étaientimmédiatement fortifiés par nous, et nous les retournions contrel’ennemi. Le petit bourg d’Alcudia, dont nous nous emparâmes, futnotre garnison assez de temps. Un vaste couvent y fut transformé encaserne&|160;; mais l’état-major se répartit dans les maisons dubourg, et le major Ydow eut celle de l’alcade. Or, comme cettemaison était la plus spacieuse, le major Ydow y recevaitquelquefois le soir le corps des officiers, car nous ne voyionsplus que nous. Nous avions rompu avec les afrancesados, nousdéfiant d’eux, tant la haine pour les Français gagnait duterrain&|160;! Dans ces réunions entre nous, quelquefoisinterrompues par les coups de feu de l’ennemi à nos avant-postes,la Rosalba nous faisait les honneurs de quelque punch, avec cet airincomparablement chaste que j’ai toujours pris pour uneplaisanterie du Démon. Elle y choisissait ses victimes&|160;; maisje ne regardais pas à mes successeurs. J’avais ôté mon âme de cetteliaison, et, d’ailleurs, je ne traînais après moi comme l’a dit jene sais plus qui, la chaîne rompue d’aucune espérance trompée. Jen’avais ni dépit, ni jalousie, ni ressentiment. Je regardais vivreet agir cette femme, qui m’intéressait comme spectateur, et quicachait les déportements du vice le plus impudent sous lesdéconcertements les plus charmants de l’innocence. J’allais donc,chez elle, et devant le monde elle m’y parlait avec la simplicitépresque timide d’une jeune fille, rencontrée par hasard à lafontaine ou dans le fond du bois. L’ivresse, le tournoiement detête, la rage des sens qu’elle avait allumée en moi, toutes ceschoses terribles n’étaient plus. Je les tenais pour dissipées,évanouies, impossibles&|160;! Seulement, lorsque je retrouvaisinépuisable cette nuance d’incarnat qui lui teignait le front pourun mot ou pour un regard, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver lasensation de l’homme qui regarde dans son verre vidé la dernièregoutte du champagne rosé qu’il vient de boire, et qui est tenté defaire rubis sur l’ongle, avec cette dernière goutte oubliée.

« Je le lui dis, un soir. Ce soir-là, j’étais seul chezelle.

J’avais quitté le café de bonne heure, et j’y avais laissé lecorps d’officiers engagé dans des parties de cartes et de billard,et jouant un jeu très vif. C’était le soir, mais un soir d’Espagneoù le soleil torride avait peine à s’arracher du ciel. Je latrouvai à peine vêtue, les épaules au vent, embrasées par unechaleur africaine, les bras nus, ces beaux bras dans lesquelsj’avais tant mordu et qui, dans de certains moments d’émotion quej’avais si souvent fait naître, devenaient, comme disent lespeintres, du ton de l’intérieur des fraises. Ses cheveux,appesantis par la chaleur, croulaient lourdement sur sa nuquedorée, et elle était belle ainsi, déchevelée, négligée,languissante à tenter Satan et à venger Eve&|160;! A moitié couchéesur un guéridon, elle écrivait… Or, si elle écrivait, la Pudica,c’était, pas de doute&|160;! à quelque amant, pour quelquerendez-vous, pour quelque infidélité nouvelle au major Ydow, quiles dévorait toutes, comme elle dévorait le plaisir, en silence.Lorsque j’entrai, sa lettre était écrite, et elle faisait fondrepour la cacheter, à la flamme d’une bougie, de la cire bleuepailletée d’argent, que je vois encore, et vous allez savoir, toutà l’heure, pourquoi le souvenir de cette cire bleue pailletéed’argent m’est resté si clair.

– Où est le major&|160;? – me dit-elle, me voyant entrer,troublée déjà, – mais elle était toujours troublée, cette femme quifaisait croire à l’orgueil et aux sens des hommes qu’elle étaitémue devant eux&|160;!

– Il joue frénétiquement ce soir, – lui répondis-je, en riant eten regardant avec convoitise cette friandise de flocon rose quivenait de lui monter au front&|160;; – et moi, j’ai ce soir uneautre frénésie.

Elle me comprit. Rien ne l’étonnait. Elle était faite aux désirsqu’elle allumait chez les hommes, qu’elle aurait ramenés en faced’elle de tous les horizons.

– Bah&|160;! – fit-elle lentement, quoique la teinte d’incarnatque je voulais boire sur son adorable et exécrable visage se fûtfoncée à la pensée que je lui donnais. – Bah&|160;! vos frénésies àvous sont finies. – Et elle mit le cachet sur la cire bouillante dela lettre, qui s’éteignit et se figea.

– Tenez&|160;! – dit-elle, insolemment provocante, – voilà votreimage&|160;! C’était brûlant il n’y a qu’une seconde, et c’estfroid.

Et, tout en disant cela, elle retourna la lettre et se penchapour en écrire l’adresse.

Faut-il que je le répète jusqu’à satiété&|160;? Certes&|160;! jen’étais pas jaloux de cette femme : mais nous sommes tous lesmêmes. Malgré moi, je voulus voir à qui elle écrivait, et, pourcela, ne m’étant pas assis encore, je m’inclinai par-dessus satête&|160;; mais mon regard fut intercepté par l’entre-deux de sesépaules, par cette fente enivrante et duvetée où j’avais faitruisseler tant de baisers, et, ma foi&|160;! magnétisé par cettevue, j’en fis tomber un de plus dans ce ruisseau d’amour, et cettesensation l’empêcha d’écrire… Elle releva sa tête de la table oùelle était penchée, comme si on lui eût piqué les reins d’unepointe de feu, se cambrant sur le dossier de son fauteuil, la têterenversée&|160;; elle me regardait, dans ce mélange de désir et deconfusion qui était son charme, les yeux en l’air et tournés versmoi, qui étais derrière elle, et qui fis descendre dans la rosemouillée de sa bouche entr’ouverte ce que je venais de faire tomberdans l’entre-deux de ses épaules.

Cette sensitive avait des nerfs de tigre. Tout à coup, ellebondit : – Voilà le major qui monte, – me dit-elle. – Il auraperdu, il est jaloux quand il a perdu. Il va me faire une scèneaffreuse. Voyons&|160;! Mettez-vous là… je vais le faire partir. –Et, se levant, elle ouvrit un grand placard dans lequel ellependait ses robes, et elle m’y poussa. Je crois qu’il y a bien peud’hommes qui n’aient été mis dans quelque placard, à l’arrivée dumari ou du possesseur en titre…

– Je te trouve heureux avec ton placard&|160;! – ditSélune&|160;; – je suis entré un jour dans un sac à charbon,moi&|160;! C’était, bien entendu, avant ma sacrée blessure. J’étaisdans les hussards blancs, alors. Je vous demande dans quel état jesuis sorti de mon sac à charbon&|160;!

– Oui, – reprit amèrement Mesnilgrand, – c’est encore là un desrevenants-bons de l’adultère et du partage&|160;! En cesmoments-là, les plus fendants ne sont pas fiers, et, par générositépour une femme épouvantée, ils deviennent aussi lâches qu’elle, etfont cette lâcheté de se cacher. J’en ai, je crois, mal au cœurencore d’être entré dans ce placard, en uniforme et le sabre aucôté, et, comble de ridicule&|160;! pour une femme qui n’avait pasd’honneur à perdre et que je n’aimais pas&|160;!

Mais je n’eus pas le temps de m’appesantir sur cette bassessed’être là, comme un écolier dans les ténèbres de mon placard et lesfrôlements sur mon visage de ses robes, qui sentaient son corps àme griser. Seulement, ce que j’entendis me tira bientôt de masensation voluptueuse. Le major était entré. Elle l’avait deviné,il était d’une humeur massacrante, et, comme elle l’avait dit, dansun accès de jalousie, et d’une jalousie d’autant plus explosivequ’avec nous tous il la cachait. Disposé au soupçon et à la colèrecomme il l’était, son regard alla probablement à cette lettrerestée sur la table, et à laquelle mes deux baisers avaient empêchéla Pudica de mettre l’adresse.

– Qu’est-ce que c’est que cette lettre&|160;?… fit-il, – d’unevoix rude.

– C’est une lettre pour l’Italie, – dit tranquillement laPudica.

Il ne fut pas dupe de cette placide réponse.

– Cela n’est pas vrai&|160;! – dit-il grossièrement, car vousn’aviez pas besoin de gratter beaucoup le Lauzun dans cet hommepour y retrouver le soudard&|160;; et je compris, à ce seul mot, lavie intime de ces deux êtres, qui engloutissaient entre eux deuxdes scènes de toute espèce, et dont, ce jour-là, j’allais avoir unspécimen. Je l’eus, en effet, du fond de mon placard. Je ne lesvoyais pas, mais je les entendais&|160;; et les entendre, pour moi,c’était les voir. Il y avait leurs gestes dans leurs paroles etdans les intonations de leurs voix, qui montèrent en quelquesinstants au diapason de toutes les fureurs. Le major insista pourqu’on lui montrât cette lettre sans adresse, et la Pudica, quil’avait saisie, refusa opiniâtrement de la donner. C’est alorsqu’il voulut la prendre de force. J’entendis les froissements etles piétinements d’une lutte entre eux, mais vous devinez bien quele major fut plus fort que sa femme. Il prit donc la lettre et lalut. C’était un rendez-vous d’amour à un homme, et la lettre disaitque cet homme avait été heureux et qu’on lui offrait le bonheurencore… Mais cet homme-là n’était pas nommé. Absurdement curieuxcomme tous les jaloux, le major chercha en vain le nom de l’hommepour qui on le trompait… Et la Pudica fut vengée de cette prise delettre, arrachée à sa main meurtrie, et peut-être ensanglantée, carelle avait crié pendant la lutte : “Vous me déchirez la main,misérable&|160;!” Ivre de ne rien savoir, défié et moqué par cettelettre qui ne le renseignait que sur une chose, c’est qu’elle avaitun amant, – un amant de plus, – le major Ydow tomba dans une de cesrages qui déshonorent le caractère d’un homme, et cribla la Pudicad’injures ignobles, d’injures de cocher. Je crus qu’il la roueraitde coups. Les coups allaient venir, mais un peu plus tard. Il luireprocha, – en quels termes&|160;! d’être… tout ce qu’elle était.Il fut brutal, abject, révoltant&|160;; et elle, à toute cettefureur, répondit en vraie femme qui n’a plus rien à ménager, quiconnaît jusqu’à l’axe l’homme à qui elle s’est accouplée, et quisait que la bataille éternelle est au fond de cette bauge de la vieà deux. Elle fut moins ignoble, mais plus atroce, plus insultanteet plus cruelle dans sa froideur, que lui dans sa colère. Elle futinsolente, ironique, riant du rire hystérique de la haine dans sonparoxysme le plus aigu, et répondant au torrent d’injures que lemajor lui vomissait à la face par de ces mots comme les femmes entrouvent, quand elles veulent nous rendre fous, et qui tombent surnos violences et dans nos soulèvements comme des grenades à feudans de la poudre. De tous ces mots outrageants à froid qu’elleaiguisait, celui avec lequel elle le dardait le plus, c’est qu’ellene l’aimait pas – qu’elle ne l’avait jamais aimé : “jamais&|160;!jamais&|160;! jamais&|160;!” répétait-elle, avec une furie joyeuse,comme si elle lui eût dansé des entrechats sur le cœur&|160;! – Or,cette idée – qu’elle ne l’avait jamais aimé – était ce qu’il yavait de plus féroce, de plus affolant pour ce fat heureux, pourcet homme dont la beauté avait fait ravage, et qui, derrière sonamour pour elle, avait encore sa vanité&|160;! Aussi arriva-t-ilune minute où, n’y tenant plus, sous le dard de ce mot,impitoyablement répété, qu’elle ne l’avait jamais aimé, et qu’il nevoulait pas croire, et qu’il repoussait toujours :

– Et notre enfant&|160;? – objecta-t-il, l’insensé&|160;! commesi c’était une preuve, et comme s’il eût invoqué unsouvenir&|160;!

– Ah&|160;! notre enfant&|160;! – fit-elle, en éclatant de rire.– Il n’était pas de toi&|160;!

J’imaginai ce qui dut se passer dans les yeux verts du major, enentendant son miaulement étranglé de chat sauvage. Il poussa unjuron à fendre le ciel. – Et de qui est-il&|160;? garcemaudite&|160;! – demanda-t-il, avec quelque chose qui n’était plusune voix.

Mais elle continua de rire comme une hyène.

– Tu ne le sauras pas&|160;! – dit-elle, en le narguant. Et ellele cingla de ce tu ne le sauras pas&|160;! mille fois répété, millefois infligé à ses oreilles&|160;; et quand elle fut lasse de ledire, – le croiriez-vous&|160;? – elle le lui chanta comme unefanfare&|160;! Puis, quand elle l’eut assez fouetté avec ce mot,assez fait tourner comme une toupie sous le fouet de ce mot, assezroulé avec ce mot dans les spirales de l’anxiété et del’incertitude, cet homme, hors de lui, et qui n’était plus entreses mains qu’une marionnette qu’elle allait casser&|160;; quand,cynique à force de haine, elle lui eut dit, en les nommant par tousleurs noms, les amants qu’elle avait eus, et qu’elle eut fait letour du corps d’officiers tout entier : “Je les ai eus tous, –cria-t-elle, – mais ils ne m’ont pas eue, eux&|160;! Et cet enfantque tu es assez bête pour croire le tien, a été fait par le seulhomme que j’aie jamais aimé&|160;! que j’aie jamais idolâtré&|160;!Et tu ne l’as pas deviné&|160;! Et tu ne le devines pasencore&|160;?”

« Elle mentait. Elle n’avait jamais aimé un homme. Mais ellesentait bien que le coup de poignard pour le major était dans cemensonge, et elle l’en dagua, elle l’en larda, elle l’en hacha, etquand elle en eut assez d’être le bourreau de ce supplice, elle luienfonça pour en finir, comme on enfonce un couteau jusqu’au manche,son dernier aveu dans le cœur :

– Eh bien&|160;! – fit-elle, – puisque tu ne devines pas, jetteta langue aux chiens, imbécile&|160;! C’est le capitaineMesnilgrand.

Elle mentait probablement encore, mais je n’en étais pas si sûr,et mon nom, ainsi prononcé par elle, m’atteignit comme une balle àtravers mon placard. Après ce nom, il y eut un silence comme aprèsun égorgement. – L’a-t-il tuée au lieu de lui répondre&|160;?pensé-je, lorsque j’entendis le bruit d’un cristal, jeté violemmentsur le sol, et qui y volait en mille pièces.

Je vous ai dit que le major Ydow avait eu, pour l’enfant qu’ilcroyait le sien, un amour paternel immense et, quand il l’avaitperdu, un de ces chagrins à folies, dont notre néant voudraitéterniser et matérialiser la durée. Dans l’impossibilité où ilétait, avec sa vie militaire en campagne, d’élever à son fils untombeau qu’il aurait visité chaque jour, – cette idolâtrie de latombe&|160;! – la major Ydow avait fait embaumer le cœur de sonfils pour mieux l’emporter avec lui partout, et il l’avait déposépieusement dans une urne de cristal, habituellement placée sur uneencoignure, dans sa chambre à coucher. C’était cette urne quivolait en morceaux.

– Ah&|160;! il n’était pas à moi, abominable gouge&|160;! –s’écria-t-il. Et j’entendis, sous sa botte de dragon, grincer ets’écraser le cristal de l’urne, et piétiner le cœur de l’enfantqu’il avait cru son fils&|160;!

Sans doute, elle voulut le ramasser, elle&|160;! l’enlever, lelui prendre, car je l’entendis qui se précipita&|160;; et lesbruits de la lutte recommencèrent, mais avec un autre, – le bruitdes coups.

– Eh bien&|160;! puisque tu le veux, le voilà, le cœur de tonmarmot, catin déhontée&|160;! – dit le major. Et il lui battit lafigure de ce cœur qu’il avait adoré, et le lui lança à la têtecomme un projectile. L’abîme appelle l’abîme, dit-on. Le sacrilègecréa le sacrilège. La Pudica, hors d’elle, fit ce qu’avait fait lemajor. Elle rejeta à sa tête le cœur de cet enfant, qu’elle auraitpeut-être gardé s’il n’avait pas été de lui, l’homme exécré, à quielle eût voulu rendre torture pour torture, ignominie pourignominie&|160;! C’est la première fois, certainement, que sihideuse chose se soit vue&|160;! un père et une mère se souffletanttour à tour le visage, avec le cœur mort de leur enfant&|160;!

Cela dura quelques minutes, ce combat impie… Et c’était siétonnamment tragique, que je ne pensai pas tout de suite à peser del’épaule sur la porte du placard, pour la briser et intervenir…quand un cri comme je n’en ai jamais entendu, ni vous non plus,Messieurs, – et nous en avons pourtant entendu d’assez affreux surles champs de bataille&|160;! – me donna la force d’enfoncer laporte du placard, et je vis… ce que je ne reverrai jamais&|160;! LaPudica, terrassée, était tombée sur la table où elle avait écrit,et le major l’y retenait d’un poignet de fer, tous voiles relevés,son beau corps à nu, tordu, comme un serpent coupé, sous sonétreinte. Mais que croyez-vous qu’il faisait de son autre main,Messieurs&|160;?… Cette table à écrire, la bougie allumée, la cireà côté, toutes ces circonstances avaient donné au major une idéeinfernale, – l’idée de cacheter cette femme, comme elle avaitcacheté sa lettre – et il était dans l’acharnement de ce monstrueuxcachetage, de cette effroyable vengeance d’amant perversementjaloux&|160;!

– Sois punie par où tu as péché, fille infâme&|160;! –cria-t-il.

Il ne me vit pas. Il était penché sur sa victime, qui ne criaitplus, et c’était le pommeau de son sabre qu’il enfonçait dans lacire bouillante et qui lui servait de cachet&|160;!

Je bondis sur lui&|160;; je ne lui dis même pas de se défendre,et je lui plongeai mon sabre jusqu’à la garde dans le dos, entreles épaules, et j’aurais voulu, du même coup, lui plonger ma mainet mon bras avec mon sabre à travers le corps, pour le tuermieux&|160;! »

– Tu as bien fait, Mesnil&|160;! dit le commandant Sélune&|160;;– il ne méritait pas d’être tué par devant, comme un de nous, cebrigand-là&|160;!

– Eh&|160;! mais c’est l’aventure d’Abailard, transposée àHéloïse&|160;! – fit l’abbé Reniant.

– Un beau cas de chirurgie, – dit le docteur Bleny, – etrare&|160;!

Mais Mesnilgrand, lancé, passa outre :

« Il était, – reprit-il, – tombé mort sur le corps de sa femmeévanouie. Je l’en arrachai, le jetai là, et poussai du pied soncadavre. Au cri que la Pudica avait jeté, à ce cri sorti commed’une vulve de louve, tant il était sauvage&|160;! et qui mevibrait encore dans les entrailles, une femme de chambre étaitmontée. “Allez chercher le chirurgien du 8e dragons&|160;; il y aici de la besogne pour lui, ce soir&|160;!” Mais je n’eus pas letemps d’attendre le chirurgien. Tout à coup, un boute-selle furieuxsonna, appelant aux armes. C’était l’ennemi qui nous surprenait etqui avait égorgé au couteau, silencieusement, nos sentinelles. Ilfallait sauter à cheval. Je jetai un dernier regard sur ce corpssuperbe et mutilé, immobilement pâle pour la première fois sous lesyeux d’un homme. Mais, avant de partir, je ramassai ce pauvre cœur,qui gisait à terre dans la poussière, et avec lequel ils auraientvoulu se poignarder et se déchiqueter, et je l’emportai, ce cœurd’un enfant qu’elle avait dit le mien, dans ma ceinture de hussard.»

Ici, le chevalier de Mesnilgrand s’arrêta, dans une émotionqu’ils respectèrent, ces matérialistes et ces ribauds.

– Et la Pudica&|160;?… – dit presque timidement Rançonnet, quine caressait plus son verre.

« Je n’ai plus eu jamais des nouvelles de la Rosalba, dite laPudica, – répondit Mesnilgrand. – Est-elle morte&|160;? A-t-elle puvivre encore&|160;? Le chirurgien a-t-il pu aller jusqu’àelle&|160;? Après la surprise d’Alcudia, qui nous fut si fatale, jele cherchai. Je ne le trouvai pas. Il avait disparu, comme tantd’autres, et n’avait pas rejoint les débris de notre régimentdécimé.

– Est-ce là tout&|160;? – dit Mautravers. – Et si c’est là tout,voilà une fière histoire&|160;! Tu avais raison, Mesnil, quand tudisais à Sélune que tu lui rendrais, en une fois, la petite monnaiede ses quatre-vingts religieuses violées et jetées dans le puits.Seulement, puisque Rançonnet rêve maintenant derrière son assiette,je reprendrai la question où il l’a laissée : Quelle relation a tonhistoire avec tes dévotions à l’église, de l’autre jour&|160;?…

– C’est juste, – dit Mesnilgrand. – Tu m’y fais penser. Voicidonc ce qui me reste à dire, à Rançonnet et à toi : j’ai portéplusieurs années, et partout, comme une relique, ce cœur d’enfantdont je doutais&|160;; mais quand, après la catastrophe deWaterloo, il m’a fallu ôter cette ceinture d’officier dans laquellej’avais espéré de mourir, et que je l’eus porté encore quelquesannées, ce cœur, – et je t’assure, Mautravers, que c’est lourd,quoique cela paraisse bien léger, – la réflexion venant avec l’âge,j’ai craint de profaner un peu plus ce cœur si profané déjà, et jeme suis décidé à le déposer en terre chrétienne. Sans entrer dansles détails que je vous donne aujourd’hui, j’en ai parlé à un desprêtres de cette ville, de ce cœur qui pesait depuis si longtempssur le mien, et je venais de le remettre à lui-même, dans leconfessionnal de la chapelle, quand j’ai été pris dans lacontre-allée à bras-le-corps par Rançonnet. »

Le capitaine Rançonnet avait probablement son compte. Il neprononça pas une syllabe, les autres non plus. Nulle réflexion nefut risquée. Un silence plus expressif que toutes les réflexionsleur pesait sur la bouche à tous.

Comprenaient-ils enfin, ces athées, que, quand l’Eglise n’auraitété instituée que pour recueillir les cœurs – morts ou vivants –dont on ne sait plus que faire, c’eût été assez beau commecela&|160;!

– Servez donc le café&|160;! – dit, de sa voix de tête, le vieuxM. de Mesnilgrand. – S’il est, Mesnil, aussi fort que ton histoire,il sera bon.

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