Les Diaboliques

Chapitre 4

 

« J’ai ouï dire souvent à des moralistes, grandsexpérimentateurs de la vie, – dit le comte de Ravila, – que le plusfort de tous nos amours n’est ni le premier, ni le dernier, commebeaucoup le croient ; c’est le second. Mais en fait d’amour,tout est vrai et tout est faux, et, du reste, cela n’aura pas étépour moi… Ce que vous me demandez, Mesdames, et ce que j’ai, cesoir, à vous raconter, remonte au plus bel instant de ma jeunesse.Je n’étais plus précisément ce qu’on appelle un jeune homme, maisj’étais un homme jeune, et, comme disait un vieil oncle à moi,chevalier de Malte, pour désigner cette époque de la vie, “j’avaisfini mes caravanes”. En pleine force donc, je me trouvais en pleinerelation aussi, comme on dit si joliment en Italie, avec une femmeque vous connaissez toutes et que vous avez toutes admirée… »

Ici le regard que se jetèrent en même temps, chacune à toutesles autres, ce groupe de femmes qui aspiraient les paroles de cevieux serpent, fut quelque chose qu’il faut avoir vu, car c’estinexprimable.

«Cette femme était bien, – continua Ravila, – tout ce que vouspouvez imaginer de plus distingué, dans tous les sens que l’on peutdonner à ce mot. Elle était jeune, riche, d’un nom superbe, belle,spirituelle, d’une large intelligence d’artiste, et naturelle aveccela, comme on l’est dans votre monde, quand on l’est… D’ailleurs,n’ayant, dans ce monde-là, d’autre prétention que celle de meplaire et de se dévouer ; que de me paraître la plus tendredes maîtresses et la meilleure des amies.

Je n’étais pas, je crois, le premier homme qu’elle eût aimé…Elle avait déjà aimé une fois, et ce n’était pas son mari ;mais ç’avait été vertueusement, platoniquement, utopiquement, decet amour qui exerce le cœur plus qu’il ne le remplit ; qui enprépare les forces pour un autre amour qui doit toujours bientôt lesuivre ; de cet amour d’essai, enfin, qui ressemble à la messeblanche que disent les jeunes prêtres pour s’exercer à dire, sansse tromper, la vraie messe, la messe consacrée… Lorsque j’arrivaidans sa vie, elle n’en était encore qu’à la messe blanche. C’estmoi qui fus la véritable messe, et elle la dit alors avec toutesles cérémonies de la chose et somptueusement, comme un cardinal.»

A ce mot-là, le plus joli rond de sourires tourna sur ces douzedélicieuses bouches attentives, comme une ondulation circulaire surla surface limpide d’un lac… Ce fut rapide, maisravissant !

« C’était vraiment un être à part ! – reprit le comte. –J’ai vu rarement plus de bonté vraie, plus de pitié, plus desentiments excellents, jusque dans la passion qui, comme vous lesavez, n’est pas toujours bonne. Je n’ai jamais vu moins de manège,moins de pruderie et de coquetterie, ces deux choses si souventemmêlées dans les femmes, comme un écheveau dans lequel la griffedu chat aurait passé… Il n’y avait point de chat en celle-ci… Elleétait ce que ces diables de faiseurs de livres, qui nousempoisonnent de leurs manières de parler, appelleraient une natureprimitive, parée par la civilisation ; mais elle n’en avaitque les luxes charmants, et pas une seule de ces petitescorruptions qui nous paraissent encore plus charmantes que cesluxes… »

– Était-elle brune ? – interrompit tout à coup et àbrûle-pourpoint la duchesse, impatientée de toute cettemétaphysique.

– Ah ! vous n’y voyez pas assez clair ! – dit Ravilafinement. – Oui, elle était brune, brune de cheveux jusqu’au noirle plus jais, le plus miroir d’ébène que j’aie jamais vu reluiresur la voluptueuse convexité lustrée d’une tête de femme, mais elleétait blonde de teint, – et c’est au teint et non aux cheveux qu’ilfaut juger si on est brune ou blonde, – ajouta le grandobservateur, qui n’avait pas étudié les femmes seulement pour enfaire des portraits. – C’était une blonde aux cheveux noirs…

Toutes les têtes blondes de cette table, qui ne l’étaient,elles, que de cheveux, firent un mouvement imperceptible. Il étaitévident que pour elles l’intérêt de l’histoire diminuait déjà.

« Elle avait les cheveux de la Nuit, – reprit Ravila, – mais surle visage de l’Aurore, car son visage resplendissait de cettefraîcheur incarnadine, éblouissante et rare, qui avait résisté àtout dans cette vie nocturne de Paris dont elle vivait depuis desannées, et qui brûle tant de roses à la flamme de ses candélabres.Il semblait que les siennes s’y fussent seulement embrasées, tantsur ses joues et sur ses lèvres le carmin en était presquelumineux ! Leur double éclat s’accordait bien, du reste, avecle rubis qu’elle portait habituellement sur le front, car, dans cetemps-là, on se coiffait en ferronnière, ce qui faisait dans sonvisage, avec ses deux yeux incendiaires dont la flamme empêchait devoir la couleur, comme un triangle de trois rubis ! Elancée,mais robuste, majestueuse même, taillée pour être la femme d’uncolonel de cuirassiers, – son mari n’était alors chef d’escadronque dans la cavalerie légère, – elle avait, toute grande damequ’elle fût, la santé d’une paysanne qui boit du soleil par lapeau, et elle avait aussi l’ardeur de ce soleil bu, autant dansl’âme que dans les veines, – oui, présente et toujours prête… Maisvoici où l’étrange commençait ! Cet être puissant et ingénu,cette nature purpurine et pure comme le sang qui arrosait sesbelles joues et rosait ses bras, était… le croirez-vous ?maladroite aux caresses… »

Ici quelques yeux se baissèrent, mais se relevèrent,malicieux…

« Maladroite aux caresses comme elle était imprudente dans lavie, – continua Ravila, qui ne pesa pas plus que cela sur lerenseignement. – Il fallait que l’homme qu’elle aimait luienseignât incessamment deux choses qu’elle n’a jamais apprises, dureste… à ne pas se perdre vis-à-vis d’un monde toujours armé ettoujours implacable, et à pratiquer dans l’intimité le grand art del’amour, qui empêche l’amour de mourir. Elle avait cependantl’amour ; mais l’art de l’amour lui manquait… C’était lecontraire de tant de femmes qui n’en ont que l’art ! Or, pourcomprendre et appliquer la politique du Prince, il faut être déjàBorgia. Borgia précède Machiavel. L’un est poète ; l’autre, lecritique. Elle n’était nullement Borgia. C’était une honnête femmeamoureuse, naïve, malgré sa colossale beauté, comme la petite filledu dessus de porte, qui, ayant soif, veut prendre dans sa main del’eau de la fontaine, et qui, haletante, laisse tout tomber àtravers ses doigts, et reste confuse…

C’était presque joli, du reste, que le contraste de cetteconfusion et de cette gaucherie avec cette grande femme passionnée,qui, à la voir dans le monde, eût trompé tant d’observateurs, – quiavait tout de l’amour, même le bonheur, mais qui n’avait pas lapuissance de le rendre comme on le lui donnait. Seulement jen’étais pas alors assez contemplateur pour me contenter de ce jolid’artiste, et c’est même la raison qui, à certains jours, larendait inquiète, jalouse et violente, – tout ce qu’on est quand onaime, et elle aimait ! – Mais, jalousie, inquiétude, violence,tout cela mourait dans l’inépuisable bonté de son cœur, au premiermal qu’elle voulait ou qu’elle croyait faire, maladroite à lablessure comme à la caresse ! Lionne, d’une espèce inconnue,qui s’imaginait avoir des griffes, et qui, quand elle voulait lesallonger, n’en trouvait jamais dans ses magnifiques pattes develours. C’est avec du velours qu’elle égratignait !

– Où va-t-il en venir ? – dit la comtesse de Chiffrevas àsa voisine, – car, vraiment, ce ne peut pas être là le plus belamour de Don Juan !

Toutes ces compliquées ne pouvaient croire à cettesimplicité !

« Nous vivions donc, – dit Ravila, – dans une intimité qui avaitparfois des orages, mais qui n’avait pas de déchirements, et cetteintimité n’était, dans cette ville de province qu’on appelle Paris,un mystère pour personne… La marquise… elle était marquise… »

Il y en avait trois à cette table, et brunes de cheveux aussi.Mais elles ne cillèrent pas. Elles savaient trop que ce n’était pasd’elles qu’il parlait… Le seul velours qu’elles eussent, à toutesles trois, était sur la lèvre supérieure de l’une d’elles, – lèvrevoluptueusement estompée, qui, pour le moment, je vous jure,exprimait pas mal de dédain.

« … Et marquise trois fois, comme les pachas peuvent êtrepachas à trois queues ! continua Ravila, à qui la vervevenait. La marquise était de ces femmes qui ne savent rien cacheret qui, quand elles le voudraient, ne le pourraient pas. Sa fillemême, une enfant de treize ans, malgré son innocence, nes’apercevait que trop du sentiment que sa mère avait pour moi. Jene sais quel poète a demandé ce que pensent de nous les filles dontnous avons aimé les mères. Question profonde ! que je me suissouvent faite quand je surprenais le regard d’espion, noir etmenaçant, embusqué sur moi, du fond des grands yeux sombres decette fillette. Cette enfant, d’une réserve farouche, qui le plussouvent quittait le salon quand je venais et qui se mettait le plusloin possible de moi quand elle était obligée d’y rester, avaitpour ma personne une horreur presque convulsive… qu’elle cherchaità cacher en elle, mais qui, plus forte qu’elle, la trahissait… Celase révélait dans d’imperceptibles détails, mais dont pas un nem’échappait. La marquise, qui n’était pourtant pas uneobservatrice, me disait sans cesse : “Il faut prendre garde, monami. Je crois ma fille jalouse de vous… ”

« J’y prenais garde beaucoup plus qu’elle.

Cette petite aurait été le diable en personne, je l’aurais biendéfiée de lire dans mon jeu… Mais le jeu de sa mère étaittransparent. Tout se voyait dans le miroir pourpre de ce visage, sisouvent troublé ! A l’espèce de haine de la fille, je nepouvais m’empêcher de penser qu’elle avait surpris le secret de samère à quelque émotion exprimée, dans quelque regard trop noyé,involontairement, de tendresse. C’était, si vous voulez le savoir,une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d’oùelle était sortie, laide, même de l’aveu de sa mère, qui ne l’enaimait que davantage ; une petite topaze brûlée… que vousdirai-je ? une espèce de maquette en bronze, mais avec desyeux noirs… Une magie ! Et qui, depuis… »

Il s’arrêta après cet éclair… comme s’il avait voulu l’éteindreet qu’il en eût trop dit… L’intérêt était revenu général,perceptible, tendu, à toutes les physionomies, et la comtesse avaitdit même entre ses belles dents le mot de l’impatience éclairée : «Enfin ! »

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