Les Diaboliques

Chapitre 2

 

Ce que je venais de dire à la vieille, le marquis Guy de Ruyétait l’exacte vérité. Il y avait trois jours à peine qu’unedouzaine de femmes du vertueux faubourg Saint-Germain (qu’ellessoient bien tranquilles, je ne les nommerai pas !) lesquelles,toutes les douze, selon les douairières du commérage, avaient étédu dernier bien (vieille expression charmante) avec le comte Ravilade Ravilès, s’étaient prises de l’idée singulière de lui offrir àsouper, – à lui seul d’homme – pour fêter… quoi ? elles ne ledisaient pas. C’était hardi, qu’un tel souper ; mais lesfemmes, lâches individuellement, en troupe sont audacieuses. Pasune peut-être de ce souper féminin n’aurait osé l’offrir chez elle,en tête à tête, au comte Jules-Amédée-Hector ; mais ensemble,et s’épaulant toutes, les unes par les autres, elles n’avaient pascraint de faire la chaîne du baquet de Mesmer autour de cet hommemagnétique et compromettant, le comte de Ravila de Ravilès…

– Quel nom !

– Un nom providentiel, Madame… Le comte de Ravila de Ravilès,qui, par parenthèse, avait toujours obéi à la consigne de ce nomimpérieux, était bien l’incarnation de tous les séducteurs dont ilest parlé dans les romans et dans l’histoire, et la marquise Guy deRuy – une vieille mécontente, aux yeux bleus, froids et affilés,mais moins froids que son cœur et moins affilés que son esprit, –convenait elle-même que, dans ce temps, où la question des femmesperd chaque jour de son importance, s’il y avait quelqu’un qui pûtrappeler Don Juan, à coup sûr ce devait être lui !Malheureusement, c’était Don Juan au cinquième acte. Le prince deLigne ne pouvait faire entrer dans sa spirituelle tête qu’Alcibiadeeût jamais eu cinquante ans. Or, par ce côté-là encore, le comte deRavila allait continuer toujours Alcibiade. Comme d’Orsay, ce dandytaillé dans le bronze de Michel-Ange, qui fut beau jusqu’à sadernière heure, Ravila avait eu cette beauté particulière à la raceJuan, – à cette mystérieuse race qui ne procède pas de père enfils, comme les autres, mais qui apparaît çà et là, à de certainesdistances, dans les familles de l’humanité.

C’était la vraie beauté, – la beauté insolente, joyeuse,impériale, juanesque enfin ; le mot dit tout et dispense de ladescription ; et – avait-il fait un pacte avec lediable ? – il l’avait toujours… Seulement, Dieu retrouvait soncompte ; les griffes de tigre de la vie commençaient à luirayer ce front divin, couronné des roses de tant de lèvres, et surses larges tempes impies apparaissaient les premiers cheveux blancsqui annoncent l’invasion prochaine des Barbares et la fin del’Empire… Il les portait, du reste, avec l’impassibilité del’orgueil surexcité par la puissance ; mais les femmes quil’avaient aimé les regardaient parfois avec mélancolie. Quisait ? elles regardaient peut-être l’heure qu’il était pourelles à ce front ? Hélas, pour elles comme pour lui, c’étaitl’heure du terrible souper avec le froid Commandeur de marbreblanc, après lequel il n’y a plus que l’enfer, – l’enfer de lavieillesse, en attendant l’autre ! Et voilà pourquoipeut-être, avant de partager avec lui ce souper amer et suprême,elles pensèrent à lui offrir le leur et qu’elles en firent unchef-d’œuvre.

Oui, un chef-d’œuvre de goût, de délicatesse, de luxe patricien,de recherche, de jolies idées ; le plus charmant, le plusdélicieux, le plus friand, le plus capiteux, et surtout le plusoriginal des soupers. Original ! pensez donc ! C’estordinairement la joie, la soif de s’amuser qui donne àsouper ; mais ici, c’était le souvenir, c’était le regret,c’était presque le désespoir, mais le désespoir en toilette, cachésous des sourires ou sous des rires, et qui voulait encore cettefête ou cette folie dernière, encore cette escapade vers lajeunesse revenue pour une heure, encore cette griserie pour qu’ilen fût fait à jamais !…

Les Amphitryonnes de cet incroyable souper, si peu dans lesmœurs trembleuses de la société à laquelle elles appartenaient,durent y éprouver quelque chose de ce que Sardanapale ressentit surson bûcher, quand il y entassa, pour périr avec lui, ses femmes,ses esclaves, ses chevaux, ses bijoux, toutes les opulences de savie. Elles, aussi, entassèrent à ce souper brûlant toutes lesopulences de la leur. Elles y apportèrent tout ce qu’elles avaientde beauté, d’esprit, de ressources, de parure, de puissance, pourles verser, en une seule fois, en ce suprême flamboiement.

L’homme devant lequel elles s’enveloppèrent et se drapèrent danscette dernière flamme, était plus à leurs yeux qu’aux yeux deSardanapale toute l’Asie. Elles furent coquettes pour lui commejamais femmes ne le furent pour aucun homme, comme jamais femmes nele furent pour un salon plein ; et cette coquetterie, ellesl’embrasèrent de cette jalousie qu’on cache dans le monde etqu’elles n’avaient point besoin de cacher, car elles savaienttoutes que cet homme avait été à chacune d’elles, et la hontepartagée n’en est plus… C’était, parmi elles toutes, à quigraverait le plus avant son épitaphe dans son cœur.

Lui, il eut, ce soir-là, la volupté repue, souveraine,nonchalante, dégustatrice du confesseur de nonnes et du sultan.Assis comme un roi – comme le maître – au milieu de la table, enface de la comtesse de Chiffrevas, dans ce boudoir fleur de pêcherou de… péché (on n’a jamais bien su l’orthographe de la couleur dece boudoir), le comte de Ravila embrassait de ses yeux, bleud’enfer, que tant de pauvres créatures avaient pris pour le bleu duciel, ce cercle rayonnant de douze femmes, mises avec génie, etqui, à cette table, chargée de cristaux, de bougies allumées et defleurs, étalaient, depuis le vermillon de la rose ouverte jusqu’àl’or adouci de la grappe ambrée, toutes les nuances de lamaturité.

Il n’y avait pas là de ces jeunesses vert tendre, de ces petitesdemoiselles qu’exécrait Byron, qui sentent la tartelette et qui,par la tournure, ne sont encore que des épluchettes, mais tous étéssplendides et savoureux, plantureux automnes, épanouissements etplénitudes, seins éblouissants battant leur plein majestueux aubord découvert des corsages, et, sous les camées de l’épaule nue,des bras de tout galbe, mais surtout des bras puissants, de cesbiceps de Sabines qui ont lutté avec les Romains, et qui seraientcapables de s’entrelacer, pour l’arrêter, dans les rayons de laroue du char de la vie.

J’ai parlé d’idées. Une des plus charmantes de ce souper avaitété de le faire servir par des femmes de chambre, pour qu’il ne fûtpas dit que rien eût dérangé l’harmonie d’une fête dont les femmesétaient les seules reines, puisqu’elles en faisaient les honneurs…Le seigneur Don Juan – branche de Ravila – put donc baigner sesfauves regards dans une mer de chairs lumineuses et vivantes commeRubens en met dans ses grasses et robustes peintures, mais il putplonger aussi son orgueil dans l’éther plus ou moins limpide, plusou moins troublé de tous ces cœurs. C’est qu’au fond, et malgrétout ce qui pourrait empêcher de le croire, c’est un rudespiritualiste que Don juan ! Il l’est comme le démon lui-même,qui aime les âmes encore plus que les corps, et qui fait même cettetraite-là de préférence à l’autre, le négrier infernal !

Spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain,mais ce soir-là hardies comme des pages de la maison du Roi quandil y avait une maison du Roi et des pages, elles furent d’unétincellement d’esprit, d’un mouvement, d’une verve et d’un brioincomparables. Elles s’y sentirent supérieures à tout ce qu’ellesavaient été dans leurs plus beaux soirs. Elles y jouirent d’unepuissance inconnue qui se dégageait du fond d’elles-mêmes, et dontjusque-là elles ne s’étaient jamais doutées.

Le bonheur de cette découverte, la sensation des forces tripléesde la vie ; de plus, les influences physiques, si décisivessur les êtres nerveux, l’éclat des lumières, l’odeur pénétrante detoutes ces fleurs qui se pâmaient dans l’atmosphère chauffée parces beaux corps aux effluves trop forts pour elles, l’aiguillon desvins provocants, l’idée de ce souper qui avait justement le méritepiquant du péché que la Napolitaine demandait à son sorbet pour letrouver exquis, la pensée enivrante de la complicité dans ce petitcrime d’un souper risqué, oui ! mais qui ne versa pasvulgairement dans le souper régence ; qui resta un souperfaubourg Saint-Germain et XIXe siècle, et où de tous ces adorablescorsages, doublés de cœurs qui avaient vu le feu et qui aimaient àl’agacer encore, pas une épingle ne tomba ; – toutes ceschoses enfin, agissant à la fois, tendirent la harpe mystérieuseque toutes ces merveilleuses organisations portaient en elles,aussi fort qu’elle pouvait être tendue sans se briser, et ellesarrivèrent à des octaves sublimes, à d’inexprimables diapasons… Cedut être curieux, n’est-ce pas ? Cette page inouïe de sesMémoires, Ravila l’écrira-t-il un jour ?… C’est une questionmais lui seul peut l’écrire… Comme je le dis à la marquise Guy deRuy, je n’étais pas à ce souper, et si j’en vais rapporter quelquesdétails et l’histoire par laquelle il finit, c’est que je les tiensde Ravila lui-même, qui, fidèle à l’indiscrétion traditionnelle etcaractéristique de la race Juan, prit la peine, un soir de me lesraconter.

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