Les Diaboliques

Chapitre 3

 

Il était donc tard, – c’est-à-dire tôt ! Le matin venait.Contre le plafond et à une certaine place des rideaux de soie rosedu boudoir, hermétiquement fermés, on voyait poindre et rondir unegoutte d’opale, comme un œil grandissant, l’œil du jour curieux quiaurait regardé par là ce qu’on faisait dans ce boudoir enflammé.L’alanguissement commençait à prendre les chevalières de cetteTable-Ronde, ces soupeuses, si animées il n’y avait qu’un moment.On connaît ce moment-là de tous les soupers où la fatigue del’émotion et de la nuit passée semble se projeter sur tout, sur lescoiffures qui s’affaissent, les joues vermillonnées ou pâlies quibrûlent, les regards lassés dans les yeux cernés quis’alourdissent, et même jusque sur les lumières élargies etrampantes des mille bougies des candélabres, ces bouquets de feuaux tiges sculptées de bronze et d’or.

La conversation générale, longtemps faite d’entrain, partie devolant où chacun avait allongé son coup de raquette, s’étaitfragmentée, émiettée, et rien de distinct ne s’entendait plus dansle bruit harmonieux de toutes ces voix, aux timbresaristocratiques, qui se mêlaient et babillaient comme les oiseaux,à l’aube, sur la lisière d’un bois… quand l’une d’elles, – une voixde tête, celle-là ! – impérieuse et presque impertinente,comme doit l’être une voix de duchesse, dit tout à coup, par-dessustoutes les autres, au comte de Ravila, ces paroles qui étaient sansdoute la suite et la conclusion d’une conversation, à voix basse,entre eux deux, que personne de ces femmes, qui causaient, chacuneavec sa voisine, n’avait entendue :

– Vous qui passez pour le Don Juan de ce temps-ci, vous devrieznous raconter l’histoire de la conquête qui a le plus flatté votreorgueil d’homme aimé et que vous jugez, à cette lueur du momentprésent, le plus bel amour de votre vie ?…

Et la question, autant que la voix qui parlait, coupa nettementdans le bruit toutes ces conversations éparpillées et fitsubitement le silence.

C’était la voix de la duchesse de ***. – Je ne lèverai pas sonmasque d’astérisques ; mais peut-être la reconnaîtrez-vous,quand je vous aurai dit que c’est la blonde la plus pâle de teintet de cheveux, et les yeux les plus noirs sous ses longs sourcilsd’ambre, de tout le faubourg Saint-Germain. – Elle était assise,comme un juste à la droite de Dieu, à la droite du comte de Ravila,le dieu de cette fête, qui ne réduisait pas alors ses ennemis à luiservir de marche-pied ; mince et idéale comme une arabesque etcomme une fée, dans sa robe de velours vert aux reflets d’argent,dont la longue traîne se tordait autour de sa chaise, et figuraitassez bien la queue de serpent par laquelle se terminait la croupecharmante de Mélusine.

– C’est là une idée ! – fit la comtesse de Chiffrevas,comme pour appuyer, en sa qualité de maîtresse de maison, le désiret la motion de la duchesse, – oui, l’amour de tous les amours,inspirés ou sentis, que vous voudriez le plus recommencer, sic’était possible.

– Oh ! je voudrais les recommencer tous ! – fit Ravilaavec cet inassouvissement d’Empereur romain qu’ont parfois cesblasés immenses. Et il leva son verre de champagne, qui n’était pasla coupe bête et païenne par laquelle on l’a remplacé, mais leverre élancé et svelte de nos ancêtres, qui est le vrai verre dechampagne, – celui-là qu’on appelle une flûte, peut-être à causedes célestes, mélodies qu’il nous verse souvent au cœur. – Puis ilétreignit d’un regard circulaire toutes ces femmes qui formaientautour de la table une si magnifique ceinture. – Et cependant, –ajouta-t-il en replaçant son verre devant lui avec une mélancolieétonnante pour un tel Nabuchodonosor qui n’avait encore mangéd’herbe que les salades à l’estragon du café Anglais, – etcependant c’est la vérité, qu’il y en a un entre tous lessentiments de la vie, qui rayonne toujours dans le souvenir plusfort que les autres, à mesure que la vie s’avance, et pour lequelon les donnerait tous !

– Le diamant de l’écrin, – dit la comtesse de Chiffrevassongeuse, qui regardait peut-être dans les facettes du sien.

– … Et de la légende de mon pays, – reprit à son tour laprincesse Jable… qui est du pied des monts Ourals, – ce fameux etfabuleux diamant, rose d’abord, qui devient noir ensuite, mais quireste diamant, plus brillant encore noir que rose… – Elle dit celaavec le charme étrange qui est en elle, cette Bohémienne ! carc’est une Bohémienne, épousée par amour par le plus beau prince del’émigration polonaise, et qui a l’air aussi princesse que si elleétait née sous les courtines des Jagellons.

Alors, ce fut une explosion ! « Oui, – firent-elles toutes.– Dites-nous cela, comte ! » ajoutèrent-elles passionnément,suppliantes déjà, avec les frémissements de la curiosité jusquedans les frisons de leurs cous, par derrière ; se tassant,épaule contre épaule ; les unes la joue dans la main, le coudesur la table ; les autres, renversées au dossier des chaises,l’éventail déplié sur la bouche ; le fusillant toutes de leursyeux émerillonnés et inquisiteurs.

– Si vous le voulez absolument… , – dit le comte, avec lanonchalance d’un homme qui sait que l’attente exaspère ledésir.

– Absolument ! dit la duchesse en regardant comme undespote turc aurait regardé le fil de son sabre – le fil d’or deson couteau de dessert.

– Ecoutez donc, – acheva-t-il, toujours nonchalant.

Elles se fondaient d’attention, en le regardant. Elles lebuvaient et le mangeaient des yeux. Toute histoire d’amourintéresse les femmes ; mais qui sait ? peut-être lecharme de celle-ci était-il, pour chacune d’elles, la pensée quel’histoire qu’il allait raconter pouvait être la sienne… Elles lesavaient trop gentilhomme et de trop grand monde pour n’être passûres qu’il sauverait les noms et qu’il épaissirait, quand il lefaudrait, les détails par trop transparents ; et cette idée,cette certitude leur faisait d’autant plus désirer l’histoire.Elles en avaient mieux que le désir ; elles en avaientl’espérance.

Leur vanité se trouvait des rivales dans ce souvenir évoquécomme le plus beau souvenir de la vie d’un homme, qui devait enavoir de si beaux et de si nombreux ! Le vieux sultan allaitjeter une fois de plus le mouchoir… que nulle main ne ramasserait,mais que celle à qui il serait jeté sentirait tombersilencieusement dans son cœur…

Or voici, avec ce qu’elles croyaient, le petit tonnerreinattendu qu’il fit passer sur tous ces fronts écoutants :

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