Les Diaboliques

Dans ce temps délicieux, quand on raconte une histoire vraie,c’est à croire que le Diable a dicté.

J’étais un des matins de l’automne dernier à me promener aujardin des Plantes, en compagnie du docteur Torty, certainement unede mes plus vieilles connaissances. Lorsque je n’étais qu’unenfant, le docteur Torty exerçait la médecine dans la ville de V…&|160;; mais après environ trente ans de cet agréable exercice, etses malades étant morts, – ses fermiers comme il les appelait,lesquels lui avaient rapporté plus que bien des fermiers nerapportent à leurs maîtres, sur les meilleures terres de Normandie,– il n’en avait pas repris d’autres&|160;; et déjà sur l’âge et foud’indépendance, comme un animal qui a toujours marché sur sonbridon et qui finit par le casser, il était venu s’engloutir dansParis, – là même, dans le voisinage du Jardin des Plantes, rueCuvier, je crois, – ne faisant plus la médecine que pour sonplaisir personnel, qui, d’ailleurs, était grand à en faire, car ilétait médecin dans le sang et jusqu’aux ongles, et fort médecin, etgrand observateur, en plus, de bien d’autres cas que de cassimplement physiologiques et pathologiques…

L’avez-vous quelquefois rencontré, le docteur Torty&|160;?C’était un de ces esprits hardis et vigoureux qui ne chaussentpoint de mitaines, par la très bonne et proverbiale raison que : «chat ganté ne prend pas de souris », et qu’il en avait immensémentpris, et qu’il en voulait toujours prendre, ce matois de fine etforte race&|160;; espèce d’homme qui me plaisait beaucoup à moi, etje crois bien (je me connais&|160;!) par les côtés surtout quidéplaisaient le plus aux autres. En effet, il déplaisait assezgénéralement quand on se portait bien, ce brusque original dedocteur Torty&|160;; mais ceux à qui il déplaisait le plus, unefois malades, lui faisaient des salamalecs, comme les sauvages enfaisaient au fusil de Robinson qui pouvait les tuer, non pour lesmêmes raisons que les sauvages, mais spécialement pour les raisonscontraires : il pouvait les sauver&|160;! Sans cette considérationprépondérante, le docteur n’aurait jamais gagné vingt mille livresde rente dans une petite ville aristocratique, dévote et bégueule,qui l’aurait parfaitement mis à la porte cochère de ses hôtels, sielle n’avait écouté que ses opinions et ses antipathies. Il s’enrendait compte, du reste, avec beaucoup de sang-froid, et il enplaisantait. « Il fallait, – disait-il railleusement pendant lebail de trente ans qu’il avait fait à V… , – qu’ils choisissententre moi et l’Extrême-Onction, et, tout dévots qu’ils étaient, ilsme prenaient encore de préférence aux Saintes Huiles. » Comme vousvoyez, il ne se gênait pas, le docteur. Il avait la plaisanterielégèrement sacrilège. Franc disciple de Cabanis en philosophiemédicale, il était, comme son vieux camarade Chaussier, de l’écolede ces médecins terribles par un matérialisme absolu, et commeDubois – le premier des Dubois – par un cynisme qui descend touteschoses et tutoierait des duchesses et des dames d’honneurd’impératrice et les appellerait « mes petites mères », ni plus nimoins que des marchandes de poisson. Pour vous donner une simpleidée du cynisme du docteur Torty, c’est lui qui me disait un soir,au cercle des Ganaches, en embrassant somptueusement d’un regard depropriétaire le quadrilatère éblouissant de la table ornée de centvingt convives : « C’est moi qui les fais tous&|160;!… » Moïsen’eût pas été plus fier, en montrant la baguette avec laquelle ilchangeait des rochers en fontaines. Que voulez-vous, Madame&|160;?Il n’avait pas la bosse du respect, et même il prétendait que là oùelle est sur le crâne des autres hommes, il y avait un trou sur lesien. Vieux, ayant passé la soixante-dizaine, mais carré, robusteet noueux comme son nom, d’un visage sardonique et, sous saperruque châtain clair, très lisse, très lustrée et à cheveux trèscourts, d’un œil pénétrant, vierge de lunettes, vêtu presquetoujours en habit gris ou de ce brun qu’on appela longtemps fuméede Moscou, il ne ressemblait ni de tenue ni d’allure à messieursles médecins de Paris, corrects, cravatés de blanc, comme du suairede leurs morts&|160;! C’était un autre homme. Il avait, avec sesgants de daim, ses bottes à forte semelle et à gros talons qu’ilfaisait retentir sous son pas très ferme, quelque chose d’alerte etde cavalier, et cavalier est bien le mot, car il était resté(combien d’années sur trente&|160;!), le charivari boutonné sur lacuisse, et à cheval, dans des chemins à casser en deux desCentaures, – et on devinait bien tout cela à la manière dont ilcambrait encore son large buste, vissé sur des reins qui n’avaientpas bougé, et qui se balançait sur de fortes jambes sansrhumatismes, arquées comme celles d’un ancien postillon. Le docteurTorty avait été une espèce de Bas-de-Cuir équestre, qui avait vécudans les fondrières du Cotentin, comme le Bas-de-Cuir de Cooperdans les forêts de l’Amérique. Naturaliste qui se moquait, comme lehéros de Cooper, des lois sociales, mais qui, comme l’homme deFenimore, ne les avait pas remplacées par l’idée de Dieu, il étaitdevenu un de ces impitoyables observateurs qui ne peuvent pas nepoint être des misanthropes. C’est fatal. Aussi l’était-il.Seulement il avait eu le temps, pendant qu’il faisait boire la bouedes mauvais chemins au ventre sanglé de son cheval, de se blasersur les autres fanges de la vie. Ce n’était nullement unmisanthrope à l’Alceste. Il ne s’indignait pas vertueusement. Il nes’encolérait pas. Non&|160;! il méprisait l’homme aussitranquillement qu’il prenait sa prise de tabac, et même il avaitautant de plaisir à le mépriser qu’à la prendre.

Tel exactement il était, ce docteur Torty, avec lequel je mepromenais.

Il faisait, ce jour-là, un de ces temps d’automne, gais etclairs, à arrêter les hirondelles qui vont partir. Midi sonnait àNotre-Dame, et son grave bourdon semblait verser, par-dessus larivière verte et moirée aux piles des ponts, et jusque par-dessusnos têtes, tant l’air ébranlé était pur&|160;! de longsfrémissements lumineux. Le feuillage roux des arbres du jardins’était, par degrés, essuyé du brouillard bleu qui les noie en cesvaporeuses matinées d’octobre, et un joli soleil d’arrière-saisonnous chauffait agréablement le dos, dans sa ouate d’or, au docteuret à moi, pendant que nous étions arrêtés, à regarder la fameusepanthère noire, qui est morte, l’hiver d’après, comme une jeunefille, de la poitrine. Il y avait çà et là, autour de nous, lepublic ordinaire du jardin des Plantes, ce public spécial de gensdu peuple, de soldats et de bonnes d’enfants, qui aiment à badauderdevant la grille des cages et qui s’amusent beaucoup à jeter descoquilles de noix et des pelures de marrons aux bêtes engourdies oudormant derrière leurs barreaux. La panthère devant laquelle nousétions, en rôdant, arrivés, était, si vous vous en souvenez, decette espèce particulière à l’île de Java, le pays du monde où lanature est le plus intense et semble elle-même quelque grandetigresse, inapprivoisable à l’homme, qui le fascine et qui le morddans toutes les productions de son sol terrible et splendide. AJava, les fleurs ont plus d’éclat et plus de parfum, les fruitsplus de goût, les animaux plus de beauté et plus de force que dansaucun autre pays de la terre, et rien ne peut donner une idée decette violence de vie à qui n’a pas reçu les poignantes etmortelles sensations d’une contrée tout à la fois enchantante etempoisonnante, tout ensemble Armide et Locuste&|160;! Etaléenonchalamment sur ses élégantes pattes allongées devant elle, latête droite, ses yeux d’émeraude immobiles, la panthère était unmagnifique échantillon des redoutables productions de son pays.Nulle tache fauve n’étoilait sa fourrure de velours noir, d’un noirsi profond et si mat que la lumière, en y glissant, ne la lustraitmême pas, mais s’y absorbait, comme l’eau s’absorbe dans l’épongequi la boit… Quand on se retournait de cette forme idéale de beautésouple, de force terrible au repos, de dédain impassible et royal,vers les créatures humaines qui la regardaient timidement, qui lacontemplaient, yeux ronds et bouche béante, ce n’était pasl’humanité qui avait le beau rôle, c’était la bête. Et elle étaitsi supérieure, que c’en était presque humiliant&|160;! J’en faisaisla réflexion tout bas au docteur, quand deux personnes scindèrenttout à coup le groupe amoncelé devant la panthère et se plantèrentjustement en face d’elle&|160;; « Oui, – me répondit le docteur, –mais voyez maintenant&|160;! Voici l’équilibre rétabli entre lesespèces&|160;! »

C’étaient un homme et une femme, tous deux de haute taille, etqui, dès le premier regard que je leur jetai, me firent l’effetd’appartenir aux rangs élevés du monde parisien. Ils n’étaientjeunes ni l’un ni l’autre, mais néanmoins parfaitement beaux.L’homme devait s’en aller vers quarante-sept ans et davantage, etla femme vers quarante et plus… Ils avaient donc, comme disent lesmarins revenus de la Terre de Feu, passé la ligne, la ligne fatale,plus formidable que celle de l’équateur, qu’une fois passée on nerepasse plus sur les mers de la vie&|160;! Mais ils paraissaientpeu se soucier de cette circonstance. Ils n’avaient au front, ninulle part, de mélancolie… L’homme, élancé et aussi patricien danssa redingote noire strictement boutonnée, comme celle d’un officierde cavalerie, que s’il avait porté un de ces costumes que le Titiendonne à ses portraits, ressemblait par sa tournure busquée, son airefféminé et hautain, ses moustaches aiguës comme celles d’un chatet qui à la pointe commençaient à blanchir, à un mignon du temps deHenri III&|160;; et pour que la ressemblance fût plus complète, ilportait des cheveux courts, qui n’empêchaient nullement de voirbriller à ses oreilles deux saphirs d’un bleu sombre, qui merappelèrent les deux émeraudes que Sbogar portait à la même place…Excepté ce détail ridicule (comme aurait dit le monde) et quimontrait assez de dédain pour les goûts et les idées du jour, toutétait simple et dandy comme l’entendait Brummell, c’est-à-direirrémarquable, dans la tenue de cet homme qui n’attiraitl’attention que par lui-même, et qui l’aurait confisquée toutentière, s’il n’avait pas eu au bras la femme, qu’en ce moment, ily avait… Cette femme, en effet, prenait encore plus le regard quel’homme qui l’accompagnait, et elle le captivait plus longtemps.Elle était grande comme lui. Sa tête atteignait presque à lasienne. Et, comme elle était aussi tout en noir, elle faisaitpenser à la grande Isis noire du Musée Egyptien, par l’ampleur deses formes, la fierté mystérieuse et la force. Chose étrange&|160;!dans le rapprochement de ce beau couple, c’était la femme qui avaitles muscles, et l’homme qui avait les nerfs… Je ne la voyais alorsque de profil&|160;; mais&|160;; le profil, c’est l’écueil de labeauté ou son attestation la plus éclatante. Jamais, je crois, jen’en avais vu de plus pur et de plus altier. Quant à ses yeux, jen’en pouvais juger, fixés qu’ils étaient sur la panthère, laquelle,sans doute, en recevait une impression magnétique et désagréable,car, immobile déjà, elle sembla s’enfoncer de plus en plus danscette immobilité rigide, à mesure que la femme, venue pour la voir,la regardait&|160;; et – comme les chats à la lumière qui leséblouit – sans que sa tête bougeât d’une ligne, sans que la fineextrémité de sa moustache, seulement, frémît, la panthère, aprèsavoir clignoté quelque temps, et comme n’en pouvant pas supporterdavantage, rentra lentement, sous les coulisses tirées de sespaupières, les deux étoiles vertes de ses regards. Elle seclaquemurait.

– Eh&|160;! eh&|160;! panthère contre panthère&|160;! – fit ledocteur à mon oreille&|160;; – mais le satin est plus fort que levelours.

Le satin, c’était la femme, qui avait une robe de cette étoffemiroitante – une robe à longue traîne. Et il avait vu juste, ledocteur&|160;! Noire, souple, d’articulation aussi puissante, aussiroyale d’attitude, – dans son espèce, d’une beauté égale, et d’uncharme encore plus inquiétant, – la femme, l’inconnue, était commeune panthère humaine, dressée devant la panthère animale qu’elleéclipsait&|160;; et la bête venait de le sentir, sans doute, quandelle avait fermé les yeux. Mais la femme – si c’en était un – ne secontenta pas de ce triomphe. Elle manqua de générosité. Elle voulutque sa rivale la vît qui l’humiliait, et rouvrît les yeux pour lavoir. Aussi, défaisant sans mot dire les douze boutons du gantviolet qui moulait son magnifique avant-bras, elle ôta ce gant, et,passant audacieusement sa main entre les barreaux de la cage, elleen fouetta le museau court de la panthère, qui ne fit qu’unmouvement… mais quel mouvement&|160;!… et d’un coup de dents,rapide comme l’éclair&|160;!… Un cri partit du groupe où nousétions. Nous avions cru le poignet emporté : Ce n’était que legant. La panthère l’avait englouti. La formidable bête outragéeavait rouvert des yeux affreusement dilatés, et ses naseaux froncésvibraient encore…

– Folle&|160;! dit l’homme, en saisissant ce beau poignet, quivenait d’échapper à la plus coupante des morsures.

Vous savez comme parfois on dit : « Folle&|160;!… » Il le ditainsi&|160;; et il le baisa, ce poignet, avec emportement.

Et, comme il était de notre côté, elle se retourna de troisquarts pour le regarder baisant son poignet nu, et je vis ses yeux,à elle… ces yeux qui fascinaient des tigres, et qui étaient àprésent fascinés par un homme&|160;; ses yeux, deux larges diamantsnoirs, taillés pour toutes les fiertés de la vie, et quin’exprimaient plus en le regardant que toutes les adorations. Del’amour&|160;!

Ces yeux-là étaient et disaient tout un poème. L’homme n’avaitpas lâché le bras, qui avait dû sentir l’haleine fiévreuse de lapanthère, et, le tenant replié sur son cœur, il entraîna la femmedans la grande allée du jardin, indifférent aux murmures et auxexclamations du groupe populaire, – encore ému du danger quel’imprudente venait de courir, – et qu’il retraversatranquillement. Ils passèrent auprès de nous, le docteur et moi,mais leurs visages tournés l’un vers l’autre, se serrant flanccontre flanc, comme s’ils avaient voulu se pénétrer, entrer, luidans elle, elle dans lui, et ne faire qu’un seul corps à eux deux,en ne regardant rien qu’eux-mêmes. C’étaient, aurait-on cru à lesvoir ainsi passer, des créatures supérieures, qui n’apercevaientpas même à leurs orteils la terre sur laquelle ils marchaient, etqui traversaient le monde dans leur nuage, comme, dans Homère, lesImmortels&|160;!

De telles choses sont rares à Paris, et, pour cette raison, nousrestâmes à le voir filer, ce maître-couple, – la femme étalant satraîne noire dans la poussière du jardin, comme un paon, dédaigneuxjusque de son plumage.

Ils étaient superbes, en s’éloignant ainsi, sous les rayons dusoleil de midi, dans la majesté de leur entrelacement, ces deuxêtres… Et voilà comme ils regagnèrent l’entrée de la grille dujardin et remontèrent dans un coupé, étincelant de cuivres etd’attelage, qui les attendait.

– Ils oublient l’univers&|160;! – fis-je au docteur, qui compritma pensée.

– Ah&|160;! ils s’en soucient bien de l’univers&|160;! –répondit-il, de sa voix mordante. Ils ne voient rien du tout dansla création, et, ce qui est bien plus fort, ils passent même auprèsde leur médecin sans le voir.

– Quoi, c’est vous, docteur&|160;! – m’écriai-je, – mais alorsvous allez me dire ce qu’ils sont, mon cher docteur.

Le docteur fit ce qu’on appelle un temps, voulant faire uneffet, car en tout il était rusé, le compère&|160;!

– Eh bien, c’est Philémon et Baucis, – me dit-il simplement. –Voilà&|160;!

– Peste&|160;! fis-je, – un Philémon et une Baucis d’une fièretournure et ressemblant peu à l’antique. Mais, docteur, ce n’estpas leur nom… Comment les appelez-vous&|160;?

– Comment&|160;! – répondit le docteur, – dans votre monde, oùje ne vais point, vous n’avez jamais entendu parler du comte et dela comtesse Serlon de Savigny comme d’un modèle fabuleux d’amourconjugal&|160;?

– Ma foi, non, – dis-je&|160;; – on parle peu d’amour conjugaldans le monde où je vais, docteur.

– Hum&|160;! hum&|160;! c’est bien possible, – fit le docteur,répondant bien plus à sa pensée qu’à la mienne.

– Dans ce monde-là, qui est aussi le leur, on se passe beaucoupde choses plus ou moins correctes. Mais, outre qu’ils ont uneraison pour ne pas y aller, et qu’ils habitent presque toutel’année leur vieux château de Savigny, dans le Cotentin, il a couruautrefois de tels bruits sur eux, qu’au faubourg Saint-Germain, oùl’on a encore un reste de solidarité nobiliaire, on aime mieux setaire que d’en parler.

– Et quels étaient ces bruits&|160;?… Ah&|160;! voilà que vousm’intéressez, docteur&|160;! Vous devez en savoir quelque chose. Lechâteau de Savigny n’est pas très loin de la ville de V… , où vousavez été médecin.

– Eh&|160;! ces bruits… – dit le docteur (il prit pensivementune prise de tabac). – Enfin, on les a crus faux&|160;! Tout ça estpassé… Mais, malgré tout, quoique les mariages d’inclination et lesbonheurs qu’ils donnent soient en province l’idéal de toutes lesmères de famille, romanesques et vertueuses, elles n’ont pas pubeaucoup, – celles que j’ai connues, – parler à mesdemoisellesleurs filles de celui-là&|160;!

– Et, cependant, Philémon et Baucis, disiez-vous,docteur&|160;?…

– Baucis&|160;! Baucis&|160;! Hum&|160;! Monsieur… – interrompitle docteur Torty, en passant brusquement son index en crochet surtoute la longueur de son nez de perroquet (un de ses gestes), – netrouvez-vous pas, voyons, qu’elle a moins l’air d’une Baucis qued’une lady Macbeth, cette gaillarde-là&|160;?…

– Docteur, mon cher et adorable docteur, – repris-je, avectoutes sortes de câlineries dans la voix, – vous allez me dire toutce que vous savez du comte et de la comtesse de Savigny&|160;?…

– Le médecin est le confesseur des temps modernes, – fit ledocteur, avec un ton solennellement goguenard. – Il a remplacé leprêtre, Monsieur, et il est obligé au secret de la confession commele prêtre…

Il me regarda malicieusement, car il connaissait mon respect etmon amour pour les choses du catholicisme, dont il était l’ennemi.Il cligna l’œil. Il me crut attrapé.

– Et il va le tenir… comme le prêtre&|160;! – ajouta-t-il, avecéclat, et en riant de son rire le plus cynique. – Venez par ici.Nous allons causer.

Et il m’emmena dans la grande allée d’arbres qui borde, par cecôté, le Jardin des Plantes et le boulevard de l’Hôpital… Là, nousnous assîmes sur. un banc à dossier vert, et il commença :

« Mon cher, c’est là une histoire qu’il faut aller chercher déjàloin, comme une balle perdue sous des chairs revenues&|160;; carl’oubli, c’est comme une chair de choses vivantes qui se reformepar-dessus les événements et qui empêche d’en voir rien, d’ensoupçonner rien au bout d’un certain temps, même la place. C’étaitdans les premières années qui suivirent la Restauration. Unrégiment de la Garde passa par la ville de V… &|160;; et, ayant étéobligés d’y rester deux jours pour je ne sais quelle raisonmilitaire, les officiers de ce régiment s’avisèrent de donner unassaut d’armes, en l’honneur de la ville. La ville, en effet, avaitbien tout ce qu’il fallait pour que ces officiers de la Garde luifissent honneur et fête. Elle était, comme on disait alors, – plusroyaliste que le Roi. – Proportion gardée avec sa dimension (cen’est guère qu’une ville de cinq à six mille âmes), elle foisonnaitde noblesse. Plus de trente jeunes gens de ses meilleures famillesservaient alors, soit aux Gardes-du-Corps, soit à ceux de Monsieur,et les officiers du régiment en passage à V… les connaissaientpresque tous. Mais, la principale raison qui décida de cettemartiale fête d’un assaut, fut la réputation d’une ville quis’était appelée “la bretteuse” et qui était encore, dans cemoment-là, la ville la plus bretteuse de France. La Révolution de1789 avait eu beau enlever aux nobles le droit de porter l’épée, àV… ils prouvaient que s’ils ne la portaient plus, ils pouvaienttoujours s’en servir. L’assaut donné par les officiers fut trèsbrillant. On y vit accourir toutes les fortes lames du pays, etmême tous les amateurs, plus jeunes d’une génération, qui n’avaientpas cultivé, comme on le cultivait autrefois, un art aussicompliqué et aussi difficile que l’escrime&|160;; et tousmontrèrent un tel enthousiasme pour ce maniement de l’épée, lagloire de nos pères, qu’un ancien prévôt du régiment, qui avaitfait trois ou quatre fois son temps et dont le bras était couvertde chevrons, s’imagina que ce serait une bonne place pour y finirses jours qu’une salle d’armes qu’on ouvrirait à V… &|160;; et lecolonel, à qui il communiqua et qui approuva son dessein, luidélivra son congé et l’y laissa. Ce prévôt, qui s’appelait Stassinen son nom de famille, et La Pointe-au-corps en son surnom deguerre, avait eu là tout simplement une idée de génie. Depuislongtemps, il n’y avait plus à V… de salle d’armes correctementtenue&|160;; et c’était même une de ces choses dont on ne parlaitqu’avec mélancolie entre ces nobles, obligés de donner eux-mêmesdes leçons à leurs fils ou de les leur faire donner par quelquecompagnon revenu du service, qui savait à peine ou qui savait malce qu’il enseignait. Les habitants de V… se piquaient d’êtredifficiles. Ils avaient, réellement le feu sacré. Il ne leursuffisait pas de tuer leur homme&|160;; ils voulaient le tuersavamment et artistement, par principes. Il fallait, avant tout,pour eux, qu’un homme, comme ils disaient, fût beau sous les armes,et ils n’avaient qu’un profond mépris pour ces robustes maladroits,qui peuvent être très dangereux sur le terrain, mais qui ne sontpas au strict et vrai mot, ce qu’on appelle “des tireurs”. LaPointe-au-corps, qui avait été un très bel homme dans sajeunesse&|160;; et qui l’était encore, – qui, au camp de Hollande,et bien jeune alors, avait battu à plate couture tous les autresprévôts et remporté un prix de deux fleurets et de deux masquesmontés en argent, – était, lui, justement un de ces tireurs commeles écoles n’en peuvent produire, si la nature ne leur a préparéd’exceptionnelles organisations. Naturellement, il fut l’admirationde V… , et bientôt mieux. Rien n’égalise comme l’épée. Sousl’ancienne monarchie, les rois anoblissaient les hommes qui leurapprenaient à la tenir. Louis XV, si je m’en souviens bien,n’avait-il pas donné à Danet, son maître, qui nous a laissé unlivre sur l’escrime, quatre de ses fleurs de lys, entre deux épéescroisées, pour mettre dans son écusson&|160;?… Ces gentilshommes deprovince, qui sentaient encore à plein nez leur monarchie, furenten peu de temps de pair à compagnon avec le vieux prévôt, commes’il eût été l’un des leurs.

« Jusque-là, c’était bien, et il n’y avait qu’à féliciterStassin, dit La Pointe-au-corps, de sa bonne fortune&|160;; mais,malheureusement, ce vieux prévôt n’avait pas qu’un cœur de maroquinrouge sur le plastron capitonné de peau blanche dont il couvrait sapoitrine, quand il donnait magistralement sa leçon… Il se trouvaqu’il en avait un autre par dessous, lequel se mit à faire dessiennes dans cette ville de V… , où il était venu chercher le havrede grâce de sa vie. Il parait que le cœur d’un soldat est toujoursfait avec de la poudre. Or, quand le temps a séché la poudre, ellen’en prend que mieux. A V… , les femmes sont si généralementjolies, que l’étincelle était partout pour la poudre séchée de monvieux prévôt. Aussi, son histoire se termina-t-elle comme celled’un grand nombre de vieux soldats. Après avoir roulé dans toutesles contrées de l’Europe, et pris le menton et la taille de toutesles filles que le diable avait mises sur son chemin, l’anciensoldat du premier Empire consomma sa dernière fredaine en épousant,à cinquante ans passés, avec toutes les formalités et lessacrements de la chose, – à la municipalité et à l’église, – unegrisette de V… &|160;; laquelle, bien entendu – je connais lesgrisettes de ce pays-là&|160;; j’en ai assez accouché pour lesconnaître&|160;! – lui campa un enfant, bel et bien au bout de sesneuf mois, jour pour jour&|160;; et cet enfant, qui était unefille, n’est rien moins, mon cher, que la femme à l’air de déessequi vient de passer, en nous frisant insolemment du vent de sarobe, et sans prendre plus garde à nous que si nous n’avions pasété là&|160;! »

– La comtesse de Savigny&|160;! – m’écriai-je.

« Oui, la comtesse de Savigny, tout au long, elle-même&|160;!Ah&|160;! il ne faut pas regarder aux origines, pas plus pour lesfemmes que pour les nations&|160;; il ne faut regarder au berceaude personne. Je me rappelle avoir vu à Stockholm celui de CharlesXII, qui ressemblait à une mangeoire de cheval grossièrementcoloriée en rouge, et qui n’était pas même d’aplomb sur ses quatrepiquets. C’est de là qu’il était sorti, cette tempête&|160;! Aufond, tous les berceaux sont des cloaques dont on est obligé dechanger le linge plusieurs fois par jour&|160;; et cela n’estjamais poétique, pour ceux qui croient à la poésie, que lorsquel’enfant n’y est plus. »

Et, pour appuyer son axiome, le docteur, à cette place de sonrécit, frappa sa cuisse d’un de ses gants de daim, qu’il tenait parle doigt du milieu&|160;; et le daim claqua sur la cuisse, demanière à prouver à ceux qui comprennent la musique que le bonhommeétait encore rudement musclé.

Il attendit. Je n’avais pas à le contrarier dans sa philosophie.Voyant que je ne disais rien, il continua :

« Comme tous les vieux soldats, du reste, qui aiment jusqu’auxenfants des autres, La Pointe-au-corps dut raffoler du sien. Riend’étonnant à cela. Quand un homme déjà sur l’âge a un enfant, ill’aime mieux que s’il était jeune, car la vanité, qui double tout,double aussi le sentiment paternel. Tous les vieux roquentins quej’ai vus, dans ma vie, avoir tardivement un enfant, adoraient leurprogéniture, et ils en étaient comiquement fiers comme d’une actiond’éclat. Persuasion de jeunesse, que la nature, qui se moquaitd’eux, leur coulait au cœur&|160;! Je ne connais qu’un bonheur plusgrisant et une fierté plus drôle : c’est quand, au lieu d’unenfant, un vieillard, d’un coup, en fait deux&|160;! LaPointe-au-corps n’eut pas cet orgueil paternel de deuxjumeaux&|160;; mais il est vrai de dire qu’il y avait de quoitailler deux enfants dans le sien. Sa fille – vous venez de lavoir&|160;; vous savez donc si elle a tenu ses promesses&|160;! –était un merveilleux enfant pour la force et la beauté. Le premiersoin du vieux prévôt fut de lui chercher un parrain parmi tous cesnobles, qui hantaient perpétuellement sa salle d’armes&|160;; et ilchoisit, entre tous, le comte d’Avice, le doyen de tous cesbatteurs de fer et de pavé, qui, pendant l’émigration, avait étélui-même prévôt à Londres, à plusieurs guinées la leçon. Le comted’Avice de Sortôville-en-Beaumont, déjà chevalier de Saint-Louis etcapitaine de dragons avant la Révolution, – pour le moins, alors,septuagénaire, – boutonnait encore les jeunes gens et leur donnaitce qu’on appelle, en termes de salle, “de superbes capotes”.C’était un vieux narquois, qui avait des railleries en actionféroces. Ainsi, par exemple, il aimait à passer son carrelet à laflamme d’une bougie, et quand il, en avait, de cette façon, durcila lame, il appelait ce dur fleuret, – qui ne pliait plus et vouscassait le sternum ou les côtes, lorsqu’il’vous touchait, – du nominsolent de “chasse-coquin”. Il prisait beaucoup LaPointe-au-corps, qu’il tutoyait. “La fille d’un homme comme toi –lui disait-il – ne doit se nommer que comme l’épée d’un preux.Appelons-la Haute-Claire&|160;!” Et ce fut le nom qu’il lui donna.Le curé de V… fit bien un peu la grimace à ce nom inaccoutumé, quen’avaient jamais entendu les fonts de son église&|160;; mais, commele parrain était monsieur le comte d’Avice et qu’il y auratoujours, malgré les libéraux et leurs piailleries, desaccointances indestructibles entre la noblesse et le clergé&|160;;comme d’un autre côté, on voit dans le calendrier romain une saintenommée Claire, le nom de l’épée d’Olivier passa à l’enfant, sansque la ville de V… s’en émût beaucoup. Un tel nom semblait annoncerune destinée L’ancien prévôt, qui aimait son métier presque autantque sa fille, résolut de lui apprendre et de lui laisser son talentpour dot. Triste dot&|160;! maigre pitance&|160;! avec les mœursmodernes, que le pauvre diable de maître d’armes ne prévoyaitpas&|160;! Dès que l’enfant put donc se tenir debout, il commençade la plier aux exercices de l’escrime&|160;; et comme c’était unmarmot solide que cette fillette, avec des attaches et desarticulations d’acier fin, il la développa d’une si étrangemanière, qu’à dix ans, elle semblait en avoir déjà quinze, etqu’elle faisait admirablement sa partie avec son père et les plusforts tireurs de la ville de V… On ne parlait partout que de lapetite Hauteclaire Stassin, qui, plus tard, devait devenirMademoiselle Hauteclaire Stassin. C’était surtout, comme vous vousen doutez, de la part des jeunes demoiselles de la ville, dans lasociété de laquelle, tout bien qu’il fût avec les pères, la fillede Stassin, dit La Pointe-au-corps, ne pouvait décemment aller, uneincroyable, ou plutôt une très croyable curiosité, mêlée de dépitet d’envie. Leurs pères et leurs frères en parlaient avecétonnement et admiration devant elles, et elles auraient voulu voirde près cette Saint-Georges femelle, dont la beauté, disaient-ils,égalait le talent d’escrime. Elles ne la voyaient que de loin et àdistance. J’arrivais alors à V… , et j’ai été souvent le témoin deces curiosités ardentes. La Pointe-au-corps, qui avait, sousl’Empire, servi dans les hussards, et qui, avec sa salle d’armes,gagnait gros d’argent, s’était permis d’acheter un cheval pourdonner des leçons d’équitation à sa fille&|160;; et comme ildressait aussi à l’année de jeunes chevaux pour les habitués de sasalle, il se promenait souvent à cheval, avec Hauteclaire, dans lesroutes qui rayonnent de la ville et qui l’environnent. Je les y airencontrés maintes fois, en revenant de mes visites de médecin, etc’est dans ces rencontres que je pus surtout juger de l’intérêt,prodigieusement enflammé, que cette grande jeune fille, sihâtivement développée, excitait dans les autres jeunes filles dupays. J’étais toujours, par voies et chemins en ce temps-là, et jem’y croisais fréquemment avec les voitures de leurs parents, allanten visite, avec elles, à tous les châteaux d’alentour. Eh bien,vous ne pourrez jamais vous figurer avec quelle avidité, et mêmeavec quelle imprudence, je les voyais se pencher et se précipiteraux portières dès que Mlle Hauteclaire Stassin apparaissait,trottant ou galopant dans la perspective d’une route, brodequin àbotte avec son père. Seulement, c’était à peu près inutile&|160;;le lendemain, c’étaient presque toujours des déceptions et desregrets qu’elles m’exprimaient dans mes visites du matin à leursmères, car elles n’avaient jamais bien vu que la tournure de cettefille, faite pour l’amazone, et qui la portait comme vous – quivenez de la voir – pouvez le supposer, mais dont le visage étaittoujours plus ou moins caché dans un voile gros bleu trop épais.Mlle Hauteclaire Stassin n’était guère connue que des hommes de laville de V… Toute la journée le fleuret à la main, et la figuresous les mailles de son masque d’armes qu’elle n’ôtait pas beaucouppour eux, elle ne sortait guère de la salle de son père, quicommençait à s’enrudir et qu’elle remplaçait souvent pour la leçon.Elle se montrait très rarement dans la rue, – et les femmes commeil faut ne pouvaient la voir que là, ou encore le dimanche à lamesse&|160;; mais, le dimanche à la messe, comme dans la rue, elleétait presque aussi masquée que dans la salle de son père, ladentelle de son voile noir étant encore plus sombre et plus serréeque les mailles de son masque de fer. Y avait-il de l’affectationdans cette manière de se montrer ou de se cacher, qui excitait lesimaginations curieuses&|160;?… Cela était bien possible&|160;; maisqui le savait&|160;? qui pouvait le dire&|160;? Et cette jeunefille, qui continuait le masque par le voile, n’était-elle pasencore plus impénétrable de caractère que de visage, comme la suitene l’a que trop prouvé&|160;?

Il est bien entendu, mon très cher, que je suis obligé de passerrapidement sur tous les détails de cette époque, pour arriver plusvite au moment où réellement cette histoire commence. MlleHauteclaire avait environ dix-sept ans. L’ancien beau, LaPointe-au-corps, devenu tout à fait un bonhomme, veuf de sa femme,et tué moralement par la Révolution de Juillet, laquelle fit partirles nobles en deuil pour leurs châteaux et vida sa salle,tracassait vainement ses gouttes qui n’avaient pas peur de sesappels du pied, et s’en allait au grand trot vers le cimetière.Pour un médecin qui avait le diagnostic, c’était sûr… Cela sevoyait. Je ne lui en promettais pas pour longtemps, quand, unmatin, fut amené à sa salle d’armes, – par le vicomte de Tailleboiset le chevalier de Mesnilgrand, – un jeune homme du pays élevé auloin, et qui revenait habiter le château de son père, mortrécemment. C’était le comte Serlon de Savigny, le prétendu (disaitla ville de V… dans son langage de petite ville) de Mlle Delphinede Cantor. Le comte de Savigny était certainement un des plusbrillants et des plus piaffants jeunes gens de cette époque dejeunes gens qui piaffaient tous, car il y avait (à V… commeailleurs) de la vraie jeunesse, dans ce vieux monde. A présent, iln’y en a plus. On lui avait beaucoup parlé de la fameuseHauteclaire Stassin, et il avait voulu voir ce miracle. Il latrouva ce qu’elle était, – une admirable jeune fille, piquante etprovocante en diable dans ses chausses de soie tricotées, quimettaient en relief ses formes de Pallas de Velletri, et dans soncorsage de maroquin noir, qui pinçait, en craquant, sa taillerobuste et découplée, – une de ces tailles que les Circassiennesn’obtiennent qu’en emprisonnant leurs jeunes filles dans uneceinture de cuir, que le développement seul de leur corps doitbriser. Hauteclaire Stassin était sérieuse comme une Clorinde. Illa regarda donner sa leçon, et il lui demanda de croiser le feravec elle. Mais il ne fut point le Tancrède de la situation, lecomte de Savigny&|160;! Mlle Hauteclaire Stassin plia à plusieursreprises son épée en faucille sur le cœur du beau Serlon, et ellene fut pas touchée une seule fois.

– On ne peut pas vous toucher, Mademoiselle, – lui dit-il, avecbeaucoup de grâce. – Serait-ce un augure&|160;?…

L’amour-propre, dans ce jeune homme, était-il, dès ce soir-là,vaincu par l’amour&|160;?

C’est à partir de ce soir-là, du reste, que le comte de Savignyvint, tous les jours, prendre une leçon d’armes à la salle de LaPointe-au-corps. Le château du comte n’était qu’à la distance dequelques lieues. Il les avait bientôt avalées, soit à cheval, soiten voiture, et personne ne le remarqua dans ce nid bavard d’unepetite ville où l’on épinglait les plus petites choses du bout dela langue, mais où l’amour de l’escrime expliquait tout. Savigny nefit de confidences à personne. Il évita même de venir prendre saleçon aux mêmes heures que les autres jeunes gens de la ville.C’était un garçon qui ne manquait pas de profondeur, ce Savigny… Cequi se passa entre lui et Hauteclaire, s’il se passa quelque chose,aucun, à cette époque, ne l’a su ou ne s’en douta. Son mariage avecMlle Delphine de Cantor, arrêté par les parents des deux familles,il y avait des années, et trop avancé pour ne pas se conclure,s’accomplit trois mois après le retour du comte de Savigny&|160;;et même ce fut là pour lui une occasion de vivre tout un mois à V…, près de sa fiancée, chez laquelle il passait, en coupe réglée,toutes les journées, mais d’où, le soir, il s’en allait trèsrégulièrement prendre sa leçon…

Comme tout le monde, Mlle Hauteclaire entendit, à l’égliseparoissiale de V… , proclamer les bans du comte de Savigny et deMlle de Cantor&|160;; mais, ni son attitude, ni sa physionomie, nerévélèrent qu’elle prît à ces déclarations publiques un intérêtquelconque. Il est vrai que nul des assistants ne se mit à l’affûtpour l’observer. Les observateurs n’étaient pas nés encore surcette question, qui sommeillait, d’une liaison possible entreSavigny et la belle Hauteclaire. Le mariage célébré, la comtessealla s’établir à son château, fort tranquillement, avec son mari,lequel ne renonça pas pour cela à ses habitudes citadines et vint àla ville tous les jours. Beaucoup de châtelains des environsfaisaient comme lui, d’ailleurs. Le temps s’écoula. Le vieux LaPointe-au-corps mourut. Fermée quelques instants, sa salle serouvrit. Mlle Hauteclaire Stassin annonça qu’elle continuerait lesleçons de son père&|160;; et, loin d’avoir moins d’élèves par lefait de cette mort, elle en eut davantage. Les hommes sont tous lesmêmes. L’étrangeté leur déplaît, d’homme à homme, et lesblesse&|160;; mais si l’étrangeté porte des jupes, ils enraffolent. Une femme qui fait ce que fait un homme, le ferait-ellebeaucoup moins bien, aura toujours sur l’homme, en France, unavantage marqué. Or, Mlle Hauteclaire Stassin, pour ce qu’ellefaisait, le faisait beaucoup mieux. Elle était devenue beaucoupplus forte que son père. Comme démonstratrice, à la leçon, elleétait incomparable, et comme beauté de jeu, splendide. Elle avaitdes coups irrésistibles, – de ces coups qui ne s’apprennent pasplus que le coup d’archet ou le démanché du violon et qu’on ne peutmettre, par enseignement, dans la main de personne. Je ferraillaisun peu dans ce temps, comme tout ce monde dont j’étais entouré, etj’avoue qu’en ma qualité d’amateur, elle me charmait avec decertaines passes. Elle avait, entre autres, un dégagé de quarte entierce qui ressemblait à de la magie. Ce n’était plus là une épéequi vous frappait, c’était une balle&|160;! L’homme le plus rapideà la parade ne fouettait que le vent, même quand elle l’avaitprévenu qu’elle allait dégager, et la botte lui arrivait,inévitable, au défaut de l’épaule et de la poitrine. On n’avait pasrencontré de fer&|160;! J’ai vu des tireurs devenir fous de cecoup, qu’ils appelaient de l’escamotage, et ils en auraient avaléleur fleuret de fureur&|160;! Si elle n’avait pas été femme, on luiaurait diablement cherché querelle pour ce coup-là. A un homme, ilaurait rapporté vingt duels.

Du reste, même à part ce talent phénoménal si peu fait pour unefemme, et dont elle vivait noblement, c’était vraiment un être trèsintéressant que cette jeune fille pauvre, sans autre ressource queson fleuret, et qui, par le fait de son état, se trouvait mêlée auxjeunes gens les plus riches de la ville, parmi lesquels il y enavait de très mauvais sujets et de très fats, sans que sa fleur debonne renommée en souffrît. Pas plus à propos de Savigny qu’àpropos de personne, la réputation de Mlle Hauteclaire Stassin nefut effleurée… “Il parait pourtant que c’est une honnête fille”,disaient les femmes comme il faut, – comme elles l’auraient ditd’une actrice. Et moi-même, puisque j’ai commencé à vous parler demoi, moi-même, qui me piquais d’observation, j’étais, sur lechapitre de la vertu de Hauteclaire, de la même opinion que toutela ville. J’allais quelquefois à la salle d’armes, et avant etaprès le mariage de M. de Savigny, je n’y avais jamais vu qu’unejeune fille grave, qui faisait sa fonction avec simplicité. Elleétait, je dois le dire, très imposante, et elle avait mis tout lemonde sur le pied du respect avec elle, n’étant, elle, nifamilière, ni abandonnée avec qui que ce fût. Sa physionomie,extrêmement fière, et qui n’avait pas alors cette expressionpassionnée dont vous venez d’être si frappé, ne trahissait nichagrin, ni préoccupation, ni rien enfin de nature à faire prévoir,même de la manière la plus lointaine, la chose étonnante qui, dansl’atmosphère d’une petite ville, tranquille et routinière, fitl’effet d’un coup de canon et cassa les vitres…

– Mademoiselle Hauteclaire Stassin a disparu&|160;!

Elle avait disparu : pourquoi&|160;?… comment&|160;?… oùétait-elle allée&|160;? On ne savait. Mais, ce qu’il y avait decertain, c’est qu’elle avait disparu. Ce ne fut d’abord qu’un cri,suivi d’un silence, mais le silence ne dura pas longtemps. Leslangues partirent. Les langues, longtemps retenues, – comme l’eaudans une vanne et qui, l’écluse levée, se précipite et va fairetourner la roue du moulin avec furie, – se mirent à écumer et àbavarder sur cette disparition inattendue, subite, incroyable, querien n’expliquait, car Mlle Hauteclaire avait disparu sans dire unmot ou laisser un mot à personne. Elle avait disparu, comme ondisparaît quand on veut réellement disparaître, – ce n’étant pasdisparaître que de laisser derrière soi une chose quelconque,grosse comme rien, dont les autres peuvent s’emparer pour expliquerqu’on a disparu. – Elle avait disparu de la plus radicale manière.Elle avait fait, non pas ce qu’on appelle un trou à la lune, carelle n’avait pas laissé plus une dette qu’autre chose derrièreelle&|160;; mais elle avait fait ce qu’on peut très bien appeler untrou dans le vent. Le vent souffla, et ne la rendit pas. Le moulindes langues, pour tourner à vide, n’en tourna pas moins, et se mità moudre cruellement cette réputation qui n’avait jamais donnébarre sur elle. On la reprit alors, on l’éplucha, on la passa aucrible, on la carda… Comment, et avec qui, cette fille si correcteet si fière s’en était-elle allée&|160;?… Qui l’avaitenlevée&|160;? Car, bien sûr, elle avait été enlevée… Nulle réponseà cela. C’était à rendre folle une petite ville de fureur, et,positivement, V… le devint. Que de motifs pour être encolère&|160;! D’abord, ce qu’on ne savait pas, on le perdait. Puis,on perdait l’esprit sur le compte d’une jeune fille qu’on croyaitconnaître et qu’on ne connaissait pas, puisqu’on l’avait jugéeincapable de disparaître comme ça… Puis, encore, on perdait unejeune fille qu’on avait cru voir vieillir ou se marier, comme lesautres jeunes filles de la ville – internées dans cette cased’échiquier d’une ville de province, comme des chevaux dansl’entrepont d’un bâtiment. Enfin, on perdait, en perdant MlleStassin, qui n’était plus alors que cette Stassin, une salled’armes célèbre à la ronde, qui était la distinction, l’ornement etl’honneur de la ville, sa cocarde sur l’oreille, son drapeau auclocher. Ah&|160;! c’était dur, que toutes ces pertes&|160;! Et quede raisons, en une seule, pour faire passer sur la mémoire de cetteirréprochable Hauteclaire, le torrent plus ou moins fangeux detoutes les suppositions&|160;! Aussi y passèrent-elles… Exceptéquelques vieux hobereaux à l’esprit grand seigneur, qui, comme sonparrain, le comte d’Avice, l’avaient vue enfant, et qui,d’ailleurs, ne s’émeuvant pas de grand’chose, regardaient commetout simple qu’elle eût trouvé une chaussure meilleure à son piedque cette sandale de maître d’armes qu’elle y avait mise,Hauteclaire Stassin, en disparaissant, n’eut personne pour elle.Elle avait, en s’en allant, offensé l’amour-propre de tous&|160;;et même ce furent les jeunes gens qui lui gardèrent le plus rancuneet s’acharnèrent le plus contre elle, parce qu’elle n’avait disparuavec aucun d’eux.

Et ce fut longtemps leur grand grief et leur grande anxiété.Avec qui était-elle partie&|160;?… Plusieurs de ces jeunes gensallaient tous les ans vivre un mois ou deux d’hiver à Paris, etdeux ou trois d’entre eux prétendirent l’y avoir vue et reconnue, –au spectacle, – ou, aux Champs-Elysées, à cheval, – accompagnée ouseule, – mais ils n’en étaient pas bien sûrs. Ils ne pouvaientl’affirmer. C’était elle, et ce pouvait bien n’être pas elle&|160;;mais la préoccupation y était… Tous, ils ne pouvaient s’empêcher depenser à cette fille, qu’ils avaient admirée et qui, endisparaissant, avait mis en deuil cette ville d’épée dont elleétait la grande artiste, la diva spéciale, le rayon. Après que lerayon se fut éteint, c’est-à-dire, en d’autres termes, après ladisparition de cette fameuse Hauteclaire, la ville de V… tomba dansla langueur de vie et la pâleur de toutes les petites villes quin’ont pas un centre d’activité dans lequel les passions et lesgoûts convergent… L’amour des armes s’y affaiblit. Animée naguèrepar toute cette martiale jeunesse, la ville de V… devint triste.Les jeunes gens qui, quand ils habitaient leurs châteaux, venaienttous les jours ferrailler, échangèrent le fleuret pour le fusil.Ils se firent chasseurs et restèrent sur leurs terres ou dans leursbois, le comte de Savigny comme tous les autres. Il vint de moinsen moins à V… , et si je l’y rencontrai quelquefois, ce fut dans lafamille de sa femme, dont j’étais le médecin. Seulement, nesoupçonnant d’aucune façon, à cette époque, qu’il pût y avoirquelque chose entre lui et cette Hauteclaire qui avait sibrusquement disparu, je n’avais nulle raison pour lui parler decette disparition subite, sur laquelle le silence, fils des languesfatiguées, commençait de s’étendre&|160;; – et lui non plus ne meparlait jamais de Hauteclaire et des temps où nous nous étionsrencontrés chez elle, et ne se permettait de faire à ces temps-là,même de loin, la moindre allusion. »

– Je vous entends venir, avec vos petits sabots de bois, –fis-je au docteur, en me servant d’une expression du pays dont ilme parlait, et qui est le mien. – C’était lui qui l’avaitenlevée&|160;!

« Eh bien&|160;! pas du tout, – dit le docteur&|160;; – c’étaitmieux que cela&|160;! Vous ne vous douteriez jamais de ce quec’était…

Outre qu’en province, surtout, un enlèvement n’est pas chosefacile au point de vue du secret, le comte de Savigny, depuis sonmariage, n’avait pas bougé de son château de Savigny.

Il y vivait, au su de tout le monde, dans l’intimité d’unmariage qui ressemblait à une lune de miel indéfiniment prolongée,– et comme tout se cite et se cote en province, on le citait et onle cotait, Savigny, comme un de ces maris qu’il faut brûler, tantils sont rares (plaisanterie de province), pour en jeter la cendresur les autres. Dieu sait combien de temps j’aurais été dupe,moi-même, de cette réputation, si, un jour, – plus d’un an après ladisparition de Hauteclaire Stassin, – je n’avais été appelé, entermes pressants, au château de Savigny, dont la châtelaine étaitmalade. Je partis immédiatement, et, dès mon arrivée, je fusintroduit auprès de la comtesse, qui était effectivement trèssouffrante d’un mal vague et compliqué, plus dangereux qu’unemaladie sévèrement caractérisée. C’était une de ces femmes devieille race, épuisée, élégante, distinguée, hautaine, et qui, dufond de leur pâleur et de leur maigreur, semblent dire : “Je suisvaincue du temps, comme ma race&|160;; je me meurs, mais je vousméprise&|160;!” et, le diable m’emporte, tout plébéien que je suis,et quoique ce soit peu philosophique, je ne puis m’empêcher detrouver cela beau. La comtesse était couchée sur un lit de repos,dans une espèce de parloir à poutrelles noires et à murs blancs,très vaste, très élevé, et orné de choses d’art ancien quifaisaient le plus grand honneur au goût des comtes de Savigny. Uneseule lampe éclairait cette grande pièce, et sa lumière, rendueplus mystérieuse par l’abat-jour vert qui la voilait, tombait surle visage de la comtesse, aux pommettes incendiées par la fièvre.Il y avait quelques jours déjà qu’elle était malade, et Savigny –pour la veiller mieux – avait fait dresser un petit lit dans leparloir, auprès du lit de sa bien-aimée moitié. C’est quand lafièvre, plus tenace que tous ses soins, avait montré un acharnementsur lequel il ne comptait pas, qu’il avait pris le parti dem’envoyer chercher. Il était là, le dos au feu, debout, l’airsombre et inquiet, à me faire croire qu’il aimait passionnément safemme et qu’il la croyait en danger. Mais l’inquiétude dont sonfront était chargé n’était pas pour elle, mais pour une autre, queje ne soupçonnais pas au château de Savigny, et dont la vuem’étonna jusqu’à l’éblouissement. C’était Hauteclaire&|160;! »

– Diable&|160;! voilà qui est osé&|160;! – dis-je audocteur.

« Si osé, – reprit-il, – que je crus rêver en la voyant&|160;!La comtesse avait prié son mari de sonner sa femme de chambre, àqui elle avait demandé avant mon arrivée une potion que je venaisprécisément de lui conseiller&|160;; et, quelques secondes après,la porte s’était ouverte :

– Eulalie, et ma potion&|160;? – dit, d’un ton bref, la comtesseimpatiente.

– La voici, Madame&|160;! – fit une voix que je crusreconnaître, et qui n’eut pas plutôt frappé mon oreille que je visémerger de l’ombre qui noyait le pourtour profond du parloir, ets’avancer au bord du cercle lumineux tracé par la lampe autour dulit, Hauteclaire Stassin&|160;; – oui, Hauteclaire elle-même&|160;!– tenant, dans ses belles mains, un plateau d’argent sur lequelfumait le bol demandé par la comtesse. C’était à couper larespiration qu’une telle vue&|160;! Eulalie&|160;!… Heureusement,ce nom d’Eulalie prononcé si naturellement me dit tout, et futcomme le coup d’un marteau de glace qui me fit rentrer dans unsang-froid que j’allais perdre, et dans mon attitude passive demédecin et d’observateur. Hauteclaire, devenue Eulalie, et la femmede chambre de la comtesse de Savigny&|160;!… Son déguisement – sitant est qu’une femme pareille pût se déguiser – était complet.Elle portait le costume des grisettes de la ville de V… , et leurcoiffe qui ressemble à un casque, et leurs longs tirebouchons decheveux tombant le long des joues, – ces espèces de tirebouchonsque les prédicateurs appelaient, dans ce temps-là, des serpents,pour en dégoûter les jolies filles, sans avoir jamais pu yparvenir. – Et elle était là-dessous d’une beauté pleine deréserve, et d’une noblesse d’yeux baissés, qui prouvait qu’ellesfont bien tout ce qu’elles veulent de leurs satanés corps, cescouleuvres de femelles, quand elles ont le plus petit intérêt àcela… M’étant rattrapé du reste, et sûr de moi-même comme un hommequi venait de se mordre la langue pour ne pas laisser échapper uncri de surprise, j’eus cependant la petite faiblesse de vouloir luimontrer, à cette fille audacieuse, que je la reconnaissais&|160;;et, pendant que la comtesse buvait sa potion, le front dans sonbol, je lui plantai, à elle, mes deux yeux dans ses yeux, comme sij’y avais enfoncé deux pattefiches&|160;; mais ses yeux – de biche,pour la douceur, ce soir-là – furent plus fermes que ceux de lapanthère, qu’elle vient, il n’y a qu’un moment, de faire baisser.Elle ne sourcilla pas. Un petit tremblement, presque imperceptible,avait seulement passé dans les mains qui tenaient le plateau. Lacomtesse buvait très lentement, et quand elle eut fini :

– C’est bien, – dit-elle. – Remportez cela.

Et Hauteclaire-Eulalie se retourna, avec cette tournure quej’aurais reconnue entre les vingt mille tournures des fillesd’Assuérus, et elle remporta le plateau. J’avoue que je demeurai uninstant sans regarder le comte de Savigny, car je sentais ce quemon regard pouvait être pour lui dans un pareil moment&|160;; maisquand je m’y risquai, je trouvai le sien fortement attaché sur moi,et qui passait alors de la plus horrible anxiété à l’expression dela délivrance. Il venait de voir que j’avais vu, mais il voyaitaussi que je ne voulais rien voir de ce que j’avais vu, et ilrespirait. Il était sûr d’une impénétrable discrétion, qu’ilexpliquait probablement (mais cela m’était bien égal&|160;!) parl’intérêt du médecin qui ne se souciait pas de perdre un clientcomme lui, tandis qu’il n’y avait là que l’intérêt del’observateur, qui ne voulait pas qu’on lui fermât la porte d’unemaison où il y avait, à l’insu de toute la terre, de pareilleschoses à observer.

Et je m’en revins, le doigt sur ma bouche, bien résolu de nesouffler mot à personne de ce dont personne dans le pays ne sedoutait. Ah&|160;! les plaisirs de l’observateur&|160;! cesplaisirs impersonnels et solitaires de l’observateur, que j’aitoujours mis au-dessus de tous les autres, j’allais pouvoir me lesdonner en plein, dans ce coin de campagne, en ce vieux châteauisolé, où, comme médecin, je pouvais venir quand il me plairait… –Heureux d’être délivré d’une inquiétude, Savigny m’avait dit :“Jusqu’à nouvel ordre, docteur, venez tous les jours.” Je pourraisdonc étudier, avec autant d’intérêt et de suite qu’une maladie, lemystère d’une situation qui, racontée à n’importe qui, auraitsemblé impossible… Et comme déjà, dès le premier jour que jel’entrevis, ce mystère excita en moi la faculté ratiocinante, quiest le bâton d’aveugle du savant et surtout du médecin, dans lacuriosité acharnée de leurs recherches, je commençai immédiatementde raisonner cette situation pour l’éclairer… Depuis combien detemps existait-elle&|160;?… Datait-elle de la disparition deHauteclaire&|160;?… Y avait-il déjà plus d’un an que la chosedurait et que Hauteclaire Stassin était femme de chambre chez lacomtesse de Savigny&|160;? Comment, excepté moi, qu’il avait bienfallu faire venir, personne n’avait-il vu ce que j’avais vu, moi,si aisément et si vite&|160;?… Toutes questions qui montèrent àcheval et s’en vinrent en croupe à V… avec moi, accompagnées debien d’autres qui se levèrent et que je ramassai sur ma route. Lecomte et la comtesse de Savigny, qui passaient pour s’adorer,vivaient, il est vrai, assez retirés de toute espèce de monde.Mais, enfin, une visite pouvait, de temps en temps, tomber auchâteau. Il est vrai encore que si c’était une visite d’hommes,Hauteclaire pouvait ne pas paraître. Et si c’était une visite defemmes, ces femmes de V… , pour la plupart, ne l’avaient jamaisassez bien vue pour la reconnaître, cette fille bloquée, pendantdes années, par ses leçons, au fond d’une salle d’armes, et qui,aperçue de loin, à cheval ou à l’église, portait des voiles qu’elleépaississait à dessein, – car Hauteclaire (je vous l’ai dit) avaittoujours eu cette fierté des êtres très fiers, que trop decuriosité offense, et qui se cachent d’autant plus qu’ils sesentent la cible de plus de regards. Quant aux gens de M. deSavigny, avec lesquels elle était bien obligée de vivre, s’ilsétaient de V… ils ne la connaissaient pas, et peut-être n’enétaient-ils point… Et c’est ainsi que je répondais, tout entrottant, à ces premières questions, qui, au bout d’un certaintemps et d’un certain chemin, rencontraient leurs réponses, etqu’avant d’être descendu de la selle, j’avais déjà construit toutun édifice de suppositions, plus ou moins plausibles, pourexpliquer ce qui, à un autre qu’un raisonneur comme moi, aurait étéinexplicable. La seule chose peut-être que je n’expliquais pas sibien, c’est que l’éclatante beauté de Hauteclaire n’eût pas été unobstacle à son entrée dans le service de la comtesse de Savigny,qui aimait son mari et qui devait en être jalouse. Mais, outre queles patriciennes de V… , aussi fières pour le moins que les femmesdes paladins de Charlemagne, ne supposaient pas (graveerreur&|160;; mais elles n’avaient pas lu le Mariage deFigaro&|160;!) que la plus belle fille de chambre fût plus pourleurs maris que le plus beau laquais n’était pour elles, je finispar me dire, en quittant l’étrier, que la comtesse de Savigny avaitses raisons pour se croire aimée, et qu’après tout ce sacripant deSavigny était bien de taille, si le doute la prenait, à ajouter àces raisons-là. »

– Hum&|160;! – fis-je sceptiquement au docteur, que je ne pusm’empêcher d’interrompre, – tout cela est bel et bon, mon cherdocteur, mais n’ôtait pas à la situation son imprudence.

« Certes, non&|160;! – répondit-il&|160;; – mais, si c’étaitl’imprudence même qui fît la situation&|160;? – ajouta ce grandconnaisseur en nature humaine. – Il est des passions quel’imprudence allume, et qui, sans le danger qu’elles provoquent,n’existeraient pas. Au XVIe siècle, qui fut un siècle aussipassionné que peut l’être une époque, la plus magnifique caused’amour fut le danger même de l’amour. En sortant des bras d’unemaîtresse, on risquait d’être poignardé&|160;; ou le mari vousempoisonnait dans le manchon de sa femme, baisé par vous et surlequel vous aviez fait toutes les bêtises d’usage&|160;; et, bienloin d’épouvanter l’amour, ce danger incessant l’agaçait,l’allumait et le rendait irrésistible&|160;! Dans nos plates mœursmodernes, où la loi a remplacé la passion, il est évident quel’article du Code qui s’applique au mari coupable d’avoir, – commeelle dit grossièrement, la loi, – introduit “la concubine dans ledomicile conjugal”, est un danger assez ignoble&|160;; mais pourles âmes nobles, ce danger, de cela seul qu’il est ignoble,. estd’autant plus grand&|160;; et Savigny, en s’y exposant, y trouvaitpeut-être la seule anxieuse volupté qui enivre vraiment les âmesfortes.

Le lendemain, vous pouvez le croire, – continua le docteurTorty, – j’étais au château de bonne heure&|160;; mais ni ce jour,ni les suivants, je n’y vis rien qui ne fût le train de toutes lesmaisons où tout est normal et régulier. Ni du côté de la malade, nidu côté du comte, ni même du côté de la fausse Eulalie, qui faisaitnaturellement son service comme si elle avait été exclusivementélevée pour cela, je ne remarquai quoi que ce soit qui pût merenseigner sur le secret que j’avais surpris. Ce qu’il y avait decertain, c’est que le comte de Savigny et Hauteclaire Stassinjouaient la plus effroyablement impudente des comédies avec lasimplicité d’acteurs consommés, et qu’ils s’entendaient pour lajouer. Mais ce qui n’était pas si certain, et ce que je voulaissavoir d’abord, c’est si la comtesse était réellement leur dupe, etsi, au cas où elle l’était, il serait possible qu’elle le fûtlongtemps. C’est donc sur la comtesse que je concentrai monattention. J’eus d’autant moins de peine à la pénétrer qu’elleétait ma malade, et, par le fait de sa maladie, le point de mire demes observations. C’était, comme je vous l’ai dit, une vraie femmede V… , qui ne savait rien de rien que ceci : c’est qu’elle étaitnoble, et qu’en dehors de la noblesse, le monde n’était pas digned’un regard… Le sentiment de leur noblesse est la seule passion desfemmes de V… dans la haute classe, – dans toutes les classes, fortpassionnées. Mlle Delphine de Cantor, élevée aux Bénédictines où,sans nulle vocation religieuse, elle s’était horriblement ennuyée,en était sortie pour s’ennuyer dans sa famille, jusqu’au moment oùelle épousa le comte de Savigny, qu’elle aima, ou crut aimer, avecla facilité des jeunes filles ennuyées à aimer le premier venuqu’on leur présente. C’était une femme blanche, molle de tissus,mais dure d’os, au teint de lait dans lequel eût surnagé du son,car les petites taches de rousseur dont il était semé étaientcertainement plus foncées que ses cheveux, d’un roux très doux.Quand elle me tendit son bras pâle, veiné comme une nacre bleuâtre,un poignet fin et de race, où le pouls à l’état normal battaitlanguissamment, elle me fit l’effet d’être mise au monde et crééepour être victime… pour être broyée sous les pieds de cette fièreHauteclaire, qui s’était courbée devant elle jusqu’au rôle deservante. Seulement, cette idée, qui naissait d’abord en laregardant, était contrariée par un menton qui se relevait, àl’extrémité de ce mince visage, un menton de Fulvie sur lesmédailles romaines, égaré au bas de ce minois chiffonné, et aussipar un front obstinément bombé, sous ces cheveux sans rutilance.Tout cela finissait par embarrasser le jugement. Pour les pieds deHauteclaire, c’était peut-être de là que viendraitl’obstacle&|160;; – étant impossible qu’une situation comme celleque j’entrevoyais dans cette maison, – de présent, tranquille, –n’aboutît pas à quelque éclat affreux… En vue de cet éclat futur,je me mis donc à ausculter doublement cette petite femme, qui nepouvait pas rester lettre close pour son médecin bien longtemps.Qui confesse le corps tient vite le cœur. S’il y avait des causesmorales ou immorales à la souffrance actuelle de la comtesse, elleaurait beau se rouler en boule avec moi, et rentrer en elle sesimpressions et ses pensées, il faudrait bien qu’elle les allongeât.Voilà ce que je me disais&|160;; mais, vous pouvez vous fier à moi,je la tournai et la retournai vainement avec ma serre de médecin.Il me fut évident, au bout de quelques jours, qu’elle n’avait pasle moindre soupçon de la complicité de son mari et de Hauteclairedans le crime domestique dont sa maison était le silencieux etdiscret théâtre… Etait-ce, de sa part, défaut de sagacité&|160;?mutisme de sentiments jaloux&|160;? Qu’était-ce&|160;?… Elle avaitune réserve un peu hautaine avec tout le monde, excepté avec sonmari. Avec cette fausse Eulalie qui la servait, elle étaitimpérieuse, mais douce. Cela peut sembler contradictoire. Cela nel’est point. Cela n’est que vrai. Elle avait le commandement bref,mais qui n’élève jamais la voix, d’une femme faite pour être obéieet qui est sûre de l’être… Elle l’était admirablement. Eulalie,cette effrayante Eulalie, insinuée, glissée chez elle, je ne savaiscomment, l’enveloppait de ces soins qui s’arrêtent juste à tempsavant d’être une fatigue pour qui les reçoit, et montrait dans lesdétails de son service une souplesse et une entente du caractère desa maîtresse qui tenait autant du génie de la volonté que du géniede l’intelligence… Je finis même par parler à la comtesse de cetteEulalie, que je voyais si naturellement circuler autour d’ellependant mes visites, et qui me donnait le froid dans le dos quedonnerait un serpent qu’on verrait se dérouler et s’étendre, sansfaire le moindre bruit, en s’approchant du lit d’une femmeendormie… Un soir que la comtesse lui demanda d’aller chercher jene sais plus quoi, je pris occasion de sa sortie et de la rapidité,à pas légers, avec laquelle elle l’exécuta, pour risquer un mot quifit peut-être jour :

– Quels pas de velours&|160;! dis-je, en la regardant sortir.Vous avez là, madame la comtesse, une femme de chambre d’un bienagréable service, à ce que je crois. Me permettez-vous de vousdemander où vous l’avez prise&|160;? Est-ce qu’elle est de V… , parhasard, cette fille-là&|160;?

– Oui, elle me sert fort bien, répondit indifféremment lacomtesse, qui se regardait alors dans un petit miroir à main,encadré dans du velours vert et entouré de plumes de paon, avec cetair impertinent qu’on a toujours quand on s’occupe de tout autrechose que de ce qu’on vous dit. J’en suis on ne peut plus contente.Elle n’est pas de V… &|160;; mais vous dire d’où elle est, je n’ensais plus rien. Demandez à M. de Savigny, si vous tenez à lesavoir, docteur, car c’est lui qui me l’a amenée quelque temps.après notre mariage. Elle avait servi, me dit-il en me laprésentant, chez une vieille cousine à lui, qui venait de mourir,et elle était restée sans place. Je l’ai prise de confiance, etj’ai bien fait. C’est une perfection de femme de chambre. Je necrois pas qu’elle ait un défaut.

– Moi, je lui en connais un, madame la comtesse, – dis-je enaffectant la gravité.

– Ah&|160;! et lequel&|160;? – fit-elle languissamment, avec ledésintérêt de ce qu’elle disait, et en regardant toujours dans sapetite glace, où elle étudiait attentivement ses lèvres pâles.

– Elle est trop belle, – dis-je&|160;; – elle est réellementtrop belle pour une femme de chambre. Un de ces jours, on vousl’enlèvera.

– Vous croyez&|160;? – fit-elle, toujours se regardant, ettoujours distraite de ce que je disais.

– Et ce sera, peut-être, un homme comme il faut et de votremonde qui s’en amourachera, madame la comtesse&|160;! Elle estassez belle pour tourner la tête à un duc.

Je prenais la mesure de mes paroles tout en les prononçant.C’était là un coup de sonde&|160;; mais si je ne rencontrais rien,je ne pouvais pas en donner un de plus.

– Il n’y a pas de duc à V… , – répondit la comtesse, dont lefront resta aussi poli que la glace qu’elle tenait à la main. Et,d’ailleurs, toutes ces filles-là, docteur, ajouta-t-elle en lissantun de ses sourcils, quand elles veulent partir, ce n’est pasl’affection que vous avez pour elles qui les en empêche. Eulalie ale service charmant, mais elle abuserait comme les autres del’affection que l’on aurait pour elle, et je me garde bien de m’yattacher.

Et il ne fut plus question d’Eulalie ce jour-là. La comtesseétait absolument abusée. Qui ne l’aurait été, du reste&|160;?Moi-même, – qui de prime-abord l’avais reconnue, cette Hauteclairevue tant de fois, à une simple longueur d’épée, dans la salled’armes de son père, – il y avait des moments où j’étais tenté decroire à Eulalie. Savigny avait beaucoup moins qu’elle, lui quiaurait dû l’avoir davantage, la liberté, l’aisance, le naturel dansle mensonge&|160;; mais elle&|160;! ah&|160;! elle s’y mouvait etelle y vivait comme le plus flexible des poissons vit et se meutdans l’eau. Il fallait, certes, qu’elle l’aimât, et l’aimâtétrangement, pour faire ce qu’elle faisait, pour avoir tout plantélà d’une existence exceptionnelle, qui pouvait flatter sa vanité enfixant sur elle les regards d’une petite ville, – pour ellel’univers, – où plus tard elle pouvait trouver, parmi les jeunesgens, ses admirateurs et ses adorateurs, quelqu’un qui l’épouseraitpar amour et la ferait entrer dans cette société plus élevée, dontelle ne connaissait que les hommes, Lui, l’aimant, jouaitcertainement moins gros jeu qu’elle. Il avait, en dévoûment, laposition inférieure. Sa fierté d’homme devait souffrir de nepouvoir épargner à sa maîtresse l’indignité d’une situationhumiliante. Il y avait même, dans tout cela, une inconséquence avecle caractère impétueux qu’on attribuait à Savigny. S’il aimaitHauteclaire au point de lui sacrifier sa jeune femme, il aurait pul’enlever et aller vivre avec elle en Italie, – cela se faisaitdéjà très bien en ce temps-là&|160;! – sans passer par lesabominations d’un concubinage honteux et caché. Etait-ce donc luiqui aimait le moins&|160;?… Se laissait-il plutôt aimer parHauteclaire, plus aimer par elle qu’il ne l’aimait&|160;?… Etait-ceelle qui, d’elle-même, était venue le forcer jusque dans les gardesdu domicile conjugal&|160;? Et lui, trouvant la chose audacieuse etpiquante, laissait-il faire cette Putiphar d’une espèce nouvelle,qui, à toute heure, lui avivait la tentation&|160;?… Ce que jevoyais ne me renseignait pas beaucoup sur Savigny et Hauteclaire…Complices – ils l’étaient bien, parbleu&|160;! – dans un adultèrequelconque&|160;; mais les sentiments qu’il y avait au fond de cetadultère, quels étaient-ils&|160;?… Quelle était la situationrespective de ces deux êtres l’un vis-à-vis de l’autre&|160;?…Cette inconnue de mon algèbre, je tenais à la dégager. Savignyétait irréprochable pour sa femme&|160;; mais lorsqueHauteclaire-Eulalie était là, il avait, pour moi qui l’ajustais ducoin de l’œil, des précautions qui attestaient un esprit bien peutranquille. Quand, dans le tous-les-jours de la vie, il demandaitun livre, un journal, un objet quelconque à la femme de chambre desa femme, il avait des manières de prendre cet objet qui eussenttout révélé à une autre femme que cette petite pensionnaire, élevéeaux Bénédictines, et qu’il avait épousée… On voyait que sa mainavait peur de rencontrer celle de Hauteclaire, comme si, latouchant par hasard, il lui eût été impossible de ne pas laprendre. Hauteclaire n’avait point de ces embarras&|160;; de cesprécautions épouvantées… Tentatrice comme elles le sont toutes, quitenteraient Dieu dans son ciel, s’il y en avait un, et le Diabledans son enfer, elle semblait vouloir agacer, tout ensemble, et ledésir et le danger. Je la vis une ou deux fois, – le jour où mavisite tombait pendant le dîner, que Savigny faisait pieusementauprès du lit de sa femme. C’était elle qui servait, les autresdomestiques n’entrant point dans l’appartement de la comtesse. Pourmettre les plats sur la table, il fallait se pencher un peupar-dessus l’épaule de Savigny, et je la surpris qui, en les ymettant, frottait des pointes de son corsage la nuque et lesoreilles du comte, qui devenait tout pâle… et qui regardait si safemme ne le regardait pas. Ma foi&|160;! j’étais jeune encore dansce temps, et le tapage des molécules dans l’organisation, qu’onappelle la violence des sensations, me semblait la seule chose quivalût la peine de vivre. Aussi m’imaginais-je qu’il devait y avoirde fameuses jouissances dans ce concubinage caché avec une fausseservante, sous les yeux affrontés d’une femme qui pouvait toutdeviner. Oui, le concubinage dans la maison conjugale, comme dit cevieux Prudhomme de Code, c’est à ce moment-là que je lecompris&|160;!

Mais excepté les pâleurs et les transes réprimées de Savigny, jene voyais rien du roman qu’ils faisaient entre eux, en attendant ledrame et la catastrophe… selon moi inévitables. Où en étaient-ilstous les deux&|160;? C’était là le secret de leur roman, que jevoulais arracher. Cela me prenait la pensée comme la griffe desphinx d’un problème, et cela devint si fort que, de l’observation,je tombai dans l’espionnage, qui n’est que de l’observation à toutprix. Hé&|160;! hé&|160;! un goût vif, bientôt nous déprave… Poursavoir ce que j’ignorais, je me permis bien de petites bassesses,très indignes de moi, et que je jugeais telles, et que je me permisnéanmoins. Ah&|160;! l’habitude de la sonde, mon cher&|160;! Je lajetais partout. Lorsque, dans mes visites au château, je mettaismon cheval à l’écurie, je faisais jaser les domestiques sur lesmaîtres, sans avoir l’air d’y toucher. Je mouchardais (oh&|160;! jene m’épargne pas le mot) pour le compte de ma propre curiosité.Mais les domestiques étaient tout aussi trompés que la comtesse.Ils prenaient Hauteclaire de très bonne foi pour une des leurs, etj’en aurais été pour mes frais de curiosité sans un hasard qui,comme toujours, en fit plus, en une fois, que toutes mescombinaisons, et m’en apprit plus que tous mes espionnages.

Il y avait plus de deux mois que j’allais voir la comtesse, dontla santé ne s’améliorait pas et présentait de plus en plus lessymptômes de cette débilitation si commune maintenant, et que lesmédecins de ce temps énervé ont appelée du nom d’anémie. Savigny etHauteclaire continuaient de jouer, avec la même perfection, la trèsdifficile comédie que mon arrivée et ma présence en ce châteaun’avaient pas déconcertée. Néanmoins, on eût dit qu’il y avait unpeu de fatigue dans les acteurs. Serlon avait maigri, et j’avaisentendu dire à V… : “Quel bon mari que ce M. de Savigny&|160;! Ilest déjà tout changé de la maladie de sa femme. Quelle belle chosedonc que de s’aimer&|160;!” Hauteclaire, à la beauté immobile,avait les yeux battus, pas battus comme on les a quand ils ontpleuré, car ces yeux-là n’ont peut-être jamais pleuré de leurvie&|160;; mais ils l’étaient comme quand on a beaucoup veillé, etn’en brillaient que plus ardents, du fond de leur cercle violâtre.Cette maigreur de Savigny, du reste, et ces yeux cernés deHauteclaire, pouvaient venir d’autre chose que de la viecompressive qu’ils s’étaient imposée. Ils pouvaient venir de tantde choses, dans ce milieu souterrainement volcanisé&|160;! J’enétais à regarder ces marques trahissantes à leurs visages,m’interrogeant tout bas et ne sachant trop que me répondre, quandun jour, étant allé faire ma tournée de médecin dans les alentours,je revins le soir par Savigny. Mon intention était d’entrer auchâteau, comme à l’ordinaire&|160;; mais un accouchement trèslaborieux d’une femme de la campagne m’avait retenu fort tard, et,quand je passai par le château, l’heure était beaucoup trop avancéepour que j’y pusse entrer. Je ne savais pas même l’heure qu’ilétait. Ma montre de chasse s’était arrêtée. Mais la lune, qui avaitcommencé de descendre de l’autre côté de sa courbe dans le ciel,marquait, à ce vaste cadran bleu, un peu plus de minuit, ettouchait presque, de la pointe inférieure de son croissant, de lapointe inférieure de son croissant, la pointe des hauts sapins deSavigny, derrière lesquels elle allait disparaître…

–&|160;… Êtes-vous allé parfois à Savigny&|160;? – fit ledocteur, en s’interrompant tout à coup et en se tournant vers moi.– Oui, – reprit-il, à mon signe de tête. – Eh bien&|160;! voussavez qu’on est obligé d’entrer dans ce bois de sapins et de passerle long des murs du château, qu’il faut doubler comme un cap, pourprendre la route qui mène directement à V… Tout à coup, dansl’épaisseur de ce bois noir où je ne voyais goutte de lumière nin’entendais goutte de bruit, voilà qu’il m’en arriva un à l’oreilleque je pris pour celui d’un battoir, – le battoir de quelque pauvrefemme, occupée le jour aux champs, et qui profitait du clair delune pour laver son linge à quelque lavoir ou à quelque fossé… Cene fut qu’en avançant vers le château, qu’à ce claquement régulierse mêla un autre bruit qui m’éclaira sur la nature du premier.C’était un cliquetis d’épées qui se croisent, et se frottent, ets’agacent. Vous savez comme on entend tout dans le silence et l’airfin des nuits, comme les moindres bruits y prennent des précisionsde distinctibilité singulière&|160;! J’entendais, à ne pouvoir m’yméprendre, le froissement animé du fer. Une idée me passa dansl’esprit&|160;; mais, quand je débouchai du bois de sapins duchâteau, blêmi par la lune, et dont une fenêtre était ouverte :

– Tiens&|160;! – fis-je, admirant la force des goûts et deshabitudes, – voilà donc toujours leur manière de fairel’amour&|160;!

Il était évident que c’était Serlon et Hauteclaire qui faisaientdes armes à cette heure. On entendait les épées comme si on lesavait vues. Ce que j’avais pris pour le bruit des battoirsc’étaient les appels du pied des tireurs. La fenêtre ouvertel’était dans le pavillon le plus éloigné, des quatre pavillons, decelui où se trouvait la chambre de la comtesse. Le château endormi,morne et blanc sous la lune, était comme une chose morte… Partoutailleurs que dans ce pavillon, choisi à dessein, et dont laporte-fenêtre, ornée d’un balcon, donnait sous des persiennes àmoitié fermées, tout était silence et obscurité&|160;; mais c’étaitde ces persiennes, à moitié fermées et zébrées de lumière sur lebalcon, que venait ce double bruit des appels du pied et dugrincement des fleurets. Il était si clair, il arrivait si net àl’oreille, que je préjugeai avec raison, comme vous allez voir,qu’ayant très chaud (on était en juillet), ils avaient ouvert laporte du balcon sous les persiennes. J’avais arrêté mon cheval surle bord du bois, écoutant leur engagement qui paraissait très vif,intéressé par cet assaut d’armes entre amants qui s’étaient aimésles armes à la main et qui continuaient de s’aimer ainsi, quand, aubout d’un certain temps, le cliquetis des fleurets et le claquementdes appels du pied cessèrent. Les persiennes de la porte vitrée dubalcon furent poussées et s’ouvrirent, et je n’eus que le temps,pour ne pas être aperçu dans cette nuit claire, de faire reculermon cheval dans l’ombre du bois de sapins. Serlon et Hauteclairevinrent s’accouder sur la rampe en fer du balcon. Je les discernaisà merveille. La lune tomba derrière le petit bois, mais la lumièred’un candélabre, que je voyais derrière eux dans l’appartement,mettait en relief leur double silhouette. Hauteclaire était vêtue,si cela s’appelle vêtue, comme je l’avais vue tant de fois, donnantses leçons à V… , lacée dans ce gilet d’armes de peau de chamoisqui lui faisait comme une cuirasse, et les jambes moulées par ceschausses en soie qui en prenaient si juste le contour musclé.Savigny portait à peu près le même costume. Sveltes et robustestous deux, ils apparaissaient sur le fond lumineux, qui lesencadrait, comme deux belles statues de la Jeunesse et de la Force.Vous venez tout à l’heure d’admirer dans ce jardin l’orgueilleusebeauté de l’un et de l’autre, que les années n’ont pas détruiteencore. Eh bien&|160;! aidez-vous de cela pour vous faire une idéede la magnificence du couple que j’apercevais alors, à ce balcon,dans ces vêtements serrés qui ressemblaient à une nudité. Ilsparlaient, appuyés à la rampe, mais trop bas pour que j’entendisseleurs paroles&|160;; mais les attitudes de leurs corps les disaientpour eux. Il y eut un moment où Savigny laissa tomber passionnémentson bras autour de cette taille d’amazone qui semblait faite pourtoutes les résistances et qui n’en fit pas… Et, la fièreHauteclaire se suspendant presque en même temps au cou de Serlon,ils formèrent, à eux deux, ce fameux et voluptueux groupe de Canovaqui est dans toutes les mémoires, et ils restèrent ainsi sculptésbouche à bouche le temps, ma foi, de boire, sans s’interrompre etsans reprendre, au moins une bouteille de baisers&|160;! Cela durabien soixante pulsations comptées à ce pouls qui allait plus vitequ’à présent, et que ce spectacle fit aller plus vite encore…

Oh&|160;! oh&|160;! – fis-je, quand je débusquai de mon bois etqu’ils furent rentrés, toujours enlacés l’un à l’autre, dansl’appartement dont ils abaissèrent les rideaux, de grands rideauxsombres. – Il faudra bien qu’un de ces matins ils se confient àmoi. Ce n’est pas seulement eux qu’ils auront à cacher. – En voyantces caresses et cette intimité qui me révélaient tout, j’en tirais,en médecin, les conséquences. Mais leur ardeur devait tromper mesprévisions. Vous savez comme moi que les êtres qui s’aiment trop(le cynique docteur dit un autre mot) ne font pas d’enfants. Lelendemain matin, j’allai à Savigny. Je trouvai Hauteclaireredevenue Eulalie, assise dans l’embrasure d’une des fenêtres dulong corridor qui aboutissait à la chambre de sa maîtresse, unemasse de linge et de chiffons sur une chaise devant elle, occupée àcoudre et à tailler là-dedans, elle, la tireuse d’épée de lanuit&|160;! S’en douterait-on&|160;? pensai-je, en l’apercevantavec son tablier blanc et ces formes que j’avais vues, comme sielles avaient été nues, dans le cadre éclairé du balcon, noyéesalors dans les plis d’une jupe qui ne pouvait pas les engloutir… Jepassai, mais sans lui parler, car je ne lui parlais que le moinspossible, ne voulant pas avoir avec elle l’air de savoir ce que jesavais et ce qui aurait peut-être filtré à travers ma voix ou monregard. Je me sentais bien moins comédien qu’elle, et je mecraignais… D’ordinaire, lorsque je passais le long de ce corridoroù elle travaillait toujours, quand elle n’était pas de serviceauprès de la comtesse, elle m’entendait si bien venir, elle étaitsi sûre que c’était moi, qu’elle ne relevait jamais la tête. Ellerestait inclinée sous son casque de batiste empesée, ou sous cetteautre coiffe normande qu’elle portait aussi à certains jours, etqui ressemble au hennin d’Isabeau de Bavière, les yeux sur sontravail et les joues voilées par ces longs tire-bouchons d’un noirbleu qui pendaient sur leur ovale pâle, n’offrant à ma vue que lacourbe d’une nuque estompée par d’épais frisons, qui s’y tordaientcomme les désirs qu’ils faisaient naître. Chez Hauteclaire, c’estsurtout l’animal qui est superbe. Nulle femme plus qu’elle n’eutpeut-être ce genre de beauté-là… Les hommes, qui, entre eux, sedisent tout, l’avaient bien souvent remarquée. A V… , quand elle ydonnait des leçons d’armes, les hommes l’appelaient entre eux :Mademoiselle Esaü… Le Diable apprend aux femmes ce qu’elles sont,ou plutôt elles l’apprendraient au Diable, s’il pouvait l’ignorer…Hauteclaire, si peu coquette pourtant, avait en écoutant, quand onlui parlait, des façons de prendre et d’enrouler autour de sesdoigts les longs cheveux frisés et tassés à cette place du cou, cesrebelles au peigne qui avait lissé le chignon, et dont un seulsuffit pour troubler l’âme, nous dit la Bible. Elle savait bien lesidées que ce jeu faisait naître&|160;! Mais à présent, depuisqu’elle était femme de chambre, je ne l’avais pas vue, une seulefois, se permettre ce geste de la puissance jouant avec la flamme,même en regardant Savigny.

Mon cher, ma parenthèse est longue&|160;; mais tout ce qui vousfera bien connaître ce qu’était Hauteclaire Stassin importe à monhistoire… Ce jour-là, elle fut bien obligée de se déranger et devenir me montrer son visage, car la comtesse la sonna et luicommanda de me donner de l’encre et du papier dont j’avais besoinpour une ordonnance, et elle vint. Elle vint, le dé d’acier audoigt, qu’elle ne prit pas le temps d’ôter, ayant piqué l’aiguilleenfilée sur sa provocante poitrine, où elle en avait piqué unemasse d’autres pressées les unes contre les autres etl’embellissant de leur acier. Même l’acier des aiguilles allaitbien à cette diablesse de fille, faite pour l’acier, et qui, auMoyen Age, aurait porté la cuirasse. Elle se tint debout devant moipendant que j’écrivais, m’offrant l’écritoire avec ce noble etmoelleux mouvement dans les avant-bras que l’habitude de faire desarmes lui avait donné plus qu’à personne. Quand j’eus fini, jelevai les yeux et je la regardai, pour ne rien affecter, et je luitrouvai le visage fatigué de sa nuit. Savigny, qui n’était pas làquand j’étais arrivé, entra tout à coup. Il était bien plus fatiguéqu’elle… Il me parla de l’état de la comtesse, qui ne guérissaitpas. Il m’en parla comme un homme impatienté qu’elle ne guérit pas.Il avait le ton amer, violent, contracté de l’homme impatienté. Ilallait et venait en parlant. Je le regardais froidement, trouvantla chose trop forte pour le coup, et ce ton napoléonien avec moi unpeu inconvenant. “Mais si je guérissais ta femme, – pensai-jeinsolemment, – tu ne ferais pas des armes et l’amour toute la nuitavec ta maîtresse.” J’aurais pu le rappeler au sentiment de laréalité et de la politesse qu’il oubliait, lui planter sous le nez,si cela m’avait plu, les sels anglais d’une bonne réponse. Je mecontentai de le regarder. Il devenait plus intéressant pour moi quejamais, car il m’était évident qu’il jouait plus que jamais lacomédie. »

Et le docteur s’arrêta de nouveau. Il plongea son large pouce etson index dans sa boîte d’argent guilloché et aspira une prise demacoubac, comme il avait l’habitude d’appeler pompeusement sontabac. Il me parut si intéressant à son tour, que je ne lui fisaucune observation et qu’il reprit, après avoir absorbé sa prise etpassé son doigt crochu sur la courbure de son avide nez en bec decorbin :

« Oh&|160;! pour impatienté, il l’était réellement&|160;; maisce n’était point parce que sa femme ne guérissait pas, cette femmeà laquelle il était si déterminément infidèle&|160;! Quediable&|160;! lui qui concubinait avec une servante dans sa propremaison, ne pouvait guère s’encolérer parce que sa femme neguérissait pas&|160;! Est-ce que, elle guérie, l’adultère n’eût pasété plus difficile&|160;? Mais c’était vrai, pourtant, que latraînerie de ce mal sans bout le lassait, lui portait sur lesnerfs. Avait-il pensé que ce serait moins long&|160;? Et, depuis,lorsque j’y ai songé, si l’idée d’en finir vint à lui ou à elle, ouà tous les deux, puisque la maladie ou le médecin n’en finissaitpas, c’est peut-être de ce moment-là… »

– Quoi&|160;! docteur, ils auraient donc&|160;?…

Je n’achevai pas, tant cela me coupait la parole, l’idée qu’ilme donnait&|160;!

Il baissa la tête en me regardant, aussi tragique que la statuedu Commandeur, quand elle accepte de souper.

« Oui&|160;! – souffla-t-il lentement, d’une voix basse,répondant à ma pensée : – Au moins, à quelques jours de là, tout lepays apprit avec terreur que la comtesse était morte empoisonnée…»

– Empoisonnée&|160;! m’écriai-je.

«&|160;… Par sa femme de chambre, Eulalie, qui avait pris unefiole l’une pour l’autre et qui, disait-on, avait fait avaler à samaîtresse une bouteille d’encre double, au lieu d’une médecine quej’avais prescrite. C’était possible, après tout, qu’une pareilleméprise. Mais je savais, moi, qu’Eulalie, c’étaitHauteclaire&|160;! Mais je les avais vus, tous deux, faire legroupe de Canova, au balcon&|160;! Le monde n’avait pas vu ce quej’avais vu. Le monde n’eut d’abord que l’impression d’un accidentterrible. Mais quand, deux ans après cette catastrophe, on appritque le comte Serlon de Savigny épousait publiquement la fille àStassin, – car il fallut bien déclencher qui elle était, la fausseEulalie, – et qu’il allait la coucher dans les draps chauds encorede sa première femme, Mlle Delphine de Cantor, oh&|160;! alors, cefut un grondement de tonnerre de soupçons à voix basse, comme si onavait eu peur de ce qu’on disait et de ce qu’on pensait. Seulement,au fond, personne ne savait. On ne savait que la monstrueusemésalliance, qui fit montrer au doigt le comte de Savigny etl’isola comme un pestiféré. Cela suffisait bien, du reste. Voussavez quel déshonneur c’est, ou plutôt c’était, car les choses ontbien changé aussi dans ce pays-là, que de dire d’un homme : Il aépousé sa servante&|160;! Ce déshonneur s’étendit et resta surSerlon comme une souillure. Quant à l’horrible bourdonnement ducrime soupçonné qui avait couru, il s’engourdit bientôt comme celuid’un taon qui tombe lassé dans une ornière. Mais il y avaitcependant quelqu’un qui savait et qui était sûr… »

– Et ce ne pouvait être que vous, docteur&|160;? –interrompis-je.

– C’était moi, en effet, – reprit-il, – mais pas moi tout seul.Si j’avais été seul pour savoir, je n’aurais jamais eu que devagues lueurs, pires que l’ignorance… Je n’aurais jamais été sûr,et, fit-il, en s’appuyant sur les mots avec l’aplomb de la sécuritécomplète : – je le suis&|160;!

« Et, écoutez bien comme je le suis&|160;! » – ajouta-t-il, enme prenant le genou avec ses doigts noueux, comme avec une pince.Or, son histoire me pinçait encore plus que ce systèmed’articulations de crabe qui formait sa redoutable main.

« Vous vous doutez bien, – continua-t-il, – que je fus lepremier à savoir l’empoisonnement de la comtesse. Coupables ou non,il fallait bien qu’ils m’envoyassent chercher, moi qui étais lemédecin. On ne prit pas la peine de seller un cheval. Un garçond’écurie vint à poil et au grand galop me trouver à V… , d’où je lesuivis, du même galop, à Savigny. Quand j’arrivai, – cela avait-ilété calculé&|160;? – il n’était plus possible d’arrêter les ravagesde l’empoisonnement. Serlon, dévasté de physionomie, vint au devantde moi dans la cour et me dit, au dégagé de l’étrier, comme s’ileût eu peur des mots dont il se servait :

– Une domestique s’est trompée. (Il évitait de dire : Eulalie,que tout le monde nommait le lendemain.) Mais, docteur, ce n’estpas possible&|160;! Est-ce que l’encre double serait unpoison&|160;?…

– Cela dépend des substances avec quoi elle est faite, –repartis-je. – Il m’introduisit chez la comtesse, épuisée dedouleur, et dont le visage rétracté ressemblait à un peloton de filblanc tombé dans de la teinture verte… Elle était effrayante ainsi.Elle me sourit affreusement de ses lèvres noires et de ce sourirequi dit à un homme qui se tait : “Je sais bien ce que vous pensez…” D’un tour d’œil je cherchai dans la chambre si Eulalie ne s’ytrouvait pas. J’aurais voulu voir sa contenance à pareil moment.Elle n’y était point. Toute brave qu’elle fût, avait-elle eu peurde moi&|160;?… Ah&|160;! je n’avais encore que d’incertainesdonnées…

La comtesse fit un effort en m’apercevant et s’était soulevéesur son coude.

– Ah&|160;! vous voilà, docteur, – dit-elle&|160;; – mais vousvenez trop tard. Je suis morte. Ce n’est pas le médecin qu’ilfallait envoyer chercher, Serlon, c’était le prêtre. Allez&|160;!donnez des ordres pour qu’il vienne, et que tout le monde me laisseseule deux minutes avec le docteur. Je le veux&|160;!

Elle dit ce : Je le veux, comme je ne le lui avais jamaisentendu dire, – comme une femme qui avait ce front et ce mentondont je vous ai parlé.

– Même moi&|160;? – dit Savigny, faiblement.

– Même vous, – fit-elle. Et elle ajouta, presque caressante : –Vous savez, mon ami, que les femmes ont surtout des pudeurs pourceux qu’elles aiment.

A peine fut-il sorti, qu’un atroce changement se produisit enelle. De douce, elle devint fauve.

– Docteur, – dit-elle d’une voix haineuse, – ce n’est pas unaccident que ma mort, c’est un crime. Serlon aime Eulalie, et ellem’a empoisonnée&|160;! Je ne vous ai pas cru quand vous m’avez ditque cette fille était trop belle pour une femme de chambre. J’ai eutort. Il aime cette scélérate, cette exécrable fille qui m’a tuée.Il est plus coupable qu’elle, puisqu’il l’aime et qu’il m’a trahiepour elle. Depuis quelques jours, les regards qu’ils se jetaientdes deux côtés de mon lit m’ont bien avertie. Et encore plus legoût horrible de cette encre avec laquelle ils m’ontempoisonnée&|160;!&|160;!… Mais j’ai tout bu, j’ai tout pris,malgré cet affreux goût, parce que j’étais bien aise demourir&|160;! Ne me parlez pas de contre-poison. Je ne veux d’aucunde vos remèdes. Je veux mourir.

– Alors, pourquoi m’avez-vous fait venir, madame lacomtesse&|160;?…

– Eh bien&|160;! voici pourquoi, reprit-elle haletante… – C’estpour vous dire qu’ils m’ont empoisonnée, et pour que vous medonniez votre parole d’honneur de le cacher. Tout ceci va faire unéclat terrible. Il ne le faut pas. Vous êtes mon médecin, et onvous croira, vous, quand vous parlerez de cette méprise qu’ils ontinventée, quand vous direz que même je ne serais pas morte, quej’aurais pu être sauvée, si depuis longtemps ma santé n’avait étéperdue. Voilà ce qu’il faut me jurer, docteur…

Et comme je ne répondais pas, elle vit ce qui s’élevait en moi.Je pensais qu’elle aimait son mari au point de vouloir le sauver.C’était l’idée qui m’était venue, l’idée naturelle et vulgaire, caril est des femmes tellement pétries pour l’amour et sesabnégations, qu’elles ne rendent pas le coup dont elles meurent.Mais la comtesse de Savigny ne m’avait jamais produit l’effetd’être une de ces femmes-là&|160;!

– Ah&|160;! ce n’est pas ce que vous croyez qui me fait vousdemander de me jurer cela, docteur&|160;! Oh&|160;! non&|160;! jehais trop Serlon en ce moment pour ne pas, malgré sa trahison,l’aimer encore… Mais je ne suis pas si lâche que de luipardonner&|160;! Je m’en irai de cette vie, jalouse de lui, etimplacable. Mais il ne s’agit pas de Serlon, docteur, reprit-elleavec énergie, en me découvrant tout un côté de son caractère quej’avais entrevu, mais que je n’avais pas pénétré dans ce qu’ilavait de plus profond. Il s’agit du comte de Savigny. Je ne veuxpas, quand je serai morte, que le comte de Savigny passe pourl’assassin de sa femme. Je ne veux pas qu’on le traîne en courd’assises, qu’on l’accuse de complicité avec une servante adultèreet empoisonneuse&|160;! Je ne veux pas que cette tache reste sur cenom de Savigny, que j’ai porté. Oh&|160;! s’il ne s’agissait que delui, il est digne de tous les échafauds&|160;! Mais, lui, je luimangerais le cœur&|160;! Mais il s’agit de nous tous, les genscomme il faut du pays&|160;! Si nous étions encore ce que nousdevrions être, j’aurais fait jeter cette Eulalie dans une desoubliettes du château de Savigny, et il n’en aurait plus étéquestion jamais&|160;! Mais, à présent, nous ne sommes plus lesmaîtres chez nous. Nous n’avons plus notre justice expéditive etmuette, et je ne veux pour rien des scandales et des publicités dela vôtre, docteur&|160;; et j’aime mieux les laisser dans les brasl’un de l’autre, heureux et délivrés de moi, et mourir enragéecomme je meurs, que de penser, en mourant, que la noblesse de V…aurait l’ignominie de compter un empoisonneur dans ses rangs. »

« Elle parlait avec une vibration inouïe, malgré lestremblements saccadés de sa mâchoire qui claquait à briser sesdents. Je la reconnaissais, mais je l’apprenais encore&|160;!C’était bien la fille noble qui n’était que cela, la fille nobleplus forte, en mourant, que la femme jalouse. Elle mourait biencomme une fille de V… , la dernière ville noble de France&|160;! Ettouché de cela plus peut-être que je n’aurais dû l’être, je luipromis et je lui jurai, si je ne la sauvais pas, de faire cequ’elle me demandait.

Et je l’ai fait, mon cher. Je ne la sauvai pas. Je ne pus pas lasauver : elle refusa obstinément tout remède. Je dis ce qu’elleavait voulu, quand elle fut morte, et je persuadai… Il y a bienvingt-cinq ans de cela… A présent, tout est calmé, silencé, oublié,de cette épouvantable aventure. Beaucoup de contemporains sontmorts. D’autres générations ignorantes, indifférentes, ont poussésur leurs tombes, et la première parole que je dis de cettesinistre histoire, c’est à vous&|160;!

Et encore, il a fallu ce que nous venons de voir pour vous laraconter. Il a fallu ces deux êtres, immuablement beaux malgré letemps, immuablement heureux malgré leur crime, puissants,passionnés, absorbés en eux, passant aussi superbement dans la vieque dans ce jardin, semblables à deux de ces Anges d’autel quis’enlèvent, unis dans l’ombre d’or de leurs quatre ailes&|160;!»

J’étais épouvanté… – Mais, – fis-je, – si c’est vrai ce que vousme contez là, docteur, c’est un effroyable désordre dans lacréation que le bonheur de ces gens-là.

– C’est un désordre ou c’est un ordre, comme il vous plaira, –répondit le docteur Torty, cet athée absolu et tranquille aussi,comme ceux dont il parlait, mais c’est un fait. Ils sont heureuxexceptionnellement, et insolemment heureux. Je suis bien vieux, etj’ai vu dans ma vie bien des bonheurs qui n’ont pas duré&|160;;mais je n’ai vu que celui-là qui fût aussi profond, et qui duretoujours&|160;!

« Et croyez que je l’ai bien étudié, bien scruté, bienperscruté&|160;! Croyez que j’ai bien cherché la petite bête dansce bonheur-là&|160;! Je vous demande pardon de l’expression, maisje puis dire que je l’ai pouillé… J’ai mis les deux pieds et lesdeux yeux aussi avant que j’ai pu dans la vie de ces deux êtres,pour voir s’il n’y avait pas à leur étonnant et révoltant bonheurun défaut, une cassure, si petite qu’elle fût, à quelque endroitcaché&|160;; mais je n’ai jamais rien trouvé qu’une félicité àfaire envie, et qui serait une excellente et triomphanteplaisanterie du Diable contre Dieu, s’il y avait un Dieu et unDiable&|160;! Après la mort de la comtesse, je demeurai, comme vousle pensez bien, en bons termes avec Savigny. Puisque j’avais faittant que de prêter l’appui de mon affirmation à la fable imaginéepar eux pour expliquer l’empoisonnement, ils n’avaient pasd’intérêt à m’écarter, et moi j’en avais un très grand à connaîtrece qui allait suivre, ce qu’ils allaient faire, ce qu’ils allaientdevenir. J’étais horripilé, mais je bravais mes horripilations… Cequi suivit, ce fut d’abord le deuil de Savigny, lequel dura lesdeux ans d’usage, et que Savigny porta de manière à confirmerl’idée publique qu’il était le plus excellent des maris, passés,présents et futurs… Pendant ces deux ans, il ne vit absolumentpersonne. Il s’enterra dans son château avec une telle rigueur desolitude, que personne ne sut qu’il avait gardé à Savigny Eulalie,la cause involontaire de la mort de la comtesse et qu’il aurait dû,par convenance seule, mettre à la porte, même dans la certitude deson innocence. Cette imprudence de garder chez soi une telle fille,après une telle catastrophe, me prouvait la passion insensée quej’avais toujours soupçonnée dans Serlon. Aussi ne fus-je nullementsurpris quand un jour, en revenant d’une de mes tournées demédecin, je rencontrai un domestique sur la route de Savigny, à quije demandai des nouvelles de ce qui se passait au château, et quim’apprit qu’Eulalie y était toujours… A l’indifférence aveclaquelle il me dit cela, je vis que personne, parmi les gens ducomte, ne se doutait qu’Eulalie fût sa maîtresse. “Ils jouenttoujours serré, – me dis-je. Mais pourquoi ne s’en vont-ils pas dupays&|160;? Le comte est riche. Il peut vivre grandement partout.Pourquoi ne pas filer avec cette belle diablesse (en fait dediablesse, je croyais à celle-là) qui, pour le mieux crocheter, apréféré vivre dans la maison de son amant, au péril de tout, qued’être sa maîtresse à V… , dans quelque logement retiré où ilserait allé bien tranquillement la voir en cachette&|160;?” Il yavait là un dessous que je ne comprenais pas. Leur délire, leurdévorement d’eux-mêmes étaient-ils donc si grands qu’ils nevoyaient plus rien des prudences et des précautions de lavie&|160;?… Hauteclaire, que je supposais plus forte de caractèreque Serlon, Hauteclaire, que je croyais l’homme des deux dans leursrapports d’amants, voulait-elle rester dans ce château où onl’avait vue servante et où l’on devait la voir maîtresse, et enrestant, si on l’apprenait et si cela faisait un scandale, préparerl’opinion à un autre scandale bien plus épouvantable, son mariageavec le comte de Savigny&|160;? Cette idée ne m’était pas venue àmoi, si elle lui était venue à elle, en cet instant de monhistoire. Hauteclaire Stassin, fille de ce vieux pilier de salled’armes, La Pointe-au-corps, – que nous avions tous vue, à V… ,donner des leçons et se fendre à fond en pantalon collant, –comtesse de Savigny&|160;! Allons donc&|160;! Qui aurait cru à cerenversement, à cette fin du monde&|160;? Oh&|160;! pardieu, jecroyais très bien, pour ma part, in petto, que le concubinagecontinuerait d’aller son train entre ces deux fiers animaux, quiavaient, au premier coup d’œil, reconnu qu’ils étaient de la mêmeespèce et qui avaient osé l’adultère sous les yeux mêmes de lacomtesse. Mais le mariage, le mariage effrontément accompli au nezde Dieu et des hommes, mais ce défi jeté à l’opinion de toute unecontrée outragée dans ses sentiments et dans ses mœurs, j’en étais,d’honneur&|160;! à mille lieues, et si loin que quand, au bout desdeux ans du deuil de Serlon, la chose se fit brusquement, le coupde foudre de la surprise me tomba sur la tête comme si j’avais étéun de ces imbéciles qui ne s’attendent jamais à rien de ce quiarrive, et qui, dans le pays, se mirent alors à piauler comme leschiens, fouettés dans la nuit, piaulent aux carrefours.

Du reste, en ces deux ans du deuil de Serlon, si strictementobservé et qui fut, quand on en vit la fin, si furieusement taxéd’hypocrisie et de bassesse, je n’allai pas beaucoup au château deSavigny… Qu’y serais-je allé faire&|160;?… On s’y portait trèsbien, et jusqu’au moment peu éloigné peut-être où l’on m’enverraitchercher nuitamment, pour quelque accouchement qu’il faudrait biencacher encore, on n’y avait pas besoin de mes services. Néanmoins,entre temps, je risquais une visite au comte. Politesse doublée decuriosité éternelle. Serlon me recevait ici ou là, selonl’occurrence et où il était, quand j’arrivais. Il n’avait pas lemoindre embarras avec moi. Il avait repris sa bienveillance. Ilétait grave. J’avais déjà remarqué que les êtres heureux sontgraves. Ils portent en eux attentivement leur cœur, comme un verreplein, que le moindre mouvement peut faire déborder ou briser…Malgré sa gravité et ses vêtements noirs, Serlon avait dans lesyeux l’incoercible expression d’une immense félicité. Ce n’étaitplus l’expression du soulagement et de la délivrance qui ybrillait, comme le jour où, chez sa femme, il s’était aperçu que jereconnaissais Hauteclaire, mais que j’avais pris le parti de ne pasla reconnaître. Non, parbleu&|160;! c’était bel et bien dubonheur&|160;! Quoique, en ces visites cérémonieuses et rapides,nous ne nous entretinssions que de choses superficielles etextérieures, la voix du comte de Savigny, pour les dire, n’étaitpas la même voix qu’au temps de sa femme. Elle révélait à présent,par la plénitude presque chaude de ses intonations, qu’il avaitpeine à contenir des sentiments qui ne demandaient qu’à lui sortirde la poitrine. Quant à Hauteclaire (toujours Eulalie, et auchâteau, ainsi que me l’avait dit le domestique), je fus assezlongtemps sans la rencontrer. Elle n’était plus, quand je passais,dans le corridor où elle se tenait du temps de la comtesse,travaillant dans son embrasure. Et, pourtant, la pile de linge à lamême place, et les ciseaux, et l’étui, et le dé sur le bord de lafenêtre, disaient qu’elle devait toujours travailler là, sur cettechaise vide et tiède peut-être, qu’elle avait quittée, m’entendantvenir. Vous vous rappelez que j’avais la fatuité de croire qu’elleredoutait la pénétration de mon regard&|160;; mais, à présent, ellen’avait plus à la craindre. Elle ignorait que j’eusse reçu laterrible confidence de la comtesse. Avec la nature audacieuse etaltière que je lui connaissais, elle devait même être contente depouvoir braver la sagacité qui l’avait devinée. Et, de fait, ce queje présumais était la vérité, car le jour où je la rencontraienfin, elle avait son bonheur écrit sur son front d’une si radieusemanière, qu’en y répandant toute la bouteille d’encre double aveclaquelle elle avait empoisonné la comtesse, on n’aurait pas pul’effacer&|160;!

C’est dans le grand escalier du château que je la rencontraicette première fois. Elle le descendait et je le montais. Elle ledescendait un peu vite&|160;; mais quand elle me vit, elle ralentitson mouvement, tenant sans doute à me montrer fastueusement sonvisage, et à me mettre bien au fond des yeux ses yeux qui peuventfaire fermer ceux des panthères, mais qui ne firent pas fermer lesmiens. En descendant les marches de son escalier, ses jupesflottant en arrière sous les souffles d’un mouvement rapide, ellesemblait descendre du ciel. Elle était sublime d’air heureux.Ah&|160;! son air était à quinze mille lieues au-dessus de l’air deSerlon&|160;! Je n’en passai pas moins sans lui donner signe depolitesse, car si Louis XIV saluait les femmes de chambre dans lesescaliers, ce n’étaient pas des empoisonneuses&|160;! Femme dechambre, elle l’était encore ce jour-là, de tenue, de mise, detablier blanc&|160;; mais l’air heureux de la plus triomphante etdespotique maîtresse avait remplacé l’impassibilité de l’esclave.Cet air-là ne l’a point quittée. Je viens de le revoir, et vousavez pu en juger. Il est plus frappant que la beauté même du visagesur lequel il resplendit. Cet air surhumain de la fierté dansl’amour heureux, qu’elle a dû donner à Serlon, qui d’abord, lui, nel’avait pas, elle continue, après vingt ans, de l’avoir encore, etje ne l’ai vu ni diminuer, ni se voiler un instant sur la face deces deux étranges Privilégiés de la vie. C’est par cet air-làqu’ils ont toujours répondu victorieusement à tout, à l’abandon,aux mauvais propos, aux mépris de l’opinion indignée, et qu’ils ontfait croire à qui les rencontre que le crime dont ils ont étéaccusés quelques jours n’était qu’une atroce calomnie. »

– Mais vous, docteur, – interrompis-je, – après tout ce que voussavez, vous ne pouvez pas vous laisser imposer par cetair-là&|160;? Vous ne les avez pas suivis partout&|160;? Vous neles voyez pas à toute heure&|160;?

« Excepté dans leur chambre à coucher, le soir, et ce n’est paslà qu’ils le perdent, – fit le docteur Torty, gaillard, maisprofond, – je les ai vus, je crois bien, à tous les moments de leurvie depuis leur mariage, qu’ils allèrent faire je ne sais où, pouréviter le charivari que la populace de V… , aussi furieuse à safaçon que la Noblesse à la sienne, se promettait de leur donner.Quand ils revinrent mariés, elle, authentiquement comtesse deSavigny, et lui, absolument déshonoré par un mariage avec uneservante, on les planta là, dans leur château de Savigny. On leurtourna le dos. On les laissa se repaître d’eux tant qu’ilsvoulurent… Seulement, ils ne s’en sont jamais repus, à ce qu’ilparaît&|160;; encore tout à l’heure, leur faim d’eux-mêmes n’estpas assouvie. Pour moi, qui ne veux pas mourir, en ma qualité demédecin, sans avoir écrit un traité de tératologie, et qu’ilsintéressaient… comme des monstres, je ne me mis point à la queue deceux qui les fuirent. Lorsque je vis la fausse Eulalie parfaitementcomtesse, elle me reçut comme si elle l’avait été toute sa vie.Elle se souciait bien que j’eusse dans la mémoire le souvenir deson tablier blanc et de son plateau&|160;! “Je ne suis plusEulalie, – me dit-elle&|160;; – je suis Hauteclaire, Hauteclaireheureuse d’avoir été servante pour lui… ” Je pensais qu’elle avaitété bien autre chose&|160;; mais comme j’étais le seul du pays quifût allé à Savigny, quand ils y revinrent, j’avais toute honte bue,et je finis par y aller beaucoup. Je puis dire que je continuai dem’acharner à regarder et à percer dans l’intimité de ces deuxêtres, si complètement heureux par l’amour. Eh bien&|160;! vous mecroirez si vous voulez, mort cher, la pureté de ce bonheur, souillépar un crime dont j’étais sûr, je ne l’ai pas vue, je ne dirai pasternie, mais assombrie une seule minute dans un seul jour. Cetteboue d’un crime lâche qui n’avait pas eu le courage d’êtresanglant, je n’en ai pas une seule fois aperçu la tache sur l’azurde leur bonheur&|160;! C’est à terrasser, n’est-il pas vrai&|160;?tous les moralistes de la terre, qui ont inventé le bel axiome duvice puni et de la vertu récompensée&|160;! Abandonnés etsolitaires comme ils l’étaient, ne voyant que moi, avec lequel ilsne se gênaient pas plus qu’avec un médecin devenu presque un ami, àforce de hantises, ils ne se surveillaient point. Ils m’oubliaientet vivaient très bien, moi présent, dans l’enivrement d’une passionà laquelle je n’ai rien à comparer, voyez-vous, dans tous lessouvenirs de ma vie… Vous venez d’en être le témoin il n’y a qu’unmoment : ils sont passés là, et ils ne m’ont pas même aperçu, etj’étais à leur coude&|160;! Une partie de ma vie avec eux, ils nem’ont pas vu davantage… Polis, aimables, mais le plus souventdistraits, leur manière d’être avec moi était telle, que je neserais pas revenu à Savigny si je n’avais tenu à étudiermicroscopiquement leur incroyable bonheur, et à y surprendre, pourmon édification personnelle, le grain de sable d’une lassitude,d’une souffrance, et, disons le grand mot : d’un remords. Maisrien&|160;! rien&|160;! L’amour prenait tout, emplissait tout,bouchait tout en eux, le sens moral et la conscience, – comme vousdites, vous autres&|160;; et c’est en les regardant, ces heureux,que j’ai compris le sérieux de la plaisanterie de mon vieuxcamarade Broussais, quand il disait de la conscience : “Voilàtrente ans que je dissèque, et je n’ai pas seulement découvert uneoreille de ce petit animal-là&|160;!” »

Et ne vous imaginez point, – continua ce vieux diable de docteurTorty, comme s’il eût lu dans ma pensée, – que ce que je vous dislà, c’est une thèse… la preuve d’une doctrine que je crois vraie,et qui nie carrément la conscience comme la niait Broussais. Il n’ya pas de thèse ici. Je ne prétends point entamer vos opinions… Iln’y a que des faits, qui m’ont étonné autant que vous. Il y a lephénomène d’un bonheur continu, d’une bulle de savon qui grandittoujours et qui ne crève jamais&|160;! Quand le bonheur estcontinu, c’est déjà une surprise&|160;; mais ce bonheur dans lecrime, c’est une stupéfaction, et voilà vingt ans que je ne revienspas de cette stupéfaction-là. Le vieux médecin, le vieuxobservateur, le vieux moraliste… ou immoraliste – (reprit-il,voyant mon sourire), – est déconcerté par le spectacle auquel ilassiste depuis tant d’années, et qu’il ne peut pas vous faire voiren détail, car s’il y a un mot traînaillé partout, tant il estvrai&|160;! c’est que le bonheur n’a pas d’histoire. Il n’a pasplus de description. On ne peint pas plus le bonheur, cetteinfusion d’une vie supérieure dans la vie, qu’on ne saurait peindrela circulation du sang dans les veines. On s’atteste, auxbattements des artères, qu’il y circule, et c’est ainsi que jem’atteste le bonheur de ces deux êtres que vous venez de voir, cebonheur incompréhensible auquel je tâte le pouls depuis silongtemps. Le comte et la comtesse de Savigny refont tous lesjours, sans y penser, le magnifique chapitre de l’amour dans lemariage de Mme de Staël, ou les vers plus magnifiques encore duParadis perdu dans Milton. Pour mon compte, à moi, je n’ai jamaisété bien sentimental ni bien poétique&|160;; mais ils m’ont, aveccet idéal réalisé par eux, et que je croyais impossible, dégoûtédes meilleurs mariages que j’aie connus, et que le monde appellecharmants. Je les ai toujours trouvés si inférieurs au leur, sidécolorés et si froids&|160;! La destinée, leur étoile, le hasard,qu’est-ce que je sais&|160;? a fait qu’ils ont pu vivre poureux-mêmes. Riches, ils ont eu ce don de l’oisiveté sans laquelle iln’y a pas d’amour, mais qui tue aussi souvent l’amour qu’elle estnécessaire pour qu’il naisse… Par exception, l’oisiveté n’a pas tuéle leur. L’amour, qui simplifie tout, a fait de leur vie unesimplification sublime. Il n’y a point de ces grosses choses qu’onappelle des événements dans l’existence de ces deux mariés, qui ontvécu, en apparence, comme tous les châtelains de la terre, loin dumonde auquel ils n’ont rien à demander, se souciant aussi peu deson estime que de son mépris. Ils ne se sont jamais quittés. Oùl’un va, l’autre l’accompagne. Les routes des environs de V…revoient Hauteclaire à cheval, comme du temps du vieux LaPointe-au-corps&|160;; mais c’est le comte de Savigny qui est avecelle, et les femmes du pays, qui, comme autrefois, passent envoiture, la dévisagent lus encore peut-être que quand elle était lagrade et mystérieuse jeune fille au voile bleu sombre, et qu’on nevoyait pas. Maintenant, elle lève son voile, et leur montrehardiment le visage de servante qui a su se faire épouser, et ellesrentrent indignées, mais rêveuses… Le comte et la comtesse deSavigny ne voyagent point&|160;; ils viennent quelquefois à Paris,mais ils n’y restent que quelques jours. Leur vie se concentre donctout entière dans ce château de Savigny, qui fut le théâtre d’uncrime dont ils ont peut-être perdu le souvenir, dans l’abîme sansfond de leurs cœurs…

– Et ils n’ont jamais eu d’enfants, docteur&|160;? – luidis-je.

– Ah&|160;! – fit le docteur Torty, – vous croyez que c’est làqu’est la fêlure, la revanche du Sort, et ce que vous appelez lavengeance ou la justice de Dieu&|160;? Non, ils n’ont jamais eud’enfants. Souvenez-vous&|160;! Une fois, j’avais eu l’idée qu’ilsn’en auraient pas. Ils s’aiment trop… Le feu, – qui dévore, –consume et ne produit pas. Un jour, je le dis à Hauteclaire :

« – Vous n’êtes donc pas triste de n’avoir pas d’enfant, madamela comtesse&|160;?

– Je n’en veux pas&|160;! – fit-elle impérieusement. J’aimeraismoins Serlon. Les enfants, – ajouta-t-elle avec une espèce demépris, – sont bons pour les femmes malheureuses&|160;! »

Et le docteur Torty finit brusquement son histoire sur ce mot,qu’il croyait profond.

Il m’avait intéressé, et je le lui dis : « – Toute criminellequ’elle soit, – fis-je, – on s’intéresse à cette Hauteclaire. Sansson crime, je comprendrais l’amour de Serlon.

– Et peut-être même avec son crime&|160;! » – dit le docteur. –« Et moi aussi&|160;! » – ajouta-t-il, le hardi bonhomme.

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